MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1803.

 

 

Témoignage de Madame Bonaparte mère, dans une causerie de Joseph et de Lucien auprès de Napoléon, sur ses excès de travail. — Napoléon reproche à sa mère de mal prononcer son nom. — Digression sur Jeanne d'Arc. — Concession de la Louisiane aux États-Unis. — Nouvelle discussion à laquelle prend part Madame Bonaparte mère, avec Joseph et Lucien contre Napoléon. - Débats intimes plus sérieux sur le mariage de Lucien, et sur d'autres de la famille. — Extrait des Mémoires de Lucien. — Le pape et le concordat. — Madame à Saint-Chamant. — Lucien et Béranger. — Voyage à Plombières. — Pauline, veuve du général Leclerc épouse le prince Borghèse. — Mariage de Jérôme encore mineur. — Autres mariages, etc.

 

En janvier 1803, Joseph, disait un jour, du premier consul, en causant, près de lui, avec Lucien[1] :

C'est difficile d'écrire dans toutes les règles de la calligraphie ; mais il ne faut, pour écrire lisiblement, que vouloir, et un amoureux, quelque grand homme qu'il soit, quand il se donne la peine d'écrire, veut être compris.

LUCIEN. — Sans doute, non seulement un amoureux a cette volonté-là, mais tout ce qui a intérêt à se faire comprendre, et je vous assure que les lettres du général à moi et à maman, au sujet de mes affaires de famille, sont très lisiblement écrites. Maman en a beaucoup conservé.

LE CONSUL, se levant de son bureau. — C'est fini. Qu'est-ce que vous dites donc là de maman ?

JOSEPH. — Oh ! rien d'intéressant. Nous parlions de votre écriture d'autrefois.

LUCIEN. — Et nous disions qu'elle était plus lisible qu'à présent.

LE CONSUL. — Oh ! autrefois ! Autrefois, j'avais le temps de tout faire passablement, comme un autre. A présent, je ne puis prendre le temps de respirer.

JOSEPH. — Il faut vouloir le prendre et vous le trouverez.

LUCIEN. — Oui, maman dit que vous vous fatiguez trop, que vous ne dormez pas assez. Elle a grondé Corvisart de ce qu'il ne vous défend pas de travailler, si avant dans la nuit.

LE CONSUL. — Pauvre Corvisart ! Il ne rabâche que cela. Mais, quand je lui ai prouvé comme deux et deux font quatre ; qu'il faut bien que je prenne sur la nuit, pour faire aller ma boutique, puisque le jour ne suffit pas, il me fait l'honneur, en haussant les épaules, de me dire : Eh bien, rendez-vous malade, si vous voulez ; après cela, vous ne pourrez plus vous occuper, ni la nuit ni le jour, et la République ira à tous les diables, d'où vous l'avez heureusement tirée ! Il est passablement brusque, le bon citoyen Corvisart.

L'apostrophe du docteur au premier consul, rapportée par Lucien à Madame Letizia, lui parut peu mesurée pour le gouvernement, mais juste pour Napoléon, qui ne savait pas régler ses forces sur sa santé.

La conversation familière et familiale des trois frères était peut-être intéressante à reproduire et paraissait finir là, lorsque Lucien, s'adressant à Napoléon, ajouta : Maman a raison, ainsi que nous, quand nous vous conseillons de prendre plus de repos. Le consul reprit alors : A propos de maman, Joseph devrait bien lui dire de ne pas continuer à m'appeler Napolione. D'abord, c'est un nom italien. Que maman m'appelle, comme tout le monde, Bonaparte, non Buonaparte surtout, ce serait encore pire que Napolione. Qu'elle dise le premier consul ou le consul tout court. Oui, j'aime mieux cela. Mais Napolione, toujours Napolione, cela m'impatiente ! Lucien démontra au consul que Napoléon, en français est un très beau nom, qui a quelque chose d'imposant. Joseph fut de cet avis et le consul finit par s'y rendre.

Le récit de Lucien se prolonge, dans ses Mémoires, sur l'accent corse reproché par Napoléon à la signora Letizia, tandis que Joseph, prompt à se fâcher, lorsqu'on s'avisait de critiquer leur mère, répondit au consul, aigrement et fut soutenu par Lucien disant avec raison ; La mère du premier consul de la République française n'est pas plus obligée de bien parler français que ne le fut Marie de Médicis, par exemple. Avant elle, il est fort douteux que sa douce compatriote Catherine parlât parfaitement le français, toute philologue qu'elle fût, nous disent les chroniqueurs du temps.

On peut ajouter que la voix juvénile de Jeanne d'Arc devait être douce, comme les voix mystérieuses qu'elle entendait. Son appel aux armes ne devait pas crier non plus et savait se faire entendre. Ce grand nom si beau, et si français de Jeanne d'Arc faisait l'admiration de Madame Letizia Bonaparte, lorsqu'elle l'entendait prononcer, avec ou sans accent. Elle savait que la fête anniversaire de la délivrance d'Orléans, y avait été interdite sous la Révolution et elle éprouva un double bonheur, en apprenant la restitution légitime de cette fête, par arrêté consulaire du 1er floréal an XI (21 avril 1803).

L'ordre chronologique des faits les plus étrangers à Madame Letizia nous ramène vers elle, par une autre discussion, en sa présence, entre ses fils aînés. Le traité du 30 avril 1803, concédant la Louisiane aux Etats-Unis, devint le sujet d'une vive altercation entre le consul et Joseph, qui se laissa emporter jusqu'à la menace d'une voie de fait, aussitôt regrettée par lui et vite oubliée par Napoléon. Lucien, tout en donnant raison à son frère aîné, admirait l'indulgente amitié du consul, qui jamais ne reprocha ce mouvement d'oubli à son frère aîné.

Notre mère, dit Lucien, prit fait et cause pour Joseph et pour moi contre Napoléon, sans doute parce que nous n'étions pas les plus forts. La froideur qu'elle lui témoigna, sèchement, à la corse, fit vibrer douloureusement les cordes sensibles d'un grand cœur, d'autant mieux qu'elle, Joseph et moi nous déclarâmes, à l'unisson, que les grandeurs nous étaient à charge et nous allâmes, pour quelques semaines, nous installer à Mortefontaine, attrayant château de chasse de Joseph[2].

Le mariage de Lucien devait être le sujet le plus regrettable de ses fréquents débats avec Napoléon, en présence de leur mère. Lucien raconte en détail ces longs débats, renouvelés, avec de pénibles explications entre lui et le premier consul, qui avait voulu le remarier politiquement à une reine d'Étrurie, alors que Lucien avait déjà épousé une femme selon son cœur. Il venait de se remarier à madame veuve Jouberthon, d'origine et d'éducation plébéiennes. Elle était belle, elle était bonne et elle adorait son mari, qui lui resta fermement attaché, malgré l'insistance de son grand frère, pour le décider à préférer un royal mariage. Lucien ne pouvait, disait-il, à aucun titre, être comparé à un fils de famille, soustrait à la puissance paternelle.

Sous ce rapport même, ajoute-t-il[3], notre mère, le véritable chef de notre famille, par son entière approbation et son estime particulière pour sa belle-fille, que je lui ai présentée, suffit à donner tort à ceux de ses enfants affichant des sentiments contraires...

Murat, délégué par le premier consul auprès de Lucien, essaya vainement de le décider à rompre son mariage, il ne put y parvenir, pas plus d'ailleurs que le second consul Cambacérès.

Poursuivant son nouveau récit sur ce mariage, Lucien continue : Maman était venue nous voir, le lendemain de la visite nocturne de Murat. Elle entra chez nous, au moment où j'allais moi-même lui en rendre compte. Elle s'égaya pendant quelques instants de la brave poltronnerie de son gendre. Puis elle me dit qu'elle était sans doute affligée de cette opposition publique, que le premier consul s'était laissé aller à faire à mon mariage, mais que, l'ayant prévue, à un certain point, elle me conseillait d'en prendre mon parti avec indifférence, sans en témoigner de rancune à personne. Avec cette modération, disait-elle, le consul reviendra de lui-même à des sentiments fraternels, de toute justice d'abord, car au point où vous en êtes, l'un vis-à-vis de l'autre, le consul sait bien qu'il n'a pas le droit d'exiger que tu te maries à son goût, plus qu'il ne s'est pas marié au tien, ni même au mien, ajouta maman. Il n'a rien à dire à ta femme, sous les rapports de naissance, d'éducation et de conduite qui puisse motiver son mauvais vouloir, et avec de la prudence, avec le soin qu'il doit avoir de sa réputation, sans compter les efforts que j'y ferai, vous verrez que nous l'emporterons sur ceux qui croient avoir intérêt à cette rupture entre vous.

Quel admirable langage de sagesse, de raison et de fermeté, de la part de cette noble mère !...

Ici Lucien place une parenthèse intéressante : Au sujet de cette expression de maman à ton goût ni même au mien, pour la comprendre, il faut savoir qu'en effet notre mère n'avait pas été très satisfaite du mariage de son fils le général avec l'ex-marquise de Beauharnais. Sa principale raison et même la seule dont elle convînt avec nous, était qu'elle était trop âgée pour son fils, qu'elle ne lui donnerait pas d'enfants, espérance à laquelle il paraît qu'alors n'avaient renoncé ni le mari ni la femme, et qui a motivé, pendant plusieurs années, les voyages de celle-ci aux eaux de Plombières, ou à d'autres eaux minérales, passant pour favoriser la fécondité des femmes...

Lucien passa ainsi en revue la position de chacun des membres de la famille Bonaparte, que l'on appelait alors la famille consulaire, en la jugeant à son point de vue d'indépendance, à l'égard de la politique napoléonienne.

A peu de temps de là, Madame Bonaparte mère, sa fille Élisa et Lucien, plus encore, furent assez malades d'une grippe maligne, selon Corvisart qui lui donnait le nom de grippe indienne. Les suites en furent cependant bénignes, malgré sa gravité, pour d'autres malades.

Appelé, par un exprès du premier consul, à la Malmaison, Lucien se disposait à s'y rendre, avec Joseph ; Madame était présente, à ce moment. Lucien le raconte ainsi : Prenez garde, nous dit maman, avec cet air de finesse qui est particulier à l'expression de sa physionomie et qu'elle conserve encore, à l'âge qu'elle a, le consul a peut-être quelque nouvelle loi à faire passer au Sénat, où il aimerait mieux que vous ne fussiez pas. Nous rîmes de cette remarque, en convenant que cela pouvait bien être.

Après toutes les tribulations qu'il avait éprouvées, Lucien ressentait le besoin de s'y soustraire ou du moins d'y chercher un apaisement par du repos à la campagne. Il avait loué, d'accord avec sa chère femme, une habitation en Normandie, sur les bords d'une charmante rivière, dite Thibouville.

Il nous sera permis de rappeler que Madame Bonaparte mère avait entrevu les bienfaits du Concordat de 1801, lorsque le pape Pie VII écrivait au premier consul, en date du 4 juin 1803[4] :

... C'est vous dont le zèle éclairé, la bienveillance, la protection nous ont aidé à rétablir en France la religion catholique et à lui rendre cet état de paix et de sécurité dont elle jouit maintenant : C'est à vous, après Dieu, que nous devons rapporter tout ce qui a été fait, ordonné et exécuté, en France, pour la gloire et le bien de cette même religion.

Lucien avait à peine une trentaine d'années, lorsque, appartenant déjà à l'Institut, il fut nommé, en juillet 1803, grand officier de la Légion d'honneur et membre du conseil de l'ordre. Cette double dignité lui conférait, de droit, une place au Sénat conservateur et d'autres privilèges. Il n'avait plus raison, lui disait malignement sa mère, de se plaindre autant de la tyrannie du premier consul, auquel il devait la plus grande part de ses faveurs. Lucien, reconnaissant de la tendresse maternelle, ne protestait pas contre ce reproche ou cette critique malicieuse. Mais il avait pour excuse le rôle de l'opprimé, un vrai mérite personnel et, parmi ces précieuses qualités, les sentiments les plus généreux. La mère des Bonaparte n'avait pas à en douter.

Son fils Lucien fut sollicité, à cette époque, par un poète, jusque là peu connu et malheureux, de lui être secourable. Lucien le fit venir, s'informa de sa situation et s'y intéressa si bien, en appréciant son mérite, qu'il lui écrivit, de Rome, peu de temps après, la lettre suivante :

Je vous adresse une procuration, pour toucher mon traitement de l'Institut. Je vous prie de l'accepter et je ne doute pas que si vous continuez de cultiver votre talent par le travail, vous ne soyez, un jour, un des ornements de notre Parnasse.

Le poète auquel le frère du premier consul offrait aussi dignement son assistance, se rendit bientôt célèbre ; il n'oublia pas son bienfaiteur, et en lui dédiant une édition de ses œuvres, il consacra l'une de ses poésies nationales à Madame Mère. Le poète, disons-le, enfin, s'appelait Béranger.

Madame Letizia Bonaparte, à cette époque, faisait de longs et fréquents séjours au Plessis-Chamand, résidence de Lucien, qui lui confiait l'éducation morale de ses filles. Élisa Bacciochi, n'ayant point encore d'enfants, partageait, avec sa mère, le soin de cette éducation, et sa haute intelligence, son esprit cultivé, y contribuaient pour une large part.

Là aussi se trouvait madame Joseph Bonaparte, née Clary, dont les relations avec Madame Letizia s'étaient établies à Marseille.

Dans un voyage de la Malmaison à Plombières, entrepris par madame Joséphine Bonaparte, avec plusieurs dames de sa petite cour, sa belle-mère n'avait pu refuser de l'accompagner. Elle espérait se trouver bien des eaux pour sa santé. Mais la fatigue ou l'agitation de ce voyage et les fêtes successives à l'arrivée, lui laissèrent comprendre qu'elle s'était fourvoyée. Elle fit néanmoins bonne contenance et se promit de ne plus aller aux eaux, d'une façon aussi différente de ses habitudes paisibles, favorables d'ailleurs à toute espèce de traitement thermal.

La princesse Pauline était aimée de sa mère, parce que, malgré ses goûts frivoles et ses prodigalités regrettables, elle portait haut la fierté de son origine et montrait du courage dans le malheur.

Devenue veuve du général Leclerc, elle rentra en France, et Napoléon, qui la savait disposée à se remarier, lui proposa le prince Camille Borghèse, auquel il disait : Prince, ma sœur Pauline semble destinée à épouser un Romain, car, de la tête aux pieds, elle est toute Romaine. Madame Letizia se trouvait présente, et citait cette parole juste sur sa seconde fille, qui sut charmer le jeune, le beau et richissime prince. Le mariage, décidé, eut lieu à Notre-Dame. Napoléon avait mandé, du camp de Boulogne, à son frère Joseph :

Paulette m'écrit que son mariage avec le prince Borghèse a été publié et qu'elle part demain pour Rome. Il serait convenable que toi ou maman écriviez à la mère de Borghèse, etc.

Le premier consul semblait, dès lors, préparer le règne impérial et l'étiquette de cour, par les coutumes de l'ancien régime, par les alliances de la noblesse avec son entourage militaire.

Il le témoigna par l'union de quelques-uns de ses généraux et de bon nombre de ses officiers avec de grandes familles, jusque-là plus ou moins hostiles à son avènement au pouvoir. C'était très habile et très politique, mais peu admissible pour la signora Letizia... qui n'en jugeait pas ainsi et croyait que son fils se serait élevé davantage dans l'histoire, s'il n'eût pas voulu devenir empereur. Elle s'inquiétait enfin pour lui-même, pour son avenir et sa sécurité de l'accomplissement d'une si haute destinée.

 

 

 



[1] Lucien et ses mémoires, 1882, t. II, p. 207.

[2] Ce passage des Mémoires de Lucien a été reproduit dans les Souvenirs de son fils, le prince Pierre Bonaparte, 1 vol., 1876.

[3] Lucien Bonaparte et ses Mémoires, 1882, t. II.

[4] Lettre du pape Pie VII au premier consul.