MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1788.

 

 

Lettres diverses de Madame Letizia Bonaparte à l'Intendant de la Corse, sur les mûriers de sa propriété ; — au ministre de la guerre, pour l'admission de Louis, son fils, à l'une des Écoles militaires ; — à l'Intendant de la Corse, pour le même objet. — Lettre de Napoléon à sa mère, sur l'inaction de son régiment à Auxonne ; — à l'Intendant de la Corse, encore, pour l'admission de Lucien au séminaire d'Aix. — Insuccès des démarches. — Nouvelle lettre de Madame veuve Bonaparte au même intendant. — Découragement de Napoléon, atteint de mélancolie. — Il est sauvé par sa mère d'un acte de désespoir.

 

Ici apparaissent, non les premières lettres, mais plusieurs de Madame Letizia Bonaparte, qui, par la suite, en écrivit fort peu, tout entières de sa main et en dicta au contraire un grand nombre. La connaissance difficile de la langue française lui faisait une obligation de dicter sa correspondance en italien.

Les deux lettres suivantes sont relatives à une vente de mûriers, provenant de sa pépinière, et témoignant du succès de cette culture dans la propriété de la famille Bonaparte. On y remarque, jusque dans des détails minimes, l'esprit d'ordre et d'épargne nécessaires à la situation de Madame Letizia, devenue veuve, elle signa, pendant longtemps, ses papiers d'affaires : Veuve de Buonaparte.

Les deux lettres suivantes sont extraites des Mémoires de Lucien[1].

A M. l'Intendant de la Corse[2].

Ajaccio, 12 février 1788.

Monsieur, Madame Angelina-Maria Pietra-Santa, Pietra-Costa, M. Barocci et plusieurs autres personnes de cette ville, désirant avoir des mûriers sur ma pépinière, m'avaient demandé des renseignements sur les démarches à faire pour obtenir votre ordonnance. En conséquence, ils avaient fait faire des trous et ont demandé à messieurs les officiers municipaux des certificats, précédés d'une descente dans les endroits où ils avaient fait travailler.

Monsieur le podestat a répondu que l'ordonnance que vous avez fait afficher pour cet objet ne leur ayant pas été communiquée, ils n'étaient pas dans le cas de faire ce travail. Je me suis en conséquence adressée à votre subdélégué, afin de ne perdre aucun temps, qui est précieux dans cette saison. Après diverses recherches dans ses cartons, monsieur Soury n'en a pas trouvé de copie. Je prends donc la liberté de vous prier de vouloir bien communiquer votre ordonnance à messieurs les officiers municipaux ou de prendre tout autre parti qui puisse faire cesser cet incident. Quoique la saison soit un peu avancée, je crois que cela ne doit pas vous empêcher de délivrer des ordonnances aux habitants des marines, l'air étant plus tempéré et le terrain plus arrosé.

Je suis, avec le plus profond respect, monsieur,

Votre très humble et très obéissante servante,

Veuve DE BUONAPARTE.

Autre lettre de madame veuve Bonaparte.

A M. de la Guillaumye, Intendant de l'île de Corse à Bastia.

12 avril 1788.

Monsieur,

Par la lettre du 12 novembre 1787, que vous me fîtes l'honneur de m'écrire, vous me disiez que, du moment que j'aurais achevé la livraison de cette année, vous m'auriez fait toucher la valeur de ces arbres ; actuellement je viens d'en livrer à différents particuliers, sur les ordonnances que vous leur aviez données, le nombre de 3600, plus celui de 500 sur des billets particuliers de votre subdélégué, en conséquence du pouvoir qu'il m'a communiqué ; en tout 4110 arbres mûriers : j'ose donc vous prier d'effectuer la promesse que vous avez eu la bonté de me faire.

J'étais dans le cas de livrer cette année un bien plus grand nombre d'arbres. J'ai toujours attendu que quelqu'un vint me présenter quelqu'une de vos ordonnances ; et c'est avec surprise que je vois aujourd'hui, où la saison ne permet plus, pour cette année, aucune plantation, que vos ordonnances se sont bornées à un si petit nombre ; je comprends facilement que le manque de cultivateurs et de demandes en a été la cause, mais il n'en est pas moins vrai que cela me porte grand préjudice et une année de culture de plus que je suis obligée de donner à 5 ou 6.000 arbres un accroissement de dépense de plus d'un sol par arbre.

En vérité, je me trouvai singulièrement lésée dans cette entreprise, mais je n'étourdirai pas vos oreilles par de nouvelles plaintes ; la bonté dont vous m'avez toujours honorée m'est assez garante de votre impuissance à y remédier. Du moins j'oserais me flatter que vous contribuerez un peu à me soulager, en m'accordant le prix des arbres délivrés, ce qui me paraît bien juste, y ayant d'ailleurs été autorisée par le ministre ; ce serait abuser de votre complaisance que de vous exposer les différents torts que j'ai éprouvés dans cette affaire ; j'espère donc dans votre bonté.

Si j'osais renouveler à votre souvenir l'affaire du marais delle Saline, je vous représenterais que le printemps est la saison favorable pour les travaux en réparation dans cet endroit, où l'abondance des eaux s'oppose aux travaux de l'hiver et l'infection de l'air à ceux de l'été.

Je suis, avec le plus profond respect, monsieur,

Votre très humble et très obéissante servante,

Veuve DE BUONAPARTE.

Pendant ce temps, Napoléon rejoint son régiment à Auxonne, c'est-à-dire vers la fin du mois de mai, pour assister prochainement à la grande Révolution qui changera sa destinée et celle de tous les siens. Mais, auparavant, il devra veiller aux intérêts de sa famille et aux démarches de sa mère, pour l'amélioration de ses moyens d'existence. L'exploitation de la vigne dite de la Spozata y entre pour une large part.

La lettre de Madame veuve Bonaparte rappelle sa sollicitude maternelle pour son fils Louis, dont l'admission avait été refusée à l'une des Écoles royales militaires. Elle fait valoir les titres de celui auquel on en a préféré d'autres, en l'écartant après eux.

Le 18 juin 1788, Madame Letizia écrivait au ministre de la guerre[3] :

La veuve de Buonaparte d'Ajaccio, en Corse, a l'honneur d'implorer votre bonté, pour l'admission de son quatrième fils, nommé Louis, à une des Écoles militaires. Il concourut sans succès, en 1787, mais il obtint une promesse pour la prochaine promotion, son âge l'en rendant encore susceptible ; celle-ci a eu lieu, mais vous avez cru devoir donner la préférence à des enfants dont les familles produisaient des titres plus solides, sans doute, et il a été encore exclu cette année, sans pouvoir plus espérer dans le concours prochain, attendu que son âge ne le lui permettra plus, à cette époque. Chargée de l'éducation de huit enfants, veuve d'un homme qui a toujours servi le roi dans l'administration des affaires de l'Île de Corse, qui a sacrifié des sommes considérables, pour seconder les vues du gouvernement. privée de secours, c'est aux pieds du trône et dans votre cœur sensible et vertueux qu'elle espère les trouver...

Huit pupilles, Monseigneur, seront l'organe des vœux qu'elle adressera au ciel pour votre conservation.

Cette supplique touchante fut encore écartée.

En attendant les graves événements qu'il ne pouvait prévoir, Napoléon, à peu près inactif à son régiment, s'était remis au travail de son ouvrage sur la Corse. Mais il vivait de la façon la plus simple, écrivant, par exemple, d'Auxonne, à sa mère :

... Je n'ai d'autres ressources ici que de travailler. Je ne m'habille que tous les huit jours ; je ne dors que très peu, depuis ma maladie : cela est incroyable. Je me couche à dix heures et je me lève à quatre heures du matin. Je ne fais qu'un repas par jour, à trois heures : cela me fait très bien à la santé.

En novembre 1787, Napoléon avait fait parvenir à l'Intendant de la Corse une demande d'admission de son frère Lucien au séminaire d'Aix, et cette demande avait dû être renouvelée, l'année suivante, par leur mère, écrivant encore le 19 novembre 1788, au même intendant[4] :

Pardonnez à ma nombreuse famille mon importunité, j'ai la hardiesse de vous solliciter pour mon fils Lucien qui est à Aix. L'espérance que vous me donnâtes conjointement à Monsieur de Marbeuf fit que je le plaçai au collège, il y a un an, et cependant je n'entends pas encore parler de cette réception.

... Adieu, Monsieur, puisse l'intérêt que vous avez bien voulu prendre à ma nombreuse famille ne pas se démentir ; car quoiqu'elle n'ait pas le bonheur de vous connaître, depuis longtemps, vous êtes cependant la seule personne dans la justice et la bonté duquel elle ose espérer.

Lorsque Napoléon connut l'insuccès des deux demandes de sa mère, pour ses frères Louis et Lucien, il en souffrit doublement. Il se trouvait isolé des siens et privé des conseils maternels qui lui avaient été si secourables, l'année précédente. Ses idées de tristesse et d'abandon de la vie semblaient reprendre le dessus, et, isolé déjà, il cherchait à s'isoler davantage. Le prestige de la gloire militaire n'était déjà plus devant ses yeux ou s'effaçait de sa pensée. Il se sentait atteint d'une nouvelle crise d'hypocondrie, attribuée par lui à sa mauvaise étoile et à l'état de gêne de sa famille. Ce fut de nouveau sa mère qui releva son courage dans le présent et ramena sa confiance dans l'avenir.

Enfin, la nécessité du devoir, la passion du travail, la perspective de l'avancement, et par-dessus tout, l'influence de la tendresse maternelle, parvinrent à détruire la funeste préoccupation du jeune officier.

Il fut, pendant sept années, lieutenant d'artillerie, s'attacha sans relâche, durant cette période, à perfectionner son instruction et à fortifier son esprit. Il semblait entrevoir le prestige de sa future destinée, en attribuant à sa mère la meilleure part de cette influence mystérieuse. Une pensée touchante et vraie qu'il exprime souvent, qu'il semble invoquer toujours et retrouver, à certaines époques mémorables de sa vie, depuis sa renonciation au suicide, jusqu'à l'agonie de son existence, c'est la tutelle, c'est la protection de sa mère. Ne voyait-il pas, en elle, apparaître son étoile de l'avenir ?

 

 

 



[1] Mémoires de Lucien Bonaparte, Édit. Yung, t. Ier.

[2] Cette lettre est de la main de Bonaparte et insérée dans l'appendice du tome Ier des Mémoires de Lucien, 1882, p. 460 et suivantes.

[3] Note des Mémoires de Lucien Bonaparte, t. Ier, p. 29.

[4] Note des Mémoires de Lucien Bonaparte, t. Ier, 1882.