MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1804.

 

 

Conspiration contre le premier consul. — Prévisions de sa mère. — Arrestation des conjurés. — Sort funeste du duc d'Enghien. — Reproches sévères de Madame Bonaparte à son fils. — Le premier-né de Louis. — Second mariage de Lucien. — Mécontentement de Napoléon blâmé par leur mère. — Dernière soirée de Lucien à Paris. — Son départ pour l'Italie. — Sa mère le rejoint à Rome. — Elle s'inquiète de l'ambition du premier consul à la couronne de France. — Napoléon remercie le pape de lui avoir donné des nouvelles de sa mère. — Retour de Madame Bonaparte mère à Paris, après le sacre et le couronnement de l'empereur. — Elle attend le nom ou le titre qu'elle devra porter. — La saison de bains à Lucques. — La nourrice de l'empereur à Paris. — Madame Letizia reçoit de son fils souverain le meilleur accueil et le titre d'Altesse Impériale, avec un million de revenu.

 

Au commencement de 1804, s'annonçaient de sinistres événements contre la vie du premier consul. Sa mère semblait les avoir prévus, et pour en préserver son fils, elle réclamait la surveillance la plus active autour de lui. Le général Joachim Murat était nommé gouverneur de Paris, au moment où allait éclater la conspiration royaliste, vouée à un fatal dénouement. On signalait, en date du 16 janvier (26 nivôse an XII), l'étrange débarquement, sous la falaise de Béville, d'un navire anglais, monté par les principaux conspirateurs. Un rapport judiciaire faisait connaître, deux jours après, l'entente secrète de plusieurs des conjurés avec un personnage nouveau du rang le plus élevé.

Au milieu de l'agitation des esprits, la famille du premier consul se montra fort alarmée, tandis que Madame Bonaparte mère, malgré les plus vives appréhensions, s'efforçait de les cacher, sous l'apparence du calme habituel de son maintien, de son langage et surtout de sa correspondance. Elle répondait, sans exprimer ses inquiétudes, aux lettres du nouvel an. La réponse suivante en est le témoignage :

Madame Bonaparte mère à M. d'Isoard, auditeur de rote, à Rome[1].

Paris, 8 pluviôse an XII (29 janvier).

Je regarde, monsieur, les souhaits que vous venez de m'adresser, au commencement de cette année, comme l'expression des sentiments de l'amitié la moins équivoque, à différence de tant d'autres qui ne sont qu'une pure et vainc cérémonie. Je les reçois conséquemment avec une satisfaction particulière et vous prie d'en agréer mes remerciements.

Les nouvelles que vous me donnez sur ma fille sont propres à satisfaire l'amour d'une mère qui ne vit que pour ses enfants.

Je ne me suis jamais doutée que le cardinal ne dût se trouver bien à Rome.

Il est décidé qu'au printemps, j'entreprendrai le voyage de l'Italie, où je me promets de recouvrer ma santé et de passer quelques mois agréablement, à la faveur du beau climat et des agréments que me fournira la présence d'un frère et d'une fille que j'aime et de vous tous ensemble.

Je vous salue,

BONAPARTE mère.

Le 15 février, s'effectuait, à Paris, l'arrestation des conjurés. Parmi eux se trouvait le général Moreau. Il fut transféré au Temple.

Un prince de la maison de Condé, le duc d'Enghien, arrêté, près de Strasbourg, était emprisonné à Vincennes. Il devait, le mois suivant, y être jugé, condamné, exécuté, avec la plus déplorable précipitation, sans que le chef de l'État ait eu le temps d'intervenir et d'user de son droit de grâce.

Ces sombres événements répandirent l'effroi dans le pays et la consternation dans la famille du premier consul. Des adresses de condoléance, des protestations de dévouement lui parvenaient de toutes parts, tandis que les siens lui prodiguaient les témoignages de la plus tendre inquiétude.

Madame Bonaparte mère lui tint un langage sévère, que le souvenir de Joséphine a transmis à l'auteur des Mémoires publiés en son nom[2].

Le 30 ventôse an XII (21 mars), jour fatal de la mort du duc d'Enghien, accusé, avec ses complices, d'attentat contre la vie du chef de la République, ce jour fut pour Bonaparte le plus néfaste de sa destinée. En vain sa femme éplorée vint, dès la première heure, se jeter à ses pieds, pour obtenir la grâce du prince : en vain sa mère joignit ses instantes prières à celles de Joséphine, d'Hortense et de ses propres sœurs. Ne me blâmez pas, mais plaignez-moi, plaignez-moi, leur répondit Bonaparte, avec l'accent de la plus profonde émotion. Cette scène douloureuse, racontée par Joséphine, reproduit les paroles sévères et prophétiques de la mère du premier consul : Tout fut inutile, il rejeta nos prières, et le mauvais génie qui gouvernait alors le grand homme, le fit rester inébranlable dans le parti qu'on lui avait, en quelque sorte, fait embrasser malgré lui. Nous redoublâmes nos efforts ; sa mère lui parla en ces termes : Tu succomberas le premier, dans l'abîme que tu creuses, aujourd'hui, sous les pas de ta famille. Sa sévère prophétie devait s'accomplir, et cependant, la nuit venue, Bonaparte, saisi de regrets et de remords, sonna, pour révoquer ses ordres, ou surseoir à leur exécution : c'était trop tard, ils avaient été exécutés.

Ma mère, dit Joseph[3], était tout en larmes et adressait au premier consul, qui l'écoutait en silence, les plus vifs reproches.

Des historiens dignes de foi soutiennent la résolution du chef de l'État de faire juger et condamner l'infortuné prince, pour le gracier, à la dernière heure, et se l'attacher par la reconnaissance. Mais l'excès de zèle des agents responsables précipita l'exécution du fatal dénouement.

Personne n'en conserva un plus douloureux souvenir que Madame Bonaparte mère. Elle s'abstenait d'en parler, pour ne plus accuser son fils, devant la fatale nécessité de sévir contre les conspirateurs, menaçant chaque jour, l'existence du chef de l'État.

Ajoutons, d'après la Revue historique[4], un détail touchant, peu connu sur la mère du premier consul. Le duc d'Enghien, au moment d'être fusillé, avait exprimé le désir que son chien favori laissé auprès de lui, et quelques objets portatifs fussent transmis discrètement à une dame dont il indiquait l'adresse. Personne des siens ne se trouvait là, dans ce fatal moment, pour accomplir une mission aussi délicate. On consulta Madame Bonaparte mère, qui, spontanément, se chargea de faire parvenir, avec toute sécurité, à destination, les derniers souvenirs de l'infortuné descendant des princes de Condé.

Trois jours après ce funèbre drame de la conspiration, eut lieu à Saint-Cloud une diversion passagère : c'était le baptême du premier-né de Louis Bonaparte et d'Hortense de Beauharnais, sous les noms de Napoléon-Louis (frère aîné de Louis-Napoléon). Le pape avait délégué le cardinal Fesch, grand aumônier, pour le représenter. Le premier consul fut le parrain de son neveu et Madame Letizia la marraine.

Le lendemain du baptême, une autre cérémonie s'accomplissait chez les sœurs de charité, autrefois préposées au service des malades dans les hôpitaux. Elles étaient appelées à reprendre leur costume et à renouveler leurs vœux. Le cardinal, invité à cette cérémonie, s'y rendit avec sa sœur, Madame Letizia, qui avait contribué, auprès du premier consul, à la réparation due aux gardiennes du dévouement hospitalier.

L'influence de Madame Bonaparte mère n'était pas aussi efficace auprès de Napoléon, lorsqu'il s'agissait d'un dissentiment de famille, causé par la politique du premier consul.

Le second mariage de Lucien avec madame Jouberthon y donna lieu. Cette union de sympathie était réprouvée par le chef de l'État, avec une sévérité telle, qu'il la taxait de mésalliance et en voulait la rupture. L'intervention de sa mère, dans cette pénible occurrence, fut de prendre parti pour le plus faible contre le plus fort. Mais elle essaya en vain de détruire les préventions de blâme envers Lucien, marié, une seconde fois, à son gré.

Dans le chapitre XX de ses Mémoires, intitulé : Ma dernière soirée à Paris[5], Lucien déclare, après quarante ans, avoir gardé le plus fidèle souvenir de cette soirée, qui lui fit admirer les nobles et généreux sentiments de sa mère. Soirée de douleur, dit-il, de regrets, de résignation, d'amitié, enfin de cruelle séparation et de fatal éloignement d'un pays tant aimé ! Lucien allait s'exiler en Italie, où sa mère ne tarderait pas à le rejoindre, malgré le mécontentement du premier consul de la voir s'éloigner de lui, pour ce seul motif. Un extrait du récit vaudra mieux qu'une analyse :

C'était, dit Lucien, la veille de Pâques 1804 ; les berlines de voyage sont déjà préparées et chargées, dans la cour de l'hôtel, rue Saint-Dominique, dont les portes sont fermées. Les chevaux de poste sont commandés, ils doivent être attelés à la pointe du jour. Il est dix heures du soir. Mon bien-aimé frère Joseph se promène avec moi dans la galerie de tableaux. Ma mère et ma femme étaient assises sur une petite causeuse, à gauche de la cheminée. Onze heures sonnèrent à la pendule et Joseph me dit : Lucien, donne-moi encore cette heure d'espérance !

En ce moment, ajoute Lucien, ma mère, ma noble mère, s'avança vers Joseph et moi, qui nous étions arrêtés, au milieu de la chambre, au son de la pendule. Elle prit la main de Joseph, avec une espèce de crispation nerveuse, très visible et d'un ton trempé de larmes, qu'elle cherchait à contenir, elle dit : — Allons, mes fils ; il faut vous séparer, voici l'heure. — Non, ma mère, pas encore, dit Joseph. Lucien vient de me promettre d'attendre jusqu'à minuit. J'espère encore qu'il le rappellera. — Non, mon fils, Napoléon ne rappellera pas votre frère. Il ne le veut pas près de lui. — Pourquoi, ma mère, ne le voudrait-il pas ? Si Lucien ne le contrarie plus, notre frère n'est pas méchant. — Mais moi (dis-je), je ne l'ai jamais contrarié que dans mes attributions ministérielles. Ma mère avait été se rasseoir. — Joseph interrompit un profond silence, en disant : Ma mère, il n'est que onze heures et demie. Le consul ne se couche pas avant minuit. Si je retournais, si j'allais lui demander une autre lettre pour Lucien, qui lui enjoigne. — Quoi ? mon cher frère, interrompis-je vivement. — Mais, de ne pas partir. — Votre bon cœur vous aveugle, mon frère ; il veut, il faut que je parte. Voulez-vous qu'il m'arrive ? — Ici je m'arrêtai.

Dois-je aller prier le consul, ma mère ? répéta trois fois Joseph. Alors, avec un accent indéfinissable de douleur et de fierté maternelles blessées et se levant de son siège, ma mère dit : Oui, mon fils, oui, vous, son aîné, allez le prier pour que Lucien reste, afin qu'il vous réponde en colère, comme à moi et même à sa Joséphine : Que ceux qui sont si chagrins de le voir partir, partent avec lui ! Aussi, continua-t-elle d'un ton toujours plus irrité, je partirai, je partirai, non pas avec toi, Lucien, mais après toi. Comme cela je lui épargnerai l'embarras de mon entêtement.

Après cette exclamation, ma mère était retombée, en pleurant et comme suffoquée, dans les bras de mon excellente femme. Joseph ne perdait pas l'espoir de voir arriver le messager, qu'il avait résolu d'attendre jusqu'à minuit. Trouvant ma mère plus calme, je lui demandai, par forme de conversation, s'il était vrai que madame Bonaparte eût prié son mari de s'opposer à mon départ ? Oui, devant moi, répondit ma mère. — Ah ! oui, je le crois, devant vous, ma mère ?Devant moi aussi, répéta Joseph.

Minuit approchait. Joseph paraissait sur les épines. Il marchait dans la chambre ; moi je m'étais assis sur un tabouret, qui était aux pieds de ma mère et de ma femme.

Tout à coup, Joseph me dit : Lucien, si tu m'aimais, tu m'en donnerais une grande preuve. — Mon bon Joseph, vous savez si je vous aime, c'est presque de l'amour filial que j'ai pour vous. Vous m'avez servi, pour ainsi dire, de père ; vous aviez dix-huit ans, je n'en avais que neuf. Parlez, que dois-je faire ? que voulez-vous de moi ?Eh bien ! si toi-même, avant qu'il se couche, tu allais lui demander à lui parler, avant de partir !Eh bien ! après, mon frère, que lui dirai-je ?Mais, tu lui diras que tu es fâché de partir brouillé avec lui et puis... Je pris la main de ma mère et la baisant tendrement : Faut-il aller lui demander cela, ma bonne mère ? Dites ! dites !Non, mon fils, tu ne le dois pas. D'ailleurs, ce serait bien inutile. Je sais bien ce qu'il m'a dit, dans sa colère. — Si ce n'est que cela, moi, je ne crains pas sa colère. Je sais qu'on ne fait pas toujours ce qu'on a pu dire, dans un moment d'emportement. — Oui, c'est vrai, dit ma mère, mais vous êtes vifs, tous les deux. Napoléon est puissant plus que toi, mon pauvre Lucien. Décidément j'aime mieux que tu partes sans le revoir...

Nous restâmes encore un peu de temps, et minuit venant à sonner, j'allai prendre ma femme par la main, nous nous jetâmes ensemble aux genoux de ma mère. Au revoir, au revoir, à bientôt, à Rome ! dit-elle. Telles furent les dernières paroles que prononça ma mère, en s'éloignant. Avant d'entrer dans la galerie, elle était montée, pour embrasser nos enfants endormis...

Pauvre mère ! que n'a-t-elle pas souffert à cette époque ? dit Lucien, en ajoutant de tristes pensées sur sa séparation violente avec le premier consul. Lucien partait, en exilé, pour Rome, où sa mère avait résolu de le rejoindre. Le premier consul se montra si mécontent de ce brusque départ, qu'il ne put s'en cacher vis-à-vis de leur mère, en lui reprochant encore ses préférences de tendresse pour celui de ses frères qui avait fait le plus d'opposition aux principes, sinon aux intérêts de sa politique. Celui de mes enfants que j'aime le plus, répondit la noble mère au chef de l'Etat, c'est, vous le savez, celui qui souffre le plus. Madame Bonaparte mère n'eut que trop tôt l'occasion de témoigner à Napoléon en personne, qu'il se trouverait, à son tour, par le malheur du sort, le fils préféré de sa tendresse maternelle. Parti, dans ces conditions, pour l'Italie, en voyageant incognito, avec sa jeune femme et ses deux enfants, Lucien se dirigeait vers Rome, où se trouvait son oncle le cardinal Fesch, comme ambassadeur de la République française près le Saint-Siège.

La mère du premier consul ne tarda pas à s'y rendre, accompagnée de mademoiselle Clary, belle-sœur de Joseph, de madame d'Andelard, chanoinesse, sa dame de compagnie, de M. Guien, avocat, faisant fonctions de secrétaire, du docteur Backer, son médecin, de dame Saveria, l'ancienne gouvernante de ses enfants et d'une femme de chambre[6]. Ce personnel de maison montrait l'intention de la mère du premier consul de faire, à Rome, un long séjour.

Elle venait, fidèle à sa promesse, rejoindre son fils Lucien, et nullement, comme l'a supposé l'éditeur critique des Mémoires, solliciter auprès de la cour de Rome, le consentement du Saint-Père à venir à Paris, sacrer et couronner Napoléon empereur. Une pareille mission était loin de sa pensée ; Madame Bonaparte mère redoutait les aspirations du premier consul à l'empire et protestait contre toute participation personnelle à les servir ou à les encourager. Elle ne croyait pas plus à la possibilité de faire venir le pape à Paris, pour le couronnement, et lorsque la nouvelle lui en fut annoncée, le moment venu, elle ne pouvait croire naïvement à la réalité des faits accomplis.

Longtemps après, la princesse de Canino, veuve de Lucien Bonaparte, réfutait, dans une brochure[7], certaines allégations de M. Thiers à l'égard de son mari, dans l'Histoire du Consulat et de l'Empire. Elle dit, à propos de Madame Mère : Passant, maintenant, de la vie publique à la vie privée, nous demanderons à M. Thiers, si c'est à cause de cet esprit inégal, inquiet, ingouvernable de Lucien, que sa vénérable mère lui porta toujours, ainsi que cela est généralement connu, autant d'amour, au moins, qu'à tous ses autres enfants, et qu'elle lui en donna la preuve la plus éclatante, en le suivant à Rome, lorsque Lucien et sa famille durent s'éloigner de Paris ? Madame Bonaparte, la mère, indignée des calomnies répandues contre son fils Lucien, vint, un jour, à l'improviste, chez le premier consul et, en présence de Joséphine, sa femme, qui passait pour protéger l'ex-oratorien, elle lui demanda hautement justice de tous ces infâmes propos, qu'elle savait de bonne source, disait-elle, émaner de la police de Fouché.

La lettre suivante de Lucien à son frère Joseph indique les impressions inquiètes de leur mère[8] :

Notre mère, écrit-il, à cette époque, est préoccupée de tous les changements qui se préparent. Elle croit que le premier consul a tort de vouloir porter la couronne de Louis XVI. Elle fait de mauvais rêves, qu'elle ne confie qu'à moi. Elle craint tout simplement que quelques fanatiques républicains n'assassinent l'empereur. Elle pense que la république a plus d'amis que Napoléon n'a l'air de s'y attendre.

La mère des Bonaparte avait-elle mal préjugé les événements et les hommes, en exprimant ses appréhensions pour l'avenir ? Non, certes, et ses tristes pressentiments l'ont prouvé.

Après un voyage assez long, mais salutaire, dès son départ de Paris, Madame Letizia arrivait à Rome, le 31 mars (10 germinal an XII). Elle n'avait plus le droit ni le temps de protester contre l'élévation prochaine de son glorieux fils au pouvoir suprême.

Elle devait se soumettre à sa grandeur, puisqu'elle n'avait pu s'y soustraire, en se résignant à un sort plus modeste et plus conforme à ses goûts. Sa préoccupation, dès lors, fut de se prémunir contre les revers de la fortune, pour assurer l'avenir des siens. Elle devait, avant tout, s'assurer d'une résidence provisoire à Rome. Reçue, en y arrivant, par son frère le cardinal, Madame habita, d'abord, auprès de lui, le palais Corsini, ensuite le palais Nunez, appelé depuis le palais Torlonia, chez son fils Lucien qui en était l'acquéreur, mais ne l'habitait pas encore. Après ces premières résidences, Madame se fixa plus longtemps, avec son frère, au palais Falconieri, via Julia, près du Corso.

La lettre suivante du cardinal Fesch annonce au premier consul l'arrivée de Madame à Rome, le 10 germinal an XII (31 mars)[9] :

Votre mère est arrivée à Rome, le 10 germinal, samedi saint, après dix-huit jours de voyage, sans s'être arrêtée, ni à Lyon, ni à Milan. Elle a été reçue, dans les États du pape, avec la plus grande distinction. A Loreto, elle fut logée dans le palais pontifical.

A son arrivée à Rome, Sa Sainteté avait ordonné qu'on lui érigerait, à Saint-Pierre, une tribune égale à celle de la reine de Sardaigne et des princes de Mecklembourg, pour assister à la messe de Pâques, mais comme cette tribune ne pouvait être qu'à la suite de celles desdites personnes, qui en sont en possession, depuis plus d'un an, elle a cru devoir refuser et prétexter la fatigue du voyage.

Hier, je la présentai au pape, au Quirinal, accompagnée de sa fille (Pauline Borghèse), de madame Clary, et en habit de grand gala, avec le plus grand cérémonial. Les gardes suisses l'accompagnèrent jusqu'à la première antichambre, où elle fut reçue par les monseigneurs maîtres de la chambre ; les gardes nobles lui présentèrent les armes. Le pape lui parla de son attachement à votre personne, des prières qu'il fait pour votre conservation ; il lui dit qu'il serait enchanté de la voir souvent et qu'elle resterait chez lui, tant que lui plairait. En effet, elle fut obligée de le congédier elle-même, après un long entretien.

La noblesse romaine, sans attendre les jours de ricevimento, vint lui rendre visite. Le doyen du sacré collège envoya les invitations à tous les cardinaux de se rendre à la complimenter, dans les vingt-quatre heures. Tous s'empressèrent, même les Napolitains, à lui rendre cette distinction réservée aux souverains. Elle s'est très bien tirée de tout ce cérémonial et je crois que Rome est le pays qui lui convient ; elle y sera avec beaucoup d'agrément, et je mettrai tous mes soins affectueux pour qu'elle soit heureuse.

Le voyage a fait beaucoup de bien à votre mère ; elle se porte à merveille.

David Silvagni, publiciste italien, cite le cardinal Luciano et l'abbé Benedetti comme ayant eu occasion de voir et d'entendre parler Madame Letizia Bonaparte, qui avait alors cinquante-quatre à cinquante-cinq ans et était encore, dit l'écrivain, une belle dame[10]. Voici, en aperçu, le portrait physique tracé par Silvagni : Madame Letizia, de taille moyenne, avait la peau blanche, les cheveux noirs, qu'elle portait frisés sur le front, les yeux noirs, un peu petits, la taille souple, les mains et les pieds petits, la physionomie régulière pleine de dignité.

Madame Letizia dictait la plupart de ses lettres, au lieu de les écrire, comme elle aurait pu le faire, non en français, mais en italien. Elle les relisait avec attention, ou se les faisait relire et les signait de sa main, en y joignant deux ou trois mots d'affection, lorsque la lettre s'adressait à l'un de ses enfants. La suivante trouve sa place ici, par ordre chronologique.

Madame Bonaparte mère écrit ou fait écrire à Mgr Hompesch[11] :

Citta di Castello.

Rome, 21 germinal an XII (11 avril 1804).

Monseigneur,

J'ai reçu avec reconnaissance le témoignage de vos sentiments. Il ne peut que m'être bien précieux, puisqu'il me vient d'une personne que ses vertus et ses talents ont toujours distinguée. Veuillez bien agréer tous mes remerciements et croire à toute ma gratitude.

Recevez, Monseigneur, l'assurance des sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être, Monseigneur, de Votre Éminence,

La très humble,

BONAPARTE mère.

Quel était ce personnage étranger, Mgr Hompesch, auquel s'adresse la réponse de Madame Bonaparte mère, et que pouvait dire la lettre des remerciements les plus vagues, sans le moindre signe du motif qui avait pu dicter une telle réserve ? Rien ne l'explique.

Une lettre assez sévère du cardinal Fesch à Pauline Borghèse, lui reprochait de ne pas se conformer aux mœurs de la ville de Rome, en attendant sa mère, et l'oncle engageait la nièce à rejoindre son époux. Avis en avait été donné par lui au premier consul, qui lui répond, le 20 germinal an XII (10 avril) de la Malmaison[12] :

Monsieur le cardinal Fesch,

Je fais connaître à Madame Paulette mes intentions d'une manière très simple et très précise ; j'espère qu'elle s'y conformera, et l'arrivée de sa mère, d'ailleurs, lui donnera un conseil naturel qui lui sera profitable, etc.

Madame Bonaparte mère, à peine arrivée à Rome, où son fils Lucien allait la rejoindre, s'empressa, tout d'abord, avec le cardinal, de revoir la princesse Borghèse et de lui faire apprécier les égards dus à son mari, au premier consul et à elle-même. La leçon de morale fut suffisante, et Pauline qui aimait beaucoup sa mère se soumit à ses remontrances.

Écrivant, de Saint-Cloud, le 2 floréal an XII (22 avril), à S. S. le pape Pie VII, au sujet du Concordat de la République italienne, le premier consul ajoute[13] :

Je remercie Votre Sainteté des choses aimables qu'elle me dit, relativement à l'arrivée de ma mère à Rome. Le climat de Paris est beaucoup trop humide et trop froid pour elle. Mon premier médecin lui a conseillé de se fixer dans les pays chauds, plus analogues à son pays naturel. Quelque parti qu'elle prenne, je ne cesserai de la recommander à Votre Sainteté.

Je suis, avec un respect filial, de Votre Sainteté, le très dévoué fils,

BONAPARTE.

Cette lettre du premier consul, prochainement empereur, au pape Pie VII, fait comprendre leurs excellents rapports, qualifiés à cette époque : Lune de miel. La sollicitude du chef de l'État pour sa mère ressort également de sa lettre au chef de l'Église.

L'empire allait se constituer, et le 18 mai (28 floréal an XII), le Sénat se transportait à Saint-Cloud, afin de proclamer le premier consul empereur par la voix de son président, le consul archichancelier. Une partie de la famille de Napoléon se trouvait réunie au palais de Saint-Cloud. Joséphine Bonaparte était entourée de ses belles-sœurs, éblouies d'avance par le prestige de leur destinée ou par l'éclat d'une cour en perspective.

Mais la mère du premier consul et son frère le cardinal Fesch ne figuraient pas à cette assemblée de la famille, comme si leur exil volontaire avait été ordonné. Les partisans et les futurs courtisans de l'empire ne manquèrent pas de blâmer la résistance résignée de la mère du souverain, à laquelle ils reprochèrent l'ignorance de la raison d'État, sans savoir apprécier la valeur de ce noble caractère...

Le 28 floréal an XII (18 mai 1804), le premier consul était proclamé empereur des Français, par un sénatus-consulte du Sénat et du Corps législatif, établissant l'hérédité de la couronne impériale, par ordre de primogéniture, à l'exclusion de Lucien et de Jérôme, pour cause de mésalliance, était-il dit.

Ce sénatus-consulte produisit une vive émotion dans la famille Bonaparte, et les deux princes exclus en ressentirent, les premiers, un profond dépit. Leur mère en témoigna son mécontentement et qualifia cet acte d'exhérédation de ses deux fils. Elle semblait voir de loin les malheurs de l'avenir.

La transformation du gouvernement consulaire en gouvernement impérial réservait de pénibles épreuves à subir et de sombres jours à traverser. Le sort de tous les conspirateurs n'était pas fixé, il dépendait d'une décision souveraine. L'empereur inaugura son règne par la clémence, en faisant gracier les moins coupables. Il était du moins sûr d'atténuer aux yeux de sa mère l'abus de pouvoir qu'elle lui avait reproché, en s'éloignant de lui. Tel fut le résultat de la grâce obtenue par Joséphine en faveur de M. Armand de Polignac. Ce succès gagna le cœur de Madame Mère, lorsqu'elle l'apprit, pendant son séjour à Rome, en attendant son retour à Paris.

Mais ce retour était ajourné, sinon éloigné, par des troubles dans la santé de Madame, qui souffrait à la fois des influences du climat d'Italie, des événements de la politique, de la séparation des siens, ou de la rareté de leurs nouvelles, et des incessantes conspirations contre Napoléon empereur, plus encore que contre Napoléon premier consul.

Une lettre de quelques mots datée de Rome, dictée par madame Clary-Guay, à l'adresse de Joseph, offre cette particularité propre à la correspondance familiale de Madame Mère, c'est de ne point faire allusion au gouvernement impérial, à peine établi et à l'empereur lui-même :

Rome, 12 messidor an XII[14] (1er juillet 1804).

Je vais à Lucques, avec l'espoir que les eaux pourront me procurer quelque soulagement. J'ai craint de ne pouvoir soutenir le voyage, et le chagrin d'abandonner Madame votre mère l'emportait encore dans mon cœur sur toutes les considérations personnelles qui pouvaient me le faire désirer...

Madame Clary-Guay connaissait bien les sentiments de Madame Bonaparte mère sur la transformation du consulat et ses craintes sur l'avenir de son fils.

Le nouvel empereur voulut présider l'inauguration de la Légion d'honneur, instituée par lui, sous le consulat, comme loi de la République. La cérémonie solennelle en fut faite, à l'hôtel des Invalides, en présence des grands dignitaires de l'empire. Au premier rang de la nombreuse assistance avait pris place la famille impériale, et en tête aurait dû figurer, si elle eût été à Paris, la noble mère du souverain, pour représenter la plus légitime personnification de l'honneur. Napoléon a dignement complété cette inauguration, le 16 août, au camp de Boulogne, en déposant les croix à distribuer, dans les casques et cuirasses des preux chevaliers français d'autrefois. Le casque de Bayard fit sensation, dans toute l'assistance, et aucun membre de la famille Bonaparte n'aurait pu, mieux que la mère du fondateur de l'ordre, saluer le nom glorieux du chevalier sans peur et sans reproche.

Le cardinal, délégué en ambassade près le Saint-Siège, écrit de Rome, 20 messidor an XII (9 juillet), à l'empereur une lettre qu'il aurait dû soumettre à l'assentiment de Madame sa sœur : on peut douter que le cardinal l'eût obtenu[15].

Sire,

Malgré les occupations de Votre Majesté Impériale, je crois que c'est mon devoir de l'entretenir, un instant, de sa mère et de ma position :

Votre mère est partie pour les eaux de Lucques. Sa santé est minée par des affections morales, plus que par les incommodités physiques. J'ai remarqué que son mal-être empirait toutes les fois qu'elle voyait arriver le courrier, sans lettres pour elle. Sa désolation a été grande d'apprendre, par les gazettes, l'avènement de l'empire. Elle a été très affectée de ne recevoir aucun courrier extraordinaire, pendant l'espace de trois mois qu'elle a passés à Rome. Elle s'imagine que Votre Majesté Impériale lui préfère toute autre de sa famille. Ces réflexions fâcheuses paralysent sa forte complexion, arrêtent tout le bien qu'elle devrait espérer du voyage, du climat et des remèdes. J'ai tout fait pour elle, je n'ai rien négligé pour la tranquilliser et pour lui rendre agréable le séjour de Rome. Mais tous mes efforts ont été encore arrêtés par la maladie de madame Clary, qui sait si bien la persuader.

Votre mère ambitionne un titre, un état stable. Elle se désole que les uns l'appellent Majesté, Impératrice mère, et que les autres ne lui donnent que le titre d'Altesse Impériale, comme à ses filles. Elle est impatiente d'apprendre qu'on ait fixé. — Elle ne veut plus retourner à Rome ; elle compte que Votre Majesté Impériale l'appellera à Paris, avant la fin d'août, époque de son départ de Lucques. — Le cardinal entretient ensuite l'empereur de sa position personnelle et de ses propres intérêts.

Le premier séjour de Madame à Rome et l'épreuve difficile, en été, de l'acclimatement lui firent contracter les fièvres de ce pays. Les émotions éprouvées par elle, d'inquiétude et de regret, lors de la transformation du consulat en empire, l'appréhension de nouveaux attentats contre son fils empereur, la querelle enfin des deux frères, la scène des adieux de Lucien et son brusque départ, le séparant, désormais, de Napoléon, telles étaient les principales causes qui avaient altéré la santé de leur mère.

Madame se vit obligée de quitter Rome, sans y avoir prolongé son séjour, et d'aller chercher la guérison de la fièvre sous un meilleur climat. Dans de telles conditions, nulle contrée ne lui eût mieux convenu que son pays pittoresque de la Corse et sa chère maison d'Ajaccio, reconstruite par ses soins et sous ses yeux. Mais la malade n'était pas en état de faire la traversée ; elle fut contrainte de renoncer à ce voyage. C'était un chagrin de plus. Il s'y ajouta le départ de madame Clary, dont l'attachement dévoué répondait à sa confiance entière. Madame, dans de telles conditions, était partie pour Lucques.

Vers la fin de son séjour aux eaux, elle adressait à l'empereur une lettre qu'elle priait M. de Talleyrand de lui remettre, en recommandant au ministre le chargé d'affaires de France à Lucques. Voici la lettre de Madame Bonaparte mère[16] :

A S. Exc. Mgr de Talleyrand, ministre des relations extérieures, à Paris.

Bains de Lucques, 25 thermidor an XII (13 août 1804).

Je vous ai déjà fait témoigner, Monsieur le Ministre, ma satisfaction sur le compte de M. Derville-Malubard, chargé d'affaires de France à Lucques. — En quittant les eaux, je veux encore vous dire que ses soins et son zèle m'ont été fort agréables. Il me le sera beaucoup aussi que vous veuillez bien vous occuper de l'avancement de cet officier qui jouit, ici, de la considération due à sa conduite très recommandable.

Je vous adresse ci-inclus une lettre pour S. M. l'empereur, que vous m'obligerez de remettre vous-même[17].

Je vous prie, Monsieur le Ministre, d'être bien convaincu des vœux sincères que je fais pour votre prospérité.

BONAPARTE mère.

Lettre du cardinal Fesch à Madame Mère à Lucques[18] :

Rome, 16 août 1804.

Ma très chère sœur, M. Guien m'écrit, en votre nom, en date du 12 courant, que vous partirez de Lucques le 1er septembre, et que le 10 de ce mois, vous serez rendue à Rome ; qu'ainsi, j'aurai le loisir, avant mon départ pour Paris, de conférer avec vous sur tous les points qui vous intéressent.

Il en est un, cependant, continue-t-il, sur lequel elle me charge de vous entretenir, c'est celui de son logement. Elle occupera tout votre palais ; mais à ce sujet, elle me charge de vous faire observer :

1° Que le premier et le deuxième étage lui seront également nécessaires et que, par conséquent, elle compte que vous fassiez meubler, tout de suite, le premier, afin qu'elle puisse l'occuper immédiatement et sans retard, son séjour à Rome ne devant pas être assez long pour comporter de longs délais.Au surplus, elle n'entend point, par là, vous engager à une dépense que vous ne voudriez pas faire. Elle vous laisse absolument le maître de faire ce qui vous conviendra personnellement.

2° Que les étages que vous avez loués dans deux maisons voisines lui étant absolument inutiles, elle désire que vous les fassiez, tout de suite, séparer, en rétablissant les murs par lesquels vous avez pratiqué des communications, de manière que votre palais reste clos, indépendamment de ces deux locations, et qu'elle n'ait rien à démêler sur ce point avec personne.

3° Enfin, qu'elle ne veut pas que l'occupation qu'elle fera de votre maison et de vos meubles, puisse entrer pour rien dans les réclamations que vous pourrez faire auprès du gouvernement, pour des indemnités relatives aux dépenses extraordinaires que votre établissement vous a occasionnées. Elle entend rester étrangère à cette discussion de vos droits.

Elle considère l'usage qu'elle fera de vos meubles comme un échange réciproque de services entre elle et vous, puisque, dans le même temps que vous lui abandonnerez votre maison et votre mobilier à Rome, elle vous abandonne l'usage de son mobilier à Paris Cette circonstance ne peut donc entrer en considération vis-à-vis du gouvernement, et vous conservez d'ailleurs la faculté de prendre, avec votre successeur, si l'on vous en donne un, tous les arrangements qui vous seront convenables.

Madame votre sœur désire que vous lui donniez quelques explications préliminaires sur ces trois points, afin qu'elle puisse fixer ses idées et mûrir ses résolutions, relativement à son habitation, qu'elle fixerait à Ville-la-Verne, en attendant qu'elle eût trouvé un autre palais, si elle ne pouvait s'arranger pour le vôtre.

Du reste, Madame votre sœur n'étant pas dans l'intention de renoncer à l'incognito qu'elle a gardé, jusqu'à présent, ne se propose point d'augmenter sa maison et de faire d'autres nominations que les deux qui lui sont proposées, au nom de l'empereur.

Agréez, etc.

GUIEN.

P.-S. — Madame votre sœur, à qui je viens de lire l'article de cette lettre qui la concerne, afin de m'assurer s'il était conforme à ses idées, veut que je vous dise plus clairement encore que son intention est que la dépense considérable que vous avez faite ne soit jamais, aux yeux de son fils, motivée sur son voyage et sur son séjour à Rome, parce que cette considération n'a jamais dû vous déterminer à faire cette dépense.

C'est un point sur lequel elle désire que vous la rassuriez. Au reste, Monseigneur, je ne suis, ici, que l'historien et l'interprète exact des faits et des observations que l'on me charge de vous présenter. La lettre du secrétaire de Madame au cardinal son frère développe assez longuement des détails d'ordre privé inutiles à reproduire.

Pendant le séjour officiel du cardinal Fesch à Rome, un incident qui semble s'y rattacher survenait au camp de Boulogne, où se trouvait l'empereur.

Le télégraphe annonçait au gouvernement français qu'un certain Marseria, Corse d'origine, arrivait en émissaire de Pitt, demandant une audience du souverain. Son nom d'ailleurs était connu de Madame Mère et de l'empereur, qui consentit à recevoir son compatriote. Celui-ci demandait sans gêne, au nom du célèbre homme d'État du gouvernement britannique, l'établissement du protestantisme en France, afin de détruire le catholicisme en Angleterre.

... Marseria, lui dit l'empereur, en terminant cet entretien, rappelez-vous ma réponse pour la répéter à celui qui vous envoie : Je suis catholique et je maintiendrai le catholicisme en France, parce que c'est sa vraie religion, parce que c'est la religion de l'Église, parce que c'est celle de mon père et de ma mère, parce- que c'est la mienne enfin ; et loin de rien faire pour l'abattre ailleurs, je ferai tout pour la raffermir en France.

Cette noble réponse dut être répétée à Rome par le cardinal, ambassadeur auprès du Saint-Siège, avec lequel il était chargé par l'empereur de négocier l'arrivée du pape à Paris, pour le cérémonial du sacre et du couronnement.

Jamais acte pareil à cette condescendance, de la part du Saint-Père, ne s'était accompli à l'égard d'un souverain éloigné de la cour de Rome. La mère du nouvel empereur, en apprenant l'adhésion du pape à cette demande, ne pouvait y croire et s'en étonnait presque au point d'en paraître scandalisée. Elle était donc bien loin de vouloir y contribuer, à Rome, comme on a eu tort de le supposer. L'argument positif et officiel auprès du Saint-Père, afin de le décider à son consentement, avait été, on doit le rappeler, la promulgation du Concordat de 1801 par Napoléon, premier consul de la République française.

L'ordre des faits place ici l'acte de naissance du fils aîné de Louis Bonaparte, disant, après les préliminaires officiels : Lequel enfant a été nommé Napoléon-Louis par Sa Majesté Impériale Napoléon Ier et par Son Altesse Impériale Madame Bonaparte, mère de Sa Majesté l'Empereur, représentée, en son absence, par madame la princesse Joseph.

Un dernier conseil, présidé par Napoléon, avait lieu à Saint-Cloud, le 17 novembre, pour régler la cérémonie du couronnement, afin que tout fût prêt à l'arrivée du pape. Madame Letizia Bonaparte quittait Rome, presque en même temps que Sa Sainteté, mais n'assistait point à ce conseil, quoique sa place y fût marquée au premier rang.

Elle n'a pas assisté non plus à la double cérémonie du sacre et du couronnement, quoiqu'elle figure en évidence à la place officielle qui lui était réservée, dans le magnifique tableau de Louis David.

L'empereur avait invité tous les siens à se rendre auprès de lui, sans obtenir l'arrivée de sa mère en temps utile. Il avait reçu du cardinal une lettre écrite de Rome, le 20 novembre, lui disant[19] : Ma sœur a quitté Rome le 14, pour se rendre à Paris, où elle occupera l'hôtel de Lucien. Cela était exact, moins le retour, à l'époque voulue.

Madame Bonaparte mère n'avait donc pu savoir, à Saint-Cloud, la prochaine arrivée du pape à Paris, pour sacrer son fils empereur, ni en exprimer son étonnement par des exclamations comme celle-ci, devant sa famille : Le pape à Paris, pour couronner l'empereur ! Est-ce, Dieu, possible ? etc. Il suffisait de rappeler les mémorables paroles du Saint-Père sur Napoléon : C'est à lui, après Dieu, que nous devons le rétablissement de la religion en France ! Et ce fut là, certes, le motif décisif de la déférence du souverain de l'Église au désir du souverain de l'État, en excitant la surprise de sa mère, sans abréger son séjour en Italie.

L'arrivée du pape en France fut pour tout le monde un événement considérable. La nouvelle inattendue fit beaucoup de sensation, et le 25 novembre, le Saint-Père était reçu à Fontainebleau par l'empereur qu'il était venu couronner. Napoléon fit à son hôte pontifical l'accueil le plus magnifique et le conduisit à Paris, en lui offrant pour résidence, aux Tuileries, le pavillon de Flore. Madame Mère y vint plus tard lui faire visite. Elle admira, comme à Rome, la simplicité apostolique de Pie VII et sa sobriété exemplaire, car il mangeait peu et ne buvait que de l'eau.

Le 1er décembre, la veille du sacre, le cardinal Fesch procéda, sans cérémonial, au mariage religieux de l'empereur et de l'impératrice, car, à l'époque où ils s'étaient unis, le mariage civil avait pu, seul, avoir lieu. Le secret de ce mariage religieux n'eut pour témoins que M. de Talleyrand et le maréchal Berthier, avec simple mention de Madame Mère, prolongeant encore son absence.

Le lendemain, 2 décembre 1804 (11 frimaire an XIII), fut célébré, en grande pompe, le cérémonial du sacre et du couronnement, sans qu'il fût question de Madame Mère, sur le procès-verbal officiel[20]. Ni son nom, ni son titre personnel, ni sa place réservée n'y figurent. La mère du souverain n'avait pas voulu, sans doute, revenir assez tôt, à Paris, pour approuver, par sa présence à la consécration de l'empire, l'acte suprême dont elle n'avait pu approuver le projet.

Napoléon, fasciné, presque ébloui par l'éclat d'une telle cérémonie, en son honneur, aurait dit tout bas, et d'une voix émue, à son frère aîné : Joseph, si notre père nous voyait ! Que n'a-t-il pu reporter cette pensée vers la noble figure de leur mère, si la veuve de Charles Bonaparte avait obéi au légitime orgueil d'assister à la glorification de leur fils, au lieu de s'en tenir éloignée, par un fatal pressentiment de l'avenir l Après le sacre de Napoléon et le couronnement de Joséphine, avait lieu le bal splendide de l'Hôtel de Ville, où l'empereur, en simple uniforme de soirée, dansa gaiement la monaco. L'impératrice, les reines et princesses du quadrille impérial portaient, dans leurs éclatantes parures, pour plusieurs millions de diamants. Là encore, la mère seule de l'empereur brillait par son absence, mais la tristesse de cette absence allait faire place à une joyeuse arrivée.

Dès le 20 fructidor an XII (7 septembre 1804), le ministre des cultes, Portalis, avait écrit à l'empereur :

Sire,

Le curé de Saint-Agricole d'Avignon me transmet une lettre de donna Camilla Ilari, qui s'annonce comme ayant été la mère nourrice de Votre Majesté, et qui arrive de Corse pour être témoin des prodiges de son auguste nourrisson. Je m'empresse de faire parvenir à Votre Majesté cette dépêche qui intéressera son cœur, si l'exposé de la dame Ilari est véritable.

Il l'était, car Napoléon la fit venir, lui fit le meilleur accueil et s'amusa des saillies de sa naïveté. Elle assista au couronnement et obtint du pape une audience de plus d'une heure et demie. Elle était extrêmement dévote, etc.[21]

La pauvre femme, dit Méneval[22], pleurait de joie en revoyant son glorieux nourrisson. L'empereur me chargea de pourvoir à ses besoins et à ses plaisirs. Elle ne savait pas un mot de français. Elle passa trois mois, à Paris, dans un enchantement continuel. Ajoutons que cette fidèle nourrice espérait revoir la signora Letizia, comme elle l'appelait autrefois, et s'étonnait de son absence, à la cérémonie et aux fêtes du couronnement. Elle attendit son retour, et après l'avoir revue et embrassée, après avoir été comblée de bienfaits par elle et par l'empereur, elle fut bien aise de retourner en Corse, pour y raconter ses impressions de voyage et faire parade de tous les cadeaux qu'elle avait reçus.

Madame, obligée de revenir enfin, d'Italie en France, à petites journées, pour ménager sa convalescence, rentra seulement le 20 décembre à Paris. Cette date suffit pour démontrer que Madame n'avait pu assister au sacre et au couronnement de son fils empereur.

Le nouveau souverain fit à sa mère l'accueil le plus empressé, en lui demandant avec affection des nouvelles de l'absent, de ce frère, séparé de lui si péniblement. Napoléon sentait la paix faite dans son cœur, malgré la persistance dans son esprit de l'idée fixe d'annulation du mariage de Lucien. La pauvre mère, en cette triste alternative, redoubla d'efforts pour obtenir la réconciliation que le fils tout-puissant et bon pour les siens désirait aussi avec sincérité, mais non sans un grand sacrifice de la part de ce frère séparé de lui. La situation restait la même.

Ce fut alors que l'empereur attribua le titre officiel d'Altesse Impériale à sa mère, avec un million de revenu, pour instituer sa maison et son apanage. L'élévation du premier consul à l'empire était pour les femmes de sa famille un éblouissement, excepté pour sa mère, qui ne s'enivra pas du prestige de sa destinée. Elle sut vivre à côté du trône, avec la simplicité des goûts et des habitudes de toute sa vie.

L'extrait suivant d'un ouvrage du fécond publiciste Capefigue, expose la situation nouvelle de Son Altesse Impériale Madame Mère[23] : L'hérédité de la magistrature de Bonaparte devait, dans le travail préparé par le conseil privé, profiter surtout à sa famille ; c'était pour elle un nouvel état, un principe de grandeur. Quel rang allait-elle tenir et quelles dignités lui seraient attribuées ? En tête de tous, dans les annales romaines, se présentait la vieille Majesté Impériale, la mère de l'empereur, la Poppée, l'Agrippine des Annales de Tacite. Cette fortune resplendissante, qui avait touché le front de Letizia Ramolino, était accueillie par elle sans émotion et sans orgueil ; elle ne s'en laissait pas éblouir, parce qu'elle avait foi dans le génie de son glorieux fils ; elle n'était point aveugle, en face de sa fortune ; femme d'un sens exquis, d'une raison droite, elle savait bien que tout reposait sur la tête de son cher Napolione, et comme elle n'ignorait pas d'où venait toute sa famille, de quel lieu elle était partie, pour s'élever si haut, elle ne se laissait point dominer par ces grandeurs soudaines qui rayonnaient autour de ses enfants. Bonaparte voulait que sa mère fût vénérée et qu'elle parût, dans les annales, comme ces belles figures de mères des empereurs, telles qu'on les voit sur les bas-reliefs et les pierres gravées.

Madame Letizia prenait, comme ses enfants, le titre d'Altesse Impériale, elle devenait la souche et l'origine de toute la famille et s'appelait Madame Mère.

C'est là un de ses beaux portraits écrits. Il pourrait servir à un habile artiste pour peindre ou graver son profil napoléonien, comme celui déjà qui peut figurer ici.

Une belle page du livre de Stendhal[24] montre Napoléon aux Tuileries, entouré de quelques-uns de ses fidèles compagnons, n'admettant d'autre base pour juger des actions de l'empereur que celle de l'utilité à la patrie en disant : Et, chose étrange à dire, tel il était lui-même, car il aimait la France avec toute la faiblesse d'un amoureux. Et Stendhal ajoute : Telle fut constamment Madame Letizia, mère de Napoléon. Cette femme rare et l'on peut dire d'un caractère unique en France, eut, par-dessus tous les habitants des Tuileries (qu'elle n'habitait pas), la croyance ferme, sincère et jamais ébranlée, que la nation se réveillerait tôt ou tard , que tout l'échafaudage élevé par son fils s'écroulerait et pourrait le blesser en s'écroulant.

 

 

 



[1] Première copie donnée par la princesse Jeanne Bonaparte. Deuxième copie par le marquis d'Isoard-Vauvenargues.

[2] Mémoires de l'impératrice Joséphine, 1827, t. Ier.

[3] Mémoires du roi Joseph, t. Ier.

[4] Revue historique, 1879, mai et juin.

[5] Lucien Bonaparte et ses Mémoires (posthumes), 1882, t. II.

[6] Lucien Bonaparte et ses Mémoires, t. III.

[7] Appel à la justice des contemporains, etc., 1845.

[8] Lucien Bonaparte et ses Mémoires.

[9] Copie de la minute de lettre aux archives de la Bibliothèque.

[10] Nuova Antologia, 1er octobre 1884.

[11] Archives de la Bibliothèque nationale.

[12] Correspondance de Napoléon Ier. Éd. in-4°, 1861, t. IX, p. 407.

[13] Correspondance de Napoléon Ier, t. IX, p. 429.

[14] Copie de la minute aux manuscrits de la Bibliothèque.

[15] Lettres du cardinal Fesch, archives de la Bibliothèque.

[16] Archives du ministère des affaires étrangères.

[17] N. B. — La lettre adressée à l'empereur par sa mère ne se trouve pas aux Archives du ministère des affaires étrangères.

[18] Copie d'une minute manuscrite de la Bibliothèque nationale.

[19] Archives des affaires étrangères.

[20] Procès-verbal de la cérémonie du sacre et du couronnement.

[21] Mémorial de Sainte-Hélène, par Las Cases, t. II, édit. de 1842.

[22] Napoléon et Marie-Louise, édit. de 1844, t. Ier.

[23] L'Europe pendant le Consulat et l'Empire, 1840, t. IV.

[24] Vie de Napoléon, fragments, édit. in-12, 1876.