MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1810.

 

 

Choix d'une nouvelle impératrice. — Avis de Madame Mère. — La fille aînée de Lucien conduite auprès d'elle. - Lettres : de Pauline à Lucien ; — de la même au cardinal ; - de Madame Mère à la femme de Lucien, au nom de l'empereur ; — de la même à Lucien. — L'archiduchesse Marie-Louise désignée pour impératrice. — Madame Mère invitée par l'empereur à Saint-Cloud. — Annonce officielle du mariage. — Napoléon en informe sa mère. — L'empereur d'Autriche renouvelant l'exhibition généalogique des Bonaparte. — Discussion des princesses chez leur mère. — Collection de tableaux du cardinal. — Spécimen des lettres officielles de Madame Mère. — Le cardinal Fesch à Jérôme, au nom de Madame. — Lettres de dames de la charité à Son Altesse Impériale. — Abdication de Louis, venu à Paris, chez sa mère et se retirant à Tœplitz. — Nouvelles fêtes. — Madame retourne à Aix-la-Chapelle. — La reine Catherine l'y rejoint. — Lettre de l'empereur à sa mère ; — de Madame au baron Bourgoin. — Lucien, embarqué pour l'Amérique, est pris par les Anglais. — Lettre de Louis à Madame Mère. — Déférence de ses enfants pour elle. — Entrée dans son salon d'un préfet fourvoyé.

 

Le divorce accompli imposait à l'empereur le choix d'une nouvelle épouse et ce choix était difficile. Son premier dessein avait été d'épouser une Française, alliée à l'une des grandes familles de l'ancienne noblesse, ou à l'un des premiers dignitaires de la noblesse impériale. Madame Mère, inquiète de l'avenir et regrettant pour son fils la proclamation de l'empire, aurait préféré une Française pour impératrice, si cet avis eût prévalu contre les avantages attribués par la raison d'Etat, à l'alliance Française avec une dynastie étrangère.

A la cour, suivant Thibaudeau[1], on pensa à la fille aînée de Lucien, qui avait été, un instant, destinée au prince des Asturies. Dès que le divorce fut accompli, on la fit venir, à Paris, chez Madame Mère ; elle aurait été le gage de réconciliation des deux frères. Il est difficile de croire que l'empereur eût pensé sérieusement à épouser une Française, sa nièce ou toute autre, fût-elle de ces familles nobles qu'il appelait de belle race, lui qui avait marié son fils adoptif, Eugène Beauharnais, à une princesse de Bavière et son frère Jérôme à une princesse de Wurtemberg.

Le projet attribué à l'empereur, par Thibaudeau, est d'autant moins admissible que Napoléon, ayant songé, dès 1808, à faire venir à Paris la fille de Lucien, l'avait placée, dit aussi M. Thiers[2], sous la tutelle de son aïeule, l'impératrice mère, qui lui prodiguait ses soins, en vue d'un mariage avec le prince des Asturies.

Dès le 2 janvier, la princesse Pauline, dans une lettre pressante à Lucien, renouvelle auprès de lui les instances de leur mère, pour le décider à mieux apprécier les desseins de l'empereur[3].

Paris, le 2 janvier 1810.

J'ai parlé à l'empereur. Maman s'est chargée de te rendre compte de ce qu'il a dit. Il parait désirer savoir ce que tu veux, afin de terminer et de te voir réuni à nous ; ce serait pour nous un grand bonheur.

PAULINE.

Les instances réitérées de sa famille, au nom encore de Madame Mère, finissent par décider Lucien à faire la moitié du sacrifice qui lui était demandé. L'aînée de ses deux filles, Charlotte, quittait Canino, vers la fin de février, accompagnée par l'une de ses cousines (madame Gasson), pour se rendre à Paris, chez sa grand'mère, écrivant à Lucien la lettre suivante[4] :

Paris, 8 mars 1810.

Lolotte est arrivée en bonne santé. Aussitôt que sa toilette le permettra, je la mènerai chez l'empereur, et je suis persuadée d'avance qu'elle sera bien reçue ; je t'en informerai dès le lendemain.

Fasse le ciel que j'aie à t'annoncer, en même temps, la seule chose qui manque encore à mon bonheur, votre réconciliation !

Vostra Madré.

La princesse Pauline adresse de Paris, le 5 mars, à son oncle le cardinal, une lettre instante pour Lucien[5], en le priant de la lui remettre en mains propres.

... Tâchez donc, dit-elle, de lui faire entendre le langage de la raison, l'empereur étant décidé, s'il ne revient pas, à ne pas même le laisser à Rome. Il lui ouvre les bras ; il lui donnera le rang qui lui appartient ; il assurera un sort à sa femme et à ses enfants.

... Il est dur pour nous, mon cher oncle, de voir qu'une autre famille s'élève à nos dépens, par la faute de Lucien. Maman en a le plus grand chagrin et il la fera mourir, par tous les désagréments qu'elle éprouve pour lui.

Nous ne pouvons plus nous regarder comme de simples particuliers, ni agir de même. En conséquence, s'il ne revient pas à nous, nous serons forcés de renoncer à toute relation avec lui. Vous-même, mon cher oncle, je vous conseille de ne plus voir sa femme ; elle seule est la cause de toutes nos peines et chagrins : si elle avait un peu d'âme, elle se conduirait autrement.

Soyez ferme avec Lucien, il doit faire un sacrifice pour sa mère et pour sa famille entière.

Adieu, mon cher oncle, etc.

Votre affectionnée nièce,

PAULINE.

La tendresse filiale de Pauline pour sa mère se montre dans cette lettre, menaçant Lucien d'une séparation de sa famille, s'il ne se sépare pas lui-même de sa femme.

Madame Mère écrit, peu de jours après, à sa belle-fille (femme de Lucien), au sujet de leur divorce demandé par l'empereur. Cette lettre, datée du 10 mars[6], est affligeante et prouve que la pauvre mère a épuisé ses efforts prolongés de conciliation. Elle prie instamment sa belle-fille de faire rompre son mariage avec Lucien.

... Vous savez, lui écrit-elle, tous les malheurs que votre mariage a attirés sur notre famille, et vous devez juger qu'ils sont à l'excès, par la démarche que je vous propose de faire. L'empereur veut votre divorce ; il dépend de vous de décider Lucien à le faire ; et dans le cas où il s'y refuserait, de le demander vous-même. C'est le moyen d'éviter la disgrâce qui le menace, ainsi que vos enfants et tout ce qui vous appartient. Si vous le faites, au contraire, vous ferez le bonheur de votre mari et de vos enfants : Ne balancez pas, entre une vie remplie d'amertume et de chagrin, à laquelle vous devez vous attendre, si vous vous obstinez, et la perspective d'un avenir heureux ; vos enfants seront reconnus par l'empereur et peuvent succéder à des couronnes. Enfin, si vous avez quelque considération pour une mère qui a su, en tout temps, faire des sacrifices pour ses enfants, vous le ferez aussi pour moi et je vous assure que je ne l'oublierai de ma vie.

Vostra Madre.

Une nouvelle lettre de Madame Mère à Lucien[7], insiste dans les termes les plus touchants sur la nécessité de son adhésion :

Paris, 1er avril 1810.

Mon cher fils, Quoique j'aie chargé Campi de te faire connaître, de vive voix, toute ma pensée, au sujet de ton affaire, je veux encore ajouter par écrit, que tu ne dois pas, si tu m'aimes, différer d'accéder aux propositions que l'empereur t'a faites et dans lesquelles il persiste.

Ton sort, celui de ta famille, le mien et celui de nous tous ne dépend que de toi. Il n'est plus temps de raisonner, mon cher fils, tout ce que tu pourrais me dire ne me fait pas changer d'idée. J'attends cette dernière consolation de la tendresse que tu m'as toujours témoignée.

Campi te dira qu'il me laisse malade au lit ; ta dernière lettre n'y a pas peu contribué, comme ton obstination contribuerait, sans doute, à abréger mes jours. Tu peux me rendre à la vie et au bonheur et tu n'auras pas le courage de me le refuser. C'est la dernière fois que je te le demande.

L'empereur et tous ceux de la famille sont à Compiègne ; moi seule, avec Charlotte, nous sommes restées à Paris. Notre fille continue à se faire aimer et admirer par tout le monde. J'en suis extrêmement contente, elle est ma compagne, il ne manque à son bonheur et au mien que de te voir réconcilié avec l'empereur.

Adieu, mon cher fils, j'attends, avec la plus vive impatience ta réponse ou plutôt l'annonce que tu arrives et je t'embrasse avec toute la famille du fond de mon cœur.

Tua affettissima Madre.

Cette dernière tentative faite par Madame Mère, au nom de l'empereur et de sa famille, ne put qu'émouvoir les sentiments de la tendresse filiale et de la déférence fraternelle, sans ébranler les résolutions de l'amour conjugal. Lucien adorait sa femme et ses enfants, mais il ne pouvait supporter la proposition persistante de son divorce. Faut-il l'en blâmer ?

Sa fille aînée (de sa première femme), d'ailleurs, quoique placée sous l'égide de Madame Mère qui la comblait de bontés, ne paraissait point s'accoutumer aux exigences de la cour. Elle ne prenait aucun goût aux offres matrimoniales et déguisait moins à d'autres qu'à sa grand'mère sa répugnance pour certaines présentations. Elle se plaignait de son séjour à Paris et formulait, dans ses lettres, des critiques irréfléchies sur la famille impériale. Son père la réclamait avec instance et serait venu lui-même la chercher, si Madame Mère ne l'en avait dissuadé, en retenant encore sa petite-fille, auprès d'elle, pendant quelque temps. L'empereur, informé de ladite correspondance, exprima son mécontentement à l'égard de cette nièce rebelle, en ordonnant de la reconduire à son père, dans le plus bref délai ; et ce fut fini.

On avait parlé, à Paris, dès les premiers jours de janvier, de l'archiduchesse d'Autriche Marie-Louise, pour succéder à l'impératrice Joséphine et de sa prochaine arrivée en France. L'empereur, pendant ce temps, avait établi sa résidence au palais de Saint-Cloud et les princes souverains de sa famille, invités à s'y rendre, s'empressèrent de lui faire visite.

S. A. I. Madame Mère, accompagnée de son chambellan, M. de Laville, était venue, un jour, pour dîner ; mais l'empereur, après s'être fait attendre, n'était pas arrivé, tandis que Madame Mère se retrouvait dans la situation où elle s'était vue, chez son fils aîné, à Mortefontaine. Elle en exprima ses regrets au page de service, le jeune Édouard de ***, qu'elle connaissait assez, pour renouveler, devant lui, ses plaintes maternelles, si sincères et si naïves, sur l'absence ou l'éloignement de ses enfants, souverains et princes ou princesses. Elle n'en exceptait pas l'empereur, dont l'autorité, disait-elle, était parfois despotique, mais dont le génie se montrait toujours supérieur aux autres.

Voici le passage curieux de ce long dialogue dégagé, par notre respect pour Madame, de toute allusion à son accent corse et italien.

... L'empereur ne me connaît pas, disait sa mère, ce ne sera que lorsque je ne serai plus. Il s'est plaint à moi de tous ses frères ; il disait : Je ferai interdire celui-ci, arrêter celui-là. Je lui dis : Mon fils, vous avez tort et raison ; raison, si vous les comparez à vous, parce que vous ne pouvez être comparé à personne au monde : une merveille, quelque chose d'extraordinaire. Mais vous avez tort, si vous les comparez aux autres rois.

L'empereur riait et me dit Signora Letizia, vous aussi vous me flattez. Je lui ai répondu : Vous ne rendez pas justice à votre mère ; une mère ne flatte pas son fils. Vous le savez, Sire, en public, je vous traite avec respect, parce que je suis votre sujette, mais en particulier, non seulement je suis votre mère, mais vous êtes mon fils ; et quand vous dites : Je veux, moi je réponds : Je ne veux pas.

Le dialogue continue ainsi et Madame, en le terminant, recommande la discrétion au jeune page Édouard de *** qui, peut-être, l'oublia. Ce dialogue ou ce monologue ressemble à celui de l'an 1809, entre Madame Mère et M. Beugnot. Le dernier récit en est dû à l'un des écrivains les plus populaires sur le premier empire[8].

On annonce enfin, par la presse officielle, le prochain mariage de l'empereur avec Marie-Louise. Il en informe lui-même, tout d'abord et sans détail, Madame Mère[9].

Paris, 23 février 1810.

Je m'empresse de vous faire connaître que la convention portant contrat de mariage entre moi et l'archiduchesse Marie-Louise, fille de l'empereur d'Autriche, a été ratifiée, le 16, à Vienne, ce qui me fait ne point tarder à vous en faire part.

NAPOLÉON.

Il allait attendre, à Compiègne, l'arrivée de la nouvelle impératrice, vers le 20 mars, après avoir fait exécuter de magnifiques embellissements au château et au parc.

Tous les membres de la famille impériale venaient d'arriver et déjà Son Altesse s'y trouvait, entourée de ses enfants. Sa figure grave et digne offrait un contraste frappant avec les physionomies joyeuses ou distraites des princesses, dont elle cherchait à modérer les ébats.

Marie-Louise, après sa première entrevue avec Napoléon et sa famille, écrivait, le 28 mars, à son père une lettre remplie de satisfaction. Elle lui disait par exemple : Toute la famille se montre fort affectueuse pour moi. Ma belle-mère est une très aimable et très respectable princesse qui m'a très bien accueillie...

Ce ne fut pas assez des manifestations officielles et des fêtes publiques en l'honneur du mariage de l'empereur Napoléon. Une histoire moderne sur la Corse[10] reproduit ce que d'autres avaient rappelé : Lorsque Napoléon fut devenu le gendre de l'empereur d'Autriche, celui-ci fit faire des recherches actives sur la famille Bonaparte en Italie et envoya à son gendre quelques pièces prouvant que les Bonaparte avaient été longtemps maîtres de Trévise. Napoléon remercia et répondit que c'était assez d'honneur pour lui, d'avoir été le Rodolphe de Habsbourg de sa maison. Il écarta les vieux diplômes nobiliaires qu'on lui présentait, en disant : Ma noblesse date de Millesimo et de Montenotte. Sa mère rappelait cette réponse à son entourage, avec une fierté légitime.

La veille du mariage impérial, ou bien le 31 mars, les sœurs et belles-sœurs du souverain ressentaient du dépit de l'obligation qu'il leur imposait de tenir en main la robe à queue de la nouvelle impératrice. La scène assez animée se passait chez Madame Mère, n'approuvant pas les exigences de l'étiquette monarchique, quoiqu'elle dût les faire respecter, par son autorité maternelle sur les reines et princesses coalisées. Elle leur fit entendre sa parole sévère : Mes filles et belles-filles, leur dit-elle hautement, faites attention que l'empereur est accoutumé à l'obéissance. Il a tort peut-être, dans cette circonstance, mais s'il persiste, vous obéirez. L'empereur arrive, sur les entrefaites, entend les derniers mots prononcés par Madame, devine d'un coup d'œil ce qui se passe, en entrant, adresse une marque de tendresse à sa mère et apostrophe les actrices de cette scène assez vivement, pour les soumettre aussitôt à sa volonté.

Le 1er avril eut lieu à Saint-Cloud la cérémonie du mariage civil de l'empereur Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise : Leurs Majestés montèrent sur le trône, tandis que les princes et princesses étaient placés à droite et à gauche, suivant leur rang de famille. A droite de l'empereur : Son Altesse Impériale et les princes souverains, à l'exception du roi Joseph ; à gauche de l'impératrice, les princesses et au premier rang la reine Julie. Après les formalités officielles, Madame Mère d'abord apposa sa signature sur le registre de l'état civil, d'une main tremblante, avec une sensible émotion, et le pressentiment inquiet de l'avenir.

Le mariage religieux fut célébré, à Paris, le lendemain, dans le grand salon carré du Louvre, approprié à l'éclat de cette cérémonie somptueuse. A droite de l'empereur se trouvaient rangés, au bas de l'estrade, les princes souverains, et, à leur tête le roi Louis de Hollande. A gauche de l'impératrice, au même niveau, figuraient les princesses, dans leurs plus beaux atours. S. A. I. Madame Mère était placée au premier rang. Joseph, alors roi d'Espagne, s'était excusé de ne pouvoir assister au mariage, et mécontentait son frère par cette absence. Le même jour, leur mère écrivait à Lucien, après le départ de l'empereur et de la nouvelle impératrice pour Compiègne.

Le cardinal avait présenté à sa sœur, l'abbé Lucotte, adjoint au secrétaire des commandements de S. A. I. Il était chargé, suivant ses attributions, des lettres relatives à l'achat ou à l'envoi des tableaux destinés au cardinal, ou donnés par Madame à des églises. La collection de ces lettres fut perdue, à la mort de l'abbé Lucotte. La perte de cette correspondance est regrettable, parce qu'une telle collection aurait fourni d'utiles renseignements sur Madame et sur le cardinal, sur les personnes de son entourage et sur les visites qu'elle recevait, car les sujets de conversation de cette époque étaient des chapitres d'histoire.

Quant aux lettres officielles de Madame Mère relatives aux questions les plus diverses, elles portaient un en-tête imprimé, dont la dépêche suivante, sur grand format, offre l'indication.

Le secrétaire des commandements de S. A. I. et R. Madame Mère de S. M. l'empereur et roi, etc., à Monsieur, etc.

Suit l'objet de la lettre transmise, au nom de Madame...

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Et en marge, l'avis ci-contre :

Toutes les lettres et réponses doivent être adressées directement à S. A. I. et R. Madame...

Cet avis montre combien Madame attachait d'importance à recevoir toutes les demandes qui lui étaient adressées. C'était afin d'y répondre, suivant son appréciation, par le secrétaire de ses commandements, ou par son secrétaire particulier.

Suit une lettre du cardinal Fesch au roi Jérôme intéressant la santé de Madame Mère, et montrant que les fêtes avaient peu d'attrait pour elle[11].

Paris, le 11 mai 1810.

Votre mère attend toujours que vous lui mandiez si l'empereur ne trouverait pas de difficulté qu'elle partit pour les eaux d'Aix (la-Chapelle), au commencement de juin.

Elle croit fort inutile de rester à Paris, pendant les fêtes, puisqu'elle n'y assiste pas ; elle a d'ailleurs grand besoin des eaux. On dit à Paris que l'empereur l'engagera à lui donner une fête ; elle n'en sait encore rien et voudrait être prévenue. Elle souhaiterait que cette fête fût une des premières, afin de ne pas laisser passer la saison d'Aix. Elle est un peu souffrante. Vos sœurs éprouvent des alternatives de santé et de maladie. Votre mère est souvent tourmentée de sa migraine.

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Madame se rendait, quelques jours après, à Cassel, dont Jérôme avait fait la capitale de son royaume de Westphalie. Elle y passa six semaines et pendant son séjour, le compositeur Blangini[12] lui fit entendre la musique de Cybèle, cantate exécutée en son honneur. S. A. I. à cette occasion, fit remettre au compositeur une montre enrichie de pierres fines. Le roi s'était montré assez peu satisfait de l'exécution trop précipitée, en disant à son maître de chapelle : Que voulez-vous que pense Madame, habituée à Paris, à une exécution parfaite ! C'était à l'approche des fêtes préparées, en effet, pour le mariage de l'empereur. Mais à ces fêtes-là, S. A. lorsqu'elle se trouvait bien, préférait le théâtre et la musique.

La supérieure générale de la congrégation des sœurs de Nevers écrit à Madame Mère la lettre officielle suivante[13] :

Nevers, le 19 mai 1810.

Madame,

Au sentiment de reconnaissance que m'inspire la haute protection de Votre Altesse Impériale et Royale, pour la congrégation que je dirige, se joint, en ce moment, le plus vif regret de ne pouvoir répondre à la nouvelle marque de confiance dont Votre Altesse daigne l'honorer. Je supplie Votre Altesse Impériale d'accueillir avec bonté les humbles remontrances que j'ose lui présenter.

L'agrandissement et l'utilité de notre congrégation parait avoir déterminé Votre Altesse Impériale et Royale à lui donner la préférence sur celle de Saint-Vincent, pour l'établissement, que S. M. le roi de Naples se propose de former dans ses États. J'ai l'honneur de lui observer qu'il ne manque à notre société, pour s'étendre, qu'un plus grand nombre de sujets ; plus de quarante maisons de charité, en France, réclamant les secours de mes sœurs et j'ai peine à fournir celles dont les instances réitérées des administrations m'ont forcée de me charger. Le surcroît de travail occasionné, depuis quelques années, dans les hôpitaux, par les militaires français blessés ou malades et le grand nombre de prisonniers de guerre, a fait périr beaucoup de mes sœurs les plus expérimentées ; elles sont mortes victimes de la charité ; mais la sensibilité que leur perte me fait éprouver se renouvelle, à chaque occasion qui me rappelle les services qu'elles auraient pu rendre à notre congrégation et aux malheureux.

Votre Altesse Impériale a vu, dans notre établissement de Turin, une facilité pour fournir celui de Naples ; mais pourquoi lui dissimulerai-je que le préjudice que porte à notre société cet établissement, formé pour donner à S. M. l'empereur une preuve de notre dévouement, est incalculable.

La crainte d'être envoyées dans cette maison détourne, tous les jours, un grand nombre de jeunes personnes d'entrer dans notre congrégation ; les difficultés que mes sœurs ont éprouvées, les chagrins qu'elles ont essuyés, les différences des mœurs et des usages font regarder comme le plus grand sacrifice à l'obéissance celui de se transplanter dans cette région éloignée. Ce n'est même qu'avec promesse de les remplacer bientôt, que j'ai pu obtenir la soumission de celles qui y sont en ce moment. Tous les jours je reçois des plaintes de leurs parents, et déjà la supérieure m'a, plusieurs fois, demandé son rappel. Je ne pourrais promettre à Votre Altesse de trouver un seul sujet qui consentit à se transporter à Naples, et mon autorité sur mes sœurs ne peut, je crois, me donner droit de leur demander cette espèce d'exil et de rompre les liens qui les unissent à moi et à la congrégation.

J'ai la confiance que Votre Altesse Impériale et Royale daignera, avec sa bonté ordinaire, juger la force de mes motifs et agréer l'expression bien sincère de mes regrets.

J'ai l'honneur d'être, etc.

Sœur VICTOIRE ALBOUYS.

Suit une lettre de la supérieure de la congrégation des sœurs de la Charité, sous la règle de Saint-Vincent de Paul, à S. A. I. et R. Madame, mère de S. M. l'empereur[14].

Madame notre Auguste Protectrice,

Par votre lettre du 28 mai dernier, vous avez la bonté de me faire participante à la pieuse résolution qu'a formée S. M. le roi de Naples, Votre Auguste Fils, de fonder l'institution des sœurs de la charité dans ses États, en y appelant des sœurs françaises qui y fonderont un noviciat et parviendront, peu à peu, à établir des maisons de leur institution dans les diverses provinces de son royaume, etc., etc.

La supérieure annonce à Madame Mère que six sœurs sont demandées par le roi, et présente diverses observations sur leur déplacement. Elle sollicite de les accompagner.

Une seconde lettre de la même supérieure, datée de Besançon, 30 juillet, répond à une du 2 juillet, de Madame, relativement aux sœurs appelées à Naples et aux questions matérielles qui les intéressent. Un état de dépenses du voyage, s'élevant à 11 969 francs, accompagne cette seconde lettre, avec la copie d'une dépêche du ministre des cultes à la supérieure, la félicitant au nom de l'empereur et de Madame Mère et autorisant son départ avec ses compagnes.

La supérieure signe : Sœur JEANNE ANTIDE THOURET, etc., etc.

Tout par la France et pour la France, répétait Napoléon à ses frères, devenus rois par sa puissance, et il leur reprochait de ne pas le comprendre, en recherchant la popularité pour eux-mêmes, auprès des nations confiées à leur gouvernement.

Telle était la situation du bon roi de Hollande vis-à-vis de l'empereur. Madame Mère aimait Louis, admirait Napoléon et souffrait de les voir divisés, par la politique. L'accord provisoire se fit, grâce à leur mère, entre les deux frères, qui avaient eu l'un pour l'autre une véritable amitié.

Louis, après avoir assisté aux fêtes du mariage de Napoléon avec Marie-Louise, repartit pour la Hollande, plus satisfait qu'il n'en était venu. Mais il ne tarda pas à revenir à Paris, découragé de sa royauté passagère, et prêt à abdiquer, pour son fils. Il se réfugia de nouveau, chez Madame Mère, au lieu d'habiter son hôtel. Il redoutait les sourdes menées de M. de Talleyrand, pour l'annexion de la Hollande à la France, et il eût tenté d'en reprendre possession, s'il n'avait été surveillé, de près, dans ses moindres déplacements. Il cherchait à repartir, lorsqu'il vit arriver, dans l'hôtel de Madame Mère, des gendarmes d'élite, chargés de suivre ses mouvements et d'empêcher son départ. L'un des officiers lui avait proposé de s'évader sous un déguisement. Mais Louis, quoique jeune encore, était souffrant, marchait avec peine et donnait des inquiétudes à sa mère.

Beaucoup de personnes venaient s'informer de sa santé ; plusieurs membres de la cour lui firent visite. L'empereur enfin vint le voir, sans lui rien dire de ses projets et lui conseilla quelques distractions pour sa santé. Voyant qu'il subissait les arrêts d'honneur, Louis dut se soumettre, d'après les conseils maternels, à la volonté du plus fort et se rendit pour sa convalescence, au palais de Compiègne, où la nouvelle impératrice venait d'arriver. Le roi Louis fut logé, par ordre de l'empereur, dans un appartement joint à celui de la reine Hortense, dont Madame Mère et le prince Eugène cherchaient à le rapprocher. Mais ni l'un ni l'autre des deux époux ne voulut se prêter à ce rapprochement et le roi rentra seul à Paris.

Il eut avec l'empereur une dernière entrevue, après laquelle il repartit pour la Hollande, en y annonçant la prochaine arrivée de la reine Hortense. Madame Mère et le prince Eugène l'en félicitaient, lorsque, désespérant d'une possession libre de son trône, le roi Louis résolut enfin d'abdiquer, le 3 juillet, partit incognito d'Amsterdam, traversa les États de son frère Jérôme, en Westphalie et la Saxe pour se rendre d'abord à Tœplitz, en Bohême, puis à Grætz, en Styrie, où il vécut en simple particulier, n'attendant plus de nouvelles que de sa mère. Elle ne put le blâmer de se séparer d'une royauté éphémère qui le rattachait à la vie simple, au travail, dans la retraite et à l'oubli des grandeurs.

Les fêtes du mariage impérial avaient repris leur éclat, depuis le retour du voyage de Belgique. L'empereur et l'impératrice furent priés d'assister, le 1er juillet, à un grand bal donné en leur honneur, par le prince de Schwarzenberg, ambassadeur d'Autriche. Ils se rendirent à cette soirée qui s'annonçait d'une façon splendide et se termina par un épouvantable incendie.

S'éloignant de toutes les fêtes, Madame Mère, déjà retournée aux eaux d'Aix-la-Chapelle, y apprit la sinistre nouvelle et admira, cette seule fois, peut-être, Marie-Louise. L'impératrice était restée debout, avec un noble sang-froid et attendait de pied ferme, sur son estrade menacée par les flammes, que l'empereur vînt, en personne, l'enlever dans ses bras et la soustraire aux plus grands dangers. Cet incendie terrible de l'ambassade d'Autriche fut aussi, selon Madame Mère, un fatal présage pour l'avenir.

Dans une lettre au roi de Wurtemberg, datée de Cassel, le 13 juillet, à son retour de France, la reine Catherine dit à son père[15] :

... Le roi (Jérôme) me charge de le rappeler à votre souvenir ; il a supporté mieux que moi les fatigues de ce voyage et le chagrin qui nous est survenu. Nous avons suivi la route de Bruxelles à Aix-la-Chapelle, pour y voir Madame Mère et la princesse Pauline, qui prennent, toutes deux les eaux.

CATHERINE.

Suit une lettre de Louis Bonaparte à sa mère.

Tœplitz, le 16 juillet 1810.

Ma chère maman,

Je suis aux eaux de Tœplitz, depuis huit jours. Les médecins m'avaient conseillé les eaux, principalement le célèbre professeur Hufeland ; et, après tout ce qui s'est passé, j'ai choisi ce lieu de préférence, parce que c'est plus loin. J'ai bien pensé à aller vous rejoindre, mais je vous aurais attristée et je ne puis plus supporter actuellement que la retraite la plus profonde. — J'attends la réponse de mon frère sur l'endroit où il me permettra de rester, après les eaux. Je ne sais moi-même où aller ; ce que je désirerais le plus, ce serait d'habiter avec vous, comme particulier, le midi de la France ; mais l'empereur ne le voudra pas et alors j'ai demandé à rester en Allemagne ; j'attends la réponse de l'empereur.

Je vous prie, ma chère maman, ainsi que ma chère Pauline, de faire un dernier effort pour moi auprès de mon frère, afin que je sois oublié, quelque part, mais tranquille. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour éviter l'extrémité à laquelle j'ai été réduit et c'est ce qui me fait craindre les ennemis que j'ai auprès de mon frère ; ils m'ont rendu encore plus malheureux ; le reste de ma vie, qu'au moins je sois tranquille. — J'ai écrit à Jérôme, mais je ne sais si mes lettres parviennent. J'ignore même le sort de celle-ci. Quoi qu'il en soit, ma chère maman, croyez que je ne mérite pas ce qui m'arrive. J'ai fait tout au monde pour concilier ce que je devais à mon frère et à la Hollande. Puisse au moins mon fils être plus heureux que moi !

Adieu, ma chère maman, tâchez, par tous les moyens possibles, de me faire avoir de vos nouvelles et de celles dé mes enfants ; vous devez penser combien elles me sont nécessaires.

Écrivez-moi à M. de Saint-Leu, aux bains de Tœplitz en Bohême[16].

Peu de jours après avoir reçu cette touchante lettre de son fils Louis, Son Altesse en recevait une de l'empereur, faisant suite à celle-là. On peut y voir un double témoignage de sollicitude filiale et de sollicitude fraternelle.

Napoléon à Madame Mère, à Paris[17].

Saint-Cloud, 20 juillet 1810.

Madame,

Je m'empresse de vous apprendre que le roi de Hollande est aux eaux de Tœplitz, en Bohême. Comme vous avez dû éprouver beaucoup d'inquiétude sur sa disparition, je ne perds pas un moment à vous donner cette nouvelle pour votre tranquillité : Sa conduite est telle qu'elle ne peut être expliquée que par son état de maladie.

Votre bien affectionné fils,

NAPOLÉON.

Madame Mère au baron Bourgoing, ministre de l'empereur, à Dresde[18].

Aix-la-Chapelle, le 30 juillet 1810.

Monsieur le baron,

La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, le 21 de ce mois, m'est parvenue, en même temps qu'une autre du roi lui-même. Je vous prie d'en agréer tous mes remerciements. Je me sers, en même temps, de votre courrier pour lui faire- parvenir ma réponse ; vous m'obligerez de la lui faire parvenir le plus prompte ment possible.

Recevez, monsieur le baron, l'assurance de ma haute considération.

MADAME.

Lucien, mis en demeure de céder ou de résister aux instances irrévocables de l'empereur, avait quitté l'Italie avec sa famille, pour se retirer en Amérique. Il s'était embarqué à Civita-Vecchia, le 4 août, lorsqu'il fut entraîné au large par le mauvais temps, à la merci des Anglais. Fait prisonnier par leur croisière, il fut interné d'abord à Malte, et il obtint de l'autorité anglaise la permission de donner de ses nouvelles à Madame Mère, par une lettre ouverte. Il lui exprimait le regret de se voir tout à fait séparé d'elle, d'après sa dernière démarche faite par elle-même contre son mariage. Mais il lui déclarait, en même temps, sa résolution plus ferme que jamais, de ne point céder aux projets de l'empereur, persistant à vouloir le sacrifice de son mariage à la raison d'État.

C'était déjà trop pour Lucien que leur mère eût fini par céder aux instances de tous les siens et à celles de l'empereur. Il ne songeait plus qu'à se réfugier en Amérique, mais il y renonça bientôt, lorsqu'il fut transféré en Angleterre. Devenu libre de sortir de sa réclusion provisoire, il y substitua une résidence prolongée, en donnant désormais de ses nouvelles, moins souvent qu'autrefois, à Madame Mère.

Son Altesse s'inquiétait d'autant plus de la peine que lui causait son fils Louis, en abandonnant le trône de Hollande.

Il lui adresse, de Tœplitz, le 7 août, la lettre suivante[19] :

... Je vous prie de ne pas vous inquiéter pour moi. Je suis aussi bien que possible et hors des affaires et hors des embarras. J'espère que mon frère permettra que je demeure avec vous et un de mes enfants, le reste de mes jours ; mais je vous prie de ne lui plus parler de moi, cela ne ferait que vous donner de la peine. Je vous avoue que je désire tellement la retraite et l'obscurité que j'irais volontiers en Corse avec un de mes enfants et vous, ou bien en Provence.

Ce langage, plein de résignation et de simplicité, était bien compris par la noble mère à laquelle il s'adressait. Que de réflexions il suggère sur les événements politiques liés à l'abdication de Louis !

Le jour où il écrivait cette lettre à Madame Mère, elle lui en adressait une en italien, dont voici la traduction :

Lettre de Madame Mère à son fils Louis.

Aix, 7 août 1810.

Cher fils,

Paulette m'a communiqué votre lettre, d'après laquelle je crois que vous m'en avez écrit plus d'une ; je n'ai reçu que celle du 16 juillet, à laquelle j'ai répondu en l'envoyant, pour plus de sécurité, au ministre de France à Dresde, qui m'avait donné de vos nouvelles.

Je vois, par cette même lettre, que vous persistez à ne pas vouloir vous arrêter à Paris. Je vous répète ce que je vous ai dit dans les précédentes, que je ne vous laisserai pas seul ; mais cependant il me semble qu'après avoir pris les eaux, vous devriez faire ce que je vous ai proposé, c'est-à-dire, venir à Saint-Leu, soit à Pont, où j'irai vous attendre et nous pourrions arrêter ce qui convient le mieux.

J'ai lieu de croire du reste que vous avez déjà reçu quelque réponse de l'empereur. De toutes les façons, soyez content et oublié. Le soin de votre santé est la chose la plus essentielle.

Je serai toujours avec vous.

Je partirai d'ici le 16. Paulette part ces jours-ci. J'attendrai à Paris votre réponse.

Adieu, cher fils, je vous embrasse de cœur et je suis votre mère.

Combien se montraient reconnaissants pour elle, les fils rois de Madame Mère ! Ils avaient reçu de sa munificence et de sa bonté les témoignages les plus constants, les plus généreux de la sollicitude maternelle, avant que chacun d'eux eût ceint une couronne royale. Ils se rappelaient les sacrifices qu'elle s'était imposés, dans les temps les plus difficiles, pour les préserver de trop souffrir des privations de leur existence. Ils connaissaient ses œuvres de charité envers les malheureux, malgré les libéralités de l'empereur. Ils savaient enfin, sans l'éprouver encore, qu'un jour viendrait, comme elle l'avait pressenti, où ils auraient à profiter pour eux et les leurs des prudentes épargnes de leur mère ; et, d'un commun accord, ils s'étaient entendus, dans leur reconnaissance filiale, pour céder à Madame la dotation dont ils jouissaient, comme princes français. Ainsi firent pour elle, Joseph, Louis et Jérôme, en montant sur les trônes d'Espagne, de Hollande et de Westphalie.

La déférence des enfants de Madame Mère envers elle, aurait pu inspirer le même sentiment à sa belle-fille qui ne parut pas le comprendra. Par son origine autrichienne, par son premier titre d'archiduchesse et plus encore par son rang suprême d'impératrice, Marie-Louise ne se croyait guère obligée qu'envers l'empereur aux égards de cette déférence. Elle s'en dispensait vis-à-vis des membres de sa nouvelle famille, si ce n'était, par exception, pour la reine de Naples qui avait été au-devant d'elle, au delà de la frontière.

Madame Mère avait remarqué cette façon d'agir de Marie-Louise, et ne s'en affectait point, pour son compte, afin de ne provoquer, autour d'elle, aucune autre susceptibilité. Elle attendait l'occasion de se faire respecter en personne de sa belle-fille. Cette occasion ne tarda pas à se présenter et prouva, de sa part, beaucoup de tact.

Marie-Louise alla, un jour, en l'absence de l'empereur, chez S. A. I. Madame Mère et lui dit, d'un ton familier, qu'elle venait, sans cérémonie, comme sa belle-fille et non comme impératrice, lui demander à dîner. Madame resta assise et l'attirant à elle, pour l'embrasser, lui répondit, d'un air aussi dégagé : Je ne ferai, non plus, aucune façon avec vous, je vous recevrai comme ma fille, et la femme de l'empereur aura le dîner de la mère de l'empereur.

La duchesse de Montebello, veuve de l'illustre maréchal Lannes, élevée au titre de dame d'honneur de l'impératrice, étant parvenue à gagner toute sa confiance, avait pris sur elle un certain ascendant et n'en usait pas pour apaiser les rivalités. Les sœurs du souverain en conçurent de l'ombrage et Madame Mère n'eut pas lieu d'en être satisfaite. La dignité de son caractère souffrait aussi du sans-façon de la dame d'honneur, qui se mettait dans son tort envers une femme entourée de tous les respects et prescrivant à ses filles la déférence due à la nouvelle souveraine.

Voici ce que raconte madame Durand, veuve du général et dame de l'impératrice, à propos des personnes mécontentes de la dame d'honneur[20].

... Les sœurs de l'empereur furent de ce nombre ; Madame Mère en parla un jour à l'impératrice, avec assez de vivacité, en se plaignant de madame de Montebello. Celle-ci l'ayant su, et se trouvant obligée d'aller faire une visite à Madame, dit, en présence de trois femmes de chambre et d'une première dame, qu'elle dédaignait les paroles de Madame, et qu'elle aurait voulu pouvoir écrire sur sa carte que sa visite était pour la mère de l'empereur, et non pour Madame Mère. Une telle inconvenance serait peu croyable, si on ne l'attribuait à des mémoires posthumes publiés après le premier empire, et même après le second.

Une impolitesse sans le vouloir et sans le savoir était au contraire facilement oubliée par Son Altesse Impériale, qui ne s'en offensait point. Telle fut l'aventure d'un préfet connu par ses innocentes distractions. Madame Mère, malgré l'élévation de son rang et le droit d'avoir une grande maison ouverte, menait une existence digne et honorable, mais toujours modeste et retirée.

L'hôtel habité alors par Son Altesse se trouvait voisin de celui de l'archichancelier Cambacérès. C'est là qu'un jour, vers six heures, Madame, prête à sortir, attendait sa voiture, pour aller dîner chez sa belle-fille Julie, la reine d'Espagne. Arrive alors un singulier personnage, ancien camarade de jeunesse de Cambacérès, chez lequel il était invité. Mais en descendant de voiture avec précipitation, il se trompe d'hôtel et, croyant entrer chez l'archichancelier, il franchit la porte cochère, monte rapidement l'escalier, traverse l'antichambre et arrive au salon ouvert, sans se faire annoncer par l'huissier, d'après son titre officiel de préfet.

Le jour baissait et le salon était peu éclairé par la lueur d'un feu prêt à s'éteindre. Ledit préfet, en costume brodé d'argent, ne voyant pas l'archichancelier, suppose qu'il va venir, se contente de saluer à peine deux dames assises, qu'il distingue mal en passant devant elles, d'un air dégagé, se dirige vers la cheminée, en cherchant à s'y chauffer le dos et les pieds, puis fredonne tout bas une ritournelle.

L'une des deux dames était Madame Mère, fort étonnée d'un tel sans-gêne, et l'autre, la baronne de Fleurieu, la dame de service, qui, plus surprise encore de cette brusque apparition, se lève, s'avance vers le visiteur, et est interdite de l'entendre dire en regardant l'heure : Je craignais d'être en retard, mais je m'aperçois que je suis en avance et que... Il allait continuer sur ce ton, lorsque madame de Fleurieu, déjà un peu remise, l'interrompt et lui demande : Savez-vous, monsieur, chez qui vous êtes ? Le préfet, en se nommant, répond, un peu troublé : Ne suis-je pas chez le prince archichancelier ?Non, monsieur, vous êtes chez Madame. — Chez madame qui ?Chez Madame Mère !Et de qui donc ? mère de qui ? ajouta-t-il encore, plus effaré. — Vous êtes chez S. A. I. et R. Madame, mère de S. M. l'empereur et roi. A ce dernier mot, le pauvre préfet, tout dérouté, ahuri, ne sait pas seulement s'excuser de sa méprise, baisse la tête et se retire à reculons, plus humblement qu'il n'était entré.

Remis un peu de son trouble par l'air frais du dehors, le personnage arrive enfin, pour dîner, chez Cambacérès, auquel il raconte sa mésaventure. Elle divertit tout le monde, fut répétée, le soir dans les cercles et les jours suivants avec des variantes, et le sobriquet de M. le préfet mère de qui ? amusa la ville et la cour. Madame Mère seule n'en riait point, par compassion pour le haut fonctionnaire trop distrait et par un sentiment de dignité pour elle-même.

 

 

 



[1] Le consulat et l'empire, par Thibaudeau, 1835, t. V.

[2] Histoire du consulat et de l'empire, par Thiers, 1849, t. VIII.

[3] Mémoires de Lucien Bonaparte, édit. posthume, t. III.

[4] Vente d'autographes, 15 février 1855, par Charavay.

[5] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[6] Vente d'autographes, par Eugène Charavay, 4 février 1855.

[7] Lettre communiquée par le prince N. Charles Bonaparte.

[8] Mémoires d'un page, par Ém. Marco Saint-Hilaire, t. III.

[9] Correspondance de Napoléon Ier, 1866, t. XX.

[10] Corsica, par Gregorovius. Traduction de P. Lucciana, 2 vol., Bastia, 1883.

[11] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[12] Souvenirs de Blangini, 1834, 1 vol.

[13] Lettre communiquée par le duc Decazes.

[14] Lettre communiquée par le duc Decazes.

[15] Correspondance de la reine Catherine. Stalingrad, 1880, t. Ier.

[16] Copie d'une lettre conservée dans les Archives de la cour de Vienne, et transmise par le chevalier d'Arneth.

[17] Correspondance de Napoléon Ier, t. XX, p. 596.

[18] Archives du ministère des affaires étrangères. (Copie de J. D.)

[19] Lucien Bonaparte et ses mémoires. Éd. de 1883, t. III.

[20] Mémoires sur Napoléon et Marie-Louise, 1 vol., 3e édit., 1886.