MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1808.

 

 

Après la paix conclue avec la Russie et la Prusse, l'empereur écrit à Madame Mère, au sujet des sœurs et des maisons de charité. — Tendresse et sévérité de la mère pour Pauline. — Souvenirs de Nice. — Dédicace d'une comédie. — Napoléon parrain d'un fils de Junot. — Lettres : de Madame Mère à Lucien ; — du pape Pie VII à Madame Mère ; — de Madame à Lucien. — Fiction sur l'Impératrice mère. — Lettres : de Joséphine à Madame ; — de Madame à Élisa ; — de Madame à Lucien. — Conversation de l'empereur avec madame Junot. — Lucien voudrait s'expatrier en Amérique. — Sa mère l'en détourne. — Convocation à Paris des souverains alliés à la France. — Louis vient chez sa mère. — Lettre de Lucien. — Fêtes de l'hiver de 1808 à 1809. — Saison des œuvres de charité. — Tendresse maternelle de S. A. I. — Intimité de Napoléon et de sa famille. — Son étoile. — Sa bonté. — Caractère de Madame Mère.

 

Après avoir apporté pour étrennes à la France la paix conclue avec la Russie et la Prusse, l'empereur, accompagné en Italie par l'impératrice, était rentré à Paris, dans la soirée du 1er janvier 1808. Il reprenait, dès le lendemain, l'activité prodigieuse de toute sa vie, donnant des audiences diplomatiques, visitant le Louvre et ses nouvelles œuvres d'art. Il assurait des pensions aux veuves des militaires tués dans la dernière campagne et s'entendait avec Madame Mère pour l'allocation, par un décret, d'une somme de 182.500 francs, à distribuer aux maisons de charité.

Répondant au rapport officiel[1] à lui adressé par Son Altesse Impériale et contresigné par le cardinal grand aumônier de France, l'empereur écrivait à sa mère la lettre suivante[2], sorte de manifeste pour les soins nécessaires aux malheureux :

Paris, 4 février 1808.

Madame,

J'ai lu avec attention les procès-verbaux du chapitre général des sœurs de charité. J'ai fort à cœur de voir s'augmenter et s'accroître le nombre des maisons et des individus de ces différentes institutions, ayant pour but le soulagement et le soin des malades de mon empire. J'ai fait connaître à mon ministre des cultes ma volonté, que les règlements de ces différentes institutions fussent révisés et arrêtés définitivement par mon conseil, dans l'année.

Je désire que les chefs des différentes maisons sentent la nécessité de réunir des institutions séparées, autant que cela sera possible ; elles acquerront plus de considération, trouveront plus de facilités, pour leur administration et auront droit à ma protection spéciale. Toutes les maisons que les députés ont demandées, tous les secours de premier établissement et secours annuels que vous avez jugé convenable de demander pour elles, seront accordés. Je suis même disposé à leur faire de nouvelles et de plus grandes faveurs, toutes les fois que les différents chefs de maisons seconderont de tous leurs efforts et de tout leur zèle le vœu de mon cœur, pour le soulagement des pauvres, et en se dévouant, avec cette charité que notre sainte religion peut seule inspirer, au service des hôpitaux et des malheureux. Je ne puis, Madame, que vous témoigner ma satisfaction du zèle que vous montrez et des nouveaux soins que vous nous donnez. Ils ne peuvent rien ajouter aux sentiments de vénération et à l'amour filial que je vous porte.

NAPOLÉON.

Les sentiments exprimés par Napoléon à sa mère, en terminant cette lettre, étaient ceux de chacun de ses enfants pour elle, si sévère qu'elle se montrât, parfois, à leur égard. La princesse Borghèse, par exemple, lui était tendrement attachée, tout en ayant encouru un blâme maternel, à cause de ses goûts frivoles et de ses dépenses inutiles.

Le compositeur Blangini, qui lui donnait des leçons de musique, raconte, dans ses Souvenirs[3], qu'étant à Nice, la princesse eut la fantaisie de faire une excursion à Antibes. Elle voulait revoir la maison habitée par elle avec sa mère et ses sœurs, à l'époque où Napoléon prit, pour la première fois, le commandement de l'armée d'Italie.

Je ne saurais, dit l'auteur des Souvenirs, donner une idée de la joie que manifesta la princesse, en se retrouvant dans ce lieu ; elle courait comme un enfant ; elle nous expliquait la répartition des appartements : Là était la chambre de ma mère : moi, je couchais dans un petit cabinet auprès d'elle ; mes sœurs étaient de l'autre côté. Voilà la chambre qu'occupait mon frère Napoléon, quand il venait pour nous surprendre et passer deux jours avec nous. Comme il nous aimait !

Peu de jours après, la princesse, blâmée par sa mère de cette escapade, allait, sur l'ordre de l'empereur, rejoindre à Turin son mari le prince Borghèse, qu'elle avait quitté, pour faire son voyage de plaisance.

Un récit d'un autre genre s'adresse, d'après sa date, à Madame Mère.

Parmi les hommages littéraires adressés à Son Altesse Impériale, ceux qui la touchaient le plus s'adressaient non à son rang et à son influence, mais à son cœur et à sa bonté.

La dédicace d'une comédie de mœurs par Riboutté, ayant pour titre l'Assemblée de famille, et représentée, en 1808, au Théâtre-Français, par l'élite des comédiens de l'époque, témoigne les sentiments de gratitude et d'admiration de l'auteur.

Voici un court extrait de cette longue dédicace :

Votre Altesse Impériale a donné des larmes à mon orpheline ; elle a trouvé le sujet de l'Assemblée de famille, simple, moral et digne du Théâtre-Français : Ces éloges flatteurs, nés d'un cœur indulgent, m'ont consolé, Madame, de toutes les peines secrètes qui se mêlent trop souvent aux jouissances d'un succès.

Honoré de cette glorieuse récompense, qu'il me sera doux, Madame, de consacrer tous les instants de ma vie à défendre la cause des mœurs et du malheur ! Comment un écrivain qui ne les respecterait pas dans ses ouvrages pourrait-il espérer d'intéresser Votre Altesse Impériale, dont la touchante sensibilité protège l'indigent et l'orphelin, etc., etc. L'épitre dédicatoire continue sur ce ton dithyrambique l'hommage de l'auteur à Madame Mère[4].

Les Mémoires souvent cités de madame d'Abrantès racontent que, venant d'accoucher d'un garçon, après avoir eu deux filles, elle sollicita de l'empereur, au nom de son mari, alors en Espagne, de daigner être le parrain de son enfant. L'empereur accueillit sa requête de la meilleure grâce, en répondant : Je ferai ce que demande Junot, mais quelle marraine voulez-vous ? Madame Junot exprima le désir que ce fût l'impératrice. Et pourquoi, lui dit l'empereur, ne priez-vous pas la signora Letizia d'être la marraine ?Votre Majesté, répliqua madame Junot, ne m'a pas fait l'honneur de me parler de S. A. I. Madame Mère. Et elle témoigna, de nouveau, le désir que la marraine fût l'impératrice. Eh bien, soit ! acheva l'empereur, d'un ton de surprise, comme si la question du divorce eût traversé son esprit, sous la forme d'une objection préconçue.

Madame Mère recevait, à cette époque, l'invitation suivante :

Paris, ce samedi 2 germinal.

Madame,

J'ai l'honneur d'adresser à Votre Altesse Impériale le programme de la cérémonie qui aura lieu demain dimanche à Saint-Cloud, à quatre heures, pour le baptême de S. A. I. Mgr le prince Napoléon-Louis.

Madame est invitée à se rendre, un peu avant trois heures, dans l'appartement intérieur de S. M. l'impératrice. Les dames et les officiers de Madame doivent la suivie à Saint-Cloud et se réunir dans l'appartement d'honneur, au salon jaune.

Les officiers doivent être en grand costume complet et les dames en habit de cour.

Je supplie Votre Altesse Impériale d'agréer l'hommage de mon profond respect,

L.-P. SÉGUR.

Lettre de Madame Mère à son fils Lucien[5] :

Paris, 13 mai 1808.

Très cher fils, J'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite de Florence, le 17 du mois passé ; je me console qu'après un voyage fort heureux, vous jouissiez d'une bonne santé, ainsi que toute votre famille.

Je vois avec satisfaction qui vous avez pris le parti de refuser les honneurs qu'on voulait vous rendre et de vous retirer à la campagne : votre position le commande et si vous ne m'aviez pas fait connaître votre intention, j'aurais été la première à vous le conseiller. Un seul article de votre lettre m'a fait de la peine ; cessez de vous plaindre de ceci et de cela, réfléchissez que la position épineuse dans laquelle vous vous trouvez, peut empêcher de voir les choses dans leur vrai sens et rendre injuste...

Je m'attendais que vous me parleriez du voyage de Lolotte, mais je ne vois pas que vous en fassiez quelque mention.

Adieu, très cher fils, je me porte bien, je vous embrasse avec toute la tendresse que vous connaissez, en même temps que votre famille.

Je suis votre très affectionnée

MÈRE.

Lettre du pape Pie VII à Madame Mère :

Du Quirinal, 4 juin 1808.

Très estimée dame,

Nous avons entendu avec l'intérêt qu'elle peut bien imaginer la résolution prise pour notre capitale, obligé que vous étiez, par les circonstances, à faire un long voyage. En la remerciant des sentiments obligeants qu'elle nous a exprimés pour son fils, nous ne laissons pas, de l'assurer que nous prions sans cesse le Seigneur pour qu'il le comble, lui et sa famille qui nous est chère, des célestes bénédictions et qu'il vous donne le contentement de séjourner dans Rome.

Et là-dessus, nous terminons en vous donnant, avec notre fraternelle affection, la bénédiction apostolique.

PIUS PP. VII.

Lettre de Madame Mère à son fils le prince Lucien :

Paris, le 6 juillet 1808.

Très cher fils,

Je profite de l'occasion de madame Casson pour dire que je vais bien, mais que je suis inquiète de ne point recevoir de vos nouvelles. Depuis que vous êtes en Toscane, à peine ai-je reçu une de vos lettres écrite le lendemain de votre arrivée, bien que, de mon côté, j'en ai écrite plus d'une. Je désire que votre silence ne soit pas l'effet d'une maladie de vous ou d'un autre membre de votre famille.

Joseph vient de me donner de ses nouvelles de Lyon. D'après les lettres que je reçois de Westphalie et de Hollande, Louis et Hortense vont bien, il n'en est pas de même de Paulette : le climat de Turin ne lui est pas favorable, elle est souffrante plus qu'à l'ordinaire.

Adieu, très cher fils, donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles. Vous savez combien vous m'êtes cher, et croyez à la tendre affection avec laquelle je vous embrasse ainsi que votre famille.

Je vous embrasse et suis votre très affectionnée mère.

L'auteur anonyme de la première édition d'un livre fantaisiste[6] dit, à propos de Madame Letizia :

L'empereur voulut aussi que sa mère prît le titre d'Impératrice mère.

Madame Mère (comme on l'appelait alors) reculait devant cette magnifique dignité. Elle s'y refusa d'abord, mais Napoléon insista et lui fit reconnaître que la mère de tant de souverains devait, elle-même, avoir un titre impérial. Elle fut couronnée à Notre-Dame de Paris, le 27 août de la même année (1808) ; l'empereur demanda au pape de poser lui-même la couronne sur la tête de sa mère. Cette cérémonie eut lieu au milieu d'une grande pompe, et l'on vit, pour la dernière fois, les mains tremblantes et froides de Pie VII donner la bénédiction aux peuples. Depuis quelques mois le saint pontife s'affaiblissait de plus en plus, et il succomba quelques jours après le couronnement de l'impératrice mère.

Une longue lettre de Joséphine à Madame Mère exprime les douloureuses épreuves de la pauvre impératrice. Cette lettre, présumée de 1808, n'est point datée[7].

Usez, Madame et très honorée mère, de l'ascendant que vous donnent votre expérience, votre dignité, vos vertus et l'amour de l'empereur, pour rendre à sa famille la paix intérieure qui en est bannie. J'ai craint de mêler ma voix à ces discordes intestines, dans la crainte que la calomnie ne m'accusât de les irriter en m'en mêlant. C'est à vous, Madame, qu'il appartient de les calmer ; et, pour cela, dites seulement que vous en êtes avertie. Votre prudence aura commencé l'ouvrage, en signalant le mal ; la leur trouvera le remède.

Je ne nomme personne et votre sagacité devinera tout le monde. Les passions humaines ne vous sont pas étrangères, et les vices, qui ne vous ont jamais approchée, vous les devinerez, dans ceux qui vous sont chers, par l'intérêt que leur bonheur vous commande. Vous ne serez pas longtemps sans remarquer les progrès de l'ambition, peut-être ceux même de la cupidité dans plus d'une âme ingénue jusqu'alors, mais que les faveurs de la fortune commencent à gâter. Vous verrez avec crainte les ravages toujours croissants du luxe, et avec plus de peine encore l'insensibilité arriver à sa suite. Je n'insiste pourtant pas sur ce reproche, parce que, peut-être, est-il moins fondé que les autres, et qu'il n'est pas impossible que j'aie pris pour dureté de cœur ce qui n'était qu'enivrement de l'esprit. Quoi qu'il en soit, cette ivresse, manifestée par la vanité, par l'insolence, par d'outrageants refus, produit sur ceux qui en sont témoins de déplorables effets. On rappelle si aisément leur origine à ceux qui semblent l'oublier ; et le seul moyen de se faire pardonner sa fortune, est d'en partager les dons avec ceux qu'elle n'a pas favorisés.

Lettre de Madame Mère à la princesse Élisa[8] :

Paris, le 10 octobre 1808.

J'ai reçu, ma chère fille, ta lettre du 21 du mois passé et je suis consolée d'apprendre que tu es parfaitement rétablie, et de ta chute et de ta fluxion.

Je m'empresserai, au retour de l'empereur, de lui parler de l'objet que tu me recommandes et tu ne dois pas douter de l'intérêt que j'y mettrai. La demande me parait raisonnable et je pense qu'elle ne souffrira par de difficultés.

Le buste de votre père, que tu me destines, me fera grand plaisir. Je crois que l'empereur ne peut qu'agréer ceux de la famille. Si le mien n'est pas parfait, je pense qu'on devrait en demander un modèle à Canova, à Rome, car tous ceux qui ont vu ma statue, sont d'accord qu'elle est parfaitement ressemblante.

Pour ce qui est de Jérôme, je t'assure que c'est la première fois que j'entends dire que l'empereur en est mécontent ; et certes, si la chose était, j'ai lieu de croire que ce dernier ne me l'aurait pas caché.

Justement, par sa dernière lettre, Jérôme me mande que l'empereur, à son passage, a dîné avec lui et chez lui, et qu'il allait partir avec la reine, le 3 de ce mois, pour se rendre à Erfurt. Tout cela ne m'annonce pas du tout qu'ils soient mal ensemble ; mais je suis désolée de voir que les autres ne sont pas aussi bien qu'ils devraient l'être, et qu'au lieu de s'aimer mutuellement, ils cherchent à se nuire.

Ma santé est bonne. Ton oncle se porte bien. Paulette se trouve mieux qu'à l'ordinaire. L'un et l'autre te font mille amitiés. Tous mes compliments au prince. Je t'embrasse de tout mon cœur avec la petite Napoléone.

Tua affma madre.

(De l'écriture de Madame.)

Faisant allusion, dans cette lettre, à un buste d'elle, Madame Mère désigne peut-être celui qu'avait fait, vers cette époque, l'habile statuaire Lorenzo Bartolini.

Ce buste, inscrit par l'artiste sous le simple nom de Letizia, la représente à peu près de face, de grandeur naturelle. La tête, légèrement dirigée à gauche, est coiffée d'une couronne de lauriers. L'expression calme de cette noble figure, en atteste à la fois la dignité sévère par la pureté des lignes et la ressemblance napoléonienne dans chacun des traits[9].

Lettre de Madame Mère à Lucien[10].

Paris, 14 octobre 1808.

Très cher fils,

J'ai reçu ta lettre du 30 septembre et je vois avec plaisir que tu t'es rendu à mon conseil. Puisque tu es disposé à le suivre, je crois que le meilleur parti à prendre, est celui de te retirer à Pise, comme toi-même tu me l'indiques. Durant l'hiver le pays est sain : au printemps, je me plais à espérer que vous aurez quelque répit. D'aller dans les terres, cela ne me parait pas bon ; bien qu'elles soient limitrophes de la Toscane elles sont toujours dans les États du pape.

Adieu, cher fils, qu'il se présente une autre occasion et je me propose de t'écrire moi-même. Dans ces derniers jours, j'étais un peu incommodée, mais aujourd'hui je vais bien. Le cardinal jouit d'une bonne santé et il t'embrasse. Nous attendons sous peu de jours, l'empereur de retour d'Erfurt.

Je t'embrasse tendrement avec toute ta famille.

Je suis ta très affectionnée

MÈRE.

Madame Junot avait raconté que, pendant le séjour de son mari en Portugal, en 1808, l'empereur, voulant lui demander un renseignement sur sa correspondance, l'avait fait inviter par Duroc à venir lui parler, dans l'après-midi[11].

Madame Junot, comme dame de compagnie de Madame Mère, se trouvait de service auprès d'elle et lui demanda la permission d'aller répondre aux questions de l'empereur.

Je devais faire ma promenade, me dit l'excellente et digne princesse ; mais je ne la ferai pas, je reste. Cette conversation que l'empereur veut avoir avec vous m'inquiète pour Junot. Aussitôt que vous aurez fini, venez bien vite me raconter tout, et, s'il est besoin que je parle, vous savez que je suis prête à tout faire pour vous et pour ce bon Junot !

Je lui baisai la main, sans pouvoir lui répondre ; pour lui témoigner combien j'étais reconnaissante à Madame de sa bonté. Madame d'Abrantès développe ensuite son entrevue avec l'empereur, qui, en lui disant adieu, ajouta : Ne m'avez-vous pas dit que vous étiez de service auprès de la signora Letizia ? — Oui, Sire, je retourne, à l'instant même auprès de Madame. — Vous lui direz, je vous prie, que je désire qu'elle vienne déjeuner, demain, avec moi.

La princesse attendait madame Junot, qui lui raconta sa conversation avec l'empereur. Suit un long chapitre sur la famille impériale et en particulier sur Lucien, s'opposant toujours à accepter une couronne que le souverain voulait lui faire ceindre dans la monarchie napoléonienne. Pendant ce temps, Lucien, mécontent de ne pouvoir résider à Rome, lors de l'occupation des troupes françaises, songeait à exécuter son projet d'expatriation en Amérique.

Mais l'avis des siens et, avant tout, celui de sa mère, fut de savoir attendre, en se retirant dans la propriété de Canino, que la fortune de Lucien lui avait permis d'acheter au Saint-Père. Là, il pourrait s'occuper à loisir, et selon ses goûts, de littérature et de beaux-arts, en attendant son rappel à la vie politique, s'il y était encore destiné. En partant pour l'Espagne, vers la fin d'octobre, au milieu des calamités de la guerre, provoquée dans ce pays par l'Angleterre et après la déplorable capitulation de Baylen, l'empereur inspirait à tous les siens de vives inquiétudes.

Madame Mère, malgré son caractère viril, ne voyait pas sans crainte Napoléon courir au-devant de tous les dangers d'embuscade, d'où une balle partie d'un buisson pouvait l'atteindre. Mais l'empereur, sans souci d'un danger personnel, partait plein de confiance dans son étoile qui l'avait préservé tant de fois déjà, au milieu des boulets de la grande guerre.

Une longue lettre en italien, datée de Paris, 30 octobre 1808, est adressée à Lucien par sa mère qu'il avait priée d'appuyer sa demande de rentrer à Rome[12]. La réponse de Madame lui parle d'une longue conversation qui vient d'avoir lieu, à son sujet, entre l'empereur, son frère et toute la famille. L'empereur ne lui permettra pas d'habiter Rome, avant que les affaires de ce pays soient terminées, mais, jusque-là, il peut se passer du temps. Le mieux est donc, dit Madame, de prendre un autre parti.

Il n'a tenu qu'à Lucien, a dit l'empereur, dans la conférence, d'être roi, comme ses autres frères ; je n'exige pas qu'il abandonne sa femme, ni ses enfants ; il peut vivre avec eux, mais je ne puis, en aucune manière, reconnaître sa femme comme telle.

Or, — ajoute Madame Mère, — après y avoir mûrement réfléchi, il me semble que tu devrais te plier à sa volonté, pour ton bien, pour celui de tes enfants et pour la tranquillité de toute la famille : Ta femme elle-même devrait y consentir.

Va trouver l'empereur qui se rend à Bayonne, avec Joseph. Que l'amour-propre ne te retienne pas. L'empereur est le père de tous et il a le droit de demander la soumission à ses frères.

Vostra Madre.

La politique de l'empereur l'avait décidé à une convocation à Paris des souverains alliés de la France. Le roi Louis hésitait à s'y rendre, pour ne pas faire de concessions défavorables à la Hollande.

Il se décida enfin, à venir et arriva le 1er décembre à Paris. Mais, au lieu d'aller à son hôtel (rue Cerutti) occupé par la reine Hortense et où l'attendait sa maison, il préféra retourner chez sa mère. Elle avait pour lui beaucoup de tendresse et le retint à son hôtel, avec une suite assez nombreuse.

Un livre sur cet incident le raconte ainsi[13] : Quoique l'hôtel de Madame Mère fût assez spacieux, rue Saint-Dominique, il n'était pas facile d'y caser la suite du roi. qui obtint de sa mère quelques chambres, où l'on plaça, tant bien que mal, les officiers de sa maison.

Madame parut enchantée d'avoir son fils auprès d'elle, et pour vivre avec lui, dans une plus grande intimité, il fut convenu qu'ils mangeraient ensemble, en partageant la dépense commune, etc. Elle eut à partager de même, sa tendresse pour ses autres enfants ; elle se plaignait à lui d'être éloignée d'eux tous, et de se trouver mère de quatre rois, sans en avoir un seul auprès d'elle : Povero Luigi, disait-elle ; il avait été bien heureux, autrefois ; c'est à son tour, aujourd'hui, d'être malheureux.

Le mois suivant, c'est-à-dire dans le courant de novembre, Madame Mère avait renouvelé ses instances au près de Lucien, qui lui écrit la lettre suivante[14] :

Canino, 4 décembre 1808.

Ma chère maman, J'apprends avec bien de la peine que votre santé vous donne quelques inquiétudes. Je vous prie de m'écrire, comme je l'espère, que ces inquiétudes sont dissipées. Toute ma famille se joint à moi. — J'apprends ici avec bien de la joie que les affaires d'Espagne s'arrangent ; Joseph mérite tant d'être heureux ! Mille choses pour moi à Julie, à Paulette et à Fesch, et à Louis et à Jérôme, quand vous leur écrirez.

En attendant, conservez-nous votre tendresse et ménagez une santé qui n'est pour personne plus précieuse que pour votre fils.

LUCIEN.

L'hiver de 1808 à 1809 fut brillant à la cour des Tuileries. Les bals et les concerts se succédaient avec magnificence : la salle des Maréchaux resplendissait de lumières, reflétant les belles parures des femmes et les riches uniformes des hommes dont la poitrine était constellée de décorations.

La famille impériale, de chaque côté du trône de l'empereur et de l'impératrice, laissait un vide au milieu d'elle : c'était l'absence de Madame Mère, dont les tristes pensées ne pouvaient se séparer de Lucien et de Louis.

En même temps que les fêtes de l'hiver brillaient pour le monde, les journées de misère étaient grandes pour les ouvriers pauvres ; et parmi eux, on n'avait pas à signaler l'absence de Madame Mère.

Madame d'Abrantès raconte, à ce sujet, les charités continues de la famille impériale et celles de Madame Mère en particulier[15]. L'impératrice, dit-elle, donna beaucoup, et Madame Mère, étant protectrice des sœurs de charité, donna immensément, cette année, à la misère laborieuse.

La saison des fêtes officielles devenait la saison des œuvres de charité. Son Altesse Impériale fuyait les unes pour rechercher les autres, et, comme l'impératrice Joséphine, elle donna, cette année, des sommes considérables pour les malheureux. C'était à eux qu'elle pensait, dans les temps de prospérité, comme elle pensa toujours à ses enfants, lorsqu'ils se trouvaient dans l'adversité.

Sa force d'âme, sa dignité de caractère, sa résolution d'esprit et sa tendresse de cœur, toutes ses vertus furent consacrées à cette tâche maternelle, accomplie durant sa longue existence, tantôt rapprochée des siens, tantôt et le plus souvent séparée d'eux.

En possession de sa plus haute fortune et à l'apogée de la puissance impériale, Madame Mère ne séparait pas de sa pensée la prévision inquiète de l'avenir et des malheurs de sa famille. Nous autres Corses, disait-elle souvent, nous nous connaissons en révolutions ; tout ceci peut finir, et alors que deviendront des enfants dont la générosité imprudente, quand elle donne à pleines mains, ne regarde ni en avant ni en arrière ? Alors, ils me trouveront ; il vaut mieux qu'ils aillent à leur mère, qu'à ceux qui peuvent les trahir ou les abandonner.

Sa tendresse maternelle répartie entre tous ses enfants semblait pencher vers celui qu'elle croyait en avoir le plus besoin. Ainsi, dans les temps prospères de l'empire, tous ses fils étant montés sur des trônes, celui-là seul qui voulait s'en éloigner, inspirait à sa mère une tendresse à part. Elle ne se lassait pas de solliciter le plus puissant de tous, en faveur de Lucien, quoique Lucien se fût montré, avec elle, contraire à la création de l'empire. Vous l'aimez plus que tous vos autres enfants ! lui disait Napoléon, avec un peu d'impatience. Celui de mes enfants que j'aime le plus, lui répétait sa mère, c'est toujours le plus malheureux. Napoléon, cependant, disait vrai, en lui attribuant une préférence involontaire peut-être, mais réelle pour Lucien. Cette parole sublime de dignité ne laissait point de réplique au chef suprême, redevenu, comme ses frères, le fils respectueux, en admiration devant leur auguste mère. Elle défendait auprès de l'empereur et parfois contre lui-même ceux des siens qu'elle jugeait trop gouvernés par son pouvoir, en s'efforçant de maintenir l'union entre tous, comme au temps de leur bas âge et de leur jeunesse, quoique ce fût plus difficile, lorsqu'ils occupèrent des trôner annexés à la politique impériale.

Napoléon parlait en italien avec sa mère, mais il lui écrivait en français. Il lui adressa entre autres, pendant la guerre d'Espagne, une lettre assez lisible, montrant son respect pour sa mère et son affection véritable pour Lucien.

Voici cette lettre :

Lucien vient de m'écrire pour me proposer une réunion que je désire vivement aussi. Mais le moment n'est pas encore venu. Écrivez-lui, de ma part, que sa lettre a trouvé un écho dans mon cœur. Je lui réserve le trône de Toscane. Il ira régnera Florence et fera revivre le siècle des Médicis. Comme : eux, il aime et protège les arts. Comme eux aussi il donnera son nom à l'époque de son règne.

Madame Mère aurait éprouvé un véritable bonheur à voir les deux frères se réconcilier tout à fait. Lucien, en apprenant les premiers dangers du soulèvement de l'Espagne contre l'armée française, avait, dans un élan généreux, écrit d'Angleterre à l'empereur, pour lui témoigner le désir sincère de le rejoindre, et de lui offrir ses services.

Dans la plus grande intimité de la famille, l'empereur ne tutoyait jamais sa mère, tandis qu'il tutoyait, habituellement, l'impératrice Joséphine, et prenait parfois avec elle des familiarités qu'il ne se permettait guère vis-à-vis de la signora Letizia. Il n'en était pas quitte, sans une remontrance sévère. Les meilleures leçons qu'il eût reçues de sa mère furent les habitudes d'ordre et d'économie qu'il avait acquises auprès d'elle, non seulement dans sa jeunesse et dans les temps les plus difficiles de sa vie, mais encore à l'époque la plus prospère de sa haute destinée. Il en garda un profond sentiment de gratitude dans les jours les plus malheureux de sa dernière existence.

Ce n'est qu'en 1808, racontait madame d'Abrantès[16], lorsque Jérôme fut fait roi de Westphalie, que Madame Mère eut un million pour sa maison ; elle était fort honorable, avait une maison d'honneur qui lui coûtait à elle seule près de cent cinquante mille francs, et le reste de sa maison était dans la même proportion. Ce n'est donc que pendant les six dernières années qui ont suivi son augmentation de fortune, qu'elle a pu économiser quelques sommes assez fortes pour qu'on y daigne faire attention, mais lorsque ensuite on sait que, depuis les malheurs de sa famille, elle vient continuellement au secours de ceux de ses enfants que la France, au mépris de ce qu'elle leur doit, ne rougit pas de laisser ses créanciers, on se demande où elle peut avoir eu 70 millions dont le partage s'est fait si généreusement, dans plusieurs journaux, il y a six mois ?... C'est en vérité aussi révoltant qu'absurde.

L'étoile de Napoléon, celle dont il parlait en se figurant la voir briller au ciel, pour le guider dans sa marche ascendante vers la gloire, cette étoile-là semble s'être, à son insu, personnifiée dans sa mère, lorsqu'il croyait obéir à ses propres inspirations ou aux élans de son génie, en disant : J'ai foi dans mon étoile. Cette étoile était la lumière providentielle de sa destinée. Il serait intéressant de connaître la pensée de Madame Mère sur l'expression favorite de son fils, répétant : J'ai foi dans mon étoile. La force de caractère et l'indépendance de volonté de la signora Letizia pouvaient seules lui montrer cette étoile invisible à d'autres yeux.

Les ennemis ou les détracteurs de Napoléon lui ont contesté la bonté, dont il avait cependant fait l'apprentissage, dès son enfance, auprès de sa mère, disant de lui, vers l'époque du divorce : L'empereur a beau faire, il est bon. Cette simple parole a été confirmée par la pauvre Joséphine, aimant toujours en lui la bonté de cœur. Oui, c'est une erreur de croire que Napoléon ne fût pas accessible à ce sentiment-là. Il a prouvé le contraire dans mainte circonstance. S'il n'a pas été plus souvent susceptible de cette tendresse affective appartenant à la femme peut-être plus qu'à l'homme, il a du moins ressenti, bien des fois, les effets de la puissante éducation maternelle, ayant développé en lui les plus douces qualités du cœur et les plus fortes empreintes du caractère. Et cette bonté native, dont il serait facile de citer d'innombrables témoignages, Napoléon en sentait le besoin, sans en faire montre ou parade, pas plus que de sa tendresse filiale pour sa mère. Peut-être s'est-il trop abstenu parfois de lui en donner des témoignages publics, comme il s'est abstenu de recourir à elle ou à ses inspirations, à ses conseils, pour certaines de ses grandes entreprises ou des importantes décisions de sa vie.

Le caractère de Madame Mère avait tant d'élévation, qu'il semblait au-dessus de toutes ses facultés. Son intelligence, quoique assez fine, ne savait pas tout deviner, mais se pénétrait sans peine de ce qui devait être, d'accord avec son caractère. Madame ne prétendait pas à l'esprit et n'aurait su qu'en faire, si elle l'avait possédé, ou recherché, parce que cet esprit n'aurait pu se produire au jour, sans le contrôle de son jugement. Elle ne cherchait donc pas à comprendre l'esprit léger, qui lui semblait frivole ou superficiel et que sa raison n'appréciait pas. C'était cette sage raison, cette droiture de l'esprit et du caractère qui donnaient une si haute opinion d'elle à Napoléon déjà empereur, et conquérant, s'il n'oubliait pas, au milieu de ses triomphes, son humble mère. Mais il devait, plus tard, rappeler, en exil, la suprême influence qu'elle avait exercée sur lui, en disant : C'est à elle que je dois ma fortune et tout ce que j'ai fait de bien.

 

 

 



[1] Rapport publié par le Moniteur universel, le 7 février 1808.

[2] Correspondance de Napoléon Ier, t. XVI, p. 359.

[3] Souvenirs de Blangini, 1 vol.

[4] Mémoires de la duchesse d'Abrantès, t. XI.

[5] Lettre adressée par la comtesse Faïna (petite-fille de Lucien). V. l'Appendice.

[6] Napoléon et la conquête du monde, 1836.

[7] Mémoires sur l'Impératrice Joséphine, 3 vol. Bruxelles, 1828.

[8] Copie de cette lettre (la première sur neuf) adressée par M. Francesckini Pietri, de la part de S. M. l'Impératrice Eugénie. V. l'Appendice.

[9] Ce beau buste appartient à S. A. I. Madame la princesse Mathilde, qui a eu la bonté de m'en donner une photographie.

[10] La copie de cette lettre m'a été donnée par le prince Louis-Lucien Bonaparte. V. l'Appendice.

[11] Mémoires de la duchesse d'Abrantès, t. XI.

[12] Lucien Bonaparte et ses mémoires, 2e édit., t. III.

[13] La cour de Hollande sous le règne de Louis Bonaparte, 1 vol.

[14] Lucien Bonaparte et ses Mémoires, t. III.

[15] Mémoires de la duchesse d'Abrantès, t. XII.

[16] Une soirée chez madame la duchesse d'Abrantès, par Henri Berthoud. Musée des familles, 1839.