Paoli traverse la France, entouré d'hommages et rentre en Corse tout-puissant. — Il y est reçu avec éclat, tandis que le lieutenant Bonaparte en congé l'avait devancé sans bruit. — Récit de son retour auprès des siens. — L'archidiacre gère la modique fortune épargnée par sa nièce Letizia, trop bien secondée à cet égard, par ses deux fidèles servantes. — Espièglerie de Pauline, découvrant la cachette pleine d'or du vieil oncle. — Il retrouve son or, mais ne recouvre pas la santé. — Temps malheureux pour Madame Bonaparte, assistée dans sa détresse par une famille qui lui témoigne une véritable affection.L'ancien chef de l'indépendance corse, le champion de sa nationalité, Pascal Paoli, rappelé dans sa patrie, après vingt ans d'émigration en Angleterre, traversait la France, à laquelle il n'avait pas voulu se rallier et y séjournait pendant quelque temps, entouré d'hommages. Il fut présenté par La Fayette à l'Assemblée nationale et accueilli avec une haute faveur par elle, par le roi et par tous les pouvoirs constitués. Une députation extraordinaire d'Ajaccio avait été envoyée à la rencontre de Paoli, si connu autrefois de Charles Bonaparte, de sa femme et de ses fils aînés. L'un des délégués de la Corse, à son arrivée, le colonel Raphaël de Casabianca, fort estimé du chef de la famille Bonaparte, venait à Paris, pour assister avec ses collègues, à la réception solennelle de Paoli par l'Assemblée constituante, le 22 avril 1790[1]. Avant le retour de Paoli en Corse, Napoléon y revenait passer, à Ajaccio, le temps de son congé annuel. Son premier soin fut de courir à la maison natale. Je fus reçu, dit-il[2], à bras ouverts, par ma famille ; ma conduite m'avait mérité cet accueil ; jamais de plaintes sur mon compte. Officier pauvre, je n'avais aucune dette ; je vivais chétivement, mais sans créanciers ; il en résulta que, malgré ma jeunesse, je jouis, dès l'âge de vingt ans, de cette considération que l'on n'acquiert ordinairement qu'avec les années. Ma mère pleura avec moi son mari ; je revis mes frères, mes sœurs, le vieil oncle Lucien, un peu démocrate, peut-être, en dépit de sa robe, mais ecclésiastique jusqu'au bout des ongles ; il s'éteignait visiblement, etc. Notre grand-oncle, continue Napoléon, accablé, à son âge avancé, par la perte de son neveu (Charles Bonaparte), cherchait à me consoler, par l'appui que je trouverais, disait-il, dans le grand caractère de ma mère, et elle aussi prétendait se consoler, en me parlant de l'appui qu'elle trouvait en moi. La confiance qu'inspirait le
vénérable archidiacre n'était pas limitée à la famille et absolue à l'égard
de la signora Letizia, elle s'étendait à tous, et de tous côtés, autour de
lui. — Lui seul, suivant l'expression
de son petit-neveu, avait arrangé plus de procès
— que n'y étaient parvenus tous les tribunaux réunis
de la Corse. Le grand-oncle Lucien se trouvait, depuis la mort de son neveu Charles Bonaparte, le dépositaire de l'argent de la maison, et il sut gérer cette modique fortune avec la plus sage réserve. La signora Letizia le secondait de tous ses efforts, dans cette gestion si facile, faute d'excédent de comptes. Elle avait pour la suppléer, au besoin, dans ses achats ou ses dépenses, les deux gouvernantes, si dévouées, si fidèles, qu'au lieu de se conformer à des vues d'économie modérée, elles les dépassaient, d'habitude, sans s'inquiéter de savoir si leur excès de parcimonie ne serait pas reproché à leur maîtresse exclusivement. Ajoutons que le grand-oncle, si dévoué aux intérêts de sa nièce, avait donné lieu aussi à ce reproche d'avarice envers la signora. Bon et généreux pour tous les siens, il thésaurisait néanmoins, ou, selon le langage de sa nièce, dans son accent italien, il coumoulait, afin d'assurer sa part de bien à la famille. Voici une anecdote racontée par Napoléon, témoin d'un
mauvais tour joué par sa sœur Pauline à leur grand-oncle[3]. Il tenait son or caché, sous ses matelas, dans un sac de
peau ; la malicieuse Paulette s'avisa, un beau matin et devant nous, de tirer
à elle le sac qui s'ouvrit et versa, à flots brillants, son contenu ; le
plancher en fut couvert ; nous étions tous là, frères, sœurs et mère. La
consternation désespérée, la douleur, le dépit de l'archidiacre ne peuvent
être bien compris par qui n'en a pas été témoin. L'excès du mal lui coupa d'abord
la parole, il demeura immobile, ses yeux seulement suivaient avec avidité
certains doublons qui s'égaraient sous les meubles ; enfin la grandeur du
péril lui fit recouvrer la voix ; il jura par tous les saints du paradis que
c'était de l'argent en dépôt, qu'il n'y avait pas une obole à lui ; nous de
rire ; la signora Letizia de nous gronder, et de ramasser l'or, sans en
oublier la plus petite pièce ; elle nous emmena ensuite et le bon archidiacre
se consola, en s'assurant que rien n'était perdu. Mais ce qu'il ne put recouvrer, ce fut sa santé qui déclina de plus en plus et le réduisit au repos absolu, sans pouvoir s'occuper davantage des siens redevenus plus pauvres. Madame Bonaparte fut secourue, dans sa détresse, par la famille Isoard (de Brignoles), qui lui avait déjà donné des témoignages de sympathie et put lui offrir une généreuse hospitalité. Cette famille en fut, plus tard, bien récompensée. Un Isoard, entré dans les ordres, comme l'abbé Fesch, fut d'abord auditeur de rote, à la cour de Rome, ensuite cardinal, ou grand seigneur de l'Eglise au Vatican, grâce à la double reconnaissance de la signora Letizia et de Napoléon. Quant au jeune abbé Fesch, supportant dès les premiers jours de la Révolution, la gêne sinon la détresse de sa famille, il dut, pour alléger les dépenses, quitter le séminaire et s'engager dans une autre voie. Il prit du service dans l'administration des vivres de l'armée, s'y rendit utile et y resta attaché jusqu'à l'époque du Directoire. Cette position nouvelle lui permit de venir en aide à sa sœur, dans les épreuves difficiles qu'elle eut à subir, afin d'assurer l'existence de ses plus jeunes enfants. |