MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1791.

 

 

Les trois fils aînés de Madame Bonaparte atteints de fièvre grave. — Le lieutenant d'artillerie candidat au commandement d'un bataillon de garde nationale d'Ajaccio. — Dépenses aussi nécessaires que difficiles. — Entretien familial de la mère et du fils, d'après des renseignements précis. — Arrivée de Paoli en Corse, comme gouverneur général. — Son accueil au jeune officier et à sa mère, prévoyant les vues politiques du nouveau chef de l'île. — État de la famille Bonaparte. — Derniers moments du grand-oncle et scène des adieux.

 

Vers le printemps de 1791, Madame Bonaparte éprouva une inquiétude maternelle assez vive. Ses trois fils aînés, réunis chez elle, Joseph, Napoléon et Lucien, prenaient souvent pour but de leurs promenades, le vallon dit des Salines, situé à petite distance d'Ajaccio. Cette vallée formant un bas-fond de terrain humide, sinon marécageux, devenait parfois malsaine et provoquait la fièvre intermittente des marais. Les trois frères en furent atteints ensemble, mais guérirent vite, grâce aux soins de leur mère, habituée à intervenir utilement, jusqu'à l'arrivée du médecin, et elle leur interdit désormais cette promenade insalubre. La convalescence se prolongea un peu plus pour Napoléon, appelé bientôt après à une position nouvelle.

Ce lieu insalubre, qui avait causé à la mère assez d'inquiétude pour ses grands fils, a été décrit par l'aîné dans ses Mémoires[1]. C'est aux promenades que nous faisions dans ce lieu que les médecins attribuèrent une fièvre maligne, dont nous faillîmes être victimes en 1791, Napoléon, Lucien et moi.

La même année, par ordre du gouvernement, dans les contrées françaises accessibles à une invasion étrangère, on s'occupait d'organiser une garde nationale, en état d'augmenter la force du pays et d'en protéger les abords.

Napoléon fut encouragé par ses compatriotes et ses amis à se présenter, comme candidat au commandement de l'un des deux bataillons formés en Corse. Cette position honorifique était compatible avec son grade de lieutenant d'artillerie dans l'armée, sans nuire à son service militaire.

Mais il fallait des dépenses pour cette candidature et pour son succès. La fortune des Bonaparte était trop modique pour y suffire, avec les charges de la famille, malgré le rang honorable occupé par elle en Corse. Les frais d'éducation première des huit enfants restaient dispendieux, sauf la faveur due aux écoles du gouvernement. De telles conditions eussent été un obstacle absolu au succès de Napoléon, sans la ressource des plus strictes épargnes faites par la prévoyance maternelle de la signora Letizia. Elle seule pouvait, dans ces conjonctures délicates, donner à son fils l'argent nécessaire à la réalisation de ses vœux, pour le commandement du bataillon.

Les difficultés dépendaient de la concurrence de candidats plus riches, dans la ville. Mais, voyant sa mère prête, pour lui, à tous les sacrifices, Napoléon prit, sur ses compatriotes, un ascendant tel, qu'il devint le chef du mouvement, malgré la jalousie et les menaces de quelques-uns des compagnons de sa nouvelle fortune.

En moins de deux mois, dit Nasica[2], le parti de Napoléon s'était accru tellement, qu'il menaçait d'absorber ses adversaires. Des défections journalières affaiblissaient les uns, pour fortifier l'autre. La maison Bonaparte était ouverte à tous ceux de son parti, et sa table était mise à son intention. Rien ne coûtait à Madame Bonaparte pour seconder les vues de son fils. Il n'y avait pas de sacrifice qu'elle ne s'imposât volontiers. La confiance qu'elle avait en lui était déjà sans bornes.

Un mot de Napoléon était un ordre pour toute la famille Bonaparte... La seule personne avec laquelle le jeune Napoléon épanchait son cœur, avec laquelle il entrait en discussion, qu'il tâchait de convaincre, en lui faisant part de ses projets, de ses raisons ; la seule personne qu'il écoutait paisiblement, qui pouvait le forcer à rendre compte de ses procédés parfois bizarres, c'était sa mère. Ma mère, disait-il, a l'esprit juste et ne se trompe jamais. Son expérience et ses conseils me sont d'une grande utilité.

La dépense à laquelle se livrait alors la famille était énorme, comparativement à. sa fortune. Madame Bonaparte s'en effraya et craignit de ne pouvoir faire face, jusqu'au bout, à la candidature trop onéreuse de Napoléon. — Je suis presqu'à bout de ressources, lui dit-elle un jour tristement, et à moins de vendre ou d'emprunter. Le jeune officier fit un geste. Oh ! ajouta sa mère noblement, ce n'est pas la pauvreté que je crains, c'est la honte. — Ma mère, répondit Napoléon, touché comme il devait l'être, ma mère, je vous en conjure, reprenez courage et tâchez de me soutenir, jusqu'à la fin. Il faut marcher, nous sommes trop avancés pour reculer. Dans dix jours, le bataillon sera organisé ; alors mes gens ne vous seront plus à charge ; ils seront soldés par le gouvernement. Si je réussis, comme j'en ai l'espoir, notre fortune changera. Une fois officier supérieur, mon chemin est fait. Une conflagration générale va éclater en Europe, une carrière brillante se prépare pour ceux qui sauront se hasarder à propos. Le métier des armes va l'emporter sur tous les autres. Je vous réponds que je saurai me frayer un chemin à travers les erreurs d'une vieille routine. Je connais tous ceux qui ont fait leurs études avec moi ; je puis vous assurer qu'il n'y en a pas quatre qui soient capables de commander un régiment. J'espère qu'on aura besoin de moi. Au reste, j'ai du cœur, je saurai me rendre nécessaire. Les dangers, les fatigues ne m'épouvantent pas. Si je ne rencontre pas à la guerre une mort prématurée, j'y rencontrerai infailliblement la gloire et la fortune. Ma mère, faites ce que vous pourrez ; surtout ne vous affligez pas ; votre santé pourrait en souffrir. J'ai besoin de votre constance, comme de votre amour.

Napoléon se retira tout ému.

L'historien corse poursuit et complète son récit, d'après des documents recueillis sur les lieux. Il cite le hardi coup de main qui avait assuré le succès de la candidature de Napoléon au commandement du bataillon de la garde nationale, sans rappeler la plus noble part de ce succès, due aux suprêmes efforts et aux sacrifices continus du dévouement maternel. C'est à la louange de tous, conformément à la vérité, qu'il était bon de reproduire l'entretien de Letizia Bonaparte avec son fils.

Ajoutons, d'après une notice inédite du comte de Casabianca[3], que Napoléon, soutenu dans son entreprise hardie par les épargnes de sa mère, l'emporta, grâce à elle, sur son rival le plus redouté, Marius Peraldi.

Le séjour de Paoli à Ajaccio fut, en même temps, une sorte d'ovation au milieu de laquelle l'ancien chef de la guerre de l'Indépendance fut nommé gouverneur militaire de la Corse. Il demanda aux fils aînés de Charles Bonaparte des nouvelles de leur héroïque mère la signora Letizia. Il eut avec le jeune commandant un sérieux entretien qui excita son admiration, au point de lui dire, en italien : « Tu es un homme de Plutarque, un homme des temps antiques. » Ce que Paoli disait du fils, il le pensait de la mère, malgré ses craintes de résistance, de la part de Letizia, aux projets médités par lui sur leur commune patrie. Il songeait à séparer la Corse de la France, pour la livrer à l'Angleterre. Sans révéler ses projets à ses amis, Napoléon les pressentait et en fit part à sa mère, qui semblait les avoir devinés. Ce fut pour elle et pour son fils une pénible prévision de l'avenir et cet avenir n'était pas éloigné.

La signora Letizia était donc la seule personne qui eût gagné la confiance de Napoléon, dès son bas âge et auprès de laquelle il vînt se réfugier, dans les premières crises difficiles de la vie. Il avait en elle la foi qui inspire la grandeur du dévouement le plus légitime et le plus désintéressé.

Napoléon s'était chargé de l'éducation de son frère Louis, devenu son pensionnaire. La charge paraissait lourde pour le jeune officier. Se trouvant, un jour, obligé d'écrire à son grand-oncle : J'attends avec impatience ce que me doit maman, j'en ai le plus grand besoin. Cette demande satisfaite lui permit d'améliorer un peu sa situation.

Promu lieutenant d'artillerie en premier, Napoléon venait de faire, à Valence, un nouveau séjour, aussi agréable pour lui que le premier avait été triste. Sa correspondance avec sa mère a pu contribuer à modifier, en elle, l'italianisme du langage, mais non à l'effacer tout à fait. Cette noble femme, si française de cœur et d'âme, si dévouée par ses sentiments et par ses actes à sa patrie adoptive, qu'elle aimait comme son pays natal, éprouvait de la peine à changer ses errements ou ses erreurs de langage.

Muni du congé qu'il attendait, le lieutenant quittait Valence, dans les premiers jours d'octobre 1791, pour retourner en Corse. Sa mère le rappelait à Ajaccio, où il allait revoir le grand-oncle plus malade et sur le point de mourir. Il trouva la famille réunie dans la maison paternelle. Son chef n'y étant plus depuis six ans, avait été remplacé par sa veuve, dirigée elle-même par son vénérable parent. Quelle était alors la situation des enfants ? Joseph avait occupé un emploi qu'il devait conserver dans l'administration départementale. Napoléon, lieutenant en premier d'un régiment d'artillerie, commandait, aux vacances, le bataillon de la garde nationale d'Ajaccio. Lucien, après avoir été au collège d'Autun, puis, à l'École militaire de Brienne et au séminaire d'Aix, était rentré à Ajaccio, où, ému des souvenirs classiques de Rome et d'Athènes, il s'était mêlé aux assemblées populaires et en était devenu à dix-sept ans, l'orateur applaudi. Louis s'était formé, auprès de Napoléon, à la carrière militaire, tandis que Jérôme, enfant, restait auprès de ses sœurs Pauline et Caroline, élevées par leur mère. Le jeune abbé Fesch complétait la réunion de famille.

L'archidiacre Lucien Bonaparte, approchant de sa fin, désirait que l'abbé Fesch, son jeune parent, le remplaçât auprès des siens, pour le conseil religieux. Sa nièce Letizia y adhérait, car l'abbé Fesch devait à sa demi-sœur l'origine de sa carrière ecclésiastique, dont il devait parcourir les degrés, en s'attachant à sa bienfaitrice légitime.

Son panégyriste, l'abbé Lyonnet[4], n'a pu joindre à son récit un incident rapporté par Stendhal, sur les derniers instants de l'archidiacre[5] :

Au moment de s'éteindre, il se fâcha vivement contre l'abbé Fesch qui, déjà prêtre, était accouru en étole et en surplis. L'archidiacre le pria sérieusement de le laisser mourir en paix et il finit, entouré de tous les siens, en leur adressant des conseils pleins de raison. Ce douloureux souvenir était resté dans la pensée de sa noble nièce Letizia. Elle avait fait venir l'aîné de ses fils auprès du vieil oncle, désirant lui donner ses dernières instructions. Joseph s'était empressé d'obéir, en remerciant sa mère, déjà consultée par lui, pour d'autres actes de sa carrière.

La touchante scène des adieux n'est pas seulement une légende, elle est véridique, lorsque, quelques heures avant sa mort, le grand-oncle, s'adressant à Joseph, lui dit : Tu es l'aîné de la famille, et voici, en désignant Napoléon, celui qui en sera chef, en devenant un grand homme.

Joseph rappelle cette scène dans ses Mémoires, sauf un commentaire[6], et il ajoute qu'en s'adressant à sa nièce, avec un calme admirable : Letizia, lui dit-il, cesse tes pleurs, je meurs content, puisque je te vois entourée de tes enfants.

Napoléon aussi a retracé, dans ses Souvenirs de Sainte-Hélène, cette touchante scène des adieux à sa mère et à tous les siens[7]. Notre grand-oncle nous fit approcher, nous donna des avis, des conseils. Tu es l'aîné de la famille, dit-il à Joseph, mais Napoléon en est le chef ; aie soin de t'en souvenir ! Et il expira, au milieu des sanglots, des larmes que ce triste spectacle nous arrachait... L'archidiacre Bonaparte mourut le 16 octobre 1791. Sa nièce perdait en lui le soutien de ses enfants, celui qui avait dirigé leur éducation religieuse, comme la signora Letizia dirigeait leur éducation physique et morale.

Antommarchi ajoute à ce qui précède : Restée sans guide, sans appui, disait Napoléon, ma mère fut obligée de prendre la direction des affaires, mais le fardeau n'était pas au-dessus de ses forces : Elle conduisait tout, administrait tout, avec une sagesse une sagacité qu'on n'attendait ni de son sexe ni de son âge. Ah ! docteur, quelle femme ! où trouver son égale ?

Un peintre de talent, Deveria aîné, a fait de la scène des adieux de l'archidiacre, une composition touchante gravée dans un ouvrage devenu rare[8]. Le mourant n'a plus que quelques heures à vivre ; il s'adresse à Joseph, assis à gauche de son lit, et posant une main sur la sienne, il lui désigne, de l'autre, Napoléon placé devant ses plus jeunes frères, qu'il semble protéger. Leur mère en larmes, assise au pied du lit et entourée de ses trois filles, a une admirable expression de douleur, dans toute sa beauté. La tête seule de cette mère affligée, reproduite sur la toile d'un grand portrait, ressemblerait à l'une des plus belles compositions de Greuze.

N'est-il pas étrange qu'à six ans d'intervalle, et sur le point de mourir, le père et le grand-oncle de Napoléon aient eu, l'un et l'autre, le pressentiment de sa future destinée. Telle avait été l'inspiration providentielle de sa mère, lorsqu'elle vint présenter son jeune fils aux lazaristes, avant son entrée à l'École de Brienne.

 

 

 



[1] Mémoires du roi Joseph, 1853, t. Ier.

[2] Mémoires sur l'enfance et la jeunesse de Napoléon, 1852.

[3] Biographie de Madame Mère. V. l'Appendice.

[4] Le cardinal Fesch, par l'abbé Lyonnet, 2 vol., t. Ier.

[5] Vie de Napoléon, par Stendhal, 1876.

[6] Mémoires du roi Joseph, t. Ier, p. 117, etc.

[7] Mémoires du Dr Antommarchi, 2 vol. 1825, t. Ier, et Récits de la captivité, Suite de la correspondance de Napoléon Ier, t. XXXII.

[8] Napoléon et ses contemporains, etc., par de Chambure, 1 vol. in-4°, 1824.