MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1784.

 

 

Nouvelles tribulations de l'élève de Brienne. — Il s'en plaint dans une lettre irréfléchie à son père. — Réponse sévère de la signora Madre. — Autre lettre à l'oncle Fesch. — Examen de sortie, après cinq ans à Brienne. — Choix définitif de la carrière dans l'armée. — Entrée de Napoléon à l'École militaire. — Son logement au quai Conti. — Charles Bonaparte gravement malade à Montpellier. — Il exige que la nouvelle n'en soit pas transmise à madame Bonaparte. - Elle accouche de Jérôme, leur dernier enfant.

 

Le séjour du jeune Napoléon à l'École de Brienne lui réservait de nouvelles tribulations. Il s'en plaignait amèrement dans sa correspondance familiale. La lettre qui lui est attribuée, en date du 5 avril et adressée à son père seul, en le priant de le retirer de cette École, est considérée comme peu vraisemblable par l'auteur du livre sur Napoléon à Brienne[1].

Le ton ou la forme de cette lettre écrite par un fils à son père, ne sont guère admissibles en effet, à une époque et dans un milieu où la déférence envers les parents et la soumission à la discipline scolaire dominaient l'éducation de la jeunesse.

Cette lettre, insérée dans un autre ouvrage[2], semble appartenir au roman plutôt qu'à l'histoire, si elle n'avait pas été inspirée par l'exaltation affolée d'un enfant qui s'en prend à son père seul, sans lui parler de sa mère. Etait-ce par crainte de la sévérité du jugement maternel, qu'il cherchait à s'y soustraire ? On pourrait le croire.

Dans cette supposition, voici la lettre qui nous paraît apocryphe, malgré la juste sévérité de la réponse de Madame Bonaparte.

Brienne, le 5 avril 1784.

Mon père,

Si vous ou mes protecteurs ne pouvez me fournir les moyens de paraître plus dignement dans cette École, faites-moi revenir à la maison, et cela, sur-le-champ ; je suis fatigué d'être comme un mendiant et de voir d'insolents condisciples qui n'ont que leur fortune pour toute recommandation, se moquer de ma pauvreté. Il n'y a pas un individu qui ne me soit inférieur, par les nobles sentiments dont mon âme est enflammée.

Quoi ! monsieur, votre fils serait-il en butte aux sarcasmes de ces jeunes gens riches et impertinents, qui affectent de plaisanter des privations que j'éprouve ! Non, mon père, non... si ma position ne peut être améliorée, retirez-moi de Brienne. Faites-moi apprendre un métier, s'il est nécessaire ; placez-moi avec mes égaux et je réponds que je serai bientôt leur supérieur.

Vous pouvez juger de mon désespoir par la proposition que je vous fais. Encore une fois, j'aimerais mieux être le premier dans une manufacture, que d'être exposé à la risée publique dans la première académie du monde. N'allez pas vous imaginer que ce que j'écris est dicté par le désir de me livrer à des amusements dispendieux ; ils n'ont aucun attrait pour moi ; je n'ai d'autre ambition que celle de prouver à mes camarades que j'ai, comme eux, les moyens de me les procurer.

Votre fils respectueux et soumis,

NAPOLÉON BONAPARTE.

Ladite lettre ne pouvait être envoyée à son père, alors absent d'Ajaccio ; il était à Bastia. On la remit à Madame Bonaparte, qui, en la lisant, pour son mari, ne put en croire ses yeux. Elle ne prit pas la peine, sans doute, d'en constater la provenance, car elle y répondit en italien, dans les termes suivants, faisant supposer qu'elle avait cru reconnaître l'écriture et la signature de son fils. Voici la réponse traduite de l'italien :

J'ai reçu votre lettre, mon fils, et si votre écriture et votre signature ne m'avaient pas prouvé qu'elle était de vous, je n'aurais jamais cru que vous en fussiez l'auteur. Vous êtes celui de mes enfants que je chéris le plus, mais si je reçois jamais une pareille épître de vous, je ne m'occuperai plus de Napoléon. Où avez-vous appris, jeune homme, qu'un fils, dans quelque situation qu'il se trouve, s'adressât à son père comme vous avez fait ? Vous pouvez rendre grâce au ciel que votre père ne se soit pas trouvé à la maison. S'il eût vu votre lettre, après une pareille insulte, il se serait sur-le-champ rendu à Brienne, pour punir ue fils insolent et coupable. Cependant je lui cacherai votre lettre, espérant que vous vous repentirez de l'avoir écrite. Quant aux besoins que vous éprouviez, si vous avez le droit de nous les faire connaître, vous devez, en même temps, être convaincu qu'une impossibilité absolue de venir à votre secours était la cause de notre silence. Ce ne sont ni les avis déplacés que vous avez osé nous donner, ni les menaces que vous nous faites, qui m'engagent à vous envoyer une lettre de change de trois cents francs sur la banque Bahie. L'envoi de cette somme vous convaincra de l'affection que nous portons à nos enfants. Napoléon, je me flatte qu'à l'avenir votre conduite plus discrète et plus respectueuse ne me forcera plus à vous écrire, comme je viens de le faire. Alors, ainsi qu'auparavant, je me dirai

Votre affectionnée mère,

LETIZIA BONAPARTE.

Ajaccio, le 2 juin 1784[3].

Une autre lettre de l'élève de Brienne est adressée à son oncle, l'abbé Fesch, mais elle ne paraît point datée, quoique son insertion dans un journal[4] n'en conteste pas l'authenticité.

Cette lettre ne dit rien de Madame Bonaparte et Napoléon prie son oncle de la déchirer.

Satisfait, sinon de ses camarades, du moins de ses succès à Brienne, le jeune Bonaparte avait donc à choisir une carrière, soit l'armée, soit la marine, à laquelle son père et son oncle l'avaient cru plus apte, d'après l'opinion de ses maîtres. Mais sa mère, après l'avoir vu et bien examiné à Brienne, s'était déjà montrée, dans le conseil de famille, d'un avis tout opposé, en préparant pour ainsi dire, elle-même, la carrière définitivement choisie et tant illustrée par son fils.

Après avoir passé cinq ans et demi à l'Ecole de Brienne, Napoléon, qui avait quinze ans révolus, passa un examen de sortie des plus brillants, pour son admission à l'Ecole militaire de Paris. Le registre officiel en fait foi, dans les termes suivants : Le 17 octobre 1784, est sorti de l'École royale militaire de Brienne M. Napoléon de Buonaparte, écuyer, né dans la ville d'Ajaccio, en l'île de Corse, le 15 août 1769, fils de noble Charles-Marie de Bonaparte, député de la noblesse de Corse, demeurant en ladite ville d'Ajaccio, et de la dame Letizia Ramolino, suivant l'acte porté au registre de réception folio 31, reçu dans cet établissement, le 23 avril 1779.

Ainsi, Napoléon passa de l'École de Brienne à l'École militaire de Paris, sans oublier qu'il devait à une judicieuse remarque de sa mère, d'avoir préféré pour lui la carrière de l'armée à celle de la marine. Son père se trouvait trop malade pour pouvoir le conduire et le présenter à l'École militaire, où le futur officier fut admis, sans retard, avec le brevet de cadet gentilhomme, signé par le roi Louis XVI, le 24 octobre 1784, eu égard au titre de noblesse accordé à son père. Cette particularité peu connue a été recueillie par le comte de Casabianca, en Corse, d'après des documents authentiques provenant de Madame Mère[5]. La pension allouée par l'État aux cadets des familles pauvres fut accordée à l'élève de l'École militaire, en considération des embarras de fortune de ses parents, malgré les efforts et les sacrifices de Madame Bonaparte, pour assurer l'existence des siens.

L'élève de l'École militaire se sentit, un jour, fort humilié de ne pouvoir payer sa cotisation à un banquet offert par ses camarades à un maître de l'École, lorsqu'un ami de sa famille, M. de Permon, imagina un subterfuge pour lui faire accepter l'argent de sa quote-part. J'accepte, dit l'élève Napoléon, mais si c'eût été à titre de prêt, je n'aurais pu recevoir cet argent. Ma digne mère n'a déjà que trop de charges ; je ne dois pas les augmenter par des dépenses inutiles[6].

Le jeune Napoléon, en arrivant à Paris, avait été autorisé par ses parents à louer une chambre où il pût les recevoir plus convenablement qu'à l'école, aux jours de sortie et de congé. Son premier gîte, dans la grande ville, fut une petite chambre de l'impasse Conti, près de la Monnaie, et cette chambre a reçu un siècle après, sa légende curieuse et intéressante de la part d'un publiciste de talent[7]. C'est là que l'aspirant officier d'artillerie venait se recueillir, le dimanche, pour correspondre avec sa famille, avoir des nouvelles de son père malade et de sa mère inquiète.

Charles Bonaparte ressentait les atteintes de l'affection organique d'estomac qui inspirait des craintes à la signora Letizia plus qu'à lui-même. Son mari, sans attendre qu'elle fût relevée de ses dernières couches, se trouvant plus malade qu'il ne le laissait croire, avait démontré à sa chère femme la nécessité, pour lui, d'un nouveau voyage à Paris. Il voulait revoir leur fils Napoléon et partait accompagné par son fils aîné Joseph et par son beau-frère Fesch, dont les soins pouvaient lui être utiles.

La fatigue du voyage et plus encore la traversée obligèrent le malade à s'arrêter à Montpellier. C'est là qu'il ressentit les graves atteintes du mal d'estomac dont il souffrait déjà depuis quelque temps. Il accepta une consultation médicale, à la condition expresse qu'aucune nouvelle inquiétante ne fût adressée à Madame Bonaparte, dont la situation présente nécessitait le plus absolu repos.

Les excellents soins donnés au malade furent un soulagement. Il put même écrire à sa chère Letizia qu'il allait bien mieux et espérait guérir. Ce n'était qu'une espérance trompeuse. L'affection organique de l'estomac offrait seulement une sorte de rémission des accidents prêts à reparaître avec plus de violence et de gravité. Le pauvre patient n'avait plus qu'une préoccupation touchante : c'était de rassurer sa femme, jusqu'au terme de sa dernière grossesse.

Charles Bonaparte, en arrivant à Montpellier, logea dans un hôtel médiocre, où le hasard le fit découvrir, par le receveur des finances, M. de Permon, mari de la compatriote et amie de madame Letizia. M. de Permon habitant alors Montpellier, décida M. de Bonaparte et les siens à prendre domicile chez lui, où il trouverait un bien-être meilleur qu'à l'hôtel. Ce changement de demeure eut une favorable influence sur l'état moral du malade, qui en exprimait sa gratitude. Il pouvait se distraire par la causerie des personnes rapprochées de lui. Il leur racontait ses souvenirs de Rome et de Pise, ses impressions de voyages, les scènes de la lutte des Corses contre les Génois et son admiration pour Paoli. Il parlait enfin de sa tendresse pour la signora Letizia, dont le dévouement conjugal, la sollicitude maternelle et la vaillante conduite, pendant la guerre de l'Indépendance, avaient offert à tous, amis ou ennemis, les plus beaux exemples des vertus de la femme corse.

Vers la fin de l'année, le 9 novembre, Madame Bonaparte donnait le jour à son huitième et dernier enfant ; c'était Jérôme. Il naissait à Ajaccio, dans un temps de pénibles épreuves pour sa famille qui n'avait pu sortir de l'état de gêne où elle se trouvait, malgré les persévérants efforts de Madame Letizia pour assurer l'existence de sa famille.

Napoléon avait donc à peu près quinze ans de plus que Jérôme. Leur père devait mourir bientôt après la naissance de ce dernier-né, qui reçut de sa mère la prédilection d'un suprême adieu[8].

 

 

 



[1] Napoléon à l'École de Brienne, par Assier.

[2] Napoléon à Brienne, par Petit, 1839.

[3] Mémoires du comte d'Oguereau, 1 vol.

[4] Le Pays, du 24 juillet 1886.

[5] V. l'Appendice, au nom de Casabianca.

[6] Mémoires de la duchesse d'Abrantès.

[7] La mansarde de Bonaparte, au quai Conti, par Auguste Vitu. Extrait du Bulletin de l'histoire de Paris, 1885.

[8] Mémoires du roi Jérôme, 1861, t. Ier.