MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1786.

 

 

Les deux fils aînés de Madame veuve Bonaparte réunis auprès de leur mère, à la maison paternelle d'Ajaccio. — Napoléon, lieutenant d'artillerie, attendu par la famille. — Le grand-oncle l'archidiacre et ses chèvres. — Mort du comte de Marbeuf. — Éducation des plus jeunes enfants de Charles Bonaparte par leurs aînés. — Louis devenu le pupille de Napoléon. — Études et travaux du lieutenant d'artillerie communiqués à sa mère. — Son Histoire de la liberté corse. — Ses autres écrits. — Ses études d'économie politique, auprès de sa mère. — Joseph et Napoléon appréciés par elle et par sa famille.

 

Après la mort de son père, Napoléon sortait de l'École militaire, lieutenant en second d'artillerie et suivait son régiment, de Valence à Lyon. Ce déplacement fit diversion-à sa tristesse et releva son moral abattu. Il irait revoir la Corse et embrasser sa mère, affligée de son veuvage, et multipliant ses efforts d'épargne pour tous les siens, comme elle multipliait ses privations de bien-être pour elle-même.

Napoléon allait partager de tels soins avec elle et la tâche de la première éducation des enfants, avec son frère aîné, témoin, depuis son retour de Montpellier, de toute la sollicitude maternelle. Joseph disait, lorsqu'il revint à Ajaccio : Ma mère modéra l'expression de sa douleur, pour ne pas trop exciter la mienne. Femme forte et bonne, modèle des mères, combien tes enfants te sont encore redevables des exemples que tu leur as donnés ![1]

Les temps heureux ne s'annonçaient pas pour le jeune Napoléon, qui trouvait inactive son existence de lieutenant d'artillerie. Il se décourageait et s'en plaignait dans ses lettres à sa mère. Il semblait dépaysé, atteint de nostalgie et cherchait à revoir Ajaccio, pour y habiter la maison paternelle.

Le congé si attendu lui est accordé enfin. Il se met en route et arrive très ému. Son frère aîné le montre, dans ses Mémoires, fort troublé de revoir le pays natal : Ce fut, dit-il, un grand bonheur pour notre mère et pour moi.

L'arrivée du lieutenant Bonaparte en Corse fut un événement pour tous ses amis. Ajaccio aurait été en fête pour recevoir le fils, si la ville n'avait pas déploré la mort du père. Une partie de la famille accourut au-devant du jeune officier, avec les serviteurs dévoués. La vieille gouvernante Caterina, qui avait assisté à sa naissance ; la nourrice Ilari, qui avait partagé avec la mère le soin de l'allaiter et la fidèle Saveria, dévouée jusqu'au fanatisme à sa maîtresse, ces trois femmes, suivies des habitants du voisinage, acclamaient le jeune officier, en l'escortant à la maison paternelle. Sa mère l'attendait avec ses plus jeunes enfants et son oncle l'archidiacre, devenu, par la goutte, presque impotent.

La signora Letizia tenait son oncle en grand respect, trouvant en lui un guide sûr pour la gestion de sa modique fortune. Il passait pour riche et possédait un troupeau de chèvres que sa nièce avait dû protéger parfois contre les menaces du jeune Napoléon, accusant ces paisibles animaux de dévaster le domaine de la famille. Le grand-oncle se fâchait contre le petit-neveu, en reprochant à sa jeunesse et à ses idées nouvelles de faire tort à ses chèvres. Il fallait l'intervention de la mère pour mettre entre eux le holà.

Mais il n'y eut pas de querelle, cette fois, à l'arrivée du jeune officier, heureux d'embrasser sa mère qu'il n'avait pas revue, depuis son veuvage. A mon bonheur, néanmoins, disait un jour Napoléon au maréchal Duroc, il manquait la présence de deux êtres bien chers : mon père, M. Charles Bonaparte et son vieil ami le comte de Marbeuf, devenu le bienfaiteur de ma famille.

Le comte de Casabianca rappelle aussi cette pensée dans ses Souvenirs[2] :

L'ancien gouverneur général de la Corse n'avait pas oublié le service important qu'il devait à l'avocat défenseur de sa cause et il était mort, en portant son deuil, le 20 septembre 1786, à l'âge de quatre-vingts ans, entouré de l'estime publique.

Madame veuve Bonaparte se trouvait, de fait, le véritable chef de la famille, avec l'assistance passagère de ses deux fils aînés, Joseph et Napoléon, se partageant, auprès d'elle, la tâche de l'éducation de leurs jeunes frères et sœurs.

Napoléon se chargea en personne, du sort de Louis et le conduisit à Valence, où se trouvait encore son régiment. Louis, dès lors, devint son pupille, et lorsque Napoléon revint de la Corse, il partagea sa chambre avec lui, et sa pension d'officier. Il lui fit faire enfin sa première communion, suivant les pieuses instances de leur mère.

D'aussi simples occupations ne pouvaient suffire à l'activité intellectuelle du jeune officier, durant ses congés de semestre. Il avait besoin de se livrer à des travaux plus conformes à ses aptitudes. Il y était fort encouragé par la tendresse maternelle, qui ne pouvait apprécier le savoir d'un tel fils, mais qui se préoccupait sans cesse des moyens de faciliter ses études et ses travaux. Madame Bonaparte le savait disposé aux promenades solitaires dans les environs d'Ajaccio et de préférence à leur villa des Milelli, dont elle cherchait à lui rendre le séjour agréable. Elle y organisa si bien son établissement de travail, qu'elle réussit à attacher son fils à la maison paternelle et au coin solitaire de cette campagne, sorte de refuge appelé fièrement par Napoléon : son cabinet de Milelli.

C'est là qu'il entreprit l'Histoire de la liberté corse, dont il expliquait le plan à sa mère. Elle lui conseilla de le communiquer à Pascal Paoli, dont la réponse fut de ne pas faire une publication hâtive, et il engageait fort l'auteur à soumettre son essai au jugement éclairé de l'abbé Raynal. Son conseil fut suivi, en temps utile. Napoléon avait conçu cet ouvrage, selon les idées libérales de l'époque, en mémoire de son père et sous les yeux de sa mère.

L'Histoire de la liberté corse, commencée en 1786, fut continuée avec persévérance, par le lieutenant Bonaparte, à chacun de ses congés de semestre passés à Ajaccio. Il en citait des fragments à sa mère pour profiter des inspirations ou des conseils de son ardent patriotisme et de ses souvenirs de la guerre dite de l'Indépendance.

Lucien raconte[3] avoir écrit, de sa main, deux copies de cet ouvrage, dont l'une, incomplète, fut adressée par Napoléon à l'abbé Raynal. Le manuscrit de l'Histoire de la liberté corse n'a pas été perdu ou brûlé, comme l'avait cru Lucien. Il a été conservé par les soins de Madame Mère qui l'a remis, plus tard, à son frère le cardinal Fesch, avec divers écrits de la jeunesse de Napoléon.

On peut citer aussi : Des plans développés pour la défense de Saint-Florent, de la Mortella et du golfe d'Ajaccio ; — un Projet d'organisation des milices corses, et d'autres manuscrits protégés par la sollicitude maternelle. Tous ces travaux témoignent des préoccupations de l'auteur pour les intérêts de son pays natal, quoiqu'il ait paru les oublier, au temps où il aurait pu s'en souvenir.

Le jeune Napoléon se reposait de ses études les plus sérieuses par la composition de quelques nouvelles littéraires, telles que le Comte d'Essex, le Masque prophète et d'autres, qu'il lisait à sa mère, ou devant elle, afin de mieux en apprécier lui-même la lecture.

L'un des curieux écrits signés Buonaparte, et inspiré peut-être par sa mère, est une longue Lettre à Matteo Buttafuoco, député de la Corse à l'Assemblée nationale.

La lettre de Bonaparte à Buttafuoco a été signalée par Stendhal, faisant intervenir la mère du jeune écrivain corse dans les termes suivants : Quelles circonstances, dit-il[4], entourèrent le berceau de Napoléon ? Je vois une mère remarquable par un esprit supérieur, non moins que par sa beauté, chargée du soin d'une famille nombreuse. Cette famille, assez pauvre, croît et s'élève au milieu des haines et des agitations violentes, qui durent survivre à trente ans de mécontentement ou de guerre civile. Nous verrons plus tard l'horreur profonde qu'inspira à Napoléon le colonel Buttafuoco, qui n'a d'autre tort, pourtant, que d'avoir fait la guerre à Paoli, et suivi le parti opposé à celui des Bonaparte.

Le jeune officier n'occupait pas seulement le loisir de ses congés, auprès de sa mère, à des travaux de science, d'histoire ou de littérature ; il se trouvait placé, mieux que partout ailleurs, pour étudier les principes ou les éléments de l'économie domestique. Il l'appréciait à l'école de la digne pourvoyeuse du ménage, connaissant bien le prix de la plupart des denrées de toute espèce et les conditions ou influences de leurs variations. Il devait en faire plus tard l'application la plus élevée, la plus large aux dépenses de sa maison des Tuileries et la plus utile, la plus sévère aux fournitures de ses armées.

Tel était, provisoirement, l'emploi des vacances de l'officier d'artillerie à Ajaccio. Il semblait prévoir l'époque où il ne lui serait plus possible de revoir ce cher pays natal, qui le rapprochait de sa mère. C'était le temps où il pouvait s'inspirer d'elle et de son caractère viril, en fortifiant ses espérances dans un meilleur avenir, sans lui faire prévoir ses destinées futures.

L'appréciation de Lucien prend place ici[5]. Notre excellente mère, demeurée veuve à trente-deux ans, trouva, dès lors, en Joseph, l'appui dont elle avait besoin, ainsi que nous. Elle l'avait eu, à peine âgée de treize ans ; et il ne fut même que son second enfant, une première fille étant morte peu de jours après sa naissance : fécondité précoce très rare, même en Corse, où les femmes arrivent, de bonne heure, à la maternité. Notre mère vit donc toujours dans Joseph le chef de la famille, jusqu'au moment où le génie et la fortune de Napoléon le mirent au-dessus de tout.

Lucien proteste de son admiration pour son second frère, Napoléon, d'après la haute opinion qu'avait de son mérite l'archidiacre Lucien, leur oncle respectable, infaillible oracle, dit-il, de notre famille et de toute l'île... Joignez-y, ajoute Lucien, la manière, toujours pleine d'éloges, dont j'entendais ma mère parler de son fils, l'officier d'artillerie ; tout cela m'avait singulièrement prévenu et entretenu dans l'idée de son éclatant mérite.

 

 

 



[1] Mémoires du roi Joseph, t. Ier, 1853.

[2] Manuscrit du comte de Casabianca père. (Appendice.)

[3] Mémoires de Lucien Bonaparte. Éd. de 1836, 1 vol., p. 92.

[4] Vie de Napoléon, fragments, 1876.

[5] Lucien Bonaparte et ses mémoires, t. II.