Le jour de l'an effacé à l'approche de la coalition. — Prévisions de Madame Mère. — Dévouement de ses fils à leur frère. — Le pape rappelé à Rome. — Régence de Marie-Louise. — Deux lettres de Madame Mère à la princesse Élisa. — Sa réponse à Marie-Louise, partant pour l'Autriche. — Position difficile. — Conduite de Marie-Louise jugée par sa grand'mère, la reine Marie-Caroline et par sa belle-mère Maria-Letizia. — Leur rencontre à Blois. — Départ de Madame pour Rome. — Adieux de Fontainebleau. — Départ de Napoléon pour l'île d'Elbe. — Sa mère obtient de l'y rejoindre. — Elle est reçue dignement à Rome. — Préférence de la mère pour le plus à plaindre de ses enfants. — Sa demande instante de se rendre à l'île d'Elbe. — Lettre de Pauline à Lucien. — Lettres du cardinal. — Journal de lord Campbell. — Recommandations de Napoléon pour l'arrivée de sa mère. — Sa réception. — Lettres diverses. — Visite à Madame. — Les Mellini de l'île d'Elbe. — Lettre de Madame à Lucien. — Instructions de l'empereur au général Bertrand. — Visite mystérieuse d'une dame prise pour Marie-Louise avec son fils. — Lettres de Madame à Lucien. — Son séjour à l'île d'Elbe et ses visites à Napoléon.Les temps malheureux s'annonçaient déjà et le prestige de l'empire semblait s'effacer. Aux propos de la grossièreté vulgaire se joignaient les invectives de la haine politique. Je sais, disait Napoléon, qu'on se plaît, là-bas, à m'appeler l'ogre de Corse et à m'attribuer des infamies. On dira pis encore, mais, ajoutait-il, j'attends, pour me fâcher, qu'on désigne le jour, où, à mon déjeuner, j'aurai mangé ma mère ! Pauvre femme, trop méconnue ! Personne ne s'étonna, moins qu'elle, de tant d'animosité, signe précurseur, pour son bon sens, de la situation menacée de la France ! Elle l'avait prévu et elle ne fut pas surprise d'une coalition nouvelle, obligeant encore l'empereur à la combattre, en tête de son armée. Quant aux événements précurseurs de la chute de l'empire, Madame disait à Cambacérès : Je ne me plaindrai pas, de quelque manière que cela finisse, pourvu que Napoléon s'en retire sans aucune perte d'honneur, car tomber n'est rien, quand on finit avec noblesse, tomber est tout, quand on finit avec lâcheté. Il faut relire cette histoire dans le livre remarquable intitulé 1814[1], afin de reconnaître la juste pensée de Madame Mère. Ce qu'elle croyait, ce qu'elle disait des graves éventualités d'un avenir prochain pour la France, ne faisait pas oublier à la mère, pour son fils et son petit-fils le nouveau jour de l'an. Le roi de Rome reçut d'elle les plus beaux jouets, tandis que l'empereur et l'impératrice offraient de leur côté, un cadeau à sa bonne maman. C'était une miniature du petit prince, appliquée sous la forme de camée, à une magnifique tasse, de la manufacture de Sèvres, représentant les Premiers pas du roi de Rome[2]. Madame fut touchée de recevoir ce portrait de son petit-fils, en pendant à celui de la Prière. Elle ressentait les peines de son âme, à la vue de cette image, et redisait, avec mélancolie : « Quand donc la paix régnera-t-elle sur la France ? » Est-ce, d'après ces paroles souvent redites par la vénérée grand'mère, que la comtesse de Montesquiou, gouvernante fort aimée de l'enfant, lui avait fait ajouter à sa prière : Mon Dieu, inspirez à papa le pouvoir de faire la paix, pour le bonheur de la France ! L'empereur, assistant, un soir, à cette prière de son fils, l'embrassa tendrement, lui sourit avec tristesse et garda le silence. Les frères de Napoléon, inspirés par leur mère et entraînés vers lui, dans un élan simultané d'affection, lui offraient leurs services, pour l'aider à la défense de la patrie en danger : Joseph, ayant renoncé à la couronne d'Espagne, allait devenir le conseiller de la régente de France, en adressant le 7 janvier, à l'empereur, une lettre indiquée à leur mère. Le souverain lui répondait, le 10 janvier[3], en lui offrant, à Paris, une situation digne de l'aîné de la famille. La lettre de Joseph fut approuvée par Madame, comme l'avait été celle du 29 décembre, qu'elle avait remise à l'empereur. Lucien, malgré la persistance de sa brouille avec Napoléon, lui avait témoigné que son cœur était resté accessible aux sentiments les plus généreux. Louis se soumettait de même aux conséquences de son abdication du trône de Hollande et était préparé aux sacrifices compatibles avec la dignité de sa situation. Jérôme enfin, errant et dépossédé de son royaume de Westphalie, n'attendait plus qu'un appel de l'empereur, pour se dévouer à lui. Les quatre frères enfin étaient encouragés par leur mère, à servir la même cause, pour la défense du pays contre la coalition étrangère. C'était la cause de la patrie ! Mais tandis que Napoléon voyait ses frères unis, rattachés à son sort, il avait la douleur d'apprendre que son beau-frère, Joachim Murat, venait de signer, comme roi de Naples, un armistice avec l'Angleterre et de conclure une alliance avec l'Autriche ! Cet acte d'aberration affligea d'autant plus l'empereur et Madame Mère, que Murat s'y était laissé entraîner par un fol égarement de sa femme, la reine Caroline. Madame perdait, à la fois, ses illusions sur le beau-fils qu'elle avait comparé à son regretté mari et la dernière part de sa tendresse maternelle pour la plus jeune de ses trois filles. Peu de jours après la fatale défection de Murat, le pape
Pie VII quittait le palais de Fontainebleau. Il y avait été retenu, sans
avoir accepté les conditions proposées par l'empereur, pour le nouveau
concordat. Le Saint-Père avait dit au prélat délégué auprès de lui par
Napoléon : Assurez bien l'empereur que je ne suis
pas son ennemi ; la religion ne me le permettrait pas ! J'aime la France, et
lorsque je serai à Rome on verra que je ferai tout ce qui est convenable. Un si noble langage ne permettrait pas d'admettre la réalité de la bulle d'excommunication, si elle n'avait été interceptée, sous l'imminence de sa notoriété publique[4]. Le Saint-Père ne tarda pas à témoigner ouvertement la sincérité de ses intentions à l'égard de la famille de Napoléon et surtout envers Madame, lorsqu'elle vint, sous sa protection, se réfugier à Rome. Elle avait déploré les mesures rigoureuses prises au nom de l'empereur, à l'égard du chef de l'Église. Elle blâma plus encore, à l'approche des armées de la coalition, l'envahissement des États-Romains par Murat. La conduite du roi de Naples, sévèrement jugée par Napoléon, détermina soudain de sa part le rappel du Saint-Père à Rome, où il fut accueilli par les acclamations de la ville entière. A la date du 23 janvier, Marie-Louise était investie de la régence, lui donnant l'adjonction du roi Joseph, comme lieutenant général de l'empire, et deux jours après, Napoléon en partant, pour se remettre à la tête de l'armée, recommandait surtout à son frère de ne pas laisser prendre l'impératrice et le roi de Rome par un hourra de cosaques. Pourquoi n'avait-il pas adjoint à son digne frère aîné l'assistance légitime de sa mère, dont il connaissait le patriotisme, le courage, le dévouement et la fermeté à toute épreuve ? Il savait qu'en elle, malgré les années et les chagrins, dominait la force de la volonté, l'énergie du caractère, dont elle avait donné de si nobles témoignages, pendant son existence ! Elle aurait peut-être préservé sa belle-fille et son petit-fils des hostilités qui menaçaient de les séparer de lui. Oui, Madame Mère, n'eût-elle figuré qu'à titre honorifique dans le conseil de régence, y aurait fortifié, par son intervention morale, la confiance publique, sinon à l'extérieur, contre la coalition, du moins à l'intérieur, contre la félonie. L'empereur, ayant rejoint son armée à Nogent, adresse de nouvelles instructions au roi Joseph, lieutenant général de l'empire[5], en ajoutant : Je vous ai ordonné pour l'impératrice, le roi de Rome et notre famille ce que les circonstances indiquent. Et il termine sa lettre en disant : Je vous ai fait connaître que Madame et la reine de Westphalie, logée chez Madame, pourraient bien rester à Paris. Napoléon n'avait-il pas le pressentiment que là devait être la place ou le poste d'observation de sa mère, respectée de tous, amis ou ennemis, et secondée, s'il l'eût fallu, par sa vaillante belle-fille, la reine Catherine, capable des plus grands dévouements à l'heure des plus grands dangers ? La recommandation suprême de Napoléon à son frère aîné semble être un dernier adieu à la vie. Mais il n'en informe pas sa mère, dont l'humble modestie croit devoir se conformer au silence de son fils. C'est à peine si, dans les deux lettres suivantes à la princesse Élisa, elle fait la plus discrète mention des malheureux événements qu'elle ne devait point révéler[6]. Paris, le 23 février 1814. Ma chère fille, J'ai reçu votre lettre du 28 de ce mois et je suis contente de savoir que vous êtes satisfaite de votre santé. Je ne le suis pas moins de la mienne, grâce au ciel, dans ce moment, ainsi que je l'ai été, pendant le cours de l'hiver, tout rigide qu'il ait été. Votre oncle, l'empereur et tous les membres de la famille qui sont à Paris, dans ce moment, jouissent d'une bonne santé. J'ai reçu des lettres de Caroline où elle me parle de l'arrivée du roi et combien elle est malheureuse du mécontentement de l'empereur, à ce sujet ; j'espère que tout cela finira bien. Je ne peux vous rien dire sur le couronnement de l'impératrice et du roi de Rome ; après en avoir parlé comme d'une cérémonie arrêtée et prochaine, je m'aperçois qu'on n'en parle plus et qu'on ne fait aucune disposition qui indique qu'elle puisse avoir lieu, comme on le croyait, dans le courant de mars ou d'avril. Aussi suis-je portée à croire qu'elle est différée, à meilleur temps. Adieu, ma chère fille, veuillez dire mille choses affectueuses pour moi, au prince ; embrassez la petite Napoléone et croyez à toute la tendresse Della vostra affetma Madre. Paris, le 11 mars 1814[7]. Ma chère fille, J'ai reçu votre lettre du 23 du mois passé, avec d'autant plus de plaisir, que votre long silence me donnait déjà beaucoup d'inquiétude. Pourquoi me faites-vous tant désirer vos nouvelles, vous qui savez combien il en coûte à mon cœur ? Je me console des excellentes nouvelles que vous me donnez sur votre santé et vous félicite de tous les sujets de contentement que vous fournit le bon naturel et l'éducation de votre fille. Je vous prie de l'entretenir bien souvent de sa bonne maman et de toute la tendresse que j'ai pour elle. Je regrette de n'être pas en état de satisfaire votre désir, pour ce qui regarde les bals que l'empereur a donnés au carnaval. Je n'y ai pas été. Ma santé jointe à mon âge ne me l'ont pas permis. D'ailleurs, les journaux en ont dit bien plus que je ne pourrais, moi, vous en dire. Ma santé se soutient, sans être pourtant tout à fait bonne. Je ne sais si les circonstances me permettront, cette année, de réaliser mon projet d'aller aux eaux de Lucques. Le plaisir de vous y voir et de passer quelque temps avec vous est une forte attraction pour moi et si je ne le faisais pas, ce ne sera point sans de fortes raisons. Le roi de Rome, de qui vous me demandez spécialement des nouvelles, jouit d'une excellente santé. Il fait les délices de l'empereur, comme de nous tous. Vos sœurs, vos belles-sœurs et votre oncle se portent tous fort bien dans ce moment. Votre oncle partira, dans trois jours, pour Lyon. Sa séparation me fait beaucoup de peine, comme vous pouvez l'imaginer. Je ne vous parlerai pas des nouvelles politiques ; vous en savez peut-être plus long que moi. Seulement je vois avec peine que tout se dispose à une nouvelle guerre et le moment n'est peut-être pas loin où je verrai encore partir l'empereur, pour aller s'exposer à de nouveaux dangers. Je crois que je ne suis née que pour souffrir ! Adieu, ma chère fille, dites bien des choses au prince pour moi ; embrassez bien ma chère petite Napoléone et croyez à toute la tendresse della Vostra affetma Madre. Tenue à l'écart du conseil de régence, Madame Mère en suivait, par ouï dire et avec anxiété, les graves péripéties. Elle partageait, en dehors de ce conseil, l'opinion patriotique de la majorité de ses membres, croyant que l'impératrice régente et le roi de Rome devaient rester à Paris. La perspicacité de son esprit ferme faisait comprendre à sa grand'mère les instincts de cœur de son petit-fils, qui ne voulait pas quitter les Tuileries. Il s'y refusait avec colère, en poussant des cris, et il opposa une résistance telle aux efforts de la persuasion, pour le décider à partir, que l'on dût l'emporter de vive force du château et le mettre en voiture malgré lui. Il était au comble du désespoir. C'en était fait : l'impératrice régente quittait Paris, avec autant d'empressement que son fils en bas âge opposait de résistance à s'en éloigner. Madame Mère, profondément attristée de ce départ, pour l'honneur de la défense nationale, y fait une simple allusion, dans la dictée de ses Souvenirs[8]. A la proposition singulière que Marie-Louise adressait à sa belle-mère de l'accompagner en Autriche, Madame lui répondit que jamais elle ne se serait séparée de ses enfants, lorsqu'elle devait rester auprès d'eux. C'était répondre à Marie-Louise que l'impératrice régente n'aurait pas dû quitter Paris avec son fils, pour le conduire à Vienne, tandis que Napoléon, son époux, défendait la France contre la coalition et l'invasion étrangère. De son côté, Madame Mère avait fait le pénible voyage qui devait la conduire à Blois, en partant, le 20 mars, de Rambouillet, en même temps que le conseil de régence et une partie de la cour. — Elle avait alors de soixante-quatre à soixante-cinq ans —. Elle alla coucher, le 30, à Chartres, le 31 à Châteaudun et le 1er avril à Vendôme. Ce voyage fut d'autant plus fatigant pour Madame, que des travaux entrepris sur la route, et le terrain détrempé par la pluie rendaient le passage fort difficile pour les voitures embourbées. On ne put les retirer de là, qu'au moyen d'un attelage de plusieurs chevaux. Le 31 mars, les principaux habitants et fonctionnaires rapprochés de la préfecture de Blois, furent avertis d'avoir à préparer des logements pour Madame Mère, pour ses fils Joseph, Louis et Jérôme ; pour les ministres et hauts fonctionnaires ; enfin, pour 18.000 hommes de troupes[9]. Adressant, de Fontainebleau, de nouvelles instructions au roi Joseph, l'empereur lui recommande de ne pas laisser encombrer la ville de Blois. Il pense que Madame ferait bien d'aller retrouver sa fille à Nice et il engage la reine à se rapprocher de Marseille avec ses enfants. Il recommande enfin à tous les siens la plus stricte économie, en se rappelant la sage et constante prévoyance de leur mère. Joseph lui répond, le lendemain, 8 avril : Sire, Je reçois votre lettre du 2 : Maman et Louis sont prêts à suivre vos vues. La première aura besoin d'argent. Il lui est dû six mois de sa pension, etc. Le désastre de la coalition allait s'accomplir, la France était envahie par des armées étrangères et la bataille sous Paris avait entraîné la capitulation, suivie des adieux de Fontainebleau et de l'abdication. Napoléon, frappé au cœur par ceux qui l'avaient trahi, abandonné, devait songer à sa famille et surtout à sa mère, atteinte par le contre-coup d'un choc aussi violent qu'inattendu. Quant à Marie-Louise, elle se laissait emmener, sans effort, de France en Autriche, pour y reprendre son rang d'archiduchesse. Elle transportait avec elle le roi de Rome à Vienne où il allait être débaptisé, pour recevoir le nom autrichien de duc de Reichstadt. La nouvelle n'en fut pas même donnée à sa grand'mère qui avait été sa marraine ! Le baron Méneval, fidèlement attaché à Napoléon, rappelle, à propos du départ de l'impératrice pour Vienne, ce qu'était la reine Marie-Caroline, de Naples (première du nom), seconde fille de la grande Marie-Thérèse d'Autriche et sœur de l'infortunée reine de France, Marie-Antoinette. Cette princesse, dit Méneval[10], ne pouvait retenir son indignation des manœuvres employées pour arracher sa petite-fille (Marie-Louise) à des liens qui faisaient sa gloire et pour priver l'empereur de la plus douce consolation qu'il pût recevoir, après les immenses sacrifices arrachés à son orgueil. Elle ajoutait que si l'on s'opposait à leur réunion, il fallait que Marie-Louise attachât les draps de son lit à sa fenêtre et s'échappât sous un déguisement. Voilà, répétait-elle, ce que je ferais à sa place, car, quand on est marié, c'est pour la vie. La vaillante femme, inspirée de si nobles sentiments était donc la grand'mère de Marie-Louise, qu'elle s'étonnait de voir, à Vienne, attendre les événements avec tranquillité, au lieu de les soumettre aux élans de son cœur, s'il eût été courageux et fidèle. La mère auguste de Napoléon, la digne émule de cette première reine Caroline, se trouvait bien à même de la comprendre et de l'admirer, en regrettant que sa belle-fille Marie-Louise ne fût pas à la hauteur d'un si noble caractère et eût méconnu ce grand modèle du dévouement conjugal. Après l'abdication de l'empereur
à Fontainebleau, lorsque la cour vint se retirer à Blois, Madame Mère s'y
trouva, en même temps que l'ex-impératrice, rappelée à Vienne par l'empereur
d'Autriche et prête à s'y rendre avec une entière soumission. Marie-Louise,
au moment de partir et de monter en voiture, prit congé de sa belle-mère, en
lui disant : J'espère, Madame, que vous me conserverez les sentiments de
bienveillance dont vous m'avez honorée jusqu'ici ? — Madame, lui
répondit avec tristesse la mère affligée de l'empereur, cela dépendra de
vous et de votre conduite dans l'avenir. Le 9 avril, l'ex-régente de France quittait Blois avec l'enfant de Napoléon, et arrivait à Orléans, où venaient, à sa rencontre, les princes Esterhazy et Lichtenstein. Marie-Louise se séparait ainsi de la famille de l'empereur, dont elle emmenait le fils à Vienne. Sa grand'mère en fut attristée plus encore, lorsqu'elle apprit que l'ex-impératrice des Français avait reçu, à Rambouillet, la visite officielle des souverains étrangers, l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse et même l'empereur de Russie, tous coalisés contre Napoléon seul. Ils venaient enfin de le détrôner, en se donnant la satisfaction de caresser et d'embrasser son pauvre enfant, le roi de Rome, qu'ils appelaient, par dérision, le Petit roi. Le même jour, samedi saint, Madame Mère partait aussi de Blois, pour se rendre à Orléans, avec son frère, le cardinal, venu la chercher, par de longs détours. Le lendemain, jour de Pâques, on ne chanta plus, dans les églises de la ville, le Domine, salvum fac imperatorem et il n'y eut pas d'oraison funèbre, aux deux messes, dites, l'une à l'évêché, pour l'impératrice, l'autre dans la maison où logeait Madame, priant pour la France, pour l'empereur et pour son fils. Elle partait, le lundi de Pâques, vers Rome, avec son frère le cardinal Fesch, dans le douloureux isolement de sa tendresse maternelle. Un curieux document à produire est le passeport délivré à Madame par le maire d'Orléans, le 9 avril 1814, deux jours avant l'abdication de Napoléon à Fontainebleau. On voit, sur ce passeport, que Madame se rendait à Nice et à Gênes. Il présente son signalement complet, au point de vue de l'âge, de la taille et de l'état physique. Cette pièce est annotée sur un catalogue de Charavay, comme acquise par M. Bamberg, consul d'Allemagne à Gênes[11]. Il n'y a pas lieu de commenter ici quelques indications ou renseignements fournis par ce passeport, n'offrant pas plus que d'autres, des renseignements d'une rigoureuse application. Madame avait pris soin, à Orléans, d'investir de sa procuration Me Antoine-Édouard Rossi, par acte notarié. Elle n'emmenait que peu de personnes avec elle. Sa dame d'honneur, la baronne de Fontanges, qui l'avait suivie jusqu'à Blois, s'y était séparée d'elle et, par sa propre volonté, sans doute ; aucune de ses dames de compagnie ne s'y trouvait, non plus pour la suivre ou la rejoindre dans son voyage. Madame, fort attristée au départ, disait encore : Ce n'est pas fini ; hélas ! Il paraît, selon Méneval[12], que l'empereur eut le choix de sa résidence personnelle. A son avènement à l'empire, il avait désiré que sa mère allât demeurer en Corse ; il y aurait établi un gouvernement et une cour, à la tête desquels il l'aurait placée. Il est facile de juger des avantages dont cette mesure aurait pu être suivie. Il est probable qu'au lieu de choisir l'île d'Elbe, l'empereur eût choisi la Corse. L'appui qu'il aurait trouvé dans ce pays, fier de son illustre compatriote, et que la résidence de Madame aurait plus immédiatement attaché à ses intérêts, aurait pu imposer aux souverains étrangers. Une autre lettre, ajoute Méneval, faisait connaître que l'empereur attendait des nouvelles de Paris, pour se décider sur le voyage ; qu'il voudrait se réunir à l'impératrice du côté de Gien ; qu'il supposait que Madame (sa mère) et ses frères s'étaient déjà mis en route pour la Provence ; que les étrangers qu'ils avaient auprès d'eux avaient été licenciés, et qu'ils avaient supprimé tous les embarras inutiles, etc. La regrettable illusion de l'empereur, au moment décisif, fut de croire à la tendresse vraie, au dévouement conjugal de Marie-Louise, et à la sincérité de ses efforts, pour se rapprocher de lui. Il jugeait, à tort, sa seconde femme, telle qu'il aurait eu raison de juger sa propre mère. Le Traité signé à Paris, le 11 avril 1814, entre les puissances alliées et S. M. l'empereur Napoléon, portait, article II : LL. MM. l'empereur et l'impératrice Marie-Louise, conserveront leurs titres et rang, pour en jouir pendant leur vie. La mère, les frères, sœurs, neveux et nièces de l'empereur, conserveront aussi, en quelque lieu qu'ils résident, les titres de princes de sa famille. ARTICLE VI. — Chacun des membres de sa famille touchera le revenu qui lui est destiné... Madame Mère, 300.000 francs, etc., etc. Ce traité signé à Fontainebleau, le 11 avril, désignait l'ile d'Elbe à Napoléon, comme séjour à vie de principauté souveraine, ou de propriété personnelle, avec deux millions de revenus, sur le grand-livre de France. Madame, dès la première abdication, avait offert à son fils tout l'argent qu'elle pouvait mettre à sa disposition, en y joignant une somme considérable, lorsqu'il eut définitivement abdiqué. C'était réaliser l'emploi de ses réserves, selon sa prévision maternelle, de donner, un jour, du pain à tous ces rois. Elle commençait par l'empereur, le plus malheureux, alors, de tous ses enfants descendus d'un trône. C'en était fait ; Napoléon abandonné, à Fontainebleau, de quelques-uns de ceux qu'il avait comblés de ses bienfaits, ne trouvait même plus auprès de lui les serviteurs subalternes qui n'auraient jamais dû l'abandonner. Lorsque sa mère apprit ce lâche abandon, elle en conçut une douleur profonde, en redisant des noms infimes, joints à d'autres trop célèbres, mis au ban de l'opinion publique. Madame résolut, dès lors, de rejoindre son fils à l'île d'Elbe, dût-elle, s'il y consentait, devenir l'humble servante de l'empereur en exil. Deux pièces signées du baron Pasquier, préfet de police, en date de Paris, 11 et 12 avril 1814, sont relatives à une saisie d'objets, peu importants soustraits à Madame Mère[13]. La journée du 20 avril, journée des adieux de Napoléon à la garde impériale, fut son premier adieu à la France. Il quittait Fontainebleau et entreprenait cette pénible route, triste chemin de son calvaire, pour parvenir à l'île d'Elbe. Il allait coucher à Briare, passait le 21 à Ne vers et s'arrêtait à Roanne, sans savoir que sa mère fût rapprochée de lui. Madame s'était reposée, près de là, au couvent des bénédictins de Pradines, où son frère le cardinal dut attendre un sauf-conduit, pour se rendre avec elle en Italie. En passant à Roanne, dans la soirée du 22, Napoléon fut fort étonné de recevoir la visite de l'aumônier de Pradines, l'abbé Jacquemet, qui s'était offert au cardinal de franchir les obstacles, pour porter de ses nouvelles et de celles de Madame Mère à l'empereur. Il reçut un accueil attendrissant de l'illustre proscrit, avec lequel il put s'entretenir à cœur ouvert, pendant quelques instants. Dites-leur, ajouta Napoléon, lorsque le digne messager le quitta, dites-leur qu'en passant sur les hauteurs de Saint- Symphorien, mon regard plongera sur la maison qu'ils habitent, ce sera un regard d'adieu à ma mère[14]. Peu de jours après, Napoléon arrivait en vue de l'île d'Elbe, lui rappelant son île de Corse, par l'aspect pittoresque de ses rochers. Il débarquait à Porto-Ferrajo. Madame Mère, de son côté, suivie du cardinal, touchait presque au terme de son pénible voyage, en vue des côtes d'Italie. L'entrée de l'ex-empereur dans le chef-lieu de sa terre d'exil, avait quelque chose d'imposant. Il était escorté par le colonel Sir Neil Campbell, attaché à sa personne, et faisant fonctions de commissaire de surveillance, délégué par le gouvernement anglais. Napoléon parcourut, de prime abord, une partie de l'île, comme s'il fût venu faire l'inspection générale d'un domaine de sa souveraineté. Sir Campbell commençait un Journal[15], parlant, dès lors, de l'exilé impérial et, plus tard, de Madame Mère, avec une grande déférence. Madame arrivait à Césène, accompagnée de son frère, sans aucune cérémonie, après l'entrée triomphale du pape, qui leur fit un accueil plein de bonté, dans sa ville natale, en leur disant : Soyez ici les bienvenus, comme vous le serez à Rome, qui a toujours été la patrie des grands exilés. N'ayant plus de maison officielle, et privée de ses dames de compagnie, Madame avait pu y suppléer, depuis son départ de Paris, en acceptant les offres de services d'une personne digne de sa confiance. C'était une dame Blachier, née Ramolino, présumée sa parente et connue de la famille Bonaparte. A peine arrivée à Rome, dans la nuit du 12 mai, après son pénible voyage, Madame n'eut plus qu'une pensée, une seule préoccupation, rejoindre l'empereur à l'île d'Elbe, n'attendant qu'un simple avis de sa part pour se remettre en route, et, d'accord avec son frère le cardinal, elle avait déjà choisi sa résidence provisoire à Rome. Les premières nouvelles qui parvinrent à Madame, après son arrivée, lui étaient transmises de la part du Saint-Père, faisant demander comment elle se trouvait de son voyage et témoignant à tous combien elle était digne de l'estime publique par son grand caractère et par ses vertus maternelles. Une longue lettre était adressée le 14 mai, par le cardinal, au nom de Madame et au sien, à Jérôme, lui racontant les tribulations et les fatigues de leur voyage. Ce qui manque au récit du cardinal, c'est un aperçu des impressions propres ou personnelles de la mère du souverain exilé. L'esprit sérieux et observateur de Madame devait exprimer, dans un pareil voyage, de nobles pensées, ou expliquer un silence réfléchi. La longue épître n'en dit rien, tandis qu'elle raconte minutieusement l'accueil fait au cardinal par le Saint-Père, sur la route de Rome et force détails très secondaires. La lettre finit, comme elle a commencé, par le nous collectif des voyageurs trop préoccupés de leurs impressions personnelles. Le lendemain, 15 mai, à peine arrivé à Rome, le cardinal croit devoir écrire au roi de Naples[16] : Mon très cher neveu, me voici à Rome, avec Madame qui se porte assez bien, malgré les fatigues d'un voyage très long et très désagréable, par les circonstances et les peines d'esprit. Mais nous sommes arrivés et tout se dissipera avec le temps. Il ne dit rien de plus de Madame et revient sur sa rencontre du Saint-Père à Césène, sur sa situation propre, etc., etc. Le même jour, le cardinal écrit, de Rome, à la reine Caroline[17] : L'arrivée de mademoiselle Vernet nous apporte de grandes consolations ; elle nous donne de vos nouvelles, etc. — Nous cherchons un logement provisoire et il est probable que Madame fera l'acquisition d'un hôtel, etc. Elle fera venir une grande partie de son mobilier de Paris et alors, elle profilera de l'offre que vous nous avez faite de nous procurer des embarcations sûres à Marseille. J'habiterai avec votre mère, jusqu'à ce qu'elle soit établie, etc. De tous ses enfants désormais dispersés, Madame semblait avoir préféré autrefois Lucien, avant même qu'il fût considéré comme le plus à plaindre, par cette mère d'un empereur, de trois rois, d'une reine et de deux princesses. Mais, à leur chute fatale, Lucien n'étant pas tombé, avec eux, du haut d'un trône, paraissait aujourd'hui à Madame, le plus heureux de ses fils, tandis que le plus malheureux, pour elle, était Napoléon. La maxime des préférences de sa tendresse maternelle allait s'appliquer désormais à celui-là, touchante prédilection, honorant pour tous les siens ce simple titre de Madame Mère. Elle n'eut plus, dès lors, qu'une pensée, un but unique, partager le sort de son fils exilé. Une autre femme aurait pu, seule, prétendre à cette faveur du dévouement en partage, si elle n'eût été condamnée à la réclusion par le divorce et plus encore par un mal incurable. L'infortunée Joséphine, en apprenant, à la Malmaison où elle s'était retirée, que Madame Mère allait rejoindre l'empereur à l'île d'Elbe, en éprouva du moins une consolation, avant de mourir. Elle succombait, peu de jours après, le dimanche 29 mai, étouffée par une angine de poitrine, sans avoir obtenu la faveur que Marie-Louise ne sut pas réclamer de revoir encore son mari, une dernière fois. Celle des trois sœurs de Napoléon qui, dans cette épreuve critique, lui témoigna le plus d'empressement fut Pauline Borghèse. Elle se rendit tout d'abord à l'île d'Elbe, pendant un seul jour, le 1er juin, pour remettre à son frère une dépêche pressée de Murat, en attendant qu'elle y rejoignît Madame, deux mois après. La princesse vint alors à l'île d'Elbe, auprès de sa mère, habiter une maison que l'empereur s'était réservée, sur le sommet d'un rocher dominant la ville de Porto-Ferrajo. La visite première et spontanée de Pauline à son grand frère exilé, fut suivie, le lendemain, d'une lettre instante de leur mère au général Bertrand, lui rappelant son extrême désir de se rendre auprès de l'empereur, dont elle n'attend plus qu'un appel, pour s'embarquer. Voici la réponse du général gouverneur, datée de Porto-Ferrajo, le 17 juin[18] : Madame, Je n'ai reçu que le 14 la lettre du 2 juin que Votre Altesse m'a fait l'honneur de m'écrire. — L'empereur a également reçu une lettre de vous. — Je vous ai écrit hier, ainsi qu'à S. E. le cardinal, par la voie de Livourne. — Je profite du départ d'un bâtiment pour Civita-Vecchia, pour écrire de nouveau à Votre Altesse. L'empereur sera charmé de vous voir à l'île d'Elbe et vous a fait préparer un appartement. Si Votre Altesse devait s'embarquer, soit à Civita-Vecchia, soit à Livourne, l'empereur enverrait un brick, pour la prendre et la conduire ici. Le brick est beau et commode. Le bon cœur de Pauline se révèle dans la lettre suivante, écrite par elle à son frère Lucien : elle n'oublie pas leur maman, ce nom de tendresse filiale, si doux à redire[19] : De la Favorite, près de Naples, ce 18 juin 1814. Je reçois, mon cher frère, ta lettre ; j'ai été fort touchée de l'amitié que tu m'y témoignes ; je la mérite par l'extrême attachement que j'ai toujours eu pour toi et pour ta famille. — Ma santé est toujours mauvaise ; j'ai besoin de tranquillité ; j'ai tant souffert, et ce ne sera pas pour longtemps que j'aurai le plaisir de me trouver près de vous et de maman ! J'ai pro- mis de passer l'hiver à l'île d'Elbe, avec l'empereur qui est tout seul. Il m'a bien témoigné le désir de voir maman. Mon cher, mon aimable Lucien, écris-moi souvent et crois à l'attachement bien vrai de ta sœur. PAULINE. Attendant, de jour en jour, le moment de partir pour l'île d'Elbe, Madame informait vers la fin de juin, son chargé d'affaires, M. Rossi, qu'elle ne devait point tarder à s'embarquer, à Civita-Vecchia, pour Porto-Ferrajo[20]. Je ne partirai de Rome, lui dit-elle, que le 15 juillet, sur une frégate qui est venue pour me chercher. Je me propose de passer à l'île d'Elbe, trois ou quatre mois. De là, je vous écrirai. Mandez-moi si M. Decazes a demandé au ministre ma statue ! — Madame faisait allusion à sa statue dite d'Agrippine, par Canova, qu'elle ne voulait pas laisser à Paris. Le capitaine Towery, commandant la frégate anglaise le Curaçao, arrive le 7 juin, à Rome, avec une lettre du général Bertrand pour le cardinal Fesch[21]. Madame profitera de cette frégate, dit la lettre, pour se rendre à l'ile d'Elbe. Elle évitera, par là, tous les dangers des voleurs qui infestent la route, jusqu'à Sienne, mais elle ne s'embarquera que vers le milieu du mois prochain (juillet). Le danger des voleurs n'effrayait pas Madame Mère. Il peut y avoir, sous ce danger, un motif politique ou privé assez difficile à connaître, dans la situation du moment. Le cardinal écrit, de Rome, le 3 juillet, à l'aumônier de Madame Mère[22] : J'ai reçu, dans le temps, votre lettre. Madame fut très sensible à l'offre que vous lui faites d'aller la rejoindre, où elle se trouverait. Elle ne crut pas alors devoir vous en exprimer son agrément, ne connaissant pas le lieu où elle s'établirait. Si vous persistez dans le même sentiment, partez et allez la rejoindre, par Livourne, à l'île d'Elbe. Elle partira dans dix jours, d'Ostie, sur une frégate anglaise, qui doit venir la prendre. Elle passera probablement dans cette île, trois à quatre mois, après lesquels elle reviendra à Rome. P.-S. — J'oubliais de vous dire que les circonstances obligent Madame à diminuer, de la moitié, vos appointements. Ce post-scriptum fait supposer que l'aumônier de Madame ne pouvait la rejoindre à l'île d'Elbe. Une autre lettre du cardinal à la reine Caroline lui donne de bonnes nouvelles de Madame, fort occupée des apprêts de son départ. Craignant le mauvais air de la plage d'Ostie, elle préfère s'embarquer à Civita-Vecchia, où elle séjournerait au besoin, en cas de mauvais temps. Le Journal du colonel Sir Neil Campbell[23], à la date du 11 juillet, indique la résidence de Madame, du cardinal et de Lucien à Rome. Il annonce, le 12, des dépêches de Napoléon à sa mère, le priant de venir à l'île d'Elbe sur le Curaçao, attendu pour la transporter à Civita-Vecchia, où sa frégate doit la reconduire à sa destination. Il enregistre, le 19, une visite de Sir Campbell au cardinal, lui proposant de porter ses lettres et celles de Madame à Napoléon. Le cardinal l'informait que sa sœur avait arrangé son voyage par terre, jusqu'au port de la côte d'Italie la plus rapprochée de l'île d'Elbe. Le capitaine Towery, en arrivant, lui avait offert de la conduire, avec sa suite et ses bagages, en la prévenant du départ, deux jours d'avance. Aux dates du 26 et 28, le Journal dit du capitaine Towery : Débarqué à Livourne, pour y attendre Madame Mère. L'illustre exilé de l'île d'Elbe, sans tenir un Journal, analogue à celui du colonel Campbell, faisait prendre note de ce qu'il voulait répondre à certaines lettres de sa famille ou de quelqu'un des siens. Il observait, en cela, jusque dans l'exil, les habitudes d'ordre et de prévoyance que l'école maternelle lui avait enseignées, dans sa jeunesse. Telle est la note suivante, dictée par lui au général Bertrand et insérée dans la Correspondance[24]. Note pour le grand maréchal. Porto-Ferrajo, 17 juillet 1814. Écrire à mon frère Lucien que j'ai reçu sa lettre du 11 juin, que j'ai été sensible aux sentiments qu'elle m'exprime ; qu'il ne doit pas être étonné de ne point recevoir de réponse de moi, parce que je n'écris à personne. Je n'ai pas même écrit à Madame. Le cardinal écrit au général comte Bertrand[25] : Rome, 20 juillet. M. le colonel Campbell, qui vous remettra la présente, vous dira les motifs pour lesquels la frégate anglaise le Curaçao ne conduit pas Madame à l'ile d'Elbe. Elle serait partie néanmoins, dans quatre ou cinq jours, par terre ; mais elle vient d'apprendre que ses équipages sont encore à Finmicino, à l'embouchure du Tibre, retenus par des chébecs turcs qui sont en vue. Par là même, n'étant point à Civita-Vecchia, d'où le bâtiment aurait pu partir, sous l'escorte des frégates, Madame doit retarder son voyage, jusqu'à ce qu'elle sache que ses équipages sont arrivés à Civita-Vecchia et partir pour l'île où elle ne peut se rendre, sans avoir la certitude morale d'y retrouver ses affaires particulières, ayant tout expédié, dans l'assurance où elle était de s'embarquer sur la frégate, ainsi que ses dames et tous ses gens. Cependant elle espère que les Turcs se retireront bientôt et qu'elle pourra se mettre en route, la semaine prochaine. L'empereur au général comte Bertrand, grand maréchal du palais[26]. Porto-Ferrajo, 25 juillet 1814. Écrivez au cardinal que nous apprenons que Madame n'est pas partie sur la frégate le Curaçao ; que vous envoyez un aviso prendre ses bagages et avoir de ses nouvelles ; que si elle vient à Piombino, comme on dit qu'elle en a le projet, elle n'aura que deux lieues de traversée. Dites-lui que mon brick est à Gènes, d'où il doit revenir dans peu de temps, et que, si on sait où Madame doit s'embarquer, on le lui enverra. Recommandez au cardinal de répondre sur-le-champ, afin que l'Abeille puisse apporter la réponse et se charger de tous les domestiques et effets de Madame, à Civita-Vecchia. Vous recommanderez à l'Abeille de ne pas rester plus de deux ou trois jours à Civita-Vecchia, et vous lui donnerez pour instruction de prendre tous les renseignements qu'elle pourra se procurer sur le voyage de Madame et de la princesse Pauline. NAPOLÉON. P.-S. — Que, si elle était à Piombino, une belle embarcation ira la prendre. Ces recommandations faites, le 25 juillet, par Napoléon au général Bertrand, pour le départ et l'arrivée de Madame Mère à l'île d'Elbe, se trouvent reproduites dans sa Correspondance. Elles ont été, à la même date, dénoncées, comme suspectes, au ministère des affaires étrangères, par l'évêque de Saint-Malo, ambassadeur à Rome. Or, la personne en suspicion était Madame elle-même, dont le but unique était de se rapprocher de son fils et de lui prodiguer ses soins, pour alléger le fardeau de son exil. Madame Mère écrit à M. Rossi, au sujet de son hôtel : Le 25 juillet. ... J'ai payé mon hôtel (de la rue Saint-Dominique) beaucoup plus cher que ne l'a évalué notre expert. Je ne désire pas le vendre. Cependant le gouvernement le demandant et offrant de l'acheter, au prix fixé par les experts, je consens à en faire le sacrifice ; mais j'entends que l'expertise serve de règle, et non pas le caprice d'aucun particulier. Que si l'on veut abuser de la force, vous protesterez solennellement, en mon nom. ... Cette lettre, disait M. Rossi, reflète la dignité de caractère de l'ex-impératrice mère. Le cardinal écrit à la princesse Pauline[27] : Rome, 25 juillet 1814. Madame doit partir dans quarante-huit heures, n'ayant pour escorte que quatre gardiens, des terres de Lucien, deux sur le siège des voitures et deux à cheval, le gouvernement pontifical n'ayant pas encore, dit-on, formé un corps de dragons. Je conçois que vos moyens pécuniaires doivent être bientôt épuisés. Tâchez de mettre toute l'économie possible dans votre ménage et de le réduire au plus strict nécessaire. — Suivent quelques conseils à ce sujet. Madame, au lieu de quitter Rome, deux jours après l'envoi de cette lettre, partait le lendemain 26 juillet, mais se trouvait obligée de s'arrêter trois jours à Livourne. Elle s'y embarquait sur le brick anglais commandé par le colonel Campbell, qui la transporta à l'île d'Elbe, avec les plus grands égards. Lettre (sans date) du commandant de la marine de l'île d'Elbe au cardinal Fesch[28]. Livourne. Monseigneur, J'ai l'honneur de rendre compte à Votre Éminence que S. M. l'empereur Napoléon m'a donné ordre de me trouver en ce port (Livourne), pour prendre et transporter à l'île d'Elbe Madame Mère, ainsi que tous ses bagages. M. le consul de Naples, avec qui j'avais ordre de m'aboucher, à mon arrivée ici, m'apprend que Son Altesse Impériale a quitté Rome, il y a peu de jours. Mes instructions portant que, dans le cas où Madame Mère ne se trouverait point dans cette capitale, je devrais m'adresser à Son Éminence, pour savoir s'il existe encore, près de vous, des effets à elle appartenant. J'attendrai donc vos instructions et vos commissions, avant de partir pour l'île d'Elbe. TAILLADE. Si l'empereur dut refuser à sa mère le partage des fatigues et des dangers qui ne convenaient qu'à lui, il ne put lui refuser le partage de son adversité. Madame, à son appel, vint s'exiler à l'île d'Elbe, où madame veuve Blachier lui demanda la faveur de l'accompagner, après l'avoir suivie à Rome[29]. Le colonel Campbell continue le Journal, dont voici un spécimen : 26-28 juillet. — Débarqué à Livourne (pour y attendre Madame Mère.) 29 juillet. — Arrivée de Madame Mère et de sa suite, dans deux voitures attelées de six chevaux. Elle venait de Rome et voyageait sous le nom de Madame Dupont, accompagnée de M. Colonna. 30 juillet. — Reçu une visite de M. Colonna et de M. Bartolucci, Italien résidant à Livourne, etc. Ils ont demandé pour Madame Mère le passage sur un vaisseau de guerre anglais. Entre autres raisons alléguées pour cette demande, en l'absence de la corvette de Napoléon, était celle que la Méditerranée est infestée de corsaires algériens. J'ai promis de parler au capitaine de la corvette attachée à ma mission et celui-ci y ayant acquiescé, M. Colonna est revenu me remercier, de la part de Madame, en disant que ma visite lui serait agréable. J'ai promis d'aller la lui faire dans la soirée. Suit une lettre du général autrichien, comte de Stakenberg au colonel Campbell, sur les inquiétudes du gouvernement français, succédant à l'empire, inquiétudes relatives aux agissements supposés de Madame Mère. La lettre, écrite en français, datée de Lucques, 30 juillet 1814, se plaint des enrôlements pour l'île d'Elbe. Il en a ordonné la plus sévère répression, en ajoutant : Vous m'obligerez infiniment en me communiquant ce que vous savez. Vous me dites que vous avez été en discussion avec le capitaine de marine, concernant le voyage de Madame Letizia à l'île d'Elbe. Je viens de recevoir le rapport annonçant qu'elle a passé hier, à Pise, à sept heures du soir, pour se rendre à Livourne. On lui a donné à Pise une escorte de quatre hussards, ce que j'ai très désapprouvé. Je vous prie, cher Campbell, de me faire savoir si c'est avec votre autorisation, ou celle de Lebzethern (le ministre autrichien à Rome), qu'elle vient à Livourne et si vous la ferez passer de là à l'île, pour que je puisse prendre mes mesures. Il me serait impossible de la souffrir longtemps, surtout avec sa suite à Livourne ; c'est beaucoup trop près et trop dangereux, etc., etc. La fin de cette lettre, comme le commencement et la suite montrent les dispositions défiantes du général autrichien à l'égard de Madame Mère et de l'empereur qu'il soupçonna même de provoquer les entreprises barbaresques sur les côtes d'Italie ! Le colonel Campbell, plus confiant, était un gentilhomme écossais qui, malgré les soupçons exprimés par l'auteur de la lettre, n'en témoigna pas moins de déférence à S. A. I. Madame Mère. Reprenant son Journal, depuis le 28 juillet, jour où il attendait à Livourne l'arrivée de Madame, il dit : 31 juillet. — Visite à Madame Mère, en compagnie du capitaine Battersby, commandant le Grasshopper (la Sauterelle). Elle s'est levée de son fauteuil, à notre approche, quoique péniblement, et nous a fait asseoir auprès d'elle. J'ai donné à la mère de Napoléon les titres de Madame et d'Altesse ; elle s'est montrée fort gracieuse et sans affectation. La vieille dame (old lady) est très bien, de taille moyenne, avec une bonne physionomie. Elle a beaucoup parlé de l'impératrice Marie-Louise, qui est aux bains d'Aix et se plaint de sa faible santé, avec bien des soupirs et des expressions de grands égards, comme si sa séparation de Napoléon n'était nullement volontaire de sa part. Après une demi-heure de conversation, nous saluâmes et prîmes congé. Madame Mère s'embarquera demain et j'ai l'intention de l'accompagner. Le colonel Campbell continue son Journal : 2 août. — Embarqué sur le brick la Sauterelle (capitaine Battersby) avec Madame Letizia, M. Colonna et deux dames d'honneur ; débarqué à l'île d'Elbe, le soir du même jour. En quittant l'hôtel de Livourne pour nous rendre au navire, M. Colonna a donné le bras à Madame, son chapeau à l'autre main, pendant tout le trajet. Le capitaine Battersby, deux de ses officiers, un passager, madame Saveria et moi, nous avons dîné sur le pont avec Madame. On avait disposé pour elle un canapé, d'où elle n'a pas bougé, pendant tout le voyage, excepté une fois, pour voir la maison qui lui a été désignée comme celle de Napoléon, en montant sur l'affût d'un canon, avec une grande agilité. Sir Neil Campbell cite, d'après sa conversation avec Madame Mère, la visite qu'elle fit à Napoléon enfant, à l'école de Brienne, et ses efforts pour le dissuader d'entrer dans la marine : Elle avait eu l'idée autrefois, me disait-elle, de voir l'Angleterre, y connaissant une famille, divers Anglais et particulièrement mistress Cocing, femme d'un peintre. Son fils Lucien parlait favorablement de l'Angleterre, etc. Louis semble être très aimé d'elle. Son portrait orne sa tabatière. Elle citait plusieurs romans publiés par Louis. Elle appelle son fils aîné le roi Joseph. Elle se plaint d'avoir été maltraitée par le ministre de l'intérieur pour l'achat de son hôtel. Elle se montre enfin justement froissée, comme d'un manque d'égards, que son fils (Napoléon) ne soit pas venu au-devant d'elle. Au moment où nous mettions à l'ancre, le capitaine du port et d'autres personnes vinrent à bord et dirent que Napoléon, ayant attendu sa mère, tout le jour précédent, était parti ce matin de bonne heure pour une montagne, à quelque distance. Enfin arrivèrent les généraux Bertrand et Drouot, tous les officiers de la garde impériale, le maire, etc., reçurent Madame Mère sur le quai, et du quai à la maison de Napoléon, on faisait la haie dans les rues pour la voir passer. Elle monta dans une voiture avec ses dames et nous dans une autre, les deux voitures attelées de six chevaux. Le colonel Campbell présentait, le même jour, 2 août, à l'empereur, le capitaine Batterby, en disant que le capitaine était heureux d'avoir pu donner passage sur son bord à Madame Letizia et se substituer au capitaine Towery, qui n'avait pu tenir l'offre qu'il avait faite. Napoléon le remercia, en se plaignant des inconvénients que faisait éprouver à sa mère le retard des bagages, le bâtiment sur lequel ils étaient embarqués n'osant sortir de Civita-Vecchia, de peur d'être capturé par un corsaire qui croisait aux embouchures du Tibre. Un écrivain touriste, M. Marcellin Pelet, dans un article intitulé : Napoléon à l'île d'Elbe, s'exprime ainsi à l'égard de Madame Mère[30], après avoir dit de Napoléon : La solitude commençait à lui être à charge. En désespoir de cause, il appela auprès de lui sa mère et sa sœur Pauline. Madame arriva le 2 août et s'installa au-dessous des Mellini, dans la maison du chambellan Vantini, où loge aujourd'hui le sous-préfet de Porto-Ferrajo. Dès le lendemain de son arrivée, Madame Mère reçut la visite de l'empereur, qu'elle avait espéré voir la veille, venir à sa rencontre. Elle lui en fit un doux reproche. Les habitants de l'île l'accueillirent, le jour suivant, avec un enthousiasme, témoignant qu'ils savaient, par tradition, les vertus de leur illustre hôtesse. Après le repos des fatigues du voyage, Madame parcourut en voiture les principaux points de l'île, et organisa ses habitudes en dînant, d'abord, avec sa dame de compagnie, chez son fils, jusqu'à ce qu'elle fût établie chez elle. Vint bientôt la fête du 15 août qu'elle voulut faire célébrer à ses frais et qui excita des transports de joie dans la population entière. Plusieurs familles, habitant les cités d'Italie, vinrent prendre part à cette fête. Madame la présida pour l'empereur qui, triste et fatigué, se retira chez lui. La nouvelle dame de compagnie, madame Blachier, était auprès d'elle, avec les généraux Bertrand et Drouot. Parmi les personnes présentées à Madame, une charmante jeune fille attira son attention : mademoiselle Rose Mellini, fille d'un colonel du génie, retraité à l'île d'Elbe, y était née. Son père, républicain sincère du temps passé, était devenu, comme tant d'autres, admirateur enthousiaste des victoires du général en chef de l'armée d'Italie, puis du premier consul et enfin de l'empereur, en s'attachant au sort de l'illustre exilé. Il avait reçu de Madame Mère, une ravissante miniature de Napoléon, qu'il conservait comme la plus précieuse relique, en la transmettant plus tard à sa fille. Mademoiselle Rose Mellini fut bientôt appréciée pour elle-même par Madame, qui la combla de bontés, l'attacha depuis à son sort, comme sa demoiselle d'honneur, et ne la sépara plus d'elle, en lui confiant le soin spécial de sa correspondance. Madame commença par une lettre affectueuse au prince Bacciochi, mari d'Élisa, pour la naissance de leur fils Frédéric[31] : Porto-Ferrajo, le 18 avril 1814. Mon cher fils, Votre lettre m'a comblée de joie, en m'apprenant qu'Élisa était accouchée et que sa santé est bonne, ainsi que son fils. Vous me ferez plaisir, mon cher fils, en me donnant souvent de vos nouvelles. Je l'engage à beaucoup se ménager. Ma santé est assez bonne. Je suis auprès de l'empereur, depuis le 3 du courant. Vous ne me dites pas un mot de la petite Napoléone. L'avez-vous près de vous, ou est-elle auprès de sa maman ? Adieu, mon cher fils, je vous embrasse affectueusement. Vostra affetma Madre. Cette lettre est suivie d'une autre au prince Lucien[32] : De Porto-Ferrajo, le 18 août 1814 Mon cher fils, J'ai reçu votre lettre avec les journaux que vous m'avez envoyés. Lorsque vous le pourrez, faites-m'en passer. Si vous recevez les journaux anglais, faites-moi part des articles intéressants. Ici, nous n'avons absolument aucune nouvelle. Je suis fâchée d'apprendre que votre famille n'arrive pas encore. Élisa (comme vous le savez, sans doute), est accouchée d'un garçon et se porte bien. L'empereur est en bonne santé. Nous parlons souvent de toute la famille. Je ne sais pas quand je viendrai. Je vois que ma présence est pour l'empereur une grande consolation. Il a un grand plaisir à voir vos lettres. Vous m'écrivez que vous avez fait partir mes caisses de Mar- seille ; elles ne me sont point encore parvenues. Dites-moi à qui vous les avez consignées. Si elles ne sont pas encore parties, remettez-les au brick de l'empereur qui part pour Civita-Vecchia. L'empereur m'avait fait préparer une jolie maison à côté de la sienne. Tous les soirs, nous allons nous promener en voiture ou dans son jardin. Il a fait faire une grande terrasse, de laquelle on a vue de la mer. Le soir nous faisons une partie de reversi. Il y a ici beaucoup de monde ; la femme du grand maréchal est arrivée ; elle est tout près d'accoucher. Vous recevrez une de mes lettres datée du 16, par le frère du grand maréchal. Toujours point de nouvelles de Rossi. Cela m'inquiète fort. Je vous prie de faire attention à mes effets venant de Paris ; que tout soit en sûreté. Dès que Louis sera arrivé, faites-m'en part. Addio, mio caro figlio, ti abbraccio cometi amuo tua affetma Madre. (De
la main de Madame Mère.) La lettre suivante de Madame à son fils Lucien, varie la forme habituelle de sa correspondance. Porto-Ferrajo, 18 août 1814[33]. Caro Figlio, Pauoletta mi hà cômunicata la vostra lettera per la qualecredo che mi ne avete scritto più d'una ; jo non lio ricevesta che quella del sedizi Liuglio, alla quale lio risposto, inviando la, per essere più sicura, al Ministro di Franza a Dresda, che mi aveva dato delle vostre notitie. Hô veduto della stessa, che persistete di non volere arrestare a Parigi. Io vi repetto, che vi hô detto nelle precedenti, che non vi lasciarô solo, ma in tanto mi pare, che dopo aver preso le acque, dovresti fare quello che vi ho proposta, cioè venireuna a Saint-Leu o a Pont, dove andarei ad attendirvi, è ov& potremo stabilire cìò che meglio conviene. Ho luogo di credere nel resto che avrete già ricevuto qualque riposta da l'Imperatore ; di qualuoque maniera però, siate contento e abbiate cura della vostra salute, che e la cosa più essenziale ; jo sarò sempre con voi. Io partiro di qui il sedici, Pauoletta parti in questi giorni, attendero a Parigi la vostra riposta. Adio, caro figlio, vi abbracio di cuore, e sono la vostra madre. L'empereur au général comte Bertrand[34]. De Porto-Ferrajo, le 20 août 1814. ... Donnez les instructions suivantes au capitaine de la garde qui part sur le brick : Il saisira toutes les occasions, pour écrire à Méneval et à madame Brignole (la comtesse de Brignole, ancienne dame du palais), pour donner de mes nouvelles, dire que Madame Mère est ici, et que j'attends l'impératrice, dans le courant de septembre, etc. L'empereur adresse au général Bertrand[35] des instructions précises et détaillées sur les soins à prendre pour l'installation de Madame à Mariana. En voici un extrait : La Madona, 23 août 1814. Il y a ici trois lits de fer. J'ordonne qu'on en descende un à Mariana, pour Madame. Il y a quinze matelas avec les couvertures et draps ; c'est justement ce qui m'est nécessaire. Madame pourra venir à Mariana, si elle le désire ; elle sera bien dans la maison de l'adjoint. Elle pourra venir jeudi prochain à cinq heures du matin ; mon grand canot partira demain avec l'officier d'ordonnance Bernotti, pour la prendre. Si la Caroline est de retour, vous la ferez partir une heure avant Madame, avec ses gens ; si elle n'est pas de retour, vous ferez partir mon deuxième canot. Faites partir demain un de ses valets de chambre, un valet de pied et une femme de chambre, un cuisinier et Cipriani, pour apprêter sa maison et son déjeuner. Dans la maison de l'adjoint, Madame aura une chambre pour elle, une pour ses dames, une pour ses femmes et une pour ses valets de chambre... Suivent d'autres détails accessoires témoignant la sollicitude de l'empereur pour le bien-être de sa mère, devant quitter la résidence de Porto-Ferrajo pour celle de Mariana. Napoléon écrit au général comte Bertrand[36] : La Madona, 24 août. Monsieur le comte Bertrand, Le capitaine Baillon a fait descendre, aujourd'hui, à Mariana, tout ce qui était nécessaire pour Madame. J'envoie Bernotti, avec mon canot, mais je crois vous avoir mandé que Madame ne doit venir que dans le cas où cela lui ferait beaucoup de plaisir... ... Comme le sieur Vantini sera nécessaire pour le conseil, il peut rester à Porto-Ferrajo ; les sieurs Bernotti et Colonna suffiront à Madame, pour l'accompagner. NAPOLÉON. Lorsque, pendant les chaleurs de l'été de 1814, l'auguste exilé était allé chercher un peu de fraîcheur sur les collines de Mariana, Madame Mère, invitée par lui à l'y rejoindre, s'empressa de venir et passa une quinzaine de jours dans une habitation située au bas de la côte. Napoléon descendait souvent de cette hauteur, pour venir chez sa mère, toujours heureuse de sa visite. Madame occupait ses loisirs à faire du bien aux pauvres de l'île et elle put compter chacune de ses journées d'exil par des actes de charité. C'était suivre sa tâche habituelle en France. On supposait encore, à l'île d'Elbe, que l'ex-impératrice Marie-Louise allait y venir avec son fils, le roi de Rome, pour voir l'empereur et lui offrir de partager son exil. Napoléon avait-il pu se faire une telle illusion ? Averti un soir, à Mariana, de l'arrivée d'une dame accompagnée de son fils, encore enfant, Napoléon était monté à cheval, pour aller au-devant d'elle. Madame, le voyant partir, lui demanda, avec hésitation, si cette dame ne serait pas Marie-Louise ; mais, à la réponse négative, elle devina le nom de la prétendue impératrice. La visite de la dame pouvait plaire à Napoléon, mais elle froissait la dignité de sa mère, qui s'abstint de toute réflexion et se retira, sans se montrer davantage. Cette dame, reconnue pour être la comtesse W***, reçue pour la première fois, en 1809, par Napoléon, à Schœnbrunn, venait, en 1814, lui présenter son fils à l'île d'Elbe[37]. Une semaine après son départ, on annonça l'arrivée prochaine de la princesse Pauline, attendue déjà par Madame Mère. Si Napoléon se faisait illusion sur le projet de Marie-Louise de venir le voir, avec son fils, à l'île d'Elbe, Madame n'y avait nulle croyance. Retournée à Porto-Ferrajo, elle écrit à Lucien[38] : Le 16 septembre. Maintenant que mes meubles sont arrivés de Paris, je suis logée commodément, auprès de Napoléon. Et elle ajoute : L'empereur s'occupe toujours de ce qui peut me rendre le séjour de Porto-Ferrajo agréable. Il jouit d'une parfaite santé. Madame a des nouvelles de Pauline et de Jérôme, mais elle s'inquiète de n'en pas recevoir de Louis. Cette lettre inachevée, contenait quelques détails intimes, inutiles à publier. Elle est signée : Vostra affma. Madre. L'habitation de Madame, dite la maison Vantini, lui donne la possibilité de recevoir, dès la fin de septembre, quelques habitants de l'île et des étrangers désireux de la voir. Les jours d'épreuves difficiles étaient arrivés, pour les deux femmes qui, dans cette triste épopée de 1814, ont montré le dévouement le plus vrai, le plus fidèle à leur devoir d'épouse et de mère : L'une est la reine Catherine, épouse de Jérôme, l'autre s'appelle Madame Mère, et ce simple nom atteste sa grandeur. Madame adressait à Lucien la lettre suivante[39] : Porto-Ferrajo, le 19 septembre 1814. Mon cher fils, Je viens d'apprendre, à l'instant, que les voleurs avaient arrêté une personne chargée de mes lettres pour vous et pour le cardinal. Il me paraît qu'il n'y a presque plus de sûreté, ni par mer ni par terre. En conséquence, j'écris à mon frère de ne plus remettre ma boite au frère du maréchal, à moins qu'il ne voyage avec sûreté. J'ai bien du regret de n'avoir pu faire placer Tavera ; mais il n'y a pas une place à donner. Tous les jours on renvoie des personnes que viennent pour en demander. C'est une affluence de monde dont vous ne vous faites pas d'idée ; je crois que tous ceux qui ne savent où donner de la tête, viennent ici, dans l'espoir d'y vivre ; mais comment faire ? Il faut toujours finir par les renvoyer chacun chez eux. Je recommande à mon frère de m'envoyer mes treize fauteuils rouges, dont j'ai un très grand besoin. Je n'ai pas de nouvelles de Louis, ni de Joseph. Lorsque vous en aurez, faites-m'en part, car je suis dans de cruelles inquiétudes. Je suis en peine de savoir si votre famille est arrivée sans danger. Adieu, mon cher fils, je vous embrasse et suis celle qui vous aime. Votre mère. P.-S. — Je vous envoie une petite cuiller en argent où il y a les armes de la maison. Trois autres lettres sont écrites de Porto-Ferrajo, par Madame à Lucien[40] : la première datée du 25 septembre, la deuxième du 29 octobre et la troisième du 2 novembre 1814. Chacune de ces trois lettres est signée en italien : La vostra affettissima Madre. Chacune d'elles est familiale et familière. La lettre du 25 septembre annonce à Lucien l'envoi d'un grand lit d'acajou reçu de Paris, et un régal d'œufs de poisson, à manger avec des figues. Ce cadeau-là vient de Corse. Notre pays, dit Madame, est pauvre en productions. Elle ajoute sans apprêt, avec la naïveté du compliment maternel : J'ai appris, avec bien du plaisir, que vous avez été nommé prince de Canino et que vous avez accepté. Madame, vers la fin d'octobre, envoyait à Rome madame Blachier, pour en rapporter les diamants qu'elle avait déposés chez Torlonia, afin de les donner à l'empereur. — De tous ces dons de la générosité maternelle, Napoléon ne garda qu'une riche agrafe pour le ceinturon de son épée. Il profita de cette mission de confiance pour recommander à la dame de compagnie de Son Altesse de suivre sa route par mer, jusqu'à Naples, afin d'y retrouver la princesse Pauline et de lui offrir de la ramener à l'île d'Elbe. La lettre du 29 octobre disait, en particulier : Je n'ai point de nouvelles de Paris, ce qui me met fort en peine. J'avais écrit pour avoir de l'argent et je n'ai point reçu de réponse. Enfin la lettre du 2 novembre[41], après avoir annoncé à Lucien l'arrivée de Pauline à l'île d'Elbe, lui donne de bonnes nouvelles de Napoléon et des autres enfants de Madame. Elle a le projet d'acheter une maison à Rome et même une maison de campagne, à laquelle cependant elle renoncera. La suite de cette lettre est confidentielle. Le cardinal écrit à Madame[42] : Rome, 12 novembre. Je ne reçois pas de vos nouvelles, depuis quelque temps et je viens vous prier de hasarder quelques lettres par la voie de Livourne, et même les faisant expédier et charger par le directeur de la poste de l'Elbe, M. Bacciochi, au directeur des postes de Sa Sainteté, à Rome. Elles seraient lues, mais elles me seraient remises. Sans doute vous aurez appris que l'impératrice Marie-Louise va arriver à Parme. On dit que l'empereur de Russie lui a même offert de l'y accompagner. A Parme on a repris les travaux abandonnés et on forme sa garde. Pauline doit être avec vous depuis quelque temps. Embrassez-la, de ma part et dites-lui que j'ai expédié les lettres qu'elle m'a adressées. Il paraît que son mari est dans l'intention de s'en aller en Angleterre, puisque je tiens de la princesse de Galles qu'il lui a proposé d'habiter son palais de Rome, en échange du sien à Londres. Cette princesse a comblé d'honnêtetés Lucien et sa famille, Louis et moi. Elle est à Naples. Elle compte aller voir l'empereur, si elle est assurée d'être reçue. Louis se porte assez bien. Je vous prie de dire à M. le comte Bertrand de se presser de faire prendre les blés qu'il m'avait demandés et que j'ai fait arrêter pour son compte : que dans ce moment-ci le droit de sortie est diminué des deux tiers. Rappelez-moi au souvenir de l'empereur. Je prie de toutes mes forces le Seigneur, pour vous, pour lui et pour toute la famille, et je vous embrasse de tout mon cœur. Lettre de Madame à Lucien[43]. Mon cher fils, Le mauvais temps ayant retardé le départ du brick et M. Ramolini n'étant pas, en conséquence, parti, je te répète qu'il te remettra une note, avec des renseignements. Ne néglige pas, de ton côté, tous ceux que tu pourras te procurer, il n'y a personne dans la famille qui puisse s'occuper de cela que toi, et j'ai fort à cœur que tu réussisses, ce qui te sera plus utile qu'aux autres, ayant des garçons. Ainsi ne néglige rien à ce sujet. Tu peux communiquer ma lettre à Louis et à mon frère, parce que je ne leur répète pas les mêmes choses. Embrase très affectueusement toute la famille pour moi ; je désire vous voir tous parler souvent de moi à tes enfants, Ti raccommando (sic) cio che ti scrivo. Addio, caro figlio, ti abbracio con tutta la tua famiglia e sono la tua affettma Madre. Porto-Ferrajo, ce 23 novembre 1814. Madame lui avait écrit déjà, dans le même sens, à ce sujet, en date du 19 novembre[44]. Lettre du cardinal Fesch à Madame Mère[45] : Rome, 23 novembre 1814. ... Louis supporte assez bien le climat de Rome ; il est occupé, toute la journée, à voir les antiquités, les églises et à faire des vers. Jérôme est bien pressé de se rendre à Rome. Son beau-père lui conseille de s'y établir. Joseph avait été, par la France, dans le pays de Vaud et a été obligé de partir. La reine de Westphalie écrivait à Louis que Joseph avait eu recours à l'empereur de Russie, qui lui avait promis de faire terminer cette affaire et de protéger toujours le prince trahi par la fortune. On donne comme positif que l'empereur d'Autriche viendra à Rome pour la semaine sainte et en Italie, à la fin du congrès. Malgré les assurances qu'on a données au roi de Naples, ceux qui croient avoir des nouvelles sûres, prétendent encore ici qu'il sera obligé de quitter le royaume et qu'il sera obligé de se contenter d'une principauté quelconque... On reprochait à Madame Mère d'avoir des tendances de
faveur trop marquée pour les Corses, à l'île d'Elbe, comme en France, car
c'était en effet pour eux de préférence qu'elle sollicitait auprès de son
fils des places vacantes. Napoléon ne l'entendait pas ainsi, malgré sa déférence
pour le sentiment national de sa mère et il se refusait à ses demandes,
lorsqu'il avait à remplacer l'un des soldats de la garde impériale de l'île.
Ajoutons que Madame, en montrant à l'empereur ses préférences marquées pour
les Corses, voyait en eux, pour son fils, des serviteurs plus fidèles et des
soldats plus dévoués que de simples gardiens contre les tentatives
criminelles menaçant, chaque jour, son existence. Ma
mère, disait alors Napoléon, est admirable
dans sa tendresse pour son pays, aussi bien que dans sa tendresse pour ses
enfants... Son dévouement pour moi est
sublime... Elle et Pauline me consoleraient
ici, pour longtemps, si j'en avais besoin. Toutes deux, en effet,
réunirent leur tendresse pour calmer les douleurs de sa captivité, contribuer
à ses œuvres généreuses, amener sa réconciliation avec Lucien et intercéder
auprès de lui en faveur de Murat. L'empereur avait appris à l'île d'Elbe qu'on s'occupait, à Vienne, d'un projet tendant à l'éloigner des côtes de France. C'était l'avis personnel de M. de Talleyrand. A ce conseil il fallait joindre la pénurie d'argent. Le peu qu'en avait le redoutable exilé provenait de la vente faite par sa mère de ses diamants. Napoléon avait réclamé en vain l'exécution du traité sur lequel il ne recevait aucune réponse. Ce manque absolu de bonne foi lui inspira la pensée d'un retour inattendu. Il n'aurait plus besoin des ressources de sa mère, pour accomplir cette grande entreprise. Car c'était surtout avec l'argent de sa mère que, jusque-là, il était parvenu à couvrir toutes les dépenses de sa situation, Madame supportait, sans peine, sa vie d'exil à l'île d'Elbe, parce qu'elle y était plus près de son fils et plus longtemps avec lui, qu'au milieu du cérémonial de la cour des Tuileries. Elle ne passait pas un jour à Porto-Ferrajo, sans venir chez l'empereur, lui témoigner sa sollicitude maternelle, et lui s'empressait d'y répondre, par l'assiduité de ses visites filiales. Elle employait une partie de ses journées à faire de la tapisserie et sur la table où elle avait rangé ses pelotons de laine, se trouvait un petit portrait de Napoléon, qu'elle contemplait, en travaillant. Elle avait rassemblé les portraits de ses autres enfants autour de celui-là. C'était sa compagnie de tous les jours et la consolation de leur absence. |
[1] 1814, par Henri Houssaye, 1888.
[2] Indication des Archives de l'État.
[3] Correspondance de Napoléon Ier, 1869, t. XXVII, p. 23.
[4] Voir l'Appendice.
[5] Correspondance de Napoléon Ier, t. XVII, p. 152 et suivantes.
[6] Quatrième des neuf lettres de Madame Mère, communiquées de la part de S. M. l'impératrice Eugénie.
[7] Cinquième des neuf lettres de Madame Mère, communiquées de la part de S. M. l'Impératrice.
[8] Voir l'Appendice. Madame Mère.
[9] La régence à Blois. Anonyme. Broch. Paris, 1814.
[10] Napoléon et Marie-Louise, 2e édit., 1844, t. II, p. 232.
[11] Copie du passeport ci-joint, offerte par le consul général lui-même et reproduite dans la forme usitée.
[12] Napoléon et Marie-Louise, par le baron Méneval, t. II, 1844.
[13] Sept pages in-folio, Catalogue de Charavay.
[14] Le cardinal Fesch, par l'abbé Lionnet, t. II.
[15] Napoléon à l'île d'Elbe, par Amédée Pichot, 1873.
[16] Registre de correspondance du cardinal Fesch.
[17] Registre de correspondance du cardinal Fesch.
[18] Registre de correspondance du cardinal Fesch.
[19] Lucien et ses mémoires, t. III.
[20] Communication de M. Rossi, juge d'Ajaccio, petit-neveu.
[21] Registre de correspondance du cardinal Fesch.
[22] Registre de correspondance du cardinal Fesch.
[23] Napoléon à l'île d'Elbe, etc., par Amédée Pichot, 1873.
[24] Correspondance de Napoléon Ier, t. XXVII.
[25] Registre de correspondance du cardinal Fesch.
[26] Correspondance de Napoléon Ier, t. XXVII.
[27] Registre de correspondance du cardinal Fesch.
[28] Communiquée par M. le Dr E. Bégin (de la Bibliothèque).
[29] Voir l'Appendice : Madame Blachier.
[30] Revue politique et littéraire (Revue bleue), de septembre 1886.
[31] Vente d'autographes, par Charavay, 17 mars 1891.
[32] Copie de la sixième lettre adressée de la part de S. M. l'impératrice.
[33] Archives de la cour de Vienne. Communication du chevalier d'Arneth.
[34] Correspondance de Napoléon Ier, t. XXVII.
[35] Correspondance de Napoléon Ier, t. XXVII.
[36] Correspondance de Napoléon Ier, t. XXVII.
[37] Extrait d'une lettre du comte de Jaucourt à M. de Talleyrand.
[38] Vente d'autographes, par Charavay, 16 mai 1868.
[39] Copie entière de cette lettre transmise par S. A. le prince Roland Bonaparte, en décembre 1890.
[40] Vente d'autographes, le 16 mai 1868.
[41] Copie de cette dernière lettre m'a été adressée par S. A. le prince Louis-Lucien Bonaparte, résidant encore à Londres.
[42] Les Bonaparte, 1814. Communiqué par le docteur E. Bégin.
[43] Copie de cette lettre envoyée de Londres, par S. A. le prince L. Lucien Bonaparte.
[44] Catalogue d'Eugène Charavay.
[45] Registre de correspondance du cardinal Fesch.