Année des vœux accomplis. — Etrennes impériales. — Marie-Louise, la veille de ses couches. — Le célèbre chirurgien accoucheur Antoine Dubois. — Présence de Madame Mère. — Naissance du roi de Rome. — Joseph, roi d'Espagne et Louis, roi de Hollande, presque malgré eux. — Louis écrit de Grætz à sa mère. — Madame et les princesses. — Lettre de l'impératrice à sa belle-mère. — Le jour des relevailles. — Le baptême et le banquet. — Œuvre de charité maternelle. — Plus d'éclat donné à la maison de Madame Mère, qui ne recherchait pas l'étiquette de cour. - Mystère conjugal d'une dame de sa maison au château de - La veuve et la fille d'un général vendéen. — La Corse et son chef-lieu. — Maisons d'éducation religieuse. — Décret sur l'éducation universitaire de la jeunesse (sage réserve de Madame Mère). — Son titre de mère vis-à-vis de l'empereur. — Anecdote sur le baisemain. — Lettre de la reine Catherine à son père. — S. A. I. Madame Mère et la beauté de ses filles. — Les deux impératrices. — Adulation des courtisans.L'année 1811 allait combler les vœux de Napoléon, en lui donnant un fils, et la nouvelle impératrice se trouvait assez avancée dans sa grossesse, pour faire espérer à l'empereur un héritier de son nom. Madame Letizia, confiante dans sa croyance maternelle et dans sa foi religieuse, priait Dieu, avec ferveur, pour la réalisation d'un si grand espoir. Heureux de cette attente, Napoléon n'oubliait pas le nouvel an, pour offrir à sa mère et à sa femme des étrennes dignes de sa munificence. Il avait commandé, pour elles, de riches parures de diamants. Un rapport spécial du 3 janvier 1811[1], adressé à l'empereur par le grand chambellan, comte de Montozian, avec envoi de trois médaillons, désignait, le premier, de 50.000 francs, pour S. A. I. Madame Mère, le second, de 40.000 francs, pour S. M. l'impératrice, et le troisième, de 30.000 francs, pour la duchesse de Montebello, sa dame d'honneur. Madame adresse la lettre suivante au prince Bacciochi, mari de la princesse Elisa[2] : Paris, le 8 janvier 1811. Mon cher fils, Je reçois avec plaisir la lettre que vous m'avez écrite pour la nouvelle année, et je suis bien persuadée de la sincérité de tous les sentiments que vous me témoignez dans cette occasion. Croyez que les vœux que, de mon côté, je forme pour votre bonheur, au renouvellement des années, comme dans tout le reste du temps, sont des plus sincères et des plus affectueux. C'est avec ces sentiments que je vous embrasse, avec Élisa et vos enfants. Vostra affett. Madre. (Ces
derniers mots sont de la main de Madame Mère.) Marie-Louise, à la veille d'accoucher, était entourée des siens, réunis dans le salon contigu à sa chambre. Napoléon, sa mère et ses sœurs, avec les docteurs Bourdier, Corvisart et Yvan, attendaient là des nouvelles, en observant le plus profond silence. Le célèbre chirurgien accoucheur Antoine Dubois, appelé auprès de l'auguste patiente, dès les premières douleurs, ne la quitta plus et resta seul, à son chevet, assisté des dames du palais, jusqu'à la fin de l'accouchement. C'était le soir du 19 mars[3]. Le lendemain, 20 mars, l'impératrice ressent les grandes douleurs de la maternité. Dubois procède à l'exploration nécessaire, paraît préoccupé de la position peut-être défavorable de l'enfant, et s'inquiète de la responsabilité, pesant sur lui seul. Il réclame l'assistance de Corvisart, qui tarde à revenir. Les douleurs augmentent avec des difficultés, semblant menacer la vie de l'impératrice. Dubois s'inquiète davantage, hésite sur le parti à prendre, invoque auprès de Madame Mère ses épreuves passées, et paraît consulter enfin les vœux de l'empereur sur celle des deux existences qu'il doit s'efforcer, à tout prix, de conserver. Sauvez la mère, lui répond l'empereur, sans hésiter ; sauvez la mère ! Songeait-il à la sienne, en même temps qu'à sa femme, dans ce moment suprême ? Était-ce un cri du cœur pour celle dont il attendait un fils ? ou bien le très habile accoucheur, malgré l'autorité de son expérience, n'osait-il agir, selon les préceptes de l'art, conformes aux lois de l'humanité ? On ne saurait se prononcer à cet égard. Quoi qu'il en eût décidé lui-même, plus sûrement, Dubois fit une application méthodique et facile du forceps, en sauvant, sans peine, l'enfant avec la mère, dont la parfaite conformation physique assurait sans obstacle, le plus heureux accouchement, Madame Mère avait jugé, par intuition, qu'il en serait ainsi. La joie paternelle de Napoléon rayonne autour de lui, sur les assistants, et bientôt elle éclate, au dehors, à travers la multitude, aux abords du palais des Tuileries, aux acclamations enthousiastes de : Vive l'empereur ! dès que retentit au loin le vingt-deuxième coup de canon des Invalides. Quelles pensées durent agiter, en cet instant, le cœur de la signora Letizia, au souvenir des épreuves multiples de sa féconde maternité ! Quel sentiment devait dominer sa pensée, à la date rétrospective du 15 août 1769, rapprochée du 20 mars 1811 ! Deux intéressantes lettres de l'empereur au roi Joseph, à l'occasion de la naissance du roi de Rome, témoignent que, malgré leurs dissidences politiques, Napoléon avait conservé à son frère aîné la plus sincère affection[4]. La princesse Élisa écrivait, en même temps, à sa mère, une lettre de félicitations qui la rendit heureuse, alors cependant que Son Altesse Impériale éprouvait le double chagrin de la renonciation de Joseph au trône d'Espagne et de l'abdication de Louis, roi de Hollande. Napoléon avait enfin un fils destiné à l'héritage de la couronne de France ! Le roi Joseph écrit, le 24 mars, à son oncle le cardinal, qu'il ne peut rester en Espagne, et que le mauvais état de sa santé l'oblige à descendre d'un trône sur lequel il n'avait pas demandé à monter, etc. Il se rendra à Paris, pour voir l'empereur et sa mère, dès qu'il aura pris quelques heures de repos à Mortefontaine. La publication de ses Mémoires, contenant sa correspondance, ne fournit aucune lettre de cette époque adressée par lui à sa mère. On peut s'en étonner, eu égard à ses sentiments pour elle, et certes, il avait dû lui en donner un nouveau témoignage. Quitter l'Espagne, toute sa préoccupation est là, dans chacune de ses lettres à la reine Julie. Il lui enverra sa procuration pour le baptême du roi de Rome (dont Madame Mère sera la marraine). L'empereur l'avait désignée, pour tenir le roi de- Rome sur les fonts baptismaux, avec l'empereur d'Autriche, représenté par le prince Charles, son frère, ou le grand-duc de Wurtzbourg. Madame fut suppléée par la reine de Naples et d'Espagne, avec délégation, en son absence, de la reine Hortense, à titre de seconde marraine. La cérémonie fut célébrée à Notre-Dame ; et malgré le respect dû à la Sainte Église, il y eut, dit un historien[5], après le baptême, un instant où l'émotion générale, jusque-là contenue, déborda tout à coup, et où les applaudissements de tous les assistants traduisirent éloquemment les sympathies nationales. Ce fut quand l'empereur, recevant des mains de sa mère, son fils que venait de bénir la religion, l'éleva dans ses bras, et d'un geste attendri, le fit voir à la foule pressée dans cette vaste enceinte. Le banquet du baptême eu lieu, le même jour, à l'Hôtel de Ville, avec un somptueux éclat. La table, dont l'empereur et l'impératrice occupaient le milieu, était dressée sur une estrade, aux regards du public. Madame Mère et les princesses se trouvaient du côté de l'empereur, tandis que les princes souverains étaient placés du côté de l'impératrice, comme à la cérémonie du mariage. Dans une lettre adressée, de Saint-Cloud, le 14 avril, à Madame Mère, alors souffrante, l'impératrice lui exprime ses vœux pour le rétablissement de sa santé, en ajoutant[6] : Mon fils baise les mains de sa grand'maman : il se fortifie et embellit tous les jours. L'empereur me charge de ses compliments ; il se porte bien. On peut croire, eu égard à la situation de Marie-Louise, qu'elle n'était pas informée du mécontentement de l'empereur, au sujet de l'abdication de ses deux frères, les rois Joseph et Louis. Elle ne pouvait y faire allusion, en écrivant à sa belle-mère. Les deux fils de Son Altesse Impériale, abdiquant leurs couronnes royales, avaient recours à elle, pour alléger les frais de leur départ d'Espagne et de Hollande. Joseph avait eu de plus lourdes dépenses à faire, et Louis priait Madame Mère de lui acheter ses diamants. Ainsi se réalisait pour eux, au temps le plus prospère de l'empire, les prévisions maternelles de l'économie la plus prévoyante. La lettre du roi Louis à Madame Mère[7], en démontre la vérité. Grætz, 22 avril 1811. Je vous prie de m'acheter mes diamants ; j'en désirerais 420.000 francs, parce qu'ils valent beaucoup plus. Si vous pouvez me faire le plaisir d'en remettre la valeur au porteur, de suite, vous me ferez plaisir. Votre bijoutier les connaît presque tous et en sait la valeur. Vous trouverez ci-joint l'état de ces objets numérotés d'un à huit. Je garde le n° 1, qui est le grand collier, vendu par votre bijoutier. Quand le docteur aura reçu l'argent, il enverra ce dernier objet. Je fais cela pour la sûreté. Cette lettre étant tout à fait d'affaires, permettez-moi, ma chère maman, de la terminer ici, en vous renouvelant l'assurance de mon tendre et respectueux attachement. LOUIS. P.-S. — J'embrasse mon oncle, Pauline et Julie. Durant les six semaines qui suivirent les couches de l'impératrice, Madame Mère et les princesses étaient seules admises auprès d'elle. On leur offrait des fauteuils auprès de son lit. Mais le jour officiel de grande réception étant arrivé, l'empereur, trop imbu de l'étiquette de cour, à l'égard de sa famille, fit enlever, à tort, les fauteuils réservés à Madame Mère et à ses deux belles-filles, encore reines d'Espagne et de Hollande, pour y substituer seulement des tabourets. Aussi, Madame, au moment de s'asseoir, se retira-t-elle avec gravité, mais les deux reines présentes le firent avec dépit. Il faut dire, toutefois, que Madame Mère, dès son entrée dans la chambre, s'étant approchée du lit de sa belle-fille, l'embrassa, et s'informa de sa santé, ainsi que de celle du roi de Rome. Quoi qu'il en fût, la raison d'étiquette n'aurait pas dû s'appliquer à l'auguste mère du souverain, si mécontent qu'il fût de l'abdication de ses deux frères. L'impératrice, étonnée du brusque départ de sa belle-mère, voulut la retenir, au nom de l'empereur, et crut devoir invoquer le témoignage de sa dame d'honneur, qui s'empressa de dire à Madame Mère : Oui, Madame, Sa Majesté désire que Votre Altesse assiste aux relevailles de l'impératrice. — Madame, répondit Son Altesse Impériale, avec dignité, si l'empereur l'exigeait, il aurait fait disposer un fauteuil pour moi ; et elle sortit sans précipitation. Napoléon fut contrarié de cet incident, mais il évita de s'en plaindre à sa mère, dont il craignait un reproche mérité. Madame n'aimait pas davantage les réceptions à jour fixe. L'empereur en avait fait l'expérience ; elle servit à sa mère, dont les goûts et les habitudes se prêtaient peu à la ponctualité de l'étiquette. Elle se montra, au contraire, empressée d'assister à la vaccination du roi de Rome précédant son baptême de deux mois, environ. Après le baptême, l'empereur voulut reconstituer l'œuvre de la charité maternelle, dont la fondation remontait à Louis XVI[8]. Il nomma l'impératrice, par un décret, protectrice de cette œuvre suprême de bienfaisance, et lui en confia la haute direction, en y ajoutant un conseil de quinze dignitaires, dont le secrétaire général fut le cardinal Fesch, grand aumônier de la couronne. C'était diminuer les attributions de Madame Mère, déjà placée à la tête des établissements de bienfaisance et des institutions de charité. C'était du moins affaiblir le prestige de son autorité légitime. Le souverain eût mieux fait peut-être de confier à sa mère l'œuvre de la charité maternelle, sous le titre de protectrice honoraire, si son âge et sa santé ne lui permettaient plus d'en assumer la protection active. Nulle femme n'en était plus digne que cette mère auguste de l'empereur et des rois ses alliés naturels. Et fussent-ils dépossédés de leurs trônes, en devant une nouvelle existence aux principes d'économie reprochés à leur mère, nulle autre qu'elle n'avait pratiqué autant et à tous les titres, les vertus de la charité maternelle. Quel motif, dans la pensée de l'empereur, avait pu le décider à écarter sa mère de l'œuvre confiée par lui à l'impératrice ? Est-ce parce que Madame Mère s'était montrée peu obséquieuse envers Marie-Louise ? ou parce que, dans la loyauté de son caractère, elle avait désapprouvé certains actes de la politique impériale ? N'était-ce pas l'appui maternel qu'elle avait donné à Lucien, dans son opposition prolongée envers Napoléon, voulant décider son frère au divorce, pour l'élever aussi sur un trône que Lucien refusait ? Ou bien n'était-ce pas encore l'affection et l'assistance qu'elle avait témoignées à ses deux autres fils, Joseph et Louis, abdiquant leurs couronnes ? Quoi qu'il en fût, Madame Mère accepta, sans se plaindre, la disgrâce apparente que lui infligeait l'empereur, et n'en témoigna nul mécontentement, par égard pour son fils et par respect pour elle-même. Voilà ce qu'était cette femme incomparable par l'élévation des sentiments et par la noblesse du caractère ! Cependant une sorte de compensation lui était réservée par l'empereur, qui voulut d'abord donner plus d'éclat et de grandeur à la maison de Son Altesse Impériale. Il augmenta les ressources de ses œuvres de charité, qui l'obligeaient, parfois, à des emprunts sur son budget privé. Le souverain décida, en outre, que la maison de Madame Mère serait pourvue de privilèges auxquels Son Altesse n'attachait nulle importance. C'était que tout fonctionnaire nouveau de sa maison possédât des titres nobiliaires authentiques. C'était la conséquence de la destinée nouvelle qui l'unissait à une archiduchesse d'Autriche. La maison de Madame Mère s'était agrandie, depuis sa formation, en 1805, et présentait, en 1811, un ensemble complet, sauf quelques remplacements et des titres de plus. Son Altesse Impériale assistait rarement aux réceptions de la cour, et si elle y paraissait, les invités pouvaient ne pas la reconnaître ou ne point lui témoigner la déférence qu'elle avait droit d'attendre de tous. Elle n'y prenait point garde et s'abstenait d'en parler à l'empereur, qui n'eût pardonné à personne un manque d'égards à sa mère. Elle ne recherchait non plus aucun crédit à la cour, en sachant conserver, dans l'occasion, l'autorité de son rang et de sa situation. Quant à sa cour privée, Madame Mère n'en avait point d'autre que sa maison et elle se dispensait de la convoquer. Elle se trouvait satisfaite des hommages qui lui étaient rendus, dans les occasions officielles, au jour de l'an, par exemple, ou à la fête du 15 août. N'ayant donc point de cour, Madame Mère n'avait point de courtisans. Elle eût voulu les remplacer par tous ses enfants et petits-enfants, si elle avait pu les réunir presque tous autour d'elle. Leurs réunions partielles étaient passagères et se trouvaient réduites à des citations, dans les feuilles publiques, parmi les faits divers[9]. L'entourage de Madame Mère ne ressemblait guère à celui de l'impératrice et des reines ou princesses de sa famille. La société fort simple, restreinte à quelques personnes, trop sérieuse peut-être, ne lui permettait pas de juger combien la société mondaine était frivole. L'empereur, sans tout savoir, disait un jour à sa mère : — Signora Letizia, engagez donc vos filles à un peu plus de retenue. Elles ont tort de faire si bon accueil aux godelureaux qui les flattent. Qu'elles dansent un peu moins avec eux et un peu plus avec les officiers de ma garde, qui ne sont peut-être pas d'aussi jolis garçons, mais sont plus dignes de leur plaire. La tenue simple, l'attitude grave et sérieuse de Madame Mère, respectée par tous, ne furent pas sans influence sur le maintien du bon ton, parmi les dames de la cour. Si la cour de Napoléon, dit lord Holland[10], ne fut pas la plus polie et la plus agréable, ce fut la moins dissipée et la moins immorale qu'ait eue la France, depuis trois siècles. Madame Mère n'avait résidé qu'à de rares intervalles et peu de jours, chaque fois, dans les châteaux -appartenant à la couronne, tels que ceux de Compiègne, de Fontainebleau et de Saint-Cloud. Elle admirait L'ordre établi dans la maison de l'empereur et citait pour modèle cette tenue parfaite, jusque dans les moindres détails. Une jeune femme que Son Altesse Impériale estimait beaucoup, se trouva compromise, à propos d'une bougie allumée toute la nuit, dans l'un de ces châteaux, et peu s'en fallut que le dénouement de l'aventure ne fût tragique. En voici l'aperçu : Lorsque Madame Mère séjournait dans une résidence impériale, elle emmenait avec elle des personnes de sa maison. L'empereur, se faisant rendre compte de tout, apprend, un jour, que mademoiselle de ***, précisément attachée au service de Son Altesse, avait laissé sa bougie brûler toute la nuit. Vous voulez donc nous incendier ? lui dit l'empereur, en riant. Mademoiselle de ***, devenue pâle, lui répond en balbutiant : Sire, j'ai lu et je me suis endormie. Le fait paraissait expliqué, lorsque l'officier de ronde annonce que l'un des factionnaires a vu, la nuit précédente, passer dans l'ombre d'une allée, quelqu'un qui, au cri d'alerte : Qui vive ? a disparu. Ordonnez, Duroc, que l'on surveille mademoiselle de ***, dit l'empereur au grand maréchal du palais. Mademoiselle de *** assiste, le soir même, en toilette, à une réception du château, où après avoir salué Madame Mère, elle se retire de bonne heure, se déshabille à la hâte, revêt une robe simple, de couleur foncée, cache ses cheveux sous un bonnet, s'enveloppe d'un manteau, souffle, cette fois, la bougie dénonciatrice, ferme doucement la porte de sa chambre, descend l'escalier sans bruit, se glisse le long des massifs et disparaît, comme dans l'ombre de la nuit précédente, sans que le factionnaire qui l'avait vue, criât de nouveau : Qui vive ? Le rapport à l'empereur lui apprenait que mademoiselle de***, à sa sortie du parc, avait vite gagné une maison du faubourg, y était restée deux heures, et en était sortie, accompagnée d'un homme jeune qui l'avait quittée, à sa rentrée dans le parc. L'empereur, sans inquiéter Madame Mère, fait venir la demoiselle et lui dit sévèrement : Voilà deux nuits que vous quittez le château ? — Sire ! répond-elle, en paraissant nier. Ne cherchez pas à me tromper, je sais où vous allez ; vous êtes coupable ! — Vous pouvez ternir ma réputation, Sire, mais ma conscience est pure comme le jour. Son regard brillait de sincérité. Mais alors, reprend l'empereur, quel est cet homme qui vous accompagnait ? — Pardonnez-moi, Sire, fait-elle, en tremblant et comme pour détourner la question. Répondez donc, car, dans un instant, je puis savoir quel est cet homme ! — Sire, c'est mon mari. Nous nous aimions depuis l'enfance ; il y a eu engagement de famille et mon père nous a unis secrètement. Il se nomme de ***. Ce nom disait tout. M. de ***, ancien haut fonctionnaire, était sorti de France, par un jugement, y était rentré, malgré la loi, au risque d'être condamné à mort. C'est bien, madame, lui dit l'empereur d'un ton mesuré ; vous êtes sûre, au moins, d'être aimée pour vous-même, en exposant votre mari à risquer sa vie, pour venir voir sa femme, pendant deux heures ! En parlant ainsi, l'empereur s'assied devant une table, prend une plume, trace quelques mots sur un papier qu'il plie, en y mettant l'adresse, ou du moins le nom de M. de *** lui-même : Allez, madame, dit-il à la malheureuse épouse, haletante d'inquiétude et suppliante du regard ; allez, le maréchal va vous accompagner en voiture. M. de ***, en revoyant sa femme ainsi escortée, se croit perdu et, déjà résigné à son sort, il ouvre le billet de l'empereur et lit : Ordre de conduire M. de *** et sa femme à la frontière. Le mari était sauvé. Madame de Sartrouville, devenue plus tard lectrice de Son Altesse, raconte, dans ses Souvenirs[11], cette aventure romanesque, sans expliquer de quelle façon Madame jugea la conduite de la jeune femme de sa maison, ni pour quel motif grave le mari avait été exilé de France, sous peine de mort, s'il y rentrait, ni enfin comment le père avait consacré le mariage de sa fille. Voici un autre fait qui honore plus à découvert la bonté de l'empereur et l'utile intervention de Madame Mère auprès de lui. Son Altesse, se trouvant à Saint-Cloud, apprend, un jour, par madame de Valence, que la veuve d'un illustre général vendéen (la marquise de B.), vivait dans la pauvreté, avec sa fille. Elle s'intéresse à elles et en parle à l'empereur, qui fait mander ces deux dames et les accueille avec la plus grande bienveillance, d'après la recommandation de Madame Mère. Madame, dit-il à la veuve du général, cherchez, dans mon armée, un officier qui convienne à mademoiselle votre fille ; je lui donnerai de l'avancement, et 100.000 francs de dot. Voici, en attendant, un bon de 20.000 francs, pour subvenir à vos premiers besoins. Madame de B. se retire, émue jusqu'aux larmes, et rentrée à Paris, elle écrit à une amie, pour lui annoncer cette nouvelle inattendue, en terminant sa lettre par ces mots, bien lisibles : Vive l'empereur ! On a prétendu qu'à la chute de l'empire, madame de B. oublia sa reconnaissance envers celui que, dans son monde, on appelait l'usurpateur. Mieux vaut, pour elle, douter d'un pareil oubli et croire à sa gratitude. Vers la fin de l'année 1811, l'empereur ayant confié le commandement militaire de la Corse au brave général Morand, fut sollicité par Madame Mère et par le cardinal Fesch d'ériger la ville d'Ajaccio en capitale de l'île, qui formerait un seul département. Les motifs à l'appui de cette demande étaient de donner à la Corse l'unité d'ensemble et l'union de patriotisme qui lui manquaient, d'où la fréquence des discordes civiles, des luttes de partis et des suites fatales de la vendetta. Son Altesse n'oubliait pas, à l'apogée de la fortune impériale, l'humble existence de la signora Letizia et les temps difficiles qu'elle avait traversés. Elle était restée fidèle à la Corse, sa patrie, qu'elle aurait voulu voir riche et prospère. C'est pourquoi elle demandait à l'empereur d'en assurer les moyens. Le côté pratique de cette question est bien exposé dans un livre d'histoire peu connu aujourd'hui[12]. Une autre question d'ordre religieux fut soulevée, vers cette époque : Les maisons d'éducation subordonnées aux évêques, se trouvaient en butte à des insinuations malveillantes, parvenues à l'empereur, qui en prit ombrage et résolut d'agir sévèrement. Ni les suppliques des évêques, ni les protestations du cardinal, ni l'intervention de divers hommes politiques, ni le crédit de la jeune impératrice ne purent faire renoncer l'empereur à un décret rendu le 15 novembre, Ce décret prescrivait à tous les jeunes gens, sans exception, et quels que fussent leurs projets, de suivre les cours de l'Université. Un tel décret d'égalité pour tous agita les esprits et provoqua la réaction des évêques, qui formulèrent leurs plaintes auprès de la cour de Rome. Madame Mère, malgré sa profonde piété, malgré l'influence relative de son frère le cardinal, en matière religieuse, fut priée d'intervenir aussi, et s'en abstint, parce que, pour elle, la question était d'ordre politique. L'empereur lui sut gré de n'avoir pas soutenu l'opposition du cardinal et ne manifesta son mécontentement qu'à l'égard des partisans du privilège. Il maintint sa décision et le décret eut force de loi pour l'égalité, avec l'adhésion maternelle. La puissance de Napoléon ne fit jamais oublier toutefois à Madame qu'elle était sa mère. Elle avait pour lui beaucoup de déférence, mais prétendait avoir droit à son respect filial. Un jour de la même année, dans une réunion de famille, Napoléon présenta sa main à baiser à sa mère, qui la repoussa vivement. Ne suis-je pas votre empereur ? lui dit-il. — Mais moi, lui répondit-elle, ne suis-je pas votre mère, et vous, n'êtes-vous point mon fils, avant tout ? Napoléon ne répliqua rien et baisa la main de sa mère. L'impératrice Marie-Louise assistait à cette simple scène, sans en comprendre la portée. Elle s'étonna de la remarque faite par Madame à l'empereur, en lui disant : Moi, ma mère, à Vienne, je baisais bien la main de l'empereur d'Autriche ! Sa belle-mère lui répondit aussitôt, avec gravité : Là, ma fille, l'empereur d'Autriche était votre père, tandis qu'ici, l'empereur de France est mon fils. Telle est la différence. La reine de Westphalie, dans une longue lettre à son père, le roi de Wurtemberg, lui raconte avec détail l'incendie du château de Cassel, survenu le lendemain de la fête de sainte Catherine, sa patronne. Elle termine sa lettre par ces mots[13] : Cassel, 6 décembre 1811. J'ai reçu également de grandes preuves d'intérêt de toute la famille impériale, Madame Mère, mes belles-sœurs m'ont envoyé les plus jolies choses de toute espèce, pour m'alléger le poids des pertes que j'ai faites. Je ne puis dire combien j'ai été touchée de ces marques d'intérêt. Le présent de S. A. I. Madame Mère à la reine Catherine, qu'elle aimait, était le plus réel ou le plus précieux des dons qui lui fussent offerts, quoiqu'il ne soit pas désigné. Madame témoignait, une fois de plus, comme dans bien des occasions, qu'elle savait donner avec largesse, lorsqu'elle le devait. Elle évitait le faste, l'ostentation, qu'elle blâmait chez les autres, et se montrait sévère pour les reines ou princesses de sa famille, ne mesurant pas, d'après elle, la proportion de leurs dépenses à leurs revenus, et abusant des libéralités de l'empereur. Mais ses reproches de prodigalité à ses enfants lui attiraient, de leur part, des critiques indirectes de parcimonie, dont l'exagération a été accréditée trop longtemps. Les trois filles de l'impératrice mère, désignée ainsi autrefois à la cour, avaient hérité, sous des formes différentes, de la beauté de la signora Letizia, qui en conserva jusqu'à un âge avancé, l'ensemble imposant. L'aînée, ou la princesse Elisa, représentait les grandes lignes de ses traits réguliers, avec une ressemblance assez sévère de médaille romaine. La seconde, la princesse Pauline, lui ressemblait aussi, avec plus de finesse dans les traits, une grâce juvénile dans l'expression et une séduction de toute sa personne, faisant d'elle la reine de la cour, de même que sa ravissante statue, par Canova, était l'image idéale de la Vénus moderne. La troisième enfin, ou la reine de Naples, la plus jeune de ces trois Grâces de l'Empire, participait des deux premières, par le charme de la physionomie, la vivacité de l'intelligence et la séduction des manières. Des querelles d'amour-propre, de rivalité féminine s'engageaient souvent entre elles ou entre leurs dames et celles de l'impératrice. Ces querelles, en se prolongeant, requéraient parfois l'intervention de la signora Madre, qui savait si bien interposer l'autorité de son caractère et la bonté de son cœur, entre les femmes rivales, qu'elle parvenait à les réconcilier, sinon d'une manière définitive, du moins jusqu'à nouvelle occasion. Madame Mère se montrait fort réservée à l'égard de Marie-Louise, qu'elle aimait peu. Elle avait été presque aussi discrète envers Joséphine, qu'elle eût aimée davantage, si l'impératrice divorcée avait su la comprendre et lui demander son appui. La différence de leurs goûts et le contraste de leurs habitudes les avaient séparées ainsi l'une de l'autre. Cette grande réserve envers Marie-Louise était nécessaire de la part de Madame Mère, pour maintenir l'union entre les princesses ses filles vis-à-vis de l'impératrice. Madame d'Abrantès, qui en avait été souvent témoin, justifie cette appréciation, dans les détails de ses Mémoires[14]. Rappelons seulement que la réserve de Son Altesse, poussée, on le reconnaît, jusqu'à la timidité, vis-à-vis d'autres personnages, ne lui fit jamais perdre le sentiment de sa dignité, ni la conscience des droits attachés à son rang d'impératrice mère. Indulgente pour tous, elle se montrait sévère pour les adulations des courtisans. Le cardinal Maury, archevêque de Paris, s'avisa, un jour, malgré tout son esprit d'à-propos, d'adresser à Madame Mère, sur le ton d'une politesse superlative, des éloges excessifs, annonçant tout un discours sur le même ton. Eh ! monsieur le cardinal, interrompit-elle, à entendre ce que vous me dites aujourd'hui, que vous restera-t-il demain, pour continuer comme vous aurez commencé ? — Flatteries et moqueries, disait Madame Mère ; j'aimerais bien mieux qu'on me dit vrai, de temps en temps, afin de me faire prendre goût à la louange. Quant à elle, jamais elle ne donnait d'eau bénite de cour, elle distribuait des témoignages effectifs de ses intentions charitables, en proportion des ressources dont elle pouvait disposer. C'est ainsi qu'en 1811, la grande-duchesse Élisa, ayant envoyé, de Lucques, un magnifique maître-autel à la cathédrale d'Ajaccio, S. A. I. Madame Mère fit remettre à la fabrique deux cents napoléons d'or, pour acquitter les frais d'emplacement de ce maître-autel[15]. Elle regretta, dans la suite, que l'empereur n'eût pas eu le temps d'assurer à la Corse entière, par de grands travaux d'utilité publique, le bien-être et la prospérité de leur pays natal, uni désormais aux destinées de la France. FIN DU TOME PREMIER |
[1] Archives nationales.
[2] Lettre communiquée par M. W***.
[3] Souvenirs de madame veuve du général Durand, t. Ier.
[4] Mémoires du roi Joseph, 1834, t. VII.
[5] Histoire de Napoléon II, roi de Rome, par Guy, de l'Hérault.
[6] Catalogue du baron de Trémont, décembre 1859.
[7] Archives de la cour d'Autriche. Copie adressée par le chevalier d'Arneth.
[8] La Charité à Paris, par Jules Lecomte, 1861.
[9] Archives de la Bibliothèque nationale. Les papiers de l'empire.
[10] Souvenirs des cours de France, 1862.
[11] Souvenirs de madame de Sartrouville.
[12] Storia di Corsica, par Renucci. Bastia, 1833, 2 vol.
[13] Correspondance de la reine Catherine, Stuttgart, 1887, t. II.
[14] Mémoires de la duchesse d'Abrantès, t. XIV.
[15] Notre-Dame d'Ajaccio, par Alexandre Arman 1844.