Paoli, trahissant la Corse, proscrit la famille Bonaparte restée fidèle à la France. — Héroïsme de Letizia. — Son exemple suivi par ses trois fils aînés. — Souvenirs de Napoléon à Sainte-Hélène. — Extrait des Mémoires de Lucien. — La mère et ses plus jeunes enfants, poursuivis par les agents de Paoli. — La maison Bonaparte incendiée. — Sinistres événements. — Rencontre enfin de la famille à Calvi. — Embarquement pour la France. — Arrivée à Toulon. — Séjour de Madame Bonaparte et de ses enfants à Marseille. — Paoli accusé et condamné par la Convention. — Incidents divers. — Siège de Toulon, envahi par les Anglais et restitué à la France par Bonaparte commandant l'artillerie.Tandis que la Révolution française atteignait la date sanglante de 1793, Pascal Paoli, gouverneur général de la Corse, investi de pleins pouvoirs, mais révolté contre le règne de la Terreur, voulut mettre à exécution le coupable projet de livrer son propre pays à l'Angleterre. Il devait expier ce crime de haute trahison, après avoir subi une leçon de patriotisme sublime. La famille Bonaparte n'hésita pas à lutter de tous ses efforts contre une telle félonie, et, loin de se joindre aux ennemis de la nation, elle préféra la ruine, l'incendie de ses propriétés, la perte et la confiscation de ses biens, la persécution enfin et l'exil, en restant fidèle à l'annexion de la Corse à la France. Qui donc était alors le chef de cette famille ? Qui donc savait donner aux siens l'élan de ce courage ferme et viril ? Ce n'était plus le père des Bonaparte ; ce n'était pas l'aîné de ses fils, ou le plus sage, ce n'était pas encore le premier ou bientôt le plus illustre, c'était leur vaillante mère. La signora Letizia imposait une profonde estime à Paoli, après l'expédition qu'elle avait suivie, sous son commandement et aux côtés de son mari, pendant la guerre de l'Indépendance. Elle avait assisté à la lutte pour cette liberté nationale envers laquelle Paoli seul se montrait parjure. Lui essaya de détourner la courageuse femme de sa résistance, et, en l'appelant du beau nom de Cornélie : Renoncez, lui avait-il fait dire, à votre opposition, elle vous perdra, vous, les vôtres et vos biens, les maux sont incalculables ; rien ne pourra les réparer. Ces menaçantes paroles ne pouvaient ébranler la résolution ferme de Letizia, restée fidèle aux engagements de sa conscience, d'abord envers la Corse, sa patrie natale et ensuite envers la France, sa patrie adoptive. Ainsi était perdu pour Paoli l'espoir de ne plus trouver
d'obstacle à l'exécution de ses projets. Il essaya en vain de rallier à lui
la signora Bonaparte, dont l'autorité sur ses enfants lui était bien connue.
Il envoya en vain auprès d'elle un autre exprès, investi de sa confiance,
nommé Ambrogini, et chargé de dire à la signora ces simples mots : Madame, si vous écrivez au général que vous désapprouvez
la conduite de vos fils, vous rentrerez immédiatement dans la possession de
vos biens. A peine eut-elle entendu la demande du messager de Paoli,
qu'elle se leva soudain, en paraissant grandir sa taille et lui répondit avec
la fierté du langage corse : Allez dire à Paoli que
je pensais lui être un peu mieux connue ! Il saura que j'ai conseillé
moi-même à mes fils la conduite tenue par eux aujourd'hui et que s'il le
fallait, je recommencerais. Je me suis faite Française et je resterai
Française. Après cette réponse énergique, l'envoyé de Paoli n'avait
plus qu'à la lui transmettre. Des propositions directes avaient d'ailleurs été faites par le chef de la Corse à Napoléon, pour l'entraîner dans ses projets d'alliance avec l'Angleterre. Il lui montrait l'abaissement de la France, oublieuse des grands principes de 89 et l'anarchie fatale de la République, égarée par le règne ensanglanté de la Terreur. Mais le nouveau commandant d'artillerie, à l'exemple de sa noble mère, dédaigna de réfuter les arguments du général transfuge, en lui déclarant sa résolution formelle de ne pas se séparer de la France. Puis il quitta brusquement Paoli, offensé d'une telle opposition et il partit de Corte, en évitant de passer à Ajaccio, d'où il croyait sa mère déjà éloignée. Napoléon expose[1] avec une émotion profonde dans tous leurs détails, les péripéties de son périlleux voyage, à la recherche des siens, conduits par leur mère, jusqu'à ce qu'il les eût enfin retrouvés à Calvi. Irrité de la résistance des Bonaparte à se laisser entraîner dans sa défection, Paoli, dès lors, se montra leur ennemi implacable, ordonna la confiscation de leurs biens et, dans l'excès de sa colère, donna l'ordre, a-t-on dit, et écrit, de les lui amener morts ou vivants (morte o vivanti). Faut-il croire à un pareil abus de pouvoir, et encore, au nom de la liberté ? Quoi qu'il en fût, Madame Bonaparte prescrivit à ses trois fils aînés de s'éloigner d'elle et ils obéirent, pour ne pas exposer leur mère en personne et ses jeunes enfants à la violence des partisans du Corse transfuge. Cette femme héroïque, dont le courage supportait sans faiblesse tous les dangers, adressa un adieu sublime à ses fils : Allez, mes fils, où l'intérêt public réclame votre présence, et ne vous préoccupez de votre mère qu'après avoir sauvé la patrie ! Joseph, Napoléon et Lucien durent prendre divers déguisements pour se soustraire à la poursuite de leurs ennemis. Joseph parvenait à Bastia, Napoléon à Calvi et Lucien à Marseille, tandis que leur mère ne craignait pas de rester seule à Ajaccio, avec ses plus jeunes enfants. C'en était fait, la rupture déclarée, irrévocable, entraînait l'exil des Bonaparte et à la fois la confiscation de leurs biens. En s'éloignant de Corte, Napoléon parvient à se rapprocher d'Ajaccio, par des sentiers connus de lui et rencontre des bergers de sa maison, parmi lesquels un homme sûr et dévoué s'offre de porter une lettre à sa mère. Ce messager fidèle (nommé Marmotta) part aussitôt, arrive à la ville, en échappant à la vigilance des soldats en vedette, se fait reconnaître à la maison Bonaparte et remet en mains propres sa missive secrète à la signora Letizia. Elle était dans une mortelle angoisse sur le sort définitif de son fils, auquel le commandant d'Ajaccio avait déjà envoyé des gendarmes, pour le faire prisonnier. Mais le message reçu rendait l'espoir à sa mère. Napoléon s'était mis à la recherche des siens, sur un chébec, bon voilier, pour aller à leur rencontre. Il s'arrêta d'abord vers la côte, chez des bergers de sa famille,. pour avoir des informations sur Ajaccio et sur la maison paternelle. Mais en apprenant qu'elle avait été brûlée à moitié, détruite et pillée, après le départ forcé de la signora Madre, son fils, saisi de désespoir, s'écriait : Ma mère, ma pauvre mère ! où êtes-vous maintenant ? Comment pourrai-je vous retrouver ? Il chargea les bergers de parcourir le pays, et passa la nuit, dans la plus vive anxiété, en attendant des nouvelles. Pendant que Joseph, rendu à Bastia ralliait à lui quelques amis de la France, pendant que Napoléon, poursuivi par les paolistes, parvenait à leur échapper, au risque de sa vie, pour rejoindre et rallier les siens, pendant que Lucien, arrivé à Marseille, faisait admirer sa juvénile éloquence à la Société populaire, que devenait, à Ajaccio, Madame Bonaparte, réduite à protéger ses plus jeunes enfants, sous la menace de la vendetta corse ? Sa position se trouvait en péril, dans l'incertitude de la décision à prendre : la résistance, la soumission, ou la fuite ? La mère de famille reconnaissait la résistance impossible, la soumission humiliante et la fuite redoutable. Des amis dévoués s'empressaient de venir, le jour, en armes, garder les abords de la maison. Mais la mère veillait la nuit et se couchait la dernière, presque habillée, afin d'être plus vite debout, en cas d'alerte. Son courage intrépide la maintenait ferme et résolue, devant tous les périls, en l'obligeant à rassurer ses deux plus jeunes fils et ses trois filles, dont la beauté naissante l'exposait à un nouveau danger. Elle confie d'abord Caroline, la plus jeune, et Jérôme aux soins de leur aïeule, la signora de Pietra-Santa, qui peut les tenir cachés, tandis qu'elle gardera auprès d'elle ses deux filles aînées, Élisa et Pauline, avec leur frère Louis et l'abbé Fesch, leur oncle. Madame Bonaparte est déjà prête à quitter sa maison, pour se soustraire, avec les siens, aux poursuites de ses ennemis, par monts et par vaux à travers cette île, aimée d'elle, comme une contrée française. Les côtes pittoresques de la Corse représentent un terrain montueux, inégal, ou escarpé par des ravins profonds, laissant à découvert le beau golfe d'Ajaccio. Ces côtes, adossées à une chaîne de montagnes, en sont séparées par de hautes bruyères, des massifs d'arbrisseaux et des taillis touffus, épais et serrés. De là l'ensemble et l'aspect des maquis, formant des fourrés impénétrables, où s'engouffre le vent et où le cri des oiseaux de proie semble animer seul cette solitude sauvage. Tel est le simple aperçu du pays à travers lequel la signora Letizia se mettra en marche avec trois de ses jeunes enfants, son frère et des guides fidèles. Il fallait trouver un asile plus sûr que celui de la maison d'Ajaccio, ou la campagne des Milelli, pour permettre à la mère de rejoindre ses fils aînés, poursuivis, de leur côté, par la vendetta paoliste. Lucien, le plus jeune des trois, assiste aux graves événements et les raconte dans ses Mémoires[2]. Voici un extrait de ce récit rétrospectif, sur ce qui touche le plus Madame Letizia Bonaparte : ... Le 26 janvier 1793, la Corse renonce à la France ; on forme une consulte ou assemblée extraordinaire des députés de toutes les communes. Paoli est nommé généralissime et chef suprême... Nous étions à peine partis, que l'esprit d'insurrection ne connaissait plus de limites. Vive Paoli ! Que Paoli seul nous gouverne ! Nous voulons tout ce qu'il veut ! Malheur à ses ennemis ! Telles étaient les clameurs de l'immense majorité. Le cornet insulaire retentissait dans toutes nos vallées, et portait la menace jusqu'au dedans des remparts d'Ajaccio. Ma mère n'avait plus auprès d'elle qu'un de ses deux plus jeunes fils, deux de ses trois filles, et son frère l'abbé Fesch ; mais ce n'était pas la première fois qu'elle servait de père et de mère à sa famille. Elle retrouva l'esprit ferme et courageux qui l'avait illustrée dans ses premières années, pendant les guerres de l'Indépendance ; elle pourvut à tout, en chef habile, expédia par terre et par mer de nombreux messagers à Joseph et à Napoléon, annonça leur arrivée prochaine dans le port, avec les représentants du peuple et parvint à neutraliser ses partisans dans la ville. Mais le grand chef n'avait pas oublié non plus l'art de mettre le temps à profit. Pour nous ramener ou nous retenir, il voulut avoir de précieux otages ; et tandis qu'elle attendait, à toute heure, la flotte française, ma mère fut sur le point de tomber dans les mains d'ennemis irrités. Éveillée tout à coup, au milieu de la nuit, elle voit sa chambre remplie de montagnards armés ; elle se crut surprise ; mais la lueur d'une torche de sapin, tombant sur la figure du chef, la rassura : c'était Costa, de Bastelica, le plus dévoué de nos partisans. Vite, signora Letizia ; les gens de Paoli nous suivent de près. Pas un moment à perdre : me voici avec tous mes hommes. Nous vous sauverons ou nous périrons avec vous ! La mère et les enfants levés à la hâte, n'ayant le loisir d'emporter que leurs vêtements, et placés au centre de la colonne, sortent en silence de la ville, encore plongée dans le sommeil. On s'enfonce dans les montagnes ; et avant le jour, on s'arrête dans une forêt, d'où l'on découvrait une partie du rivage. Les fugitifs entendirent plusieurs fois des troupes ennemies traverser les vallées voisines de leur campement ; mais la Providence daigna éloigner une rencontre qui eût été meurtrière. Le jour même, la flamme s'élevant en épais tourbillons du milieu de la ville, attira les yeux de nos amis. Voilà votre maison qui brûle ! dit l'un d'eux à ma mère. — Eh ! qu'importe ! répondit-elle ; nous la rebâtirons plus belle. Vive la France ! Après deux nuits de marche, habilement dirigée, on aperçut enfin les voiles françaises. Ma mère prit congé de ses défenseurs et rejoignit ses fils sur la frégate des représentants du peuple. La rage de nos ennemis fut ainsi réduite à ne pouvoir s'exercer que sur les pierres de nos maisons. Le témoignage de Lucien est confirmé par celui de
Napoléon, rappelant le courage héroïque de leur mère à cette douloureuse-
époque de l'insurrection corse[3]. ... Quand Paoli, disait l'empereur, voulut livrer son île aux
Anglais, la famille Bonaparte demeura chaude, à la tête du parti français, et
eut le fatal honneur de voir intimer contre elle une marche des
habitants de l'île, c'est-à-dire d'être attaquée en masse. Douze ou quinze
mille paysans fondirent des montagnes sur Ajaccio ; notre maison fut pillée
et brûlée, les vignes perdues, les troupeaux détruits. Madame, entourée d'un
petit nombre de fidèles, fut réduite à errer quelque temps sur la côte, et
dut gagner la France. Toutefois Paoli, à qui notre famille avait été si attachée, et qui lui-même avait toujours professé pour Madame, une considération particulière, Paoli avait essayé, près d'elle, la persuasion, avant d'employer la force. Napoléon rappelle les propositions faites à sa mère par Paoli et en y joignant la sublime réponse, il ajoute : Madame répondit en héroïne et comme eût fait Cornélie, qu'elle ne connaissait pas deux lois ; qu'elle, ses enfants, sa famille, ne connaissaient que celles du devoir et de l'honneur. Ces paroles mémorables ont été citées souvent et ne doivent pas être oubliées. Le comte de Ségur disait de Madame Bonaparte[4] : Alors, sans jeter un regard de plus sur son désastre, elle tendit ses mains à la flotte française qui portait ses fils. Elle voulait leur adresser sa bénédiction et les appeler à son aide, en comprenant qu'elle n'était pas encore parvenue au terme des épreuves difficiles qui devaient illustrer sa mémoire. Après avoir aperçu sa maison incendiée par ses compatriotes, la noble fugitive dut poursuivre sa marche, au milieu de nouveaux dangers. La fuite courageuse de Madame Bonaparte à travers la montagne et les maquis a été racontée dans un style très pittoresque par T. Nasica[5]. Essayons d'analyser son récit : L'auteur, après avoir décrit l'aspect de la côte, compare la fuite de Madame Bonaparte à une retraite militaire, dont les jeunes gens de Bastelica représentaient l'avant-garde et ceux de Bocognano l'arrière-garde. La famille Bonaparte marchait au centre de ces deux escouades de volontaires armés de carabines et de stylets corses. La signora Letizia tenait par la main la petite Pauline, tandis que Maria-Anna ou Élisa et Louis ne quittaient pas leur oncle l'abbé Fesch. Ce groupe de parents était entouré de guides dévoués, dirigeant leurs pas et veillant sur tous, au milieu de la nuit profonde et à travers les sentiers les plus étroits, les plus difficiles des maquis. Les arbustes et les ronces déchiraient les vêtements ou blessaient le visage, les mains et les pieds des enfants, dont les plaintes et les gémissements troublaient seuls le silence de cette nuit, en parvenant à l'oreille et au cœur de leur mère. Elle donnait à chacun l'exemple d'un courage capable de s'accroître, en proportion du danger. On arriva ensuite, après de longs détours et une grande fatigue, sur les hauteurs d'Aspreto, où une halte de repos instantané permit d'entendre, comme dans les romans, sonner minuit à l'horloge de la ville et résonner le bruit des vagues contre les rochers. L'escorte de la famille fugitive resta debout, appuyée sur ses armes, protégeant le sommeil des enfants, couchés sur l'herbe. Madame Bonaparte, assise au milieu d'eux, laissait reposer sa tête sur ses mains, non pour dormir, mais pour ranimer ses forces morales, dans une prière ou une rêverie inquiète. Elle reportait sa pensée vers les temps plus heureux, où, malgré sa modique fortune, elle avait eu deux grandes joies dans sa vie, le bonheur conjugal et le bonheur maternel. Veuve d'un mari fort aimé, dépourvue de son soutien, dépossédée de ses biens par la haine des partis, pourchassée par la vendetta des paolistes, que va-t-elle devenir avec ses enfants et où sont ses fils aînés, si leur appui légitime lui manque tout à fait ? Elle espère en Dieu et elle retrouve dans la foi de son grand cœur la force d'affronter de nouveaux périls. Madame Bonaparte donne, à l'heure du matin, le signal du départ ; ses enfants réveillés reprennent leur place dans l'ordre de marche et on traverse avec sécurité la plaine du Campo de l'Oro, en s'éloignant de la route, pour en suivre les détours. Le terrain couvert de blé est devenu glissant, après la marche difficile de Milelli à Aspreto. On arrive enfin, après une nuit de fatigue et d'insomnie, sur les bords du Campitello. Un nouvel obstacle se présente pour traverser le torrent, assez rapide et profond en cet endroit. Il n'y a aucun moyen d'y parvenir et Madame ne veut pas exposer ses enfants à traverser l'eau, comme les hommes peuvent le faire. Personne, d'ailleurs, ne pourrait monter, sans risque de se noyer, l'unique et chétif cheval de l'escorte, portant les provisions. Il en faudrait au moins un habitué à cette traversée. Le temps presse, la nuit avance et, au petit jour, faute d'une bonne monture, on risque beaucoup d'être découvert et tout, alors, serait perdu. Le fidèle Costa se rappelle qu'assez près réside le propriétaire d'un cheval accoutumé à la traversée du torrent. Il court chercher la docile monture bien sellée pour ce service y fait placer d'abord la signora Letizia et ses deux filles, vite déposées sur l'autre rive. Une seconde traversée semblable est aussitôt faite pour Fesch, Louis et Cotti, ami dévoué qui les a rejoints, en route, sous la conduite de Costa, prenant soin du cheval et congédiant tous les hommes de l'escorte, avec des remerciements bien gagnés. Il accompagne la mère et ses enfants, par des sentiers peu connus, dans l'intérieur des maquis, où il serait imprudent de faire du feu et les laisse reposer, jusqu'au jour, afin aussi de sécher leurs vêtements. Mais un autre danger menace les fugitifs et les oblige à cacher leur présence. C'est une bande de paysans dévoués à Paoli et hostiles à Cotti, allant vers Ajaccio, rejoindre leurs alliés. Ils parlent entre eux de ce qu'ils feront, en arrivant : ils décident la mort de Cotti, le pillage et l'incendie de la maison Bonaparte. Un signe sévère de la Madama suffit à tous pour assurer le silence le plus absolu, malgré la frayeur des enfants. Personne ne bouge, pas même le pauvre cheval que l'instinct du danger rend immobile. Caché dans l'épaisseur des maquis, il semble participer à l'obligation du silence pour le salut des proscrits. Lorsque, longtemps après ces pénibles événements, Madame se rappelait ce simple épisode de son émigration de la Corse, et l'immobilité silencieuse du cheval, au milieu de l'alerte subite, elle était émue de ce souvenir. Elle se souvenait aussi que sa fille Élisa n'avait pu supporter une telle fatigue et s'était mise à pleurer, lorsque les buissons ayant déchiré sa chaussure légère et ses vêtements, la pauvre enfant avait eu les pieds ensanglantés ! Ne pleure pas, petite, lui avait dit sa mère avec bonté, nous ne sommes pas les plus à plaindre ; fais comme moi, je souffre et je me tais. Il nous reste des amis qui veillent sur nous ; et puis, les Français ne nous abandonneront pas. La jeune fille et les deux autres enfants, exténués de fatigue, furent placés sur le cheval docile, tandis que la mère, intrépide d'abnégation, continua la plus grande partie de la route, à pied, en s'appuyant sur le bras de l'un ou l'autre de ses guides. Elle supporta, de la sorte, toutes les souffrances physiques et morales de ce douloureux voyage, avec une énergie surhumaine. La nuit même du départ de Madame Bonaparte d'Ajaccio, sous la protection de ses sauveurs, un détachement de troupes sortant de la citadelle, arrivait avec l'ordre de cerner la maison restée vide, et dut se retirer sans avoir accompli sa mission. Le lendemain matin, 25 mai, la légion paoliste faisait son entrée dans la ville, pour y chercher la signora et l'emmener, en otage, avec ses enfants. Il était trop tard et la journée se passa dans de vaines perquisitions, tandis que les envahisseurs de la maison la livraient au pillage et aux flammes, qu'il fallut éteindre, lorsque le feu menaça les habitations voisines. Les fugitifs avaient pu effectuer, sans obstacle, leur sortie d'Ajaccio, au milieu du silence de la nuit et du sommeil des habitants. On était arrivé d'abord, par de prudents détours, à la résidence d'été des Milelli, située près de là, sur la hauteur. Mais une sage résolution de Madame Bonaparte l'avait décidée à s'en éloigner. Un ami de la famille Bonaparte, l'abbé Cotti, procureur syndic du district, avait pris les devants, pour se rendre, par un chemin direct, aux Milelli. Il y avait répandu l'alarme et fait craindre ou une surprise ou une attaque de nuit. L'habitation semblait gardée par les jeunes gens placés à l'avant-garde de la troupe d'escorte et prêts à repousser la force par la force. Mais cette maison de campagne n'était pas une place de guerre et ne se trouvait point à l'abri d'un assaut. La signora ne voulait pas d'effusion de sang et, après une sage entente, on décida de quitter cet asile trop rapproché de la ville et de gagner la côte sur l'autre bord du golfe, vers la tour blanche de Capitello. C'était là que Madame Bonaparte et les siens pouvaient rencontrer ou atteindre la flotte française. C'était là que Napoléon, en voulant rejoindre sa mère, et poursuivi, comme elle, par leurs ennemis, courut le plus de dangers. Descendu le soir de son chébec, et cherchant à s'orienter, à se renseigner, il attendait des nouvelles de quelques hommes sûrs envoyés par lui sur la côte. Il attendait encore, le lendemain matin, dès la première heure, assis sur un rocher, lorsqu'un de ses bergers accourant vers lui : Sauvez-vous vite ! lui crie-t-il d'assez près, sauvez-vous ! Ses ennemis ayant découvert sa retraite, cherchaient à s'emparer de sa personne. Napoléon, averti à temps, court vers son navire, le rejoint, malgré la poursuite des paolistes et riposte bientôt à leurs coups de fusil par un coup de canon à mitraille mettant tous ces gens en déroute. Lui leur échappe et, remonté sur son bord, il fait mettre à la voile, pour rejoindre, à quelque distance, la flotte française. En suivant la côte, Napoléon découvre enfin, sur le rivage, quelques personnes dont les signes de détresse appellent le bâtiment à leur secours. Il est ému d'un pressentiment heureux, s'élance dans la chaloupe et sa marche rapide lui fait vite reconnaître sa mère et les siens, lui tendant les bras. Il saute éperdu sur le rivage, et les embrasse, en fondant en larmes. L'auteur du livre[6] donne sur ce touchant épisode des détails qui ne sont pas nécessaires à l'histoire de la signora Letizia. Elle dut éprouver, dans ce moment désespéré, la plus vive de ses joies maternelles. Son fils se hâte de la faire monter à bord, avec les enfants exténués de fatigue, et le navire les amène à Calvi, leur port de salut. Ils sont reçus, en débarquant, par une population sympathique et recueillis aussitôt par la famille Casabianca[7]. Tous étaient sauvés. Le plus jeune des enfants, Jérôme, étant tombé malade, fut confié aux soins de madame Casabianca, tandis que Caroline, souffrante aussi, était reçue par les Paravicini. Madame Bonaparte accepta enfin pour elle et pour Pauline l'hospitalité des Giubega. Le général Casabianca, commandant la place, mit tout d'abord à l'abri Madame Bonaparte et ses enfants, dans des casemates, jusqu'au jour où, profitant d'une occasion favorable, il put les faire embarquer sur un navire-marchand, sorte de chasse-marée qui partait pour la France et eut le bonheur de traverser la flotte ennemie sans être a perçu. Quant au brave Costa, il n'était pas seulement un serviteur dévoué aux Bonaparte, il leur avait montré l'attachement d'un ami à toute épreuve. Il avait sauvé Madame Letizia et ses plus jeunes enfants de terribles dangers, en s'exposant à perdre la vie ; et en se retirant dans son pays natal, il y était poursuivi par la vendetta des partisans de Paoli. Une décision promulguée par le gouvernement dit anglo-corse, mettait à prix la tête de Costa, pour avoir été le hardi sauveur des Bonaparte, qui lui en conservèrent le souvenir le plus reconnaissant. Ainsi fut préservée des plus grands périls la vaillante mère du chef de la dynastie napoléonienne. Elle ne l'a pas oublié dans le cours de sa longue existence, et le captif de Sainte-Hélène s'en est souvenu dans son testament, lorsqu'il a légué à Costa, de Bastelica, en Corse, cent mille francs. Vers la fin de mai, la famille Bonaparte, transportée en France sur le navire marchand qui lui avait été offert à Calvi, traversait, à ses risques et périls, la flotte anglaise et abordait les côtes de France, en débarquant à Toulon. Un peintre bien inspiré, Mauzaisse, a fait de cet épisode de la famille proscrite de la Corse, le sujet d'un tableau lithographié, dans le grand ouvrage d'Arnault[8]. Il représente un canot à voile, dont le capitaine Bonaparte tient le gouvernail ; sa mère, entourée de ses cinq fils et de ses trois filles, est debout, fait face à l'avant et soutient de ses deux bras les plus jeunes enfants. Tous suivent du regard la manœuvre, à l'heure de l'arrivée. La signora Letizia est vue de face ; sa belle figure est calme, réfléchie, et son regard porté au loin semble interroger l'avenir. On aperçoit d'un côté la terre de France et de l'autre, plus en arrière, la mâture de la flotte anglaise que venait de traverser, inaperçu, le navire portant César et sa fortune. La fortune du futur César avait été, jusque-là, son héroïque mère, ne possédant plus d'autre richesse que le sentiment d'un grand devoir accompli envers la France. Après avoir échappé, sur son esquif, à la vigilance de la flotte anglaise, la famille Bonaparte vint débarquer à Toulon. Elle s'établit, en premier lieu, à La Valette, près de cette place, chez une dame Cordeil, qui lui fit bon accueil et prit soin des enfants.. Madame Letizia se transporta ensuite un peu plus loin, à Bandol, où elle ne séjourna pas longtemps. Le capitaine d'artillerie Bonaparte avait rejoint, à Nice, son régiment, dans l'attente des éventualités. Il pria sa mère de venir le voir et reçut sa visite, auprès d'une honnête famille bourgeoise chez laquelle son billet de logement l'avait conduit. Là se trouvait une charmante personne qui sut plaire au jeune officier, par sa bonne grâce, son éducation et ses talents. Elle faisait un peu de musique, pour charmer les loisirs de l'hôte de ses parents. Madame Bonaparte trouva la jeune fille à son gré, mais, ne supposant pas qu'elle pût inspirer à son fils une sérieuse inclination, la mère le détourna, sans peine, d'y songer. Après un séjour provisoire aux abords de Toulon, Madame Bonaparte vint, avec ses trois filles et ses deux plus jeunes fils, se réfugier à Marseille. Cette grande ville commerçante avait donné des gages de sympathie, à l'origine, à l'éclat et aux principes de la Révolution française, mais elle s'alarmait des actes sanglants de la Terreur, des menaces de la réaction royaliste et des entraînements de l'émigration. La famille Bonaparte, persécutée, proscrite de la Corse, par la colère de Paoli, avait droit à l'hospitalité de la Provence, après s'être unie à la nation entière, tandis que cette famille dépossédée de ses biens et réduite à la situation la plus précaire, ne rencontra tout d'abord à Marseille que les sympathies de la classe pauvre, comme elle. On a prétendu que Madame Bonaparte se trouvait alors dans l'aisance et en état d'assurer la fortune des siens. C'est une erreur absolue, réfutée par la vérité historique. Oui, la digne mère de la famille Bonaparte, en parvenant à Marseille, était réduite, avec les siens, au dénuement le plus complet, par suite du désastre que la proscription lui avait fait subir en Corse, sans espoir d'un recours possible contre ceux qui avaient pillé, détruit et brûlé en partie sa maison d'Ajaccio. Dans ses entretiens avec les compagnons de sa captivité à
Sainte-Hélène, Napoléon disait à son dernier médecin[9] : Ma mère gagna Marseille. Elle croyait y trouver du
patriotisme ; un accueil digne des sacrifices qu'elle avait faits ; elle y
trouva à peine sûreté. Tout avait plié ; ma présence n'était bonne à rien, je
quittai la Corse et me rendis à Paris. Les fédérés venaient de livrer Toulon
; l'avenir était gros d'événements ; je ne désespérai pas d'en voir éclore un
qui rétablît nos affaires. Elles en avaient besoin ; les montagnards les
avaient ruinées de fond en comble ; elles étaient à jamais perdues, sans la
Révolution. Restée sans appui, dit encore Napoléon[10], ma mère fut obligée de reprendre la direction des affaires, mais le fardeau n'était pas au-dessus de ses forces ; elle conduisit tout, administra tout, avec une sagesse, une dignité qu'on n'attendait, ni de son sexe ni de son âge. Elle avait une tête d'homme sur un corps de femme. Cette dernière pensée a été reproduite, plus d'une fois, par le fils à l'égard de sa mère. Telle était, en réalité, la pénible situation de Madame Bonaparte, en arrivant, au mois de juin, à Marseille, pour tâcher d'y vivre avec ses enfants jusqu'à une meilleure destinée. C'est là qu'elle apprit la misère, pour la secourir et la protéger plus tard. Elle logea d'abord au quatrième étage d'une maison de la rue Pavillon. Elle demeura ensuite, rue Lafon, à la quatrième calade (ou pente du terrain) dans une maison dévastée par le terrorisme. C'était l'hôtel Cyprière, ou l'ancienne mairie, dont le représentant avait émigré. Puis Madame Bonaparte occupa un logement un peu plus convenable, rue du Faubourg-de-Rome. Et enfin, après les pénibles épreuves de son arrivée à Marseille, elle finit par résider dans la maison d'un riche et honorable négociant, nommé Clary, dont l'une des filles épousa, plus tard, Joseph, le fils aîné de Madame Bonaparte, Sans cette alliance, sa famille aurait souffert bien longtemps, sans doute, de la situation si précaire à laquelle, en arrivant, elle avait été réduite. Cependant un patriote sincère et généreux, d'origine corse et du nom d'Olivari, fut très touché de cette souffrance et pénétré d'admiration pour le courage de Madame Bonaparte. Il sut pourvoir, avec le désintéressement le plus délicat, aux besoins de la famille proscrite, n'ayant en réalité, sans cela, que les modiques secours accordés par la Convention aux patriotes réfugiés. Le fils aîné, Joseph, n'était pas encore en position d'aider la mère de famille à pourvoir aux besoins de ses plus jeunes frères Louis et Jérôme, ainsi que de ses trois sœurs. Madame Bonaparte, toujours levée avant ses filles, préparait pour chacune d'elles les occupations de la journée. Elle confiait à l'une le soin des achats et des provisions, à l'autre l'entretien du ménage et la surveillance du service intérieur, à la troisième la tenue des comptes et la distribution aux pauvres de quelques débris de la nourriture la plus frugale. Les trois sœurs enfin, dans leurs loisirs et à la veillée du soir, s'occupaient de différents travaux d'aiguille, auprès de leur mère, habituée à filer au fuseau ou à tricoter. La lecture d'un journal ou d'une lettre était confiée à l'aîné des deux plus jeunes fils. Ou bien la mère racontait à ses enfants des histoires de la Corse, les légendes du pays, les contes des vocceri et des épisodes de la guerre dite de l'Indépendance, des actes de courage, des exemples de dévouement à la patrie, en y joignant le souvenir fidèle de son cher époux. Et puis, l'heure du coucher venue, la vertueuse mère s'agenouillait au milieu des siens, récitait avec eux la prière du soir, comme dans la maison paternelle d'Ajaccio, lorsque, tous rassemblés, ils étaient plus heureux. Lucien, après s'être fait entendre à la tribune du Club Marseillais, disait[11] : ... Ma famille fugitive arriva
dans le port de Marseille, privée de toute ressource, mais pleine de courage
et de santé. Marianne-Elisa, ma sœur chérie, après le premier embrassement
que je devais à notre mère, me sauta au cou. Napoléon et moi nous luttâmes
contre la mauvaise fortune. Napoléon, officier d'artillerie, consacra la plus
forte part de ses appointements au soulagement de la famille. Joseph fut
nommé commissaire des guerres et moi placé dans l'administration des
subsistances militaires. — A titre de
réfugiés patriotes, nous obtînmes des rations de pain de munition et des
secours modiques, mais suffisants pour vivre, à l'aide surtout des épargnes
de notre bonne mère. Le récit, que me fait ma mère de la conduite de Paoli envers elle et ses enfants me transporte de fureur. — Quoi ! morts ou vifs, il a donné cet ordre ? — Oui, mon fils, Baldini, de Bastelica, me l'a assuré. — Ce n'est pas possible ! Vifs, je le comprends, il pouvait vous garder en otages, contre quelques montagnards. Mais morts ! à quoi quelqu'un de nous lui aurait-il servi ? — Vengeance ! mon fils. — Mais Paoli a toujours prêché contre les vengeances inutiles. — C'est vrai, mon fils, mais cette fois. — Le brave Costa, maman vous l'a-t-il dit ? — Non, mon fils. — Alors, maman, je ne le croirai jamais. — Mais, mon enfant, tu le croiras bien à l'incendie de notre maison, dont j'ai vu, moi, de mes yeux, les flammes tourbillonner dans l'air ? A quoi cela lui servira-t-il ? — A épouvanter ceux qui sont contre lui. Mais morts ou vifs, la veuve ou les enfants de Charles ! non, maman, je ne crois pas cela ! — Mais ce qu'il a fait n'en est pas moins horrible. Ma mère, continue Lucien, ne voulut pas se coucher avant de m'avoir tout raconté.
Elle me dit que nous étions ruinés pour bien des années, que tous nos
meubles, notre bibliothèque, devaient être pillés ou brûlés, qu'il ne nous
restait plus que nos plates terres, qu'elle arrivait, elle et ses enfants,
sans autres vêtements que ceux qu'ils avaient sur le corps, Costa n'ayant pas
voulu laisser le temps de rien préparer pour emporter. Lucien continue le récit qui lui est personnel. En quittant sa famille à Marseille pour se rendre à Saint-Maximin, où il venait d'obtenir un emploi, il ajoute, dans ses Mémoires[12], ces quelques mots : Une lettre vint, peu de jours après mon départ, apprendre à ma mère que mon frère Napoléon était tout à fait réintégré dans son grade de commandant de l'artillerie destinée au siège de Toulon. Ainsi fut enfin sauvée de la vraie misère, la noble et courageuse mère de famille qui, au lieu d'être accueillie à Marseille, en émigrée de distinction, avait été réduite à vivre et à faire vivre les siens, à la semaine, au jour le jour, comme de pauvres gens. Elle représentait à la fois le père et la mère des enfants les plus jeunes, la pourvoyeuse et l'économe du ménage. A de tels souvenirs, il faut joindre celui qu'a retracé, dans un beau livre, le prince Napoléon. Il s'agit de l'arrivée de la famille Bonaparte à Marseille et le prince évoque la mémoire de son père, dans les termes suivants[13] : Un des plus vifs souvenirs de ma jeunesse, dit-il, est le récit fait par mon père, de l'arrivée de notre famille dans une pauvre maison des allées de Meilhan. Sans ressources, sans appui, dans une misère profonde, ces proscrits, victimes de leur amour pour la France, n'avaient pour guide que leur mère, vaillante femme qui, à toutes les heures d'épreuves, fut toujours leur conseil et leur soutien. Mon père ajoutait qu'un spectacle était resté profondément gravé dans sa mémoire d'enfant : En arrivant, il avait vu passer sous ses fenêtres des charrettes de condamnés qu'on menait à la guillotine ! C'est à cette anarchie sanglante que Napoléon devait arracher son pays. Madame veuve Bonaparte avait peu de relations à Marseille, dans les premiers temps de son arrivée ; elle était trop pauvre pour se voir recherchée. La préoccupation constante des soins nécessaires à ses enfants l'aurait d'ailleurs, suivant ses goûts, éloignée du monde. Parmi les rares personnes qui, un peu plus tard, eurent occasion de la connaître et de l'apprécier, il faut rappeler, en première ligne, la famille du riche négociant Clary. On doit citer ensuite la famille du général Cervoni, d'origine corse, dont la fille fut mariée au baron de Maupont[14]. Rappelons enfin le nom de l'ordonnateur Villemanzy, destiné à l'une des plus brillantes carrières du service administratif des armées. Il fut grand admirateur du général Bonaparte, à l'armée d'Italie, et de sa mère, à Marseille. La sympathie inspirée par la famille Bonaparte se manifesta, lorsque Fréron, le célèbre représentant du peuple, séjourna en 1793 à Marseille. Il apprit que le commandant Bonaparte était un ardent patriote, prit intérêt à sa famille, voulut la connaître et témoigna son admiration à la citoyenne Letizia, pour son grand caractère dans l'adversité. Ce sentiment de Fréron fut celui de son collègue Barras, lorsque celui-ci devint tout-puissant et facilita les débuts de la carrière de Bonaparte. Ces deux proconsuls de la République terroriste s'empressèrent de venir en aide à sa famille, en assurant les indemnités qui lui étaient dues, comme famille française proscrite de Corse par l'omnipotence de Paoli. Cependant les opinions ardentes de Fréron et de Barras et peut-être leurs assiduités suspectes inquiétaient la citoyenne Bonaparte, d'ailleurs fort réservée à leur égard. Elle pressentait que leurs pleins pouvoirs deviendraient utiles aux siens et qu'elle devait les ménager. Le signora, jeune encore et conservant le prestige de sa beauté maternelle, tâchait de se dérober aux yeux du public, avec ses trois charmantes filles, encore plus exposées qu'elle aux regards indiscrets. L'aînée des demoiselles Bonaparte, Marianne (Élisa), n'avait pas dix-huit ans, Annonciade ou Pauline en avait à peu près quinze, et Carlotta ou Caroline, treize environ d'après l'époque du séjour de la famille à Marseille. Les aînées, avec leurs deux jeunes frères, Louis et Jérôme, gardaient la maison, tandis que la dernière ou Caroline secondait leur mère dans les soins de l'intérieur et dans les achats du ménage. Mais Caroline tomba malade et faillit mourir ; elle fut sauvée par les soins d'un habile médecin de Marseille, le docteur ***, accompagné ou suppléé par son fils, déjà son meilleur élève. Le disciple contribua même à la guérison de la malade qui lui voua une sincère reconnaissance. Mais, peu de temps après, il mourut presque subitement. Des malheurs à craindre, la gravité des événements publics, les menaces de la Terreur et les poursuites contre Paoli décidèrent la prudente mère de famille à s'éloigner de Marseille, en cherchant ailleurs un refuge plus assuré. Mais les efforts de Paoli, égaré par le fanatisme de ses partisans, ne réussirent point à soumettre la Corse à l'Angleterre. Si la France en est redevable à la résistance du parti insulaire et au prestige de la cause nationale, la France en devait aussi l'initiative à la famille Bonaparte, persécutée, proscrite et réfugiée en Provence, comme elle devait en décerner la plus noble part et le plus grand honneur à la vraie patriote, à l'héroïne qui s'appelait Letizia. L'acte d'accusation contre Paoli se trouvant inséré textuellement dans les Mémoires de Joseph[15] n'a pas besoin d'être reproduit ici. Il rappelle que les rebelles ont cherché à s'emparer de la famille Bonaparte, soustraite à leurs persécutions, mais dépossédée de tous ses biens, par la dévastation, le pillage et l'incendie, alors que le seul crime de cette famille était son attachement fidèle à la France, sous l'égide de Letizia Bonaparte. La défection de Paoli, en livrant la Corse aux Anglais, leur avait ouvert les portes d'Ajaccio. Ils envahirent la maison Bonaparte, pour en faire une caserne. Cette maison était trop petite, en partie détruite par le feu et ne put servir qu'à un dépôt d'armes. Les Anglais s'emparent ensuite de Toulon, qu'ils fortifient et s'apprêtent à défendre, comme leur possession. C'est alors ou bientôt que va reparaître le jeune capitaine Napoléon, promu, le 12 septembre, chef de bataillon, pour commander l'artillerie du siège. Pendant ce temps, Madame Bonaparte, retirée à Marseille avec ses enfants, n'avait pas encore cessé d'y souffrir d'une vie de privations, tandis que sa pauvreté même attestait sa vertu. Elle se décida, dans cette triste situation, à chercher un gîte qui la rapprochât de son fils et de la place de Toulon assiégée, sous son commandement. Le village de Beausset fut le premier refuge de Madame Bonaparte, en lui facilitant le moyen de voir son cher Napoléon et de recevoir de lui des secours plus efficaces. Mais la résidence de Beausset se trouvait trop près de la ville assiégée, sans préserver des dangers la mère émigrée de Marseille avec ses enfants. La même prudence l'obligea à se transporter au village de Mionnac, sur la route de Brignoles, hors des atteintes de l'ennemi. Ce déplacement était si nécessaire, que deux sorties furent faites par les assiégés contre les batteries françaises. Mais les Anglais, repoussés dans la place par le commandant Bonaparte, n'essayèrent plus de renouveler leur tentative. Ajoutons que dans sa nouvelle demeure, jusqu'à la fin du siège de Toulon, sa mère fut logée, avec ses enfants, dans une hôtellerie ou auberge voisine, de peu d'apparence, qui attacha ensuite à son nom une légende de l'amour maternel[16]. Il y avait, dans le voisinage de Brignoles, une honorable famille Isoard, possédant une campagne où elle reçut la signora Letizia et les siens, avec beaucoup de cordialité[17]. Napoléon n'oublia pas cette famille, sympathique à la sienne. Il lui accorda, sous l'empire, des titres de noblesse, et fit nommer un abbé Isoard, auditeur de rote à la cour de Rome, où il fut élu cardinal. Les derniers coups de canon du siège avaient assuré la victoire à l'artillerie française, et dès le lendemain 18, les Anglais évacuèrent la place de Toulon, en cherchant à incendier l'arsenal, ainsi que toute la flotte française. Mais aussitôt Bonaparte faisait éteindre le feu, reprenait la place, et le soir même, il en remettait le commandement au colonel Cervoni, promu, dès lors, général, entièrement dévoué à sa cause et à son souvenir. Ce nom de Cervoni, bien connu de madame Letizia, rappelle celui de Junot qu'elle aima plus tard, d'une affection maternelle, pour son sang-froid auprès du commandant Bonaparte, sous un éclat d'obus et, bientôt après, pour son dévouement absolu à son général. Dès le surlendemain de la levée du siège, les représentants du peuple près l'armée de Toulon, nommèrent le commandant d'artillerie Bonaparte général de brigade. Il venait de conquérir les premières palmes de sa carrière de gloire, et, en attendant la notification officielle de son grade élevé, il allait embrasser sa mère et les siens. |
[1] Mémoires du Dr Antommarchi, 1825, t. Ier.
[2] Mémoires de Lucien Bonaparte, prince de Canino, 1836, t. Ier.
[3] Récits de la captivité, t. XXXII (Suite de la Correspondance).
[4] Mémoires du comte de Ségur.
[5] Mémoires sur l'enfance et la jeunesse de Napoléon, 1852.
[6] Mémoires sur l'enfance et la jeunesse de Napoléon, par T. Nasica.
[7] Documents fournis par le comte de Casabianca. V. l'Appendice.
[8] Vie politique et militaire de Napoléon, par A.-V. Arnault, 1822.
[9] Mémoires du docteur Antommarchi, etc. 1835, t. Ier.
[10] Suite de la correspondance de Napoléon Ier, t. XXXII, 1866.
[11] Mémoires de Lucien Bonaparte, 1835, t. Ier.
[12]
Lucien Bonaparte et ses mémoires. Éd. Th. Yung, 1882, t. Ier.
[13] Napoléon et ses détracteurs, par le prince Napoléon, 1887, p. 24.
[14] Voir l'Appendice.
[15] Mémoires du roi Joseph, 1855, t. Ier, p. 52.
[16] Le Caducée, souvenirs marseillais, 1880, t. III.
[17] V. l'Appendice, au nom d'Isoard.