MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1789.

 

 

Extrait des Mémoires de Lucien Bonaparte sur la situation des siens autour de leur mère, à l'avènement de la Révolution française. — Alors reparaît Paoli, gouverneur de la Corse, après vingt ans d'émigration en Angleterre. — Ses sentiments pour les fils aînés de Letizia et son admiration pour elle. — Napoléon, à vingt ans, exprime son enthousiasme à Paoli. — On lui conseille d'émigrer ; il s'y refuse et préféré la recommandation de sa mère : Savoir attendre. — Sa velléité de mariage à Valence. — Il salue, avec les seins, l'avènement de 89.

 

Lorsque, dit Lucien Bonaparte[1], la Révolution ouvrit, en 1789, la grande ère de la réforme politique, j'entrais dans ma quinzième année. Après avoir été quelque temps au collège d'Autun, puis à l'École militaire de Brienne, et enfin au séminaire d'Aix, en Provence, je venais de rentrer en Corse. Ma mère, veuve à la fleur de son âge, s'y dévouait aux soins de sa nombreuse famille. Joseph, l'aîné de ses enfants, âgé de vingt-trois ans, la secondait avec ardeur, en s'occupant de nous avec une tendresse paternelle. Napoléon, de deux ans plus jeune que Joseph, n'avait pas encore été à l'École royale de Saint-Cyr, chercher leur sœur Marianne-Élisa. Louis, Jérôme, Pauline et Caroline étaient encore enfants.

Un frère de mon père, l'archidiacre Lucien, était devenu le chef de la famille ; quoique goutteux et alité, depuis longtemps, il veillait sans cesse à nos intérêts. Si la providence nous avait frappés du coup le plus rude, en nous privant sitôt de notre père, elle compensa cette perte, autant que possible, en nous laissant, encore quelque temps, cet excellent oncle. Elle doua aussi la meilleure des mères de cet esprit de constance et de cette force d'âme dont l'avenir, ouvert devant nous, lui fournit l'occasion de donner tant de preuves. Un frère, digne de notre mère, l'abbé Fesch, complétait notre famille.

Il appartenait à Lucien Bonaparte (en publiant le premier volume de ses Mémoires), de grouper ainsi tous les siens autour de leur courageuse mère, dès l'origine de la Révolution française. Lucien devait se montrer, en Corse, malgré sa jeunesse, l'un des ardents défenseurs de cette Révolution, en admirant la part que son père avait prise à la guerre de l'Indépendance.

Pascal Paoli, pendant ce temps, avait gardé le souvenir fidèle de Charles Bonaparte, depuis l'heure de ses adieux, pour émigrer en Angleterre et y faire un séjour de vingt années. Paoli se voyait, à la date de 1789, rappelé en Corse, au nom de la France, et nommé gouverneur général de cette île, dont il avait été le chef, au nom de la liberté ! Paoli allait-il retrouver, dans les fils aînés de Charles Bonaparte et dans sa vaillante veuve, l'appui moral désormais nécessaire à son gouvernement nouveau ?

Il conservait toute son admiration pour la signora Letizia et il exaltait ses vertus, en la comparant à une héroïne de Plutarque. Il savait quelle autorité morale était la sienne sur tous ses enfants, et il songeait à se concilier cette haute influence sur les aînés de ses fils.

Après la veuve de Charles Bonaparte, en 1789 et à côté d'elle, ou entre elle et son fils aîné Joseph, apparaît Napoléon à vingt ans. Il avait reçu, dès son enfance, L'impression des sentiments patriotiques de son père et de sa mère, et il rendait à Paoli l'hommage de son admiration juvénile. Il saluait en lui, dans son fanatisme pour la Corse, le grand chef de la lutte insulaire, ou l'organisateur de la victoire contre l'hostilité des Génois, regrettant sa résistance à la France et son émigration en Angleterre.

Le jeune officier, fidèle admirateur de Paoli, en apprenant son rappel en Corse, comme gouverneur général, lui adressait, le 12 juin, une lettre d'enthousiasme patriotique pour la Corse libre, dont il continuait l'histoire, en s'occupant d'autres écrits.

Cette lettre publiée par le baron de Coston, se termine ainsi[2] :

... Permettez-moi, général, de vous offrir les hommages de ma famille. Eh ! pourquoi ne dirais-je pas de mes compatriotes. Ils soupirent au souvenir d'un temps où ils espérèrent la liberté. Madame Letizia m'a chargé surtout de vous renouveler le souvenir des années écoulées à Corte.

Je suis avec respect, général, votre très humble et très obéissant serviteur,

NAPOLÉON BUONAPARTE,

Officier au régiment de la Fère.

Auxonne-en-Bourgogne, 12 juin 1789.

Pénétré des idées nouvelles tendant à régénérer la France, il aspirait à se rendre favorable la destinée dont il s'était plaint jusque-là. Mais que pouvait faire le jeune officier ! Les excellents conseils de sa mère l'encourageaient à savoir attendre.

On commençait à émigrer dans le parti royaliste et une belle dame dont le lieutenant d'artillerie ne donne pas le nom[3], lui faisait espérer ses bonnes grâces, en lui conseillant l'émigration (avec elle peut-être). Il s'y refusa, malgré les paroles séduisantes de cette personne, en lui disant : Madame, vous êtes charmante, mais il y a, de par le monde, une femme dont les faveurs me plaisent encore plus, c'est la France. Madame du Colombier, ajoute-t-il, me conseilla autrement : N'émigrez pas, monsieur Bonaparte ; on sait bien comment ou sort de France, on ne sait ni quand ni comment on y rentre. Il s'appliqua résolument ces judicieuses paroles et dit enfin : Ma digne mère m'écrivit. Elle, non plus, n'était pas pour l'abandon de la patrie ; elle me conjura de ne point faire la folie de suivre la mode et de passer le Rhin. Je lui répondis, relativement à cette phrase : Si je passe le Rhin, ce sera pour chasser au loin ceux qui voudront rentrer en France, à main armée. Tranquillisez-vous, cara signora madre, votre fils ne sera jamais à la solde de l'ennemi.

Ces paroles mémorables étaient dites par madame du Colombier habitant Valence avec sa fille. Le lieutenant Bonaparte y était en garnison et bien accueilli dans la famille ; trouvant mademoiselle du Colombier fort bien élevée, très à son goût, il aurait demandé sa main et pouvait l'obtenir, s'il avait eu quelque fortune.

Mademoiselle du Colombier épousa, plus tard, le baron de Bressieux — et l'officier d'artillerie, devenu empereur, nomma la baronne de Bressieux, dame de compagnie de Madame Mère.

La Corse, reprend Lucien[4], avait été déclarée, le 30 novembre 1789, partie intégrante de la monarchie et cette déclaration, qui avait comblé les vœux des insulaires, avait achevé d'effacer dans tous les esprits les souvenirs amers de la conquête. Les idées philosophiques et l'inquiétude révolutionnaire qui dominaient le continent, fermentaient aussi dans nos têtes, et personne ne salua plus ardemment que nous l'aurore de 89.

Lucien, par ce langage, exprime non seulement sa propre pensée, mais aussi celle de sa mère, qui peut-être n'aurait pas su la rendre comme lui. Il termine cette page intéressante du premier volume de ses Mémoires, en indiquant la nouvelle situation de ses frères : Joseph, dit-il, entra dans l'administration départementale, Napoléon se prépara, par des études sérieuses, à marcher, à pas de géant, dans sa carrière de prodiges ; et le troisième frère (c'était Lucien lui-même), à peine adolescent, courut se jeter dans les sociétés populaires, avec le naïf enthousiasme d'une tête ardente, encore toute pleine des souvenirs du collège et des grands noms de Rome et de la Grèce.

Tel était, pour la famille Bonaparte, l'avènement de la grande Révolution de 1789.

 

 

 



[1] Mémoires de Lucien Bonaparte, prince de Canino, Paris, 1836.

[2] Biographie des premières années de Napoléon Bonaparte, 1840.

[3] Mémoires de Napoléon Bonaparte, 1834, t. Ier, p. 60 à 62.

[4] Mémoires de Lucien Bonaparte, prince de Canino, t. Ier.