MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1787.

 

 

Madame veuve Bonaparte trouve, dans son fils Napoléon, le surveillant des études de ses autres enfants. — Un tour de valse improvisé. — Il est malade d'excès de travail et doit sa guérison aux soins maternels. — Ses promenades au jardin d'oliviers des Milelli. — La légende du vieux chêne. — Recherche de la solitude ; mélancolie surveillée par la vigilance maternelle. — Lettre officielle écrite par Napoléon, ou mémoire rédigé, au nom de sa mère, sur la pépinière d'Ajaccio. — Demande d'admission de Lucien au séminaire d'Aix.

 

Madame Bonaparte, d'après Nasica[1], était austère et réservée dans l'éducation première de ses enfants ; elle s'en déchargeait sur Napoléon, toutes les fois qu'il arrivait à Ajaccio. On aurait cru voir, dans cet intérieur, un collège ou un couvent. La prière, le sommeil, l'étude, les repas, les divertissements et les promenades, tout était calculé, mesuré. Ainsi s'exprime l'un des biographes les plus véridiques de la jeunesse de Napoléon. L'anecdote suivante pourrait figurer dans le livre de son compatriote. On raconte que pendant l'un des congés de Napoléon à Ajaccio, il rencontra dans l'escalier de la maison paternelle, une jeune paysanne qui lui offrit un cacio, ou un fromage frais. Mon père vous envoie, lui dit-elle, ce fromage, pour que vous goûtiez du premier lait de vos brebis. Napoléon la remercia généreusement par un écu de six livres ; Madame était présente et trouva que c'était trop généreux, en reprochant cette prodigalité à son fils. Mais lui, pour toute réponse et afin de laisser à la jeune paysanne le temps de s'éloigner, sans scrupule, saisit sa chère maman par la taille, lui fit faire, malgré elle, un tour de valse et la laissa fort effarée du sans-gêne de son Napoléon.

Un tel accès de gaieté n'était pas naturel au jeune officier qui, cette année, éprouvait de la tristesse et ressentait du malaise. Il s'était remis au travail avec trop d'ardeur, n'interrompant une étude que pour en reprendre une autre, et passant une partie de ses nuits sans sommeil. Sa mère s'en inquiétait et ne parvenait pas à modérer sa passion infatigable pour le travail. L'appréhension maternelle n'était que trop fondée. Le lieutenant tomba malade et obtint une prolongation de congé pour l'hiver. Elle lui fut accordée par le maréchal de Ségur, ministre de la guerre, et d'après l'avis des médecins. Madame Bonaparte ayant déjà fait elle-même, pour des rhumatismes, un usage utile des eaux thermales de Guagno, y conduisit son fils, qui s'en trouva bien.

Aimant la Corse, comme il aimait sa mère, il se plaisait aux Milelli, ce jardin d'oliviers réclamé aux jésuites et reconnu, après un long procès avec eux, la propriété de la famille Bonaparte. C'est au jardin des Milelli qu'étant avec sa mère, Napoléon convalescent venait se distraire ou se reposer de sa mélancolie habituelle. Il recherchait, entre toutes ses promenades, l'ombrage d'un vieux chêne, l'un des plus anciens arbres de toute la contrée. Sa légende, dans le pays, est devenue populaire et s'est jointe au souvenir du fils, auprès de la mère. Il allait explorer l'île et ses côtes, dont il connaissait la topographie, comme un ingénieur géographe. C'est peut-être à cette étude première que se rapportent ses goûts pour le levé des plans de champs de bataille. Il s'en occupait sous les yeux de la signora Letizia, qui le veillait dans sa convalescence, comme elle l'avait veillé dans sa maladie. Il allait quelquefois, pour se distraire, voir sa nourrice Ilari, dont l'humeur joviale l'amusait. Il se rappelait, auprès d'elle, ses impressions d'enfance, les aventures et les légendes corses, auxquelles son imagination vive prêtait un charme de plus.

Les récits de la guerre de l'Indépendance exaltaient l'imagination du jeune officier, comparant son état d'inaction à cette vie d'activité continue, à des exploits belliqueux ou à la gloire militaire qui lui semblait interdite ; il en ressentait une tristesse, un découragement à désespérer de l'avenir. Il s'affligeait enfin de voir sa mère réduite à un état de gêne qu'il était impuissant à changer, pour lui fournir l'aisance et le bien-être de tous les siens. Ces pénibles pensées dominaient son esprit, et sa mélancolie croissante lui suggérait parfois de sinistres pensées. Il cherchait à s'isoler, plus qu'à se distraire et se serait laissé entraîner à une tentative coupable contre ses jours, si la vigilance maternelle ne l'en avait préservé. La signora, si prévoyante pour lui, le surveillait, à son insu, dans son état moral, après l'avoir soigné dans sa maladie ou sa convalescence. Il se soumit à cet ascendant si naturel, si légitime et fut détourné de ses funestes pensées, par l'autorité de celle qu'il appelait encore maman. Il n'aurait obéi à aucune autre influence.

Il disait aussi de sa maman : C'est une femme qui pense au mieux : ma mère a l'esprit juste et ne se trompe jamais. Son appréciation et ses conseils me sont d'une grande utilité. Pourquoi Napoléon ne s en est-il pas souvenu dans d'autres crises de son existence ?

Il servait quelquefois de secrétaire à maman Letizia, pendant la durée de ses congés, en s'appliquant, pour elle, à écrire d'une façon lisible. La lettre ci-après en est un spécimen assez curieux. L'officier d'artillerie de Buonaparte adresse, au nom de sa mère, à l'Intendant de la Corse, un mémoire relatif à la pépinière d'Ajaccio. Ce mémoire, daté de Paris, en novembre 1787, commence ainsi[2] :

Monseigneur,

Letizia Ramolino, veuve de Buonaparte d'Ajaccio, a l'honneur de vous exposer : Que par le contrat que feu son mari passé avec le roi, pour l'établissement d'une pépinière de mûriers, en 1782, il devait commencer sa distribution en 1787 ; que, pendant cet intervalle de cinq années, elle devait toucher la somme de 8.500 livres, à titre d'avances, plus la valeur de la greffe d'un sol pour arbre, comme elle a été réglée aux états, en 1783 ; son contrat fut résilié en mai 1786 ; qu'à cette époque on cessa de lui continuer des avances, c'était une suite de ce qu'elle n'avait plus de plantation à faire.

Des explications, inutiles à reproduire, de la part de la signora Letizia, s'appliquent à ces indemnités légitimement dues et les raisons à l'appui en sont bien exposées. Les avances faites sont au-dessous de ce qu'elles auraient dû être. La demanderesse sollicite, en définitive, le remboursement des avances qu'elle a faites sans réserve. Ce mémoire finit dans les termes suivants :

... Vous aurez, autant qu'il est en vous, réparé les fausses spéculations de votre prédécesseur ; vous aurez fait du bien à ma famille, en suivant les règles de la justice la plus stricte. De pareilles occasions n'arrivent pas tous les jours, Monseigneur ; profitez-en et si la suppliante reconnaît par la plus vive reconnaissance vos bontés, vous, Monseigneur, lui devrez l'occasion offerte qui ne vous fera jamais penser à cette famille, sans éprouver un contentement intérieur.

Pour Madame sa mère,

BUONAPARTE, Officier d'artillerie.

Le commentateur des Mémoires de Lucien ne manque pas de faire ressortir les moindres incorrections d'orthographe que l'on a pu reprocher quelquefois aux esprits les plus éclairés de cette époque.

Napoléon adresse ensuite à l'Intendant de la Corse une demande d'admission de son frère Lucien au séminaire d'Aix. Cette demande était écrite au nom de leur mère. Elle dut être renouvelée, l'année suivante, sans succès, par Madame veuve Bonaparte.

 

 

 



[1] Mémoires sur l'enfance et la jeunesse de Napoléon, 1 vol. 1852.

[2] Lucien Bonaparte et ses mémoires, (édition de 1882), t. Ier.