MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1780.

 

 

L'élève de l'École de Brienne exprime à sa mère ses impressions critiques sur le luxe qui l'entoure. — Il adresse au directeur un mémoire sur ce sujet. — Lettre écrite par Charles Bonaparte, au nom de Madame Letizia et au sien. — Naissance de Pauline. — Voyage de Madame Bonaparte en France, avec son mari. — Leur visite à Autun, en y conduisant Lucien, pour remplacer Napoléon, qu'ils vont voir à Brienne. — Souvenir de Napoléon sur cette visite de sa mère.

 

Après sa première année à l'École de Brienne, le jeune Napoléon écrit à sa mère pour le nouvel an et lui déclare qu'il est offusqué du luxe d'ameublement et de fournitures de cette maison royale. Il regrette de même les habitudes dispendieuses des élèves. Il croit pouvoir adresser sur ce sujet, au directeur de l'École, un mémoire ou plan de réforme des abus signalés par lui. C'était le commentaire de sa lettre à la signora Letizia et des leçons pratiques d'économie domestique suivies auprès d'elle. Les élèves du roi, disait-il, tous pauvres petits gentilshommes, n'y peuvent puiser, au lieu des qualités du cœur, que l'amour de la gloriole, ou plutôt des sentiments de suffisance et de vanité.

Toute la lettre, assez peu autorisée à l'égard d'un écolier, était écrite sur le même ton. Communiquée à Madame Letizia, elle ne pouvait faire prévoir une réorganisation des écoles d'un nouveau genre. Elle permettait seulement à la mère d'apprécier, une fois de plus, le génie naissant de son fils.

Les intérêts communs de Charles et de Letizia de Buonaparte autorisent à placer ici, dans l'ordre des faits, une lettre du mari au nom de sa femme et au sien, adressée à un ami du château de Carghèse, dans un site pittoresque, où fleurissaient des plantations de mûriers. Cette lettre[1], datée du 17 mars 1780, n'est point relative à Madame Letizia, mais dit au dernier paragraphe :

Nous partirons après les fêtes de Pâques pour Ajaccio, et Madame Bonaparte étant grosse, me prive du plaisir de vous embrasser à Bastia. Je prendrai ma revanche à votre retour, et je vous prie d'être assuré de la reconnaissance et de l'attachement avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

DE BUONAPARTE.

Madame Letizia serait venue de la Corse en France, pour savoir par elle-même comment son cher écolier se trouvait à Brienne, si elle n'avait été obligée d'attendre la fin de sa nouvelle grossesse. Ce fut la naissance de Marie-Pauline, à la date du 25 mars, représentant sa seconde fille ou son sixième enfant, bien portante aussi et la plus jolie beauté naissante que l'on pût voir.

Une fois relevée de ses couches, la signora prit les dispositions nécessaires à son prochain voyage en France, avec son mari. Ils conduisirent d'abord Lucien à Autun, pour y remplacer Napoléon, qu'ils allèrent voir ensuite à Brienne. La pauvre mère craignait de le trouver malade ou changé ; elle fut consternée de son amaigrissement, à n'en point croire ses yeux.

La famille restait dans une situation de fortune toujours précaire, et Charles Bonaparte se vit obligé d'emprunter vingt-cinq louis au chevalier Durosel de Beaumanoir qui, sous le Consulat, put récupérer cette somme avec largesse.

Quand ma mère vint me voir à Brienne (disait un jour l'empereur au général Montholon), elle fut si effrayée de ma maigreur et de l'altération de mes traits, qu'elle prétendit qu'on m'avait changé et qu'elle hésita quelques instants à me reconnaître. J'étais en effet très changé, parce que j'employais à travailler les heures de récréation, et que souvent mes nuits se passaient à méditer sur les leçons de la journée. Ma nature ne pouvait pas supporter l'idée de ne point être tout d'abord le premier de la classe. — Ma mère avait alors vingt-neuf ans ; elle était belle comme les amours[2].

Cette expression belle comme les amours paraîtrait déplacée dans la bouche d'un fils respectueux, parlant de sa mère, si ce fils n'eût pas été Corse et ne se fût appelé Napoléon. Sa mère avait d'ailleurs, dans son pays natal, une réputation de beauté sans peur et sans reproche. On la disait belle comme les amours, et on aurait pu aussi bien dire belle comme les anges.

Une seule femme, parmi les plus jeunes de la Corse, pouvait, dès cette époque, l'emporter sur la signora Letizia, qui en toute occasion la proclamait la plus belle, c'était la Battinetta Bacciochi (sœur du futur prince Bacciochi). On l'appelait la belle Corse, d'après l'appréciation de celle qui aurait pu se dire, en France, sa rivale, si jamais une telle prétention avait fait ombre à sa noble figure. Un jour, pendant son voyage sur le continent, la signora Letizia s'entendit appeler la belle Corse ; elle répondit avec modestie : Les femmes de mon pays douées d'une beauté véritable sont actuellement à Ajaccio[3].

 

 

 



[1] Envoi de la copie, par M. Sulzbaché, de Chicago. V. l'Appendice.

[2] Mémoires du général comte de Montholon, t. XI.

[3] Notre-Dame d'Ajaccio, par Alexandre Arman, 1844.