MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1806.

 

 

Chant guerrier d'Austerlitz dédié à Madame Mère. — Le prince Eugène proclamé fils adoptif de l'empereur. — Décret sur la fête du 15 août. — Encore les préséances à table. — Déception d'un cousin germain de Madame Mère. — Murat et Junot anoblis. — Joseph, roi des Deux-Siciles. — Lucien à Rome, puis à Ruffinella. — Œuvres de charité de Madame Mère. — État de fortune de Son Altesse Impériale. — Lettre de la nourrice Ilari sur l'héritage de la maison d'Ajaccio. — Réclamation développée de Madame Mère à l'empereur. — Il lui donne des tapisseries des Gobelins, et fait demander à Ajaccio un registre des actes de propriété. — Madame Mère à un dîner de famille. — Invitation à déjeuner au Raincy. — Louis, roi de Hollande. — Madame Mère et ses fils. — Joseph et Louis. — Statue de Madame Mère par Canova. — Lettre à Lucien sur un tremblement de terre. — Inquiétude maternelle sur la campagne de Prusse.

 

Un hommage lyrique à la victoire d'Austerlitz inaugurait les premiers jours de l'année nouvelle. C'était un chant guerrier improvisé par le poète corse Gianini et dédié à S. A. I. Madame Mère. Ce chant de victoire avait été traduit par un ardent conventionnel Bertrand Barrère, natif des Hautes-Pyrénées, en résidence à Tarbes (où nous l'avons vu, fort âgé), s'occupant encore de travaux historiques et littéraires[1].

Madame Mère, ayant reçu de l'empereur l'apanage d'une maison princière, resta fidèle à ses goûts et à ses habitudes modestes, en conservant ses plus simples relations.

Après les trophées d'Austerlitz, offerts à la France, l'empereur voulut entourer sa famille du prestige de sa gloire, en donnant plus d'éclat aux réunions de la cour. Il y conviait tous les siens, sans obtenir de Madame Mère qu'elle acceptât, quelquefois, de prendre sa place dans le cérémonial des fêtes.

Son Altesse Impériale s'y prêta pourtant de bon cœur, à l'occasion du mariage du prince Eugène de Beauharnais, qui, le 12 janvier, épousait la princesse Augusta-Amélie de Bavière. Bientôt après, Eugène était proclamé fils adoptif de l'empereur, avec le titre officiel de prince de Venise, d'abord, et il fut ensuite couronné vice-roi d'Italie. Madame Mère, qui avait en haute estime le fils de l'impératrice, voyait bien en lui le successeur direct de Napoléon, à défaut de l'un de ses frères, pour hériter du trône impérial.

C'était peut-être en vue de cette couronne d'Italie que Napoléon avait exigé, sans l'obtenir, la rupture du mariage de Lucien. Une telle supposition avait pu s'offrir à l'esprit de leur mère, devinant la pensée de Napoléon, lorsqu'il méditait pour l'un des siens cette combinaison politique, en faveur de la France.

Un décret du 19 février fixait, à la date officielle du 15 août de chaque année, la célébration de la fête de l'empereur. C'était, le même jour, la fête de son auguste mère, portant le nom de Marie. Cette date rappelait à Son Altesse Impériale la naissance de son glorieux fils, en lui inspirant la pensée pieuse et la fierté légitime de fêter deux fois Napoléon.

Le décret du même jour, fixait, à la fois, au premier dimanche du mois de décembre, le rétablissement du culte catholique en France, la commémoration du couronnement et l'anniversaire de la bataille d'Austerlitz.

Ce que Madame Mère admirait le plus, dans les annales de la gloire napoléonienne, ce n'était pas l'éclat des conquêtes guerrières, parce que Son Altesse déplorait la mortalité des champs de bataille et redoutait toujours des revers irréparables, ce qu'elle admirait davantage c'était la grandeur des conquêtes pacifiques. Celles-là, plus durables, ne faisaient répandre ni le sang des soldats de la France, ni les larmes de leurs mères et eussent préparé seules, la paix -de l'Europe, avec l'accord des autres puissances.

Le cardinal Fesch adresse à une dame dont il n'indique pas le nom, la lettre suivante, datée de Rome, 19 février 1806[2] : sa date peut servir à d'autres recherches.

Madame,

J'ai reçu de Pont une lettre sans signature et je m'imagine que c'est vous qui avez eu la bonté de me donner des nouvelles de ma sœur et de votre voyage.

Agréez mes remerciements,

J. Cardinal FESCH.

Au mariage du prince Eugène succédait, le 8 mars, celui de la princesse Stéphanie de Beauharnais, nièce de Joséphine, avec le grand-duc de Bade. C'était une femme de bien, pour laquelle Madame Mère avait grande estime.

Il y eut, à l'occasion de ce nouveau mariage, cercle officiel aux Tuileries, concert, bal et souper. S. A. I. Madame Mère ne put assister à cette fête, mais elle se trouva présente à un grand dîner de famille. Madame de Rémusat, dame de compagnie de service auprès de l'impératrice, en rend compte dans ses Mémoires d'aujourd'hui[3], d'une façon critique toute opposée à celle de ses Lettres d'autrefois[4]. Il s'agit encore de la préséance des places, pour passer à table : La reine de Naples ayant dû venir après l'impératrice, Bonaparte (dit l'ex-dame de compagnie) plaça sa fille adoptive avant sa mère.

Il est possible que la reine de Naples éprouvât du dépit de passer, aux portes, après la jeune princesse de Bade, mais il faut rappeler que Madame Mère n'attachait nulle importance, en famille, à ces formules de l'étiquette des cours. Son Altesse, quelle que fût la place réservée pour elle, savait l'occuper, avec la dignité simple du premier rang, au milieu du plus beau cérémonial, pourvu qu'elle y fût entourée de ses enfants. Leurs titres d'empereur, de rois et reines ou princesses étaient des titres secondaires dans sa pensée maternelle. Mais il en eût été autrement, de sa part, vis-à-vis des étrangers, s'ils eussent affecté de méconnaître sa présence en face ou à côté d'eux.

A l'égard ou à propos des préséances de cette époque, une citation trouvant place ici, offre le double intérêt de la vérité historique et de l'appréciation maligne de Napoléon.

Voici comment l'auteur d'une notice intéressante s'exprime à ce sujet[5] :

M. Ramolino, cousin germain de Madame Mère, était directeur des contributions directes des domaines et des droits réunis du département de la Corse. Mais quoi ! nulle mention, dans le décret des préséances, les délices alors, ou la coupe d'amertume des fonctionnaires publics. Il ambitionnait d'être créé prince de Coll'Alto, ayant découvert qu'un Eriberto Ramolino, au Xe siècle, avait été comte de Coll'Alto dans les Etats-Vénitiens. L'empereur et roi sourit et ordonna qu'on lui envoyât les insignes de son ordre de la Réunion. Voilà ce qui venait de se passer, quand M. André Ramolino donna à Notre-Dame de Miséricorde la couronne d'or qu'elle porte dans les solennités. La Vierge l'avait consolé de la perte de ses justes espérances.

Cette innocente malice ne saurait porter ombrage à l'honorable famille Ramolino, car ladite malice était due à l'empereur et roi, en personne.

De nouvelles situations, agréables à Madame Mère étaient faites dans l'entourage de l'empereur. Ce fut d'abord le prince Murat, quittant la haute position de gouverneur de Paris, transmise au général Junot, pour prendre possession du grand-duché de Berg. Ce fut ensuite le général Junot, anobli duc d'Abrantès, titre qui lui rappelait son dévouement fidèle à Napoléon.

L'empereur ne pouvait oublier ses proches, dans sa politique, autant que dans son affection, et il en donna le premier témoignage à son frère aîné, le prince Joseph, en le nommant roi des Deux-Siciles, non malgré lui, mais malgré son éloignement pour les grandeurs. Joseph vint prendre congé de sa mère, bien certaine qu'il ne recherchait pas les honneurs d'une royauté, aux dépens des goûts de sa vie paisible. Le départ de la reine Julie pour Naples, effectué peu de jours après, doubla, pour Madame Mère, le regret de se séparer de son fils aîné.

Quant à Lucien, il venait de passer l'hiver à Rome, où il tâchait d'oublier son exil volontaire, et, il allait chercher un plus doux repos à sa villa voisine, dite la Ruffinella. Cette propriété avait été endommagée, dans ses murs d'enceinte, par un tremblement de terre. Il voulait consolider l'habitation, qu'il avait offerte à sa mère, et il ajoute, à propos des bruits de Rome[6] :

Ma bonne et prudente mère commence à craindre que notre manière de vivre à Rome, dont on parle beaucoup à Paris, d'après les récits de quelques voyageurs, ne finisse par importuner assez l'empereur, pour qu'il se porte à quelque mesure de mauvaise humeur contre nous, dont le pire, sans doute, à nos yeux, serait qu'il voulût s'opposer, autant que cela était en son pouvoir, c'est-à-dire despotiquement, à la résolution prise par notre mère de venir vivre près de nous. Elle me fait parler, dans ce sens, par notre ami commun, Alexandre de Laborde, lequel m'étonne beaucoup, en me rapportant les propos qui m'étaient attribués... Ces propos ne méritaient aucune créance : Lucien n'avait pas à s'en justifier et ne voulut que donner satisfaction à sa mère ; il profita du carême où les divertissements sont interdits à Rome, pour se rendre à la campagne.

Que faisait, pendant ce temps, Son Altesse ? Sa principale occupation était constamment l'assistance aux malheureux, par toutes les ressources possibles et par son influence sur le rétablissement successif des sœurs hospitalières. Elle tira ces dignes religieuses de l'oubli qu'elles subissaient, depuis la Révolution, leur procura les moyens de se rendre utiles, de faire apprécier leurs services et ranima le zèle de leurs institutions délaissées.

Une histoire bien faite de Napoléon[7], cite quelques mots à reproduire d'une lettre écrite le 1er avril, au cardinal Fesch, par l'évêque de Metz :

... Je trouve quelquefois de l'ennui dans le cœur de S. A. L Madame votre sœur. Ne recevant pas de Sa Majesté la somme déterminée pour acquitter sa dette de protectrice, elle craint qu'on ne lui fasse, en France, la réputation de ne pas aimer à donner.

Cependant Madame Mère cachait si bien ses bonnes œuvres, que toutes seraient restées inconnues, si on n'en avait révélé quelques-unes, contre son gré, celle-ci par exemple, accomplie en 1806.

Une ancienne carmélite écrivit à la baronne de Fontanges, dame d'honneur de Son Altesse Impériale, en la priant de lui faire obtenir un secours de l'impératrice mère. Madame de Fontanges s'empressa de soumettre la demande à Son Altesse et lui apprit que cette carmélite, devenue infirme et âgée, avait été l'amie de Madame Louis, parente de Louis XVI. Je ne puis, répondit Madame Mère, donner à cette dame un secours ordinaire ; écrivez-lui qu'elle trouvera, chez mon aumônier, trois mille francs à sa disposition. N'était-ce pas une façon délicate et généreuse de faire la charité à une noble infortune !

Madame Mère, préférant la simplicité de son intérieur au cérémonial de l'étiquette, limitait ses réceptions à quelques personnes habituées à la voir. Elle leur adjoignit des ecclésiastiques présentés par son frère le cardinal. C'étaient entre autres les abbés : Cambon, vicaire général de Lyon ; Fournier, vicaire général de Troyes et chapelain de l'empereur, André J. Jauffret, vicaire général de la grande aumônerie et Osmont, deuxième vicaire général. Ils étaient invités chez Madame Mère, lors que leur service de cour les appelait à Paris. Elle les accueillait fort bien, non par un esprit de dévotion outrée, car elle était plus pieuse que dévote, mais parce qu'ils causaient d'une façon intéressante (et peut-être parce qu'ils savaient jouer au reversi).

Ces relations avec des personnages de l'Église furent plus recherchées auprès de Madame Mère, lorsque l'empereur eut accordé à quelques-uns d'entre eux des titres nobiliaires. Les nouveaux prélats se montrèrent d'ailleurs courtisans habiles, auprès du souverain, comme auprès de Son Altesse[8].

Il suffit de rappeler, parmi les noms des ecclésiastiques précités, celui de l'abbé Lucotte, chargé par le cardinal de la correspondance relative aux tableaux de sa galerie et à ceux dont sa sœur faisait des dons généreux aux églises.

Ici se reproduit la question des dépenses, et des revenus de Madame Mère. Cette question est due à madame d'Abrantès[9], qui la connaissait bien : Madame Mère, dit-elle, à qui l'on donne si généreusement tant de millions, ne possède pas 80.000 livres de rentes. L'empereur ne donnait qu'à ceux qui dépensaient ; il n'aimait pas les économies. Madame Mère n'eut un million par an, que lorsque le roi de Westphalie fut à Cassel (en 1807). Ce qu'elle possède ne peut être que le fruit de ses économies sur ce million, et cela pendant cinq ans.

Depuis les malheurs de la famille Bonaparte, si Madame se refuse toutes les jouissances de la vie qui sont si douces à son âge, si elle a un extrême amour de l'ordre, c'est pour avoir la possibilité de venir à l'aide de ses enfants. Elle a fait pour eux de très grands sacrifices.

C'est une honorable et respectable personne que Madame Mère ; son nom aurait dû être respecté par des journaux qui, ne la connaissant, pas, ont été à la fois injustes et mensongers, peut-être sans le vouloir. Que les journaux légitimistes donnent des biens illusoires à la famille Bonaparte, pour excuser les Bourbons d'avoir manqué à leur parole, et de n'avoir tenu aucun des traités qu'ils ont faits avec elle ; d'avoir retenu tous leurs biens, les diamants de la couronne, rachetés presque en entier des deniers de l'empereur ; d'avoir pris leurs rentes, de les avoir repoussés, exilés : tout cela se conçoit, parce qu'en cela les journaux légitimistes suivent leur route. Mais que d'autres journaux, qui font état de rester dans une voie de justice, qui. ne manifestent plus de haine, racontent des faits inventés à plaisir, voilà ce qui ne peut se tolérer.

Deux lettres de Camille Ilari, nourrice de Napoléon, datées des mois d'avril et d'août, sont adressées d'Ajaccio à l'empereur et à l'impératrice[10]. Ces lettres sont relatives à la maison Bonaparte, à la vigne provenant de l'hoirie dite Ramolino, à une autre vigne dite de la Sposata et à la Casolta, dont l'empereur lui avait fait donation. La nourrice réclame contre Ramolino, refusant de se dessaisir de la plus grande partie de ces propriétés de la famille.

Vers la même époque, S. A. I. Madame Mère, aidée, sans aucun doute, par l'habile secrétaire de ses commandements, adressait à l'empereur une réclamation légitime, pour obtenir les moyens de satisfaire plus dignement aux obligations de charité qui lui incombaient. Les développements donnés à cette réclamation forment une plaidoirie justificative.

Madame Mère à l'empereur[11].

Sire,

Paris, le 9 mai 1806.

Lorsque Votre Majesté m'a demandé de lui faire connaître ce qui pouvait m'être agréable, j'ai d'abord pensé que je devais m'en rapporter à sa sagesse et à son affection pour moi. Qu'ai-je à demander à celui qui sait tout, prévoit tout et peut tout ordonner ? Cependant de plus mûres réflexions m'ont fait croire que je ne dois point laisser d'incertitude sur mes vues et sur mes véritables sentiments. Je vais donc m'expliquer, avec la franchise inséparable de ces communications intimes du cœur, auxquelles tout calcul personnel est nécessairement étranger.

A mon âge et dans ma position, je ne puis avoir de prétentions ambitieuses. Toutes mes jouissances sont dans le bonheur des miens. Tout ce que Votre Majesté fait pour l'illustration de la famille me devient personnel. Je ne dois ni ne veux aspirer à de semblables destinées, ma raison et mes goûts m'en détourneraient, si je ne trouvais, d'ailleurs, de quoi me satisfaire dans ma position. Mon titre de mère de l'empereur est assez glorieux ; ma place à vos côtés est aussi éminente à mes yeux, qu'elle est chère à mon cœur.

Sous ce rapport, je ne désire aucun changement dans ce qui existe. Je n'ai qu'un vœu à former, c'est d'être longtemps le témoin de votre gloire et de votre félicité. Mais je dois exister dans l'empire avec la dignité qui convient à mon rang.

C'est moins encore pour moi que je le désire, que pour vous-même, puisqu'il faut que la mère de Votre Majesté soit honorée par les peuples, autant que vous l'honorez et l'affectionnez vous-même, et vous savez combien, dans l'opinion, la splendeur extérieure ajoute à celle des titres et même aux qualités personnelles.

Vous avez donc à examiner, Sire, si mon traitement est suffisant relativement aux obligations que ma position m'imposé et s'il est convenable relativement à la forme dans laquelle il est constitué. Un revenu de 480.000 francs est suffisant sans doute pour mes besoins individuels ; il ne l'est point relativement aux obligations qui naissent de ma condition politique. Une représentation convenable exige de plus grands moyens.

Je représenterais peu convenablement, si mon train n'était pas au moins au niveau de celui des autres membres de la famille impériale et si je pouvais rétrograder sur les mesures que j'aurais adoptées pour ma maison.

J'ai donc besoin, d'abord, des moyens nécessaires pour me donner le fonds en vaisselle, en linge et en ameublement que je n'ai pu me procurer, sur mon revenu ordinaire. Vous savez, Sire, que je n'ai rien reçu pour mes premiers frais d'établissement. J'ai besoin ensuite d'un revenu fixe, invariable et proportionné à ce qu'exige une représentation honorable et constante. Or, pour juger ce qui m'est nécessaire, vous avez des points de comparaison qu'il vous suffira de consulter : Un noble sentiment vous indiquera, d'ailleurs, jusqu'où doit aller la splendeur dont vous voulez entourer la mère du plus puissant monarque du monde.

Veuillez observer, Sire, qu'un état de représentation digne de vous et de moi, exigerait aussi une augmentation dans ma maison d'honneur. Je dois même vous dire qu'il est autant dans mes sentiments que dans les convenances, que mes officiers participent aux avantages qui rehaussent la dignité des fonctions et qu'ils trouvent dans leurs services auprès de ma personne, un titre spécial à la bienveillance de Votre Majesté. Au surplus, cette augmentation dans le nombre de mes officiers serait un retour aux règles qui ont toujours établi des différences dans l'organisation des maisons, suivant le rang et la proximité des princes de sang royal.

Quant à la manière dont mon traitement est fixé, je vous invite à réfléchir sur les points suivants : Une simple pension, qui n'est point déterminée par un acte non revêtu des formes légales, m'offre un don précieux de votre amour, mais n'est point pour moi un titre positif émané du pouvoir souverain. J'ai, dans vos sentiments, la garantie la plus sûre de mon sort actuel, mais je déclare, Sire, que, dans aucun temps et dans aucune circonstance, je ne veux dépendre que de votre volonté, et votre prévoyante tendresse ne peut que le vouloir et l'ordonner ainsi. La fixité de mon traitement paraîtra donc, ce me semble, convenable aux sentiments de Votre Majesté, autant qu'à ma dignité personnelle.

Je ne crains pas d'aller plus loin et de vous avouer, Sire, qu'il me serait doux de me glorifier d'un acte solennel qui manifesterait à la nation française les sentiments que vous professez envers moi et qui n'ont fait, jusqu'à ce moment, que le charme de ma vie privée.

Les lois anciennes avaient assigné le douaire viager des reines mères sur certaines parties des contributions publiques. Quelles que soient les différences qui naissent de ma position particulière, le principe de.ces lois ne m'est point absolument étranger. Un sénatus-consulte assigne à vos frères une rente apanagée sur le Trésor public.

Les grands dignitaires de l'empire ont obtenu la même distinction. Ne pensez-vous pas qu'il siérait à Votre Majesté de faire fonctionner, à mon égard, la même mesure ? Croyez, Sire, que tous les Français, que les pères de famille verraient avec attendrissement cet acte de piété filiale. Vos lois tendent à rétablir les mœurs domestiques ; vous les influencerez sûrement par un si noble exemple.

Je suis certaine que le premier corps de l'État vous donnera, dans cette circonstance, une preuve nouvelle de ses sentiments, et qu'après avoir payé, tant de fois, le tribut de son admiration à vos vertus publiques, il offrirait avec sensibilité celui de sa vénération à vos vertus privées.

Au reste, Sire, si d'autres combinaisons que celles du sentiment pouvaient se mêler à l'idée que je vous soumets, veuillez remarquer que l'élévation de votre frère au trône de Naples peut faire cesser son traitement en France et rendre moins aggravante, pour le Trésor public, la charge qui me concernait que vers la fin de ma carrière un traitement viager ne peut offrir, dans sa durée, un surcroît de dépense onéreux à l'État ; enfin que ma position particulière dans votre famille fait que tout ce qui me sera personnel ne peut devenir un exemple.

Voilà, Sire, tout ce que je puis désirer. Je suis heureuse dans ma position présente et je ne dissimule point ce qu'un fils tel que vous a répandu d'enchantement sur ma vie. Mais quand je vous invite à donner plus d'éclat à mon existence, ce ne sont pas de vaines jouissances que je recherche : vous pouvez voir que mes idées se lient à un sentiment maternel qui ne sépare point ma gloire de la vôtre.

MADAME MÈRE.

Avant de répondre, par un acte officiel, à la demande si justifiée de Madame Mère, et si complètement exposée par son secrétaire, l'empereur fit présent à Son Altesse Impériale de divers objets d'ameublement d'une grande valeur. Telles étaient par exemple, de belles tapisseries des Gobelins, comme l'indique la note suivante écrite par Daru, sous la dictée de l'empereur : Je désirerais faire présent (à Madame) d'un assortiment de tapisseries vieilles et neuves des Gobelins, pour le château de Pont. La réponse fut signée aussi par Daru à S. M. l'empereur, d'après les plans de deux salons et d'un cabinet, envoyés par M. Guien secrétaire des commandements de Madame : — Les tapisseries proposées par l'administrateur des Gobelins, formaient un total de 50.272 francs.

Cette réponse, par une décision formelle, à la demande de Madame Mère, nécessitait divers renseignements précis, que l'empereur ordonna de demander en Corse. C'était, entre autres, l'état des actes officiels relatifs aux membres de la famille, c'est-à-dire un registre spécial destiné à la copie de ces actes.

Maret, duc de Bassano, écrivit, en conséquence, le 26 mai, au préfet d'Ajaccio, qui s'empressa de déférer à cette demande, en fournissant, avec divers actes des ancêtres de la famille, les actes de naissance de Charles Bonaparte, de Madame Mère, de l'empereur, de ses frères et sœurs, etc. Ces actes, relevés sur ceux des registres officiels, mais incomplets de la Corse, furent transcrits sur le registre spécial ordonné par l'empereur. Faut-il rappeler combien il m'a été difficile d'obtenir des dates authentiques pour les actes de naissance, de baptême, de mariage et autres de la signora Letizia ?

Madame d'Abrantès raconte[12] qu'à l'un des diners de famille, le dimanche, aux Tuileries, elle avait accompagné Son Altesse Impériale, se faisant un devoir d'y assister. L'empereur était de bonne humeur et faisait des compliments à chacun. Il voit sa mère, suivie de madame Junot, et s'adressant à elle : Vous ne m'avez pas dit, signora Letizia, si vous êtes contente de madame Junot, et vous, et vous, ajouta-t-il en m'avisant, êtes-vous bien aise d'être auprès de ma mère ? Pour toute réponse, je pris la main de Madame et la baisai, avec la tendresse et le respect que j'aurais eus pour ma mère. L'excellente femme m'attira à elle et m'embrassa au front. C'est une bonne enfant, dit-elle, et je tâcherai qu'elle ne s'ennuie pas trop, chez moi. — Oui, oui, dit l'empereur en me pinçant l'oreille, faites surtout en sorte qu'elle ne s'endorme pas, en vous voyant faire votre éternel reversi !...

Madame, n'étant pas toujours au courant de la conversation, par le peu de facilité qu'elle avait à suivre la parole française, comprenait cependant par le regard qu'elle jetait sur la physionomie déjà si expressive de son fils, qu'il y avait quelque chose entre nous (sur Junot). — Ah ! dit-elle, jamais Junot ne peut craindre d'être oublié par nous. Quant à moi, toute ma vie je garderai le souvenir du jour où il vint, en pleurant, me baisant les mains, m'annoncer que vous étiez en prison. Il voulait vous délivrer ou mourir avec vous ! Oh ! de ce jour-là, j'ai pris Junot en affection, comme un sixième fils, mis au monde par moi. Et, en me parlant ainsi, ajoute madame d'Abrantès, la vénérable matrone, alors mère de quatre rois puissants, devenait elle-même d'une beauté lumineuse. Toute la noblesse de son âme venait se refléter dans ses yeux.

Le général Junot était nommé, peu de jours après, gouverneur de Paris, avec possession du beau domaine du Raincy. Sa femme eut l'idée de donner une fête à S. A. I. Madame Mère, avant d'y recevoir aucune personne de la famille impériale. Mais le mot de fête et le nom de Madame s'accordaient assez peu ensemble. Madame refusa la fête, pour se contenter d'un déjeuner, avec quelques amis. Elle désigna elle-même les personnes qu'elle désirait y voir, pour se promener ensemble, en admirant les ombrages de ce superbe domaine.

Madame Junot ne manque pas de raconter en détail la promenade, suivie du déjeuner, la présence et les impressions de la mère du général Junot, heureuse et fière de le voir accueilli par Son Altesse Impériale, comme s'il était de sa famille. Elle en était émue jusqu'aux larmes et, en sortant de table, sans avoir pu manger, elle répondit à sa belle-fille, lui disant : Vous pleurez, bonne mère ?Oui, je pleure, mais c'est de joie... c'est de bonheur... Quand je me suis vue à la même table que Madame Mère ; lorsque j'ai vu auprès d'elle mon enfant, mon fils bien-aimé, j'ai pleuré, mon cœur était plein. Junot prit la main de Madame, la baisa avec un bien tendre respect. Et, en la conduisant à sa voiture, il le lui exprima avec l'accent vrai du cœur.

Quant au déjeuner, si excellent qu'il pût être, il fut à peine goûté par l'auguste convive — qui mangeait fort peu et buvait encore moins. Madame Mère observait une sobriété tout à fait corse, et croyait peu à l'efficacité prétendue d'un régime tonique des viandes succulentes et des vins dits généreux.

Après l'élévation du prince Joseph à la royauté des Deux-Siciles, venait celle du prince Louis au trône de Hollande : Louis avait encore moins que son frère aîné, le désir de porter le poids d'une couronne. Ses adieux à sa mère furent des adieux de résignation et, le 16 septembre, il arrivait à La Haye, prendre possession de son gouvernement. Madame ne ressentait non plus aucun orgueil de ces royautés éphémères, car elle ne semblait pas croire à leur durée. Elle s'inquiétait davantage de l'avenir de ces têtes couronnées, en répétant, à propos des épargnes de sa fortune, qu'un jour peut-être elle les aurait amassées pour les souverains déchus ou détrônés, qu'elle avait mis au monde.

Cependant Madame eut à souffrir, et s'en plaignait à eux-mêmes, de ne pas voir ceux de ses fils que l'empereur avait faits rois, s'unir avec plus d abnégation à ses vues politiques, en contrariant, sans le vouloir, la direction donnée par lui au gouvernement des nations alliées à la France. Elle en souffrait d'autant plus qu'elle aimait chacun de ses enfants d'une égale tendresse, et y ajoutait, envers Napoléon, une admiration suprême.

Madame comprenait, sans les juger, les embarras politiques suscités par son fils aîné à son grand fils, dans le royaume des Deux-Siciles. Telle était aussi la situation faite par Louis à Napoléon, dans le royaume de Hollande. Il voulait le rendre indépendant de la France, au lieu de l'unir fermement à ses intérêts dynastiques, contre la puissance maritime de l'Angleterre.

Cette situation a été bien précisée par l'éminent historien du consulat et de l'empire lorsqu'il dit[13] : Napoléon retrouvait ainsi, chez ses propres frères, l'esprit de résistance des peuples alliés, qu'il avait cru s'attacher étroitement, par l'institution des royautés de famille. Ce jugement peut paraître sévère, mais il est vrai et rappelle les impressions justes de Madame Mère, qui ne pouvait apprécier les actes politiques de Napoléon, au même point de vue. Elle tes comprenait avec sa haute raison et d'après ses impressions maternelles.

Une transition un peu brusque annonce un autre sujet plus appréciable, celui-là, que le sujet politique. Il s'agit des œuvres d'art. Le Musée Napoléon s'enrichissait tous les jours, rapporte Thibaudeau[14]. On y remarquait plusieurs morceaux de la villa Borghèse. Le public confondait avec ces antiquités des ouvrages modernes, sortis du ciseau de Canova... et la statue de Madame Mère, mère de Napoléon, dans une pose imitée de l'auguste Agrippine. — Cet ouvrage, dit Quatremère (de Quincy), réunit l'unanimité des suffrages. Sans prétendre lui assigner de valeur je pense que c'est un morceau d'une éminente beauté... C'est une création, je veux dire un de ces ouvrages produits par l'inspiration d'un sentiment si vrai que tout y paraît facile. Il n'y a point eu d'effort ; cela est né de soi-même, et l'on croit que l'on en ferait autant. Que de vérité, de charme et de grâce dans cette tête, ce col et la manière dont la figure se retourne ! Par quel secret cette tête qui est un portrait appartient-elle à l'ajustement idéal de ses draperies ? Que de finesse dans ces traits où l'âge n'a rien fait perdre à l'agrément ni à la dignité, où l'artiste n'a pas eu besoin de recourir à la flatterie qui déguise les années aux dépens de la ressemblance ! Qu'on tourne de tous côtés. Chaque côté offre, sous un côté de plis, naturel et varié, une statue différente. Noblesse dans le maintien, proportion admirable dans l'ensemble, exécution élégante, recherchée et naïve dans les détails ; enfin ce qu'il faut dire, cette figure n'est point une statue ; elle vit, elle parle, elle va remuer. On ne pouvait, ajoute Thibaudeau, combiner plus adroitement la flatterie et l'éloge.

La statue de Madame Mère par Canova est d'une parfaite ressemblance, suivant l'opinion de Lucien, très connaisseur en œuvres d'art[15]. Elle est assise, admirablement drapée à l'antique et coiffée d'un diadème, rehaussant cette belle figure, calme et sévère.

Quelqu'un d'assez mal instruit, sachant que l'œuvre était dite la statue d'Agrippine, s'avisa de demander au grand artiste lui-même pourquoi il avait donné à Madame Mère les traits de la mère de Néron, reçut de Canova pour toute réponse : C'est la fille de Germanicus et non la mère de Néron que j'ai voulu faire.

Le caractère moral de cette statue de Madame Mère, d'après l'antique, se reflète en entier dans une assez longue lettre écrite par elle, en italien, à son fils Lucien, qui venait de la rassurer sur la secousse d'un tremblement de terre éprouvée par lui.

Suit la traduction de cette lettre :

Pont, le 7 septembre 1806.

Mon très aimé fils,

La lecture de la lettre par laquelle tu me fais le détail du danger que tu as couru, dans une secousse de tremblement de terre, m'a glacé le sang ; mais après je me suis consolée et je rends grâce à la Providence que vous en soyez tous sortis sains et saufs. Que tu as donc bien fait de m'informer aussi vite de cet événement ! J'aurais souffert d'en apprendre la cause par un autre que par toi et je n'aurais pas été en paix. L'idée seule qu'il aurait pu t'arriver du mal, à toi ou aux tiens, m'aurait tourmentée, jour et nuit, si je n'avais pas reçu directement de tes nouvelles.

Je suis presque toujours à la campagne et je continue à me trouver bien de ce séjour. Fesch s'y trouve depuis cinq ou six jours. Tu penses bien que nous parlons souvent de toi et que ta position est désormais pour mon cœur le seul motif qui nous cause du tourment, sans autre sujet d'affliction. C'est ce qui m'oblige de te redire de plus en plus que tu dois user de la plus grande discrétion et réserve, tant dans les conversations que tu peux avoir, que dans les lettres que tu écris, à qui que ce soit. Souviens-toi et sois bien persuadé que tu n'as pas de meilleurs amis que tes frères. Je t'aime et te suis attachée plus que je puis te le dire. Ce n'est pas sur la seule apparence que tu dois en juger. Tu sais que souvent pour éviter un plus grand mal, et pareillement pour parvenir à faire le bien, on est obligé d'agir d'une manière qui ne paraît pas dictée par des sentiments d'attache et d'affection qui sont des liens.

Tu sais déjà que Jérôme est revenu en France, il se porte bien et l'empereur en est content. Louis est allé aux eaux d'Aix-la-Chapelle. Il a obtenu peu d'effet de celles de Wiesbaden et maintenant il en attend des eaux d'Aix.

Adieu, mon très cher fils, j'espère que tu es persuadé de la tendre et maternelle affection avec laquelle je t'aime et t'embrasse, en même temps que toute ta famille.

Je suis ton affectionnée

MÈRE.

A l'autorité civile qui avait ordonné, dès le 22 février 1805, l'annulation du mariage de Jérôme, lorsqu'il était encore mineur, se joignit, le 6 octobre, une annulation analogue, par l'autorité religieuse. L'officialité diocésaine de Paris prononça une décision par laquelle, faisant droit à la demande de S. A. I. et R. Madame mère de l'empereur et roi, déclarait qu'il n'y avait pas eu mariage entre M. Jérôme Bonaparte, fils mineur et mademoiselle Élisabeth Paterson, Anglo-Américaine.

C'est en ces termes que la décision est rapportée dans les Mémoires mêmes du roi Jérôme[16], en se basant, pour chaque incident ultérieur, sur l'opposition légale faite par Madame Mère au premier mariage de son fils mineur avec mademoiselle Paterson. De nouveaux détails sont inutiles.

A la même date du 6 octobre, une lettre de Lucien à son oncle le cardinal[17] se plaint de ses démarches persistantes, pour rompre son mariage : Lucien dit expressément qu'il souffre avec patience ce que lui exprime sa mère, mais que, quant à lui (son oncle), il le prie de cesser ses remontrances, et en propres termes, qu'il cesse de lui manquer...

Les premiers jours d'octobre allaient causer à Madame Mère de plus graves appréhensions pour l'empereur et pour la France. La guerre était déclarée avec la Prusse, et dès la veille de la bataille d'Iéna, en visitant, la nuit, les avant-postes, Napoléon manqua d'être tué par un factionnaire. Le lendemain 14, il remporte l'éclatante victoire qui ouvre glorieusement la campagne de Prusse, en soulevant ensuite contre sa puissance, la coalition de la Russie et de la Suède.

Pendant ce temps, la famille de l'empereur, si habituée qu'elle fût à le voir revenir triomphant, s'inquiétait, chaque jour, des revers de fortune de cette grande guerre. La maison plus triste de Madame Mère était alarmée de ces éventualités contraires. Voici ce que rapporte à cet égard le panégyriste du cardinal Fesch[18] :

M. G*** (secrétaire du cardinal), seul était gai, animé, presque enjoué : — D'où vient, lui dit Madame, que vous paraissez si riant, tandis que tout le monde est dans l'angoisse ? — Pourquoi, Madame, serais-je triste ? reprit le secrétaire du cardinal ? — Est-ce que, reprit Madame, vous ne savez pas que l'empereur est parti, cette nuit, pour aller combattre les ennemis ? — Eh bien, Madame, y a-t-il de quoi vous attrister ? Ce n'est pas la première fois que Napoléon va se battre ; il est bien habitué à vaincre ! — Oui, répliqua sévèrement Madame Mère, et cependant il ne faut qu'une balle pour le tuer ; Dieu n'est pas tenu de faire des miracles pour le sauver ! N'avait-elle pas raison de penser ainsi et de le dire, cette noble mère qui ressentait une fierté légitime des victoires de Napoléon, en s'inquiétant de ses défaites et en faisant des vœux pour qu'il n'étendît pas au loin ses conquêtes ?

La campagne de Prusse et la victoire d'Iéna, qui avait ouvert les portes de Berlin à l'armée française, avait conduit Napoléon à Potsdam, où il s'était incliné devant le tombeau du grand Frédéric, pour saluer sa gloire. Ce simple épisode de la guerre raconté à Madame Mère, lui fit plus d'impression que les chants victorieux.

Un autre épisode de la campagne de Prusse toucha vivement la mère du vainqueur. Ce fut sa clémence envers le prince de Hatzfeld d'Autriche, qui avait feint de se rallier à la France, en correspondant avec la Prusse. Une lettre de lui en montrait la preuve, le rendait coupable de haute trahison et, par ce témoignage seul, le condamnait à mort. Cette lettre fatale était entre les mains de l'empereur, lorsque la princesse de Hatzfeld parvint jusqu'à lui, et, se jetant à ses pieds, implora sa clémence. L'empereur, ému de l'éclat de cette grande douleur, montra la lettre d'accusation à la malheureuse femme et la jetant au feu, devant elle, lui dit : Je n'ai plus d'autre preuve contre votre mari, il est libre ! Le bon et fidèle maréchal Duroc, présent à cette scène émouvante, l'avait racontée à l'impératrice et à Madame Mère qui en exprima son admiration attendrie. Le meilleur récit de cette scène intéressante se trouve dans l'ouvrage du colonel de Chambure[19].

Après la glorieuse campagne de Prusse, où l'impératrice avait espéré rejoindre l'empereur, en allant jusqu'à Mayence, elle s'affligea de ne pouvoir parvenir auprès de lui. Napoléon s'y refusait d'ailleurs, pour ne pas exposer Joséphine aux fatigues d'un plus long voyage, ou aux hasards de la guerre et il l'engageait, dans ses lettres, à rentrer à Paris.

Madame Mère qui ne se plaignait pas, et écrivait peu, souffrait à la pensée des périls que Napoléon affrontait chaque jour et au-devant desquels il semblait se précipiter sans mesure. Il lâchait pourtant de la rassurer ainsi que l'impératrice, en parlant, dans ses lettres, de toute autre chose que de la guerre.

Joséphine ayant reproché, un jour, à Napoléon de faire la critique des femmes, il lui répondit de Berlin, le 6 novembre[20] :

... Il est vrai que je hais les femmes intrigantes au delà de tout. Je suis accoutumé à des femmes bonnes, douces et conciliantes, ce sont celles que j'aime. Si elles m'ont gâté, ce n'est pas ma faute, mais la tienne. Au reste, tu verras que j'ai été fort bon pour une qui s'est montrée sensible et bonne, madame de Hatzfeld.

Et il rappelle à Joséphine l'événement qui l'a tant émue, ainsi que Madame mère.

Lettre de Madame Mère à Lucien :

Paris, 2 novembre 1806.

Très aimé fils,

Enfin j'ai reçu la réponse que j'attendais avec tant d’anxiété, mais combien différente de celle qui m'eût tant charmé ! Le Seigneur le veut ainsi, je suis destinée à passer ma vie dans la tristesse et la désolation ; j'ai fini de ne te parler jamais plus de cet objet, et à l'avenir, je me bornerai à déplorer dans ma conscience ta disgrâce et la mienne. Fesch m'a communiqué la réponse qui lui a été faite. Je ne puis m'empêcher de te dire que je trouve que tu l'as trop maltraité. Je sais, comme tu dois connaître, combien il t'aime. Tout ce qu'il peut t'avoir dit ne partait certes que de ce sentiment et du désir qu'il a de te voir content et heureux à l'égal de tes autres frères. Il ne mérite pas d'être traité de cette façon ; tu devrais chercher une occasion d'adoucir le chagrin que tu lui as causé.

(Suit une question d'intérêt privé inutile à reproduire.) Adieu, fils très aimé, ma santé est bonne, tous ceux de la famille qui sont à l'armée vont bien, les feuilles publiques t'ont appris tous nos succès.

Je t'embrasse tendrement avec toute ta famille.

Je suis ta très affectionnée

MÈRE.

Paris fut triste, pendant la campagne de Prusse et durant l'hiver de 1806 à 1807. L'absence de l'empereur semblait exclure les fêtes officielles, tandis que l'impératrice séjournait à Mayence ou parcourait les bords du Rhin.

S. A. I. Madame Mère, seule, eût été en position de recevoir, comme si elle avait eu le titre réel d'Impératrice mère, que lui conférait l'opinion publique. C'eût été contraire à ses goûts, à ses habitudes et à ses préoccupations inquiètes ; elle eût fermé ses salons plutôt que de les ouvrir. En faisant le contraire, elle aurait cru manquer aux convenances et aux égards de sa situation envers l'empereur absent, que d'en distraire sa pensée, par le spectacle d'une fête mondaine.

Sa maison enfin, dans de telles conjonctures, lui semblait devoir être une retraite fermée, plutôt qu'un hôtel ouvert à la foule. Madame n'admettait chez elle que les habitués dont les goûts simples s'accommodaient avec les siens et lui permettaient de penser aux absents.

 

 

 



[1] Brochure in-4°, 1806. V. les Mémoires de Barrère, publiés par Hippolyte Carnot et David d'Angers.

[2] Registre de correspondance du cardinal.

[3] Mémoires de madame de Rémusat, t. III.

[4] Lettres de madame de Rémusat.

[5] Notre-Dame d'Ajaccio, par Alex. Arman, 1844.

[6] Lucien Bonaparte et ses mémoires. Édit. de 1883, t. III.

[7] Histoire de Napoléon, par le Dr Émile Bégin, 1853, t. IV.

[8] Communication du Dr Émile Bégin, d'après l'évêque de Metz.

[9] Mémoires de la duchesse d'Abrantès, t. VIII.

[10] Vente d'autographes par Charavay, du 15 novembre 1860.

[11] Lettre originale, communiquée par M. le duc Decazes fils.

[12] Mémoires de la duchesse d'Abrantès, t. XIX et t. IX.

[13] Histoire du consulat et de l'empire, par Thiers, t. VII, p. 21.

[14] Histoire du consulat et de l'empire, 1835, t. III, p. 563.

[15] Lucien Bonaparte et ses Mémoires. Éd. de 1883, t. III.

[16] Mémoires du roi Jérôme, 1861, t. Ier, p. 172, et suivantes.

[17] Mémoires du roi Jérôme, 1861, t. Ier, p. 172, et suivantes.

[18] Le cardinal Fesch, par l'abbé Lionnet, 18., t. II.

[19] Napoléon et ses contemporains, 1 vol. in-4° avec planches, 1824.

[20] Correspondance de Napoléon Ier, 1863, t. XIII, p. 600.