MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1797.

 

 

Le général en chef de l'armée d'Italie, après ses premières victoires, attend à Montebello sa femme, sa mère et les siens. — Extrait des Mémoires de Napoléon Bonaparte sur sa mère. — Son assentiment au mariage de sa sœur Élisa avec Félix Bacciochi. — Ce mariage suivi de celui de Pauline avec le général Leclerc. — Madame Bonaparte mère, rentrée à Marseille, se rend en Corse, avec sa fille Élisa Bacciochi, pour les travaux nécessaires à la maison d'Ajaccio. — Lettre de Madame Letizia à madame Clary, de Marseille, son amie. — Elle est atteinte de fièvre intermittente et prolonge son séjour en Corse. — Retour du général Bonaparte à Paris, avec les inscriptions de sa gloire sur le drapeau national.

 

Après ses premières victoires à l'armée d'Italie et durant un armistice assez prolongé, le général Bonaparte, fidèle au souvenir de Joséphine, l'appelait par ses lettres pressantes, à venir le rejoindre. Il avait établi son quartier général à Montebello, petite ville du royaume lombard-vénitien, à peu de distance de Vérone. Il séjourna, depuis le milieu du mois de mai jusqu'aux derniers jours de juin, dans un château bien situé, assez vaste pour y recevoir sa femme, sa mère et les siens, qu'il désirait réunir auprès de lui.

Joseph et Louis arrivèrent des premiers. L'abbé Fesch, parti de Marseille, devançait sa sœur en accompagnant sa nièce Élisa, mariée le 1er mai, au prince Félix Bacciochi. Madame Bonaparte mère les rejoignit tous avec ses filles Pauline et Caroline, en traversant Gênes, au milieu de l'effervescence de la population contre les troupes françaises.

C'était avant le jour où La Valette, aide de camp du général en chef, allait présenter, de sa part, au doge de Gênes, en plein Sénat, l'ordre impératif daté du 27 mai, lui prescrivant de mettre, sans délai, à la disposition du ministre de France, tous les détenus nationaux.

Les préliminaires de cette journée, dont Madame Letizia fut presque témoin, sont exposés par Napoléon dans ses Mémoires. En voici un extrait relatif au voyage de sa mère[1] : Au moment où les partis étaient le plus échauffés l'un contre l'autre, où la ville était transformée en camp de discorde, la signora Letizia, ma mère et sa famille avec elle, qui tous ensemble venaient me voir, entrèrent dans le port de Gênes. La Valette y était encore occupé à remplir la mission que je lui avais confiée ; il craignait que les Charbonniers (Carbonari), instruits de la présence de ma mère, de M. et de madame Bacciochi et de Caroline, ne se portassent à des extrémités violentes contre des personnes si chères à mon cœur ; il s'offrit de demeurer auprès d'elles, pour veiller à leur sûreté et les défendre, s'il était nécessaire ; mais la signora Letizia, avec cette fermeté d'âme qui la caractérise, lui répondit, après l'avoir remercié :Je n'ai rien à craindre ici, puisque mon fils tient en ses mains, comme otages, des personnes considérables de la république. Partez promptement pour le prévenir de mon arrivée ; demain je continuerai ma route.

La Valette dut se soumettre à sa volonté, mais, sans lui en rien dire, il dissémina sur toute la route des piquets de cavalerie qu'il rencontra. La précaution, je présume, était peu nécessaire ; ma mère, à cette époque, devait être l'objet du respect de toute l'Italie. D'ailleurs, qui l'aurait offensée, aurait eu affaire à moi. Mon nom valait mieux qu'une escorte. Les Génois le comprirent ; aucun ne se permit la moindre parole ni rien dont je pusse m'offenser ; au contraire, on entoura d'égards, de prévenances, les membres de ma famille, et eux, avec autant de prudence que d'habileté, continuèrent leur voyage, le lendemain.

J'habitais Montebello. Dès que j'appris la nouvelle de l'approche des miens, je montai à cheval et fus à leur rencontre. Je n'avais pas vu ma mère, depuis mon passage à Marseille, lorsque j'étais venu prendre le commandement en chef de l'armée d'Italie ; j'avais donc quelque peu grandi, durant ce laps de temps, et ma mère m'aborda avec joie, avec contentement et un orgueil bien légitime.

Oh ! Napoléone, dit-elle, en me pressant sur son cœur, je suis la plus heureuse des mères, aujourd'hui.

Ce mot fut une des plus douces récompenses que je reçus de mes travaux ; puis elle m'examina, me trouva maigri, en fut affligée.

Tu te tues ! me dit-elle encore.

Il me semble, au contraire, que je vis, répartis-je, en souriant.

Dis, reprit-elle, que tu vivras dans la postérité ; mais à présent.

Eh bien, signora, est-ce mourir ?

Joséphine, ajoute Napoléon, se montra ce qu'elle devait être envers la mère de son mari, la combla d'attentions et de prévenances, traita aussi bien mes deux sœurs, sans négliger Bacciochi. Le voyage de ma famille avait pour but principal d'amener une réconciliation entre Élisa et moi ; elle venait de se marier tout nouvellement, et avait, dans la préoccupation de sa tendresse, oublié de me consulter...

Napoléon parle ensuite de sa sœur Élisa et finit en disant : J'ai anticipé, pour suivre un souvenir de famille ; je reviens actuellement à l'époque où je reçus ma mère à Montebello.

Suivent les questions politiques et militaires du moment.

La signora Madre avait saisi l'occasion d'obtenir le consentement tardif ou retardé de Napoléon au mariage d'Élisa et de Félix Bacciochi, leur compatriote. Le vainqueur de Montenotte, de Castiglione et d'Arcole, sollicité par sa mère, s'empressa de joindre son assentiment au sien, pour l'union do sa sœur, qui avait négligé de le lui demander. Le mariage s'était fait à Marseille, comme auparavant avait eu lieu celui du fils aîné de Madame Letizia avec une demoiselle Clary.

Joseph Bonaparte était venu à Paris, pour fixer sa résidence rue du Rocher, dans une maison retirée, où il pût offrir à sa mère de demeurer auprès de lui. Cette rue du Rocher, dit madame d'Abrantès[2], était alors presque dans les champs, tout en haut de ce qu'on appelait la Petite Pologne.

En parlant du mariage d'Élisa, Joseph a dit d'elle : C'est de nos trois sœurs, celle qui, au moral comme au physique, avait le plus de traits de ressemblance avec Napoléon. On a dit aussi que, plus tard, cette ressemblance s'accentuait davantage, avec Madame Letizia, moins ta finesse dans les traits et l'expression de la physionomie[3].

Au mariage d'Élisa succéda celui de Pauline avec le général Leclerc, ex-adjudant général auprès de Napoléon, pendant la première campagne d'Italie... Cette brillante campagne, en ouvrant une carrière de gloire au général Bonaparte, allait enfin assurer le bien-être de sa famille, et réserver à sa mère une situation toute nouvelle.

La signora Letizia, rentrée pour la dernière fois à Marseille, où elle avait dû subir son premier exil, voulut revoir la Corse, son cher pays natal, enfin délivré de la domination anglaise. Elle songeait à réparer les ruines de sa maison d'Ajaccio, peu habitable pour elle et pour ceux de ses enfants disposés à l'y revoir ou à s'arrêter à son foyer. Elle s'y rendit, avec sa fille Élisa Bacciochi et s'occupa, dès son arrivée, des travaux les plus urgents de réparation. Mais ce fut pour la signora une cause de fatigue, et elle fut atteinte de la fièvre intermittente, pendant les mois de messidor et de thermidor (de la fin de juin au milieu d'août). Elle eut de la peine à se rétablir et dut prolonger assez longtemps son séjour en Corse.

Ici pourrait figurer une lettre introuvable de Joseph à Napoléon, sur la maison paternelle d'Ajaccio, habitée alors par leur mère. Cette lettre, datée du 17 messidor an V (15 juillet 1797), ne se trouve pas dans les Mémoires du roi Joseph[4].

Madame Letizia fait écrire à madame Clary la lettre suivante[5] :

Ajaccio, le 5 frimaire an VI de la République (25 novembre 1797).

Ma très chère amie,

J'ai reçu, citoyenne, avec bien du plaisir, votre lettre du 19 brumaire. Je suis très sensible aux honnêtetés dont elle est pleine et aux marques d'amitié que vous témoignez, autant envers moi qu'envers notre général. Elles ne sont pas récentes pour moi qui en ai acquis de bien sincères, en tout temps. Veuillez, je vous prie, en agréer mes remerciements et faites, s'il vous plaît, des vœux au ciel, pour la conservation d'un homme qui a dévoué toute sa vie, non tant au bonheur de sa famille qu'au repos de la France entière. Puisse-t-il faire le bonheur de tous les gens qui y ont tant de droits !

Le capitaine Bastelica m'a apporté les objets que vous me marquez, c'est-à-dire la toiture et les petits carreaux, mais sur ces derniers, je dois vous faire observer que je n'ai pas trouvé le nombre que vous ne me marquez pas. Par conséquent vous voudrez bien me dire, pour ma règle, le nombre précis que vous lui avez consigné.

En attendant, vous trouverez ci-joint le modèle ou dessin de l'escalier que je vous prie de vouloir bien faire faire, au plus tôt, et me l'envoyer, si cela se peut, par la présente occasion. Vous voudrez enfin m'envoyer trois mille tuiles à toit. Quant à la chaux, il ne m'en faut plus, n'en envoyez pas.

Le patron vous remettra un sac de châtaignes de notre pays. Vous en donnerez une petite portion au citoyen Four, à qui je vous prie de faire bien des compliments de ma part. Agréez-les, comme une marque de mon sincère attachement et de mon souvenir de toutes les peines que vous prenez à mon égard.

Adieu, soyez l'interprète de mes sentiments auprès de votre mère et vos sœurs. Croyez-moi pour la vie

Votre sincère amie,

BONAPARTE.

Dans tous les cas, que vous ne compreniez pas le dessin de l'escalier, vous voudrez bien m'envoyer le fer nécessaire à le faire faire.

Retenue en Corse, pendant la fin de l'année, par les travaux prolongés qu'elle faisait exécuter dans sa maison d'Ajaccio, Madame Letizia se portait mieux qu'à son arrivée. La fièvre paraissait même guérie et déjà suivie d'un bien-être dû aux améliorations nécessaires à cette demeure. C'était enfin pour la signora une nouvelle existence qui convenait à ses goûts de solitude et à ses souvenirs du pays natal. Elle songeait à s'éloigner de plus en plus du monde, en s'attachant, chaque jour davantage, à la maison reconstruite par ses soins et sous ses yeux.

A la date du 5 décembre, le général en chef de l'armée d'Italie, couvert des lauriers de la conquête, rentrait à Paris, au milieu des acclamations de la foule, l'escortant jusqu'à son hôtel de la rue appelée Chantereine, et nommée dès lors (le 30 décembre), rue de la Victoire.

Son humble mère eût voulu, dans sa retraite de la maison d'Ajaccio, embrasser le conquérant qu'elle était fière d'avoir mis au monde. Elle se contenta d'apprendre les honneurs publics qui lui avaient été décernés. L'accueil triomphal fait au général en chef Bonaparte et dont les Annales de la France ont consacré le souvenir, eut pour emblème la magnifique inscription du grand drapeau national, offert par le Directoire à l'armée d'Italie.

Cette inscription commençait ainsi : L'armée d'Italie a fait cent cinquante mille prisonniers ; elle a pris cent soixante-dix drapeaux, cinq cent cinquante pièces d'artillerie de siège, soixante pièces de campagne, etc., etc. L'inscription finissait par ces mots : L'armée a triomphé en dix-huit batailles rangées (dont les noms suivent) et elle a livré soixante-sept combats.

Madame Letizia Bonaparte, heureuse et fière de lire cette légende du drapeau national, comprit que la France venait de passer du régime de la Terreur au règne de la gloire.

 

 

 



[1] Mémoires de Napoléon Bonaparte, 1834, t. IV, p. 207, etc.

[2] Mémoires de la duchesse d'Abrantès, t II.

[3] Mémoires du roi Joseph, 1853, t. Ier, p. 65.

[4] Vente d'autographes, par Charavay, 11 décembre 1881.

[5] Lettre donnée par M. Bouissin d'Ancely. V. l'Appendice.