MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1802.

 

 

Mariage de Louis Bonaparte et d'Hortense de Beauharnais. — Invitation au bal du général Moreau. — Promulgation du concordat. — Anecdote de Rœderer sur les petits soufflets maternels de Madame Letizia. — Projet du consulat à vie, avec adoption d'Eugène de Beauharnais. — Napoléon ne semble pas accorder à sa mère la valeur qu'il lui reconnut trop tard. —Institution de la Légion d'honneur. — Retour de Lucien, en mission à Madrid. — Sa donation à sa mère. — Déférence de ses enfants pour elle. — Le premier consul lui annonce la nomination de Fesch au cardinalat. — Napoléon proclamé consul à vie. — Réunion de l'île d'Elbe à la France. — Naissance du premier fils de Louis. — Mort du général Leclerc. — Admiration de Letizia Bonaparte pour Jeanne d'Arc.

 

Le mariage civil et religieux de Louis Bonaparte et d'Hortense de Beauharnais venait d'être célébré le 3 et Je 4 janvier. Les instances de Joséphine auprès du premier consul avaient obtenu cette union, malgré le peu de sympathie mutuelle des deux jeunes époux. L'assemblée de famille avait eu lieu, rue de la Victoire et là, Madame Bonaparte mère ne se montra pas heureuse de cette union. Elle intervint, à ce sujet, auprès du premier consul, pour que Murat, uni civilement à Caroline, l'année précédente, reçût aussi la bénédiction nuptiale, désirée par sa femme et par lui. C'était, dans la pensée de Madame Letizia, prévoir les intentions ou les sentiments de Bonaparte pour son propre mariage avec Joséphine. La réponse du fils ne fut pas conforme à l'espoir de la mère qui ne put s'abstenir d'en témoigner ses regrets.

Quant au mariage de Louis et d'Hortense, voici comment Lucien en parle, selon le commentateur de ses Mémoires[1] :

... Notre mère se montra fort contrariée de cette union. Elle croyait y voir le triomphe d'une famille étrangère sur la sienne. Avait-elle tort ou raison ? tort, si elle entendait la famille en général, que l'empereur éleva sur les trônes tombés à sa disposition ; raison, en considérant les persécutions dont a été l'objet cette branche de sa famille, dont je suis le chef.

Cette formule du point interrogatif, tort ou raison, appartenait à Madame Bonaparte mère, rappelant, par occasion, qu'elle était le chef de la famille. Elle pressentait la désunion future de ce mariage, sinon déjà la rupture du lien formé entre Napoléon et Joséphine. Elle s'expliquait la mésintelligence manifestée autour d'elle, entre les Bonaparte et les Beauharnais, mésintelligence ou jalousie qu'elle avait de la peine à calmer, avec le sentiment de sa haute raison et de son autorité maternelle.

Madame d'Abrantès bien informée, à ce sujet, en parle longuement et cite divers exemples, inutiles à reproduire[2].

Les unions mal assorties n'étaient pas les seules à regretter. Les rivalités de position militaire ou de commandement suscitaient aussi des embarras et leurs suites. Voici, pour un important personnage de l'armée, ce qui arriva, dans le courant de février 1802 : Le général Moreau, en rivalité avec Napoléon, allait donner un bal auquel il invitait la famille Bonaparte. On se réunit chez Madame Letizia, pour savoir s'il fallait accepter cette invitation : différents torts de Moreau furent rappelés, certaines susceptibilités se manifestèrent, si bien qu'un refus à l'invitation fut décidé.

Le consul prétendait, au contraire, qu'il fallait aller à ce bal, par politique, sinon par politesse, et déjà on cédait à sa volonté, lorsque sa mère lui opposa la sienne, avec tant de justesse et d'autorité, qu'il finit par se soumettre, en fils respectueux ; elle se fâcha si vivement, en langage moitié corse ou italien et moitié français, elle gronda si fort Napoléon, qu'il s'avoua battu et n'alla pas au bal. Les événements montrèrent assez que Madame Bonaparte mère avait raison.

Le 18 mars 1802, le premier consul reçut la députation du Corps législatif, pour la promulgation du concordat. « Votre promulgation commence, dit le premier consul aux députés, par l'opération la plus importante de toutes, celle qui a pour but l'apaisement des querelles religieuses. Un Te Deum fut célébré, en grande pompe, à Notre-Dame La mère du premier consul ne manqua pas d'y assister, avec la ferveur de sa piété reconnaissante pour le promoteur de ce concordat.

La solennité religieuse fut sui vie de la cérémonie publique et celle-ci d'un simple dîner de famille, chez Joseph Bonaparte. Un seul étranger s'y trouvait : c'était le comte Rœderer, qui parle de ce dîner, dans ses Mémoires et raconte, sans façon, une causerie de la signora Letizia, sur les pratiques de piété de son fils Napoléon, encore enfant[3] :

Le 27 germinal, an X, veille du jour de Pâques, j'ai dîné chez Joseph Bonaparte, écrivait Rœderer. Il n'y avait d'étranger que moi, tout le reste était la famille. Et, par une transition assez inattendue, il dit, à ce sujet : Madame Bonaparte, la mère, me raconta qu'elle avait souvent donné des soufflets à Napoléon enfant, pour le faire aller à la messe, le dimanche. Avant-hier, ajouta-t-elle, je lui dis : A présent il n'est plus nécessaire de vous donner des soufflets, pour vous faire aller à la grand'messe. Il me répondit : Non ; maintenant, c'est à moi de vous en donner ! Et il me donna un soufflet.

On pourrait interpréter le fait naturellement. Les soufflets administrés par la signora Letizia au petit Napoléon, pour se laisser conduire à la messe, étaient de faibles soufflets maternels, doux au souvenir, et celui rendu par le grand Napoléon à sa mère ne pouvait être qu'un soufflet filial, comme la caresse d'un bon fils à une mère aimée. Quoi qu'il en fût, l'historiette racontée par l'homme d'État en faveur sous l'empire, semble être, par sa forme, un récit quelque peu sans façon.

Le projet de conférer au général Bonaparte le consulat à vie, avec droit de choisir son successeur, permettait d'espérer que le premier consul n'ayant point d'enfant, adopterait son beau-fils le prince Eugène de Beauharnais. Tel était presque le vœu public, partagé par Madame Letizia, malgré le sentiment contraire de quelques-uns des siens.

Madame Joséphine Bonaparte s'inquiétait de son sort, au milieu des ambitions de la nouvelle famille, et on aurait pu dire de la mère du premier consul ce que M. Thiers a dit, avec raison, de son épouse[4] : Au sein de cette famille, Madame Bonaparte était plus digne d'intérêt, parce qu'elle n'éprouvait pas toutes ces ardeurs ambitieuses et les redoutait.

Est-il vrai que Napoléon ait prononcé alors ces mots : Mes sœurs et belles-sœurs seront reines ou princesses ? On peut en douter et Madame Letizia Bonaparte n'aurait pu y croire. Cette prévision cependant devait s'accomplir. Le premier consul pouvait rêver d'avoir, en France, une cour brillante, d'attirer, au palais des Tuileries, des souverains étrangers, d'allier enfin ses proches à des maisons royales et ses officiers à des familles nobles. Mais il aurait dû apprécier la sage réserve de sa mère, en s'inspirant de ses conseils et même de ses pressentiments. La fatalité voulut qu'il n'en fût pas ainsi, ou que Napoléon n'accordât pas, alors, à sa mère, l'influence méritée par elle, à tant de titres, auprès de lui. Il sembla le reconnaître, et trop tard, à Sainte-Hélène.

L'institution de la Légion d'honneur fondée en 1802, par Napoléon, premier consul, est l'une des belles œuvres de l'auteur impérissable du concordat, du Code civil et de l'organisation militaire, en France.

Napoléon, en destinant l'insigne récompense de la Légion d'honneur aux plus éclatants services de toutes les carrières, à l'instar de l'armée, aurait pu prévoir une conséquence probable, mais restreinte, de sa belle fondation. C'était d'admettre dans l'ordre de la Légion d'honneur quelques femmes illustres par leur dévouement à la patrie.

Il aurait décerné la première de ces éclatantes récompenses à la plus digne, à la plus honorée, à la plus vaillante des femmes de son temps, à celle qui fut sa mère et l'avait porté dans son sein, à travers les périls de la guerre de l'Indépendance, à celle qui contribua par l'ascendant de son courage et par l'abnégation de tous ses intérêts, à l'union de la Corse à la République française, à celle enfin qui, pendant le cours de sa longue existence, devait rester, pour son sexe, le modèle de toutes les vertus. La mère auguste de l'Empereur et des rois méritait que le fondateur de l'ordre lui décernât, dans l'histoire, le titre de Première dame de la Légion d'honneur.

Lucien, rentré à Paris, après avoir accompli, en Espagne sa mission d'ambassadeur, s'était retiré au château du Plessis, son domaine. Il recevait là beaucoup de monde, des hommes politiques, des savants, des écrivains, des artistes et savait faire apprécier sa fortune nouvelle.

Il aurait voulu attirer auprès de lui sa mère, qui fuyait la foule et préférait vivre à l'écart. Lucien, alors, constitua pour elle une rente de 24.000 francs, lui permettant de faire du bien aux malheureux, jusqu'à ce qu'elle en reçût, plus tard, la mission officielle. La libéralité du fils envers la mère, honorait l'un et l'autre, malgré les gens mal avisés reprochant à Napoléon de ne point assurer à sa mère une situation proportionnée à son rang[5].

Madame Letizia Bonaparte entrait, en 1802, dans la seconde période de sa vie, aussi surprenante pour elle que pour chacun de ses enfants, mais l'éclat de cette destinée ne l'éblouissait pas. Elle fut pour chacun des siens ce qu'elle ne cessa jamais d'être, la mère la plus dévouée pour tous, et si elle avait une prédilection marquée pour Lucien ; ce n'était pas seulement par gratitude ou par tendresse maternelle, ou bien parce qu'il était destiné à souffrir, c'était aussi par prévision de l'appui que sa mère attendait de sa part. Madame n'oublia jamais la donation viagère que Lucien lui garantissait, et qui, en lui permettant de faire du bien, commença pour elle les épargnes utiles réservées à ses enfants, lorsqu'ils seraient dépossédés de leur fortune. Il faut dire, à la louange de tous les siens, qu'aucun d'eux non plus, n'oublia envers elle ce qu'ils lui devaient de reconnaissance et de respect. Oui, tous, sans en excepter Napoléon, jusqu'au faîte de sa gloire, tous conservaient pour leur mère la tradition corse de la déférence filiale.

Madame la méritait de plus par son intervention dans les grandes œuvres de bienfaisance. En voici un nouvel exemple : Par arrêté consulaire, du 23 juin, deux cents lits seraient réservés, dans les hôpitaux civils aux proches parents, pères et mères des soldats morts au service de l'armée. Madame Letizia voulut prendre part à ce bienfait, et si parcimonieuse qu'elle fût, vis-à-vis des siens, lorsque les dépenses étaient inutiles, elle se montrait toujours prête à encourager les actes de charité publique. Le premier consul témoignerait bientôt qu'il savait se souvenir, en attribuant à sa mère la haute surveillance des œuvres de charité publique.

Une bonne nouvelle d'intérêt privé, transmise par le premier consul à sa mère, fut l'élévation de l'abbé Fesch au plus haut rang du clergé. C'était aussi, de la part de Napoléon, donner un gage public de ses sentiments religieux, exprimés par le concordat de 1801. Il obtint de la cour de Rome, pour son oncle, la dignité de cardinal et l'archevêché de Lyon. Son secrétaire intime fut l'abbé Lucotte, modeste ecclésiastique, à peine entrevu plus tard, au milieu de l'éclat de la cour impériale. Cet abbé Lucotte devint le dépositaire fidèle de la plupart des intérêts privés de la famille Bonaparte, sous la double garantie du cardinal et de sa sœur. Madame Bonaparte mère s'en remettait d'habitude, pour toutes les affaires, au cardinal, qui, à son tour, les confiait à l'abbé Lucotte avec sécurité.

Napoléon allait avoir trente-trois ans. Il était d'une assez bonne constitution, pour supporter les fatigues de la guerre ou de la vie la plus active. Mais il se préoccupait, avec raison, de la persistance d'une certaine maigreur qui n'était pas la santé parfaite et lui semblait provenir de la maladie de peau contractée par lui au siège de Toulon. Sa mère seule, peut-être, en connaissait la cause et elle l'avait engagé à recourir aux soins de la médecine. Le docteur Corvisart fut appelé ; il entreprit la guérison d'ailleurs facile du mal (une simple affection psorique), et il y réussit en peu de jours. Cette guérison prompte fut suivie d'une santé manifeste. Corvisart acquit, dès lors, toute la confiance de Napoléon et la gratitude de sa mère, dont il resta le médecin préféré.

Le 2 août, le premier consul était proclamé consul à vie, par le Sénat, et le 15, avait lieu la première fête commémorative de sa naissance, rappelant à sa mère tout ce qu'elle avait souffert pour lui, auparavant. Le même jour du 15 août représentait la fête de Maria-Letizia, restée fidèle au culte de la Vierge. De grandes réceptions eurent lieu aux Tuileries et Napoléon décida sa mère à y assister.

Après le mémorable anniversaire du 15 août, un important décret, en date du 9 fructidor, an X (27 août 1802), décida la réunion de l'île d'Elbe à la France. Ce décret, par la fatalité des événements, préparait pour Napoléon le premier lieu d'exil où sa mère irait le rejoindre, en prévoyant que le plus illustre de ses fils serait le plus malheureux.

Vers la fin de cette année, 1802, survinrent dans la famille Bonaparte, deux événements sensibles au cœur maternel de la signora Letizia. Ce fut d'abord, le 10 octobre, la naissance du premier fils de Louis et d'Hortense, qui se seraient peut-être rapprochés, plus tard, si cet enfant eût vécu jusque-là.

Le second événement, daté du 2 novembre 1802, annonçait la mort du général Leclerc. Madame Bonaparte mère avait approuvé d'autant plus le mariage de Pauline avec le général, que cette alliance avait mis fin aux assiduités du citoyen Fréron, en l'appelant, de son côté, à un poste administratif fort éloigné. C'était précisément à Saint-Domingue, dont le général Leclerc commandait l'expédition. Il y fut atteint de la fièvre jaune, ainsi que son rival le conventionnel et, par une fatalité étrange, tous deux en moururent, à peu d'intervalle l'un de l'autre. Pauline se trouva ainsi doublement veuve, de celui auquel sa main avait été donnée et de celui qui avait obtenu son cœur. Elle fut rappelée aussitôt en France auprès de sa mère.

 

 

 



[1] Lucien Bonaparte et ses mémoires. Éd. de Yung, 1882, t. II.

[2] Mémoires de la duchesse d'Abrantès.

[3] Œuvres du comte Rœderer. Éd. de 1854, t. III.

[4] Histoire du Consulat et de l'Empire, t. III, p. 493.

[5] Le Consulat et l'Empire, par Capefigue, 1840, t. III, note.