MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1809.

 

 

Nouvelle année partagée entre la guerre et la charité. —Napoléon atteint, à Ratisbonne, d'une blessure légère au pied. — Il envoie de l'argent à sa mère pour les pauvres. — Le maréchal Lannes blessé mortellement à la bataille d'Essling. — La nouvelle officielle en parvient à Madame Mère. — Traité de paix, après la bataille de Wagram. — Premier indice du divorce. —Inquiétude de Son Altesse. — Le pape obligé de quitter Rome. — Madame s'en plaint à l'empereur et se rend à Aix-la-Chapelle. — Là, elle y reçoit quelques-uns des siens. — Lettre de la reine Catherine. — M. Beugnot chez Madame Mère. — Récit de M. de Girardin. — Les sœurs de charité. — L'empereur menacé d'assassinat par l'étudiant Stabs : — Proclamation de la paix avec l'Autriche. — Préliminaires du divorce. — Conversation de l'impératrice avec madame Junot. — Espionnage d'un étranger aux Tuileries. — Visite de l'empereur à sa mère. — Certitude du divorce. — Anniversaire du couronnement. — Madame Mère au banquet. — Sa lettre à Lucien. — Scène du divorce.

 

Au premier de l'an 1809, selon le commencement de l'année, Madame Mère recevait ou attendait des nouvelles de ses enfants éloignés d'elle. C'était le souvenir filial de tous les siens, quel que fût leur degré de parenté. Madame tenait à cette coutume de famille, si on en juge par la ponctualité de sa réponse à chacun d'eux. Une telle habitude de sa part devait garantir les principes d'union entre tous.

Ainsi fut sa réponse à une lettre de Camille Borghèse, mari de Pauline[1] :

Paris, le 16 janvier 1803.

Mon cher fils,

Je vous remercie de tout ce que vous me dites, à l'occasion du renouvellement de l'année. Vous ne devez pas douter de mon retour et de l'intérêt sincère que je prends à tout ce qui peut contribuera votre satisfaction. Ce sentiment n'est point particulier en moi, au premier de l'an ; il est de tous les temps et de tous les jours.

Je vous embrasse de cœur.

La vostra affma Madre.

Tandis que Napoléon poursuit une regrettable guerre en Espagne, avec des chances diverses de succès, sa mère continue sa mission de bienfaisance avec un dévouement invariable. Lui, n'oublie pas, au milieu des mouvements de son armée, le sort des mères, des veuves et des orphelins de ses soldats morts devant l'ennemi. Il écrit de Valladolid, le 13 janvier, au cardinal Fesch[2], pour l'annoncer à Madame, que cette année un fonds de 60.000 francs sera partagé entre les victimes de la guerre et les pauvres de l'empire.

Un décret du 18 février, régla ensuite les conditions provisoires (puis définitives, en 1810), sur les congrégations hospitalières des femmes et les maisons de refuge. L'empereur voulait que ces œuvres de charité fussent placées sous la protection officielle de la bienfaitrice qu'il appelait Madame Mère et qui, éprouvée par le malheur, avait vu d'assez près l'infortune, pour savoir y compatir[3].

Elle recevait, peu de jours après, de sa fille la reine Caroline la lettre suivante :

Naples, le 13 mars 1809.

Ma chère maman,

Je reçois, à l'instant, une lettre où vous me dites que je viens à Paris. Je suis bien étonnée de cela, car je ne reçois la nouvelle de personne. L'empereur ne m'a pas demandée et alors je n'ai pas le projet d'y aller. Écrivez-moi donc, ma chère maman, ce que je dois penser de tout cela. J'ai été au lit, depuis dix jours, avec une fièvre assez forte, je me lève aujourd'hui pour la première fois, mais j'espère être bientôt tout à fait bien. Ainsi ne vous inquiétez pas. Le roi se porte, à merveille maintenant ; mes enfants sont en bonne santé.

Donnez-moi des nouvelles de l'empereur. Les journaux ont annoncé qu'il allait à Anvers. Vous savez au juste ce qui en est ; mandez-le-moi, je vous prie. Si mon oncle est à Paris, dites-lui mille choses tendres pour moi. Vous savez, ma chère maman, combien je vous aime l'un et l'autre et tout le plaisir que j'aurais à vous embrasser. Ainsi, dites-moi au juste tout ce que vous savez et tout ce qui intéresse la famille. Avez-vous des nouvelles de Pauline ? Donnez-m'en aussi, car elle me néglige.

Adieu, ma chère maman, recevez l'expression des sentiments tendres et respectueux de votre affectionnée fille

CAROLINE.

 

Peu de temps après, à l'attaque de Ratisbonne, en Bavière, Napoléon, impatient de s'en emparer, s'était trop approché de la ville, au milieu d'un feu vif de tirailleurs et suivait l'action avec sa lunette de campagne, lorsqu'il se sentit atteint au pied droit, par une balle amortie. La blessure était sans gravité. Mais la nouvelle du danger couru par Napoléon, exagérée sans doute, en parvenant en France, y répandit l'inquiétude et l'admiration. Madame, en l'apprenant, ressentit une crainte qu'elle sut dominer et fut rassurée par une lettre de son fils à Joséphine.

La campagne d'Autriche, inaugurée par la bataille d'Essling et par la victoire qui valut à Masséna une principauté, fut un grand deuil, pour l'armée, par la mort du maréchal Lannes. Il avait eu les deux genoux mutilés par un boulet de canon. Sa perte causa les plus vifs regrets à l'empereur, accouru auprès de lui et l'embrassant, avec des larmes, en présence du chirurgien en chef Larrey, témoin des derniers adieux de leur longue amitié.

Madame Mère savait combien Napoléon appréciait dans le maréchal l'un des premiers compagnons de sa gloire. Elle se trouvait seule de la famille impériale à Paris, lorsque la fatale nouvelle y parvint, avec la proclamation de là victoire. A Son Altesse Impériale furent adressés, pour tous les siens, les témoignages de l'enthousiasme le plus vrai et à la fois le plus douloureux.

Le traité de paix conclu peu de jours après la victoire de Wagram, entre l'empereur des Français et l'empereur d'Autriche, semblait combler les vœux de Madame Mère. Mais ce traité devait être pour l'impératrice Joséphine le signal de sa disgrâce. Napoléon laissait pressentir le divorce et son projet d'union avec l'archiduchesse Marie-Louise.

La mère du souverain avait deviné ses intentions, avec la sagacité de sa tendresse pour lui. Elle regrettait qu'Eugène, son fils adoptif, ne fût pas l'héritier légitime de l'empereur victorieux, entraîné à chercher, dans une alliance étrangère, un héritier de son sang et de son nom. Napoléon n'avait pas caché son dessein à la pauvre Joséphine, que la douleur de ce prochain divorce accablait, en la réduisant à la retraite. Les fêtes et les réceptions présidées par elle, jusque-là, ne pouvaient plus l'être désormais, en son absence, que par l'impératrice mère, ne recherchant point le privilège d'un pareil intérim.

Survint alors un événement fort grave. Le pape, sollicité en vain par l'empereur de renoncer à la souveraineté temporelle, s'y refusa formellement, et dans un état d'irritation légitime, à son point de vue, cédant aux influences hostiles de son entourage, il formula une longue bulle d'excommunication, qui allait être affichée, lorsqu'elle fut saisie, transmise à l'empereur et entraîna la translation immédiate du Saint-Père en France. Madame Mère, en apprenant cette grave nouvelle, en fut consternée[4].

La pénible tâche de décider le Saint-Père à se soumettre, fut heureusement confiée au général Miollis, gouverneur de Rome, où il était entouré de l'estime publique. Il décida Sa Sainteté à revenir en France par la Toscane, accompagné par le cardinal Pacca, et delà, sous la conduite du général Radet, le pape fut transféré à Fontainebleau. Nous rappelons ce fait si grave, parce que Madame Mère en avait exprimé ses vifs regrets. Ce fut même, assurait-on, dans un langage assez sévère à l'égard de son fils, malgré la justification d'une telle sévérité.

La mère, en un mot, blâmait le fils de paraître oublier ce que le souverain pontife avait fait pour l'empereur, en quittant les États de l'Eglise, afin de se rendre en France et de présider au sacre et au couronnement. Napoléon, ne devait pas, selon sa mère et malgré les motifs les plus légitimes, méconnaître la déférence due par lui au Saint-Père et à sa position, à son âge et à ses vertus. Il comprit la pensée maternelle et jugea sévèrement, à son tour, l'excès de zèle qui outrepassait ses ordres. Il en voulait moins au pape de sa résistance qu'à son conseiller, le cardinal Pacca, de son intervention.

Un événement d'une telle gravité devait réagir sur la santé de Madame Mère, plus qu'on ne le croyait. Voilà pourquoi, d'après l'avis de ses médecins et spécialement de Corvisart, elle se rendit, en juillet, aux eaux d'Aix-la-Chapelle, s'en trouva bien et projeta d'y retourner l'année suivante. Elle souffrait, depuis longtemps, de névralgies erratiques, ressenties à la tète, sous la forme de migraine, provoquée, tantôt par le refroidissement de la température, tantôt et davantage par des causes morales, par l'insomnie, par l'absence des siens ou par la maladie de l'un d'eux.

Son Altesse Impériale reçut, dès la première année de son séjour à Aix-la-Chapelle, la visite de son fils Louis, roi de Hollande, dont la situation politique la préoccupait péniblement. La princesse Pauline, de son côté, assez mal portante, arriva auprès de sa mère, mais n'y prolongea pas son séjour et revint à Paris, habiter son hôtel du faubourg Saint-Honoré.

La reine Catherine, fille du roi de Wurtemberg, épouse de Jérôme, roi de Westphalie, inspirait à sa belle-mère une haute estime, pour la noblesse de son caractère et une vive sympathie pour la bonté de son cœur. Elle désirait se rendre à une invitation de Son Altesse et elle l'annonce dans la lettre suivante, à son père, le roi de Wurtemberg[5] :

Hönigen, 15 juillet 1809.

Mon très cher père,

J'ai appris, hier au soir, la grande nouvelle des nouveaux succès de l'empereur, et Madame Mère me l'a confirmée par une lettre que j'ai reçue, ce matin, d'Aix-la-Chapelle, où elle me donne les détails du courrier qui vous a été envoyé par l'empereur...

... Ma belle-mère, qui a choisi de préférence Aix-la-Chapelle, pour m'y voir, m'ayant engagée par sa lettre, à l'aller voir le plus tôt possible, je compte partir dans deux heures, et passer avec elle un jour et demi.

CATHERINE.

Les Mémoires de Beugnot[6] racontent une visite qu'il aurait faite à Madame Mère, dans l'été de 1809, lors de son séjour à Aix-la-Chapelle. Il en parle, avec un esprit critique, peu bienveillant pour Ma- dame Mère et, du reste, pour lui-même :

Madame Mère, dit-il, est une femme de cinquante à cinquante-cinq ans ; elle a toute la beauté dont une femme de son âge est susceptible ; et si Raphaël l'avait eue sous la main, lorsqu'il peignait son admirable tableau de la Sainte Famille, il n'eût pas cherché ailleurs cette figure de sainte Anne qui résume bien ce que le temps n'a pu enlever à des traits originairement si beaux, qu'en les considérant, le respect que l'âge impose se mélange toujours de quelque amour.

Madame a de l'esprit et une énergie de bon sens- qui ne laisse pas de prise à sa position, pour l'éblouir ; elle n'a reçu ni plus ni moins d'instruction qu'une femme de son époque et de son pays ; elle en a conservé l'accent très prononcé et quelques locutions vulgaires, qu'elle ne prend pas la peine de traduire et qu'elle ferait tout aussi bien de supprimer. Son rôle est tout de bienfaisance, de représentation et de dignité.

L'empereur, qui a deviné toutes les hautes convenances, avait désiré que sa mère embrassât ce rôle dans toute son étendue et lui en a fourni abondamment les moyens. Mais il a continuellement à lutter contre une idée fixe qui s'est emparée de Madame et ne s'en séparera jamais : c'est une économie passionnée.

Dès la première visite que j'eus l'honneur de lui rendre, Madame me pressait de lui donner des détails sur la manière dont j'avais réglé les articles de dépenses que comportaient l'arrivée et le séjour aux eaux. Je n'en savais pas le premier mot. C'était pour moi, et à peu près comme pour tout le monde, affaire de valet de chambre. Je répondis à tort et à travers, et toujours en rabaissant les prix, afin de donner à Madame bonne idée de mon savoir-faire ; malheureusement elle prit mes jactances pour des prix courants. Dès le jour même, elle entra en campagne contre ses gens et ses fournisseurs ; elle se prétendait inhumainement pillée par les uns comme par les autres, et me donnait en exemple de quelqu'un exempt du tort qu'elle déplorait ; elle citait les objets et les prix que je les paye ; il n'était pas possible de la faire revenir.

Le général Beurnonville, témoin de l'une des vingt scènes que j'avais occasionnées, sans m'en douter, démontra cependant à Madame que j'étais fort peu expert en affaires de ménage, et que c'était une matière où mon autorité était peu considérable. Madame insista et me laissa revenir. Je reculais, tant que je pouvais, la seconde visite ; une invitation à dîner me mit au pied du mur ; il fallut aller reprendre le discours où je l'avais laissé. La place était mal préparée. Soit affaire de calcul, soit tout simplement malice, Madame me remit sur le chapitre de ma dépense à Aix-la-Chapelle, vanta très haut mon habileté et me pria de lui procurer les articles dont nous avions parlé et de les payer pour elle-même, au même prix que je les payais pour moi. Je ne pris pas d'abord la chose au sérieux, mais Madame insista et me donna l'occasion de soupçonner qu'elle avait voulu tirer de mon effronterie une vengeance utile pour elle-même.

La princesse Pauline était présente, elle laissa durer, quelque temps, mon embarras ; après quoi, elle brouilla les cartes, de manière à tirer Madame de ses calculs et moi du guêpier où je m'étais jeté par une suffisance déplacée.

La narration de cette visite du comte Beugnot à Madame Mère a été reproduite, autrefois, dans divers journaux et supposée provenir d'un autre personnage que celui-là. On a même attribué, sans aucune vrai semblance, cette visite et sa narration à la reine Catherine en personne, dans un petit volume, sans nom d'auteur et sans garantie[7]. Il est possible que les remarques les plus délicates du récit aient été faites primitivement par une femme, dans la conversation, et que recueillies par un auditeur de salon, celui-ci les ait jointes à ses propres observations de raconteur, signé Beugnot, moins son étiquette royaliste.

Ce qui appartient en propre à la reine Catherine, c'est le portrait de la princesse Pauline Borghèse, qu'elle avait rencontrée à Aix-la-Chapelle, auprès de Madame Mère[8] :

La princesse Borghèse est le type de la beauté française, c'est-à-dire de la beauté assouplie par la grâce et animée par la gaîté. Je voudrais que sa statue fût confiée au génie de Canova et que, sortie de son admirable ciseau, elle fût reproduite en mille endroits divers et reprît, entre les modernes, la place du modèle arrêté qu'avait, dans l'antiquité, la Vénus de Florence.

Le vœu de la reine Catherine a été accompli pour sa belle-sœur, aussi bonne à ses yeux et aux yeux de Madame Mère, qu'elle était belle, aux yeux de tous. La statue de Pauline Borghèse par Canova est celle de la beauté française la plus parfaite, comme la statue de l'Agrippine (femme de Germanicus), par Canova, reproduit fidèlement l'image de la mère auguste de Napoléon.

L'une des dames de compagnie les plus dévouées à Madame Mère appréciait fort le noble caractère de Son Altesse Impériale, et blâmait, avec une juste raison, les critiques ridicules de son langage ou de son accent italien. Madame d'Abrantès s'écrie, dans l'élan de son légitime enthousiasme[9] : C'est un des plus beaux caractères de l'époque que celui de Madame Mère !... Je ne puis comprendre comment il a pu se trouver des gens assez stupides pour ne pas l'apprécier à sa juste et immense valeur. Qu'est-ce qu'un accent plus ou moins pur, à côté d'actions dignes de l'admiration même des temps antiques, époque où, pour le dire en passant, elles étaient bien autrement communes que dans la nôtre ? etc.

Cette critique faite par l'auteur des Mémoires, peut s'appliquer à un récit fantaisiste d'une visite de M. Stanislas de Girardin à Madame Mère, pendant son séjour, en 1809, dans la propriété de Joseph à Mortefontaine[10].

Le raconteur a trouvé plaisant de faire ressortir l'accent italien de chacun des mots français susceptibles, par exemple, de changer l'u en ou, et de dire houreux pour heureux, venou pour venu, etc., etc. Il ne serait pas poli, pour la mémoire de Madame Mère, de répéter le récit d'une causerie assez longue, de sa part, et réduite à peu de mots par son interlocuteur. Cette prétendue conversation est transformée en une sorte de monologue, si long et si diffus, qu'à le débiter seulement, Madame eût éprouvé beaucoup de fatigue et d'ennui. N'est-ce pas représenter sous un aspect frivole et fort peu exact cette femme si réservée dans son langage et si grave dans son maintien ?

Rien du reste ne nous oblige à rééditer ce racontage démesurément prolixe. En voici la substance sommaire, avec un court préambule :

Madame Mère était arrivée chez son fils Joseph, sans l'y rencontrer ; elle en éprouvait du souci, lorsque reconnaissant M. Stanislas de Girardin, elle crut pouvoir lui exprimer le regret d'être séparée de tous ses enfants, dont l'un porte la couronne impériale et trois de ses autres fils des couronnes royales. Elle cite le pauvre Louis, qui a consenti à être roi et s'en trouve si malheureux, qu'elle en souffre pour lui-même.

Elle ne cesse d'être inquiète, tantôt de l'un, tantôt de l'autre, et elle aurait besoin de les voir, tandis qu'elle n'a pas besoin de leurs offres d'argent ; après avoir épargné pour tous, avec persévérance, la plus grande partie de sa fortune. Elle sait qu'on la dit vilaine (pour ne pas dire avare), et elle laisse Napoléon le dire lui-même, en songeant qu'un jour peut-être, chacun des siens, sinon lui en personne, pourrait avoir besoin de cette fortune qu'elle aura épargnée pour eux, en faisant d'avance la part des pauvres. Elle dit enfin que l'empereur, au lieu de lui reprocher de ne pas dépenser assez pour elle-même, devrait doubler le million qu'il lui donne, afin de lui permettre de doubler aussi ses œuvres de charité et de réserver, pour l'avenir, plus de ressources à tous ses enfants.

Elle reconnaît et déclare Napoléon incomparable à tout autre ; mais si, en public, elle doit s'incliner avec respect devant l'empereur, elle prétend avoir le droit, en famille, d'opposer, s'il y a lieu, sa volonté à celle de son fils. Quelques mots provoqués sur Lucien, par l'auteur d'un aussi long récit, en forment la péroraison.

Revenons aux faits sommaires de cette histoire. Les congrégations des sœurs de charité ou hospitalières furent, en définitive, constituées, sous la protection de Madame Mère, à la charge de faire approuver leurs statuts, avant le 1er janvier 1810[11]. Suit l'exposé des vœux et des formalités analogues à celles du mariage. Ces sœurs de la charité, dites de Saint-Vincent de Paul, supprimées par la Révolution, furent rétablies sous l'empire. C'était honorer, doublement, le nom de Napoléon et celui de Madame Mère.

L'attentat de l'étudiant Stabs contre la vie de l'empereur fut un des événements qui attristèrent le plus S. A. I., en lui rappelant les tentatives d'assassinat déjà commises contre le premier consul. Il passait la revue de la garde, sur la place d'Armes, au château de Schœnbrunn, lorsque le jeune fanatique, prêt à s'élancer sur lui, le poignard à la main, fut arrêté par le général Rapp et emprisonné.

Le lendemain, 14 octobre, le traité de Vienne terminait la campagne de 1809, et le 29 ; avait lieu, à Paris, la proclamation de la paix, pour la gloire de la France et pour le bonheur de tous. L'impératrice mère en eût été heureuse, sans ses inquiétudes, tandis que la pauvre impératrice régnante allait cesser bientôt de régner. L'empereur rentrait enfin aux Tuileries et y convoquait sa famille, Madame Mère on tête, pour se rendre, en grand cortège, à Notre-Dame et assister au Te Deum de la paix.

On en vint à parler, mais discrètement, des probabilités du divorce, et depuis le traité de paix conclu avec l'Autriche, jusqu'au danger d'assassinat de l'empereur, tout semblait contribuer, fatalement, à la rupture prochaine du premier mariage de Napoléon, pour conclure le nouveau.

D'intéressants détails sont fournis à ce sujet par madame d'Abrantès[12]. La conversation émouvante qu'elle eut avec l'impératrice, dans la serre de la Malmaison et l'anxiété de la malheureuse Joséphine, en butte à la jalousie de ses belles-sœurs, et ses instances auprès de madame Junot, pour savoir d'elle ce qu'on avait pu dire à son encontre, chez Madame Mère, tels sont les préliminaires de la réponse suivante :

Jamais, dit l'auteur des Mémoires, je n'ai entendu une parole prononcée sur l'impératrice par Madame depuis mon retour des eaux. Je le lui affirme sur l'honneur. C'était déclarer que, ni Madame, ni les princesses n'avaient prononcé, devant elle, depuis son retour, le mot de divorce. Napoléon n'avait pas même communiqué son projet à sa mère. La question positive ne tarda pas à s'agiter plus haut, comme la pauvre impératrice l'avait pressenti.

Madame d'Abrantès raconte qu'un jour d'automne, arrivant des Pyrénées, elle se trouvait de service auprès de Madame Mère, à l'hôtel de la rue Saint-Dominique et attendait, au rez-de-chaussée, que Madame descendît. Elle entend frapper à la porte vitrée, du côté de la rue de l'Université, mais ne voyant pas quelqu'un pour ouvrir, elle s'empresse d'y aller elle-même et se trouve en présence de l'empereur, en personne, accompagné par Duroc. Il remercie madame Junot, en l'appelant madame la gouverneuse, comme dans ses jours de bonne humeur. Il ne veut pas qu'elle aille avertir Madame Mère, à laquelle il préfère s'annoncer tout seul. Cette visite ne lui était pas habituelle, car l'empereur allait peu chez sa mère (trop peu peut-être). Il y a de l'orage dans l'air, dit le général Duroc à madame Junot, en faisant allusion au divorce tant redouté par Joséphine.

La dernière scène compromettante pour elle, fut la présence découverte par l'empereur d'une revendeuse à la toilette, suivie d'un charlatan ou d'un espion allemand, nommé Hermann, dont il avait ordonné l'expulsion. L'impératrice prétextait que Madame Mère le lui avait recommandé ; et afin de savoir la vérité, l'empereur avait voulu monter chez sa mère, sans se faire annoncer. Il y était resté assez longtemps et en était redescendu pâle, agité, pour sortir avec Duroc, par la porte de son entrée.

Cette visite laissait madame Junot immobile d'étonnement, lorsqu'elle sentit une petite main se poser sur son épaule. C'était la main de Madame Mère.

Sa belle physionomie, dit-elle, toujours si calme, paraissait altérée, comme celle de son fils. Je l'aimais avec une grande tendresse, à laquelle se joignait un profond respect. Je lui connaissais tant de vertus, tant de hautes et sublimes qualités, en même temps que je savais toute la fausseté des accusations qu'un public, bavard et méchant répétait, sans savoir seulement ce qu'il disait, comme toujours. Je fus donc affectée du changement que je remarquai sur sa physionomie, et je pris la liberté de le lui dire.

Elle était parfaitement bonne pour moi ; aussi me raconta-t-elle l'histoire de la veille que je ne savais que très sommairement par Duroc. Madame me dit qu'on croyait être certain que cet homme, cet Hermann, était un espion très actif et très remarquable, comme intelligence, envoyé en France par l'Angleterre.

Je ne pus retenir une exclamation. Un espion de l'Angleterre dans le palais des Tuileries !... dans la chambre de l'impératrice ?... Voilà ce que la discrétion de Duroc m'avait caché. Cela ne me surprit pas. Vous concevez, me dit Madame, ce que j'ai dû éprouver, lorsque l'empereur me questionna sur une vendeuse de châles, que j'avais, moi, recommandée à l'impératrice, ainsi qu'un homme qui devait lui parler des destinées de l'empereur !...

Madame hésita un moment, puis elle ajouta : J'avais d'abord dit à l'empereur que j'avais en effet adressé cet homme à l'impératrice. Elle m'en avait suppliée, et moi qui croyais qu'il ne s'agissait que de couvrir une nouvelle folie, voulant cacher ce qui pouvait amener une querelle, je lui avais promis de faire ce qu'elle souhaitait...

Et Madame voyant l'expression curieuse de mon visage, probablement, me dit que le matin, à sept heures, elle avait été réveillée par un message secret de l'impératrice. C'était une lettre dans laquelle elle suppliait sa belle-mère de dire à l'empereur que la femme aux châles avait été envoyée par elle à l'impératrice. Je l'ai dit d'abord pour maintenir la paix, poursuivit Madame Mère ; mais lorsque l'empereur me dit que sa vie était peut-être intéressée dans cette affaire, je ne vis plus que lui, et je lui confessai que je n'étais pour rien dans ce qui s'était passé hier aux Tuileries.

Madame était accablée par cette longue conversation avec l'empereur. Il paraît qu'il avait ouvert son cœur à sa mère, avec l'abandon d'un fils, et qu'il avait montré des plaies saignantes. Madame était indignée. Je voulus excuser l'impératrice, mais Madame m'imposa silence, en me disant :Taisez-vous !... J'espère, ajouta-t-elle, que l'empereur aura le courage, cette fois, de prendre un parti que non seulement la France, mais l'Europe, attend avec anxiété, son divorce est un acte nécessaire. Madame dit cette dernière parole avec une force et une conviction qui me firent juger que l'impératrice Joséphine était perdue. Ce que je viens de raconter se passait, comme je l'ai dit, du 5 au 6 novembre 1809. Madame me recommanda le secret. Je lui jurai que jamais une parole dite par elle ne serait révélée par moi, et j'ai tenu ma promesse.

Je ne jugeai pas à propos, même, de lui dire que j'avais su la première partie du drame ; car c'était plus qu'une histoire, c'était de l'histoire !...

L'impératrice s'était perdue par sa faute, dans l'opinion de Madame Mère, qui, désormais, ne pouvait la défendre auprès de l'empereur. C'en était fait ! Joséphine avait dicté sa propre condamnation !

L'imminence du divorce, reconnue inévitable, en faisait redouter les suites à Madame Mère, indulgente pour la pauvre condamnée, malgré ses torts et peut-être malgré ses fautes. Madame avait d'ailleurs pour le prince Eugène la plus haute estime, parce qu'elle avait entrevu, dans le fils adoptif de l'empereur, son plus digne héritier. Les sentiments maternels de Son Altesse Impériale lui avaient fait redouter, pour Napoléon, les conséquences de l'acte public du divorce, d'où pouvait dépendre la paix même de l'Europe et la destinée de la France.

Telle avait été la pensée de Madame Mère, jusqu'à l'éclat soudain produit auprès d'elle, par l'inconséquence de Joséphine qui lui imposait le divorce, de par la raison d'État. Il s'y joignait enfin la mésintelligence, la zizanie déclarée entre les belles-sœurs et l'impératrice. C'est auprès de Madame Mère que Joséphine aurait dû chercher, de bonne heure, un appui. Elle l'y aurait trouvé, en ménageant la susceptibilité des princesses de la famille.

Le 2 décembre, l'anniversaire du sacre fut célébré à la cour, avec beaucoup de magnificence, comme si une cérémonie sommaire et fort triste n'allait pas lui succéder. A la même date appartenait l'anniversaire de la victoire d'Austerlitz, de cette bataille mémorable des trois Empereurs. Napoléon triomphant et Joséphine consternée s'étaient rendus, avec un cérémonial de fête, au palais du Luxembourg, où les attendaient les reines d'Espagne, de Hollande, de Naples et de Westphalie, ainsi que S. A. I. l'impératrice mère, assistant, par devoir, à la fête du double anniversaire. L'infortunée Joséphine, se croyant déjà dépossédée de son titre d'impératrice, ne retrouvait à cette fête-là qu'un simulacre de son couronnement et pressentait l'heure prochaine de son divorce.

Le banquet du soir, aux Tuileries, dans la galerie de Diane, fut splendide. L'empereur, peu habitué au costume d'apparat et mal coiffé du chapeau à plumes à la Henri IV, était en face de l'impératrice ayant à sa droite Madame Mère, en toilette blanche de satin, rehaussée d'un manteau de velours, et, pour coiffure, d'un diadème. C'était à peu près le costume qui la représente dans le tableau du couronnement peint par Louis David. Les deux impératrices, rapprochées l'une de l'autre, semblaient attristées : l'impératrice dite régnante était inquiète de son sort éphémère et l'impératrice mère inquiète pour son fils des conséquences du divorce.

La lettre suivante de Son Altesse Impériale s'adresse à Lucien[13] :

Paris, 12 décembre 1809.

Mon cher fils,

J'ai reçu votre lettre du 15 du mois passé.

Madame répond tout d'abord, à une recommandation particulière de Lucien...

Elle ne parle qu'incidemment du divorce de l'empereur. Mais le sous-entendu de la lettre s'applique à la séparation conjugale de Lucien lui-même, qui s'y refuse toujours.

Voici la fin de la lettre de Madame Mère :

... L'empereur va faire divorce avec l'impératrice. La chose est décidée et ne tardera pas à être publiée. On ne s'occupe plus que de la forme.

Louis aussi se sépare d'avec sa femme, mais sans faire divorce. Il est logé chez moi. Sa santé est moins mauvaise qu'à l'ordinaire. Je crois devoir assurer que les sentiments de l'empereur pour sa famille sont déjà tout autres que jusqu'ici.

Ne vous montrez pas obstiné, mon cher fils, et commencez par faire ce qu'on vous demande. J'espère qu'il ne se passera pas longtemps que nous serons tous contents. Quelle serait ma consolation, si je pouvais vous voir ici et vous embrasser, avec le reste de la famille !

Adieu, mon cher fils, je ne vous en dirai pas davantage. Ma santé est bonne, je vous embrasse tendrement, avec toute votre famille.

Vostra affezzionata madre,

L. BONAPARTE.

La cérémonie du divorce, ainsi désignée par M. Thiers[14], eut lieu le 15 décembre, jour fixé par l'empereur, pour l'accomplissement du sacrifice imposé à Joséphine, au nom de la France, devant la famille impériale, assemblée aux Tuileries. Les membres présents étaient : l'empereur, S. A. I. Madame Mère, le roi et la reine de Hollande, le roi et la reine de Naples, le roi et la reine de Westphalie, la princesse Borghèse.

Le prince archichancelier, Cambacérès, et le comte Regnault de Saint-Jean d'Angély, représentaient les officiers de l'état civil, pour la famille impériale. Napoléon debout, tenant par la main Joséphine en pleurs et ayant lui-même les larmes aux yeux, lut, avec une émotion vive, la déclaration officielle du divorce, annonçant à l'assistance les motifs politiques de sa détermination.

Madame Mère parut fort émue de cette lecture et plus encore de celle imposée pour réponse à l'impératrice, que ses sanglots empêchèrent de continuer. Le ministre d'Etat dut achever pour elle cette pénible lecture, se terminant ainsi : La dissolution de mon mariage, devait-elle dire, ne changera rien aux sentiments de mon cœur. L'empereur aura toujours en moi sa meilleure amie. L'un et l'autre, nous sommes glorieux du sacrifice que nous faisons au bien de la patrie.

Un si noble langage ne pouvait être plus dignement apprécié que par S. A. I. Madame Mère, qui, à côté de tous les titres des membres de la famille de l'empereur, inscrivant leur nom sur l'acte de divorce, signa simplement : Madame.

C'en était fait, le divorce impérial venait de s'accomplir.

 

 

 



[1] Copie d'une lettre cataloguée par Charavay.

[2] Correspondance de Napoléon Ier, 1865, t. XVIII.

[3] Napoléon Ier et ses institutions civiles, par Amédée Edmond, 1880.

[4] Communication par S. A. la princesse Pierre Bonaparte et par son fils le prince Roland du curieux spécimen de l'une de ces affiches restées inédites et peu connues.

[5] Correspondance de la reine Catherine. Stuttgard, 1836.

[6] Mémoires du comte Beugnot, 1866, t. Ier.

[7] Histoire anecdotique du siècle.

[8] Correspondance de la reine Catherine.

[9] Mémoires de la duchesse d'Abrantès, 1834, t. XVI.

[10] Journal et Souvenirs de M. Stanislas de Girardin, Paris, 1828.

[11] Le Consulat et l'Empire, par Thibaudeau, 1835, t. IV.

[12] Mémoires de la duchesse d'Abrantès, t. II.

[13] Lettre copiée dans la collection Morison, à Londres.

[14] Histoire du consulat et de l'empire.