Charles Bonaparte dit adieu à sa femme, en quittant Ajaccio, pour conduire leurs deux fils aînés aux écoles d'Autun et de Brienne. — Le dossier héraldique de Charles et de Letizia de Buonaparte. — Entrée de Napoléon à l'École de Brienne. — Bon accueil des pères minimes. — L'enfant, outragé par une punition humiliante, invoque le souvenir de sa mère.Dès les premiers jours de janvier, sans plus de délai, l'heure du départ avait enfin sonné. La famille Bonaparte, réunie dans la maison d'Ajaccio, en face de ses fidèles serviteurs, échangeait les adieux. La grand'mère et la vieille Caterina faisaient trêve à leurs querelles, pour pleurer, avec la gouvernante Saveria et la nourrice Ilari, au départ des enfants. La mère seule paraissait dominer la tristesse de son cœur, en les embrassant avec toute sa tendresse. Ses vœux semblaient se résumer pour chacun, en un seul mot répété : Du courage ! du courage ! La vaillante femme avait assez mis en pratique ce conseil-là, pour l'adresser à ses fils aînés, avec toutes ses espérances maternelles. Arrivés sur le territoire français, les voyageurs se rendirent, en premier lieu, à Autun, où Joseph et Napoléon furent admis ensemble au collège, depuis la date du 1er janvier jusqu'au 15 avril. Joseph y resta seul, dès lors, pour compléter ses études, tandis que Napoléon, nommé à l'École de Brienne, y fut présenté par leur père. Ce voyage paraissait onéreux au chef de famille, qui vint rejoindre à Paris ses collègues les délégués de la Corse. Encouragé par eux à demander une indemnité de route, il l'obtint, heureusement pour les besoins de la maison d'Ajaccio, dont Madame Bonaparte prenait tant de soin, en épargnant pour les siens les dépenses dont elle se privait pour elle-même[1]. Noblesse pauvre, s'il en fut, mais aussi noblesse digne de l'estime publique et du respect de l'histoire. Ici se présente, dans l'ordre des faits, la question du dossier héraldique de Charles Bonaparte, ratifiant la noblesse des élèves admis dans les écoles royales militaires. Une lettre officielle, signée d'Hozier de Sérigny, juge d'armes de la noblesse de France, demande, le 4 mars, à Messire Charles de Buonaparte quel est le nom de famille de son épouse. Elle est nommée Maria-Letizia Ramolino, d'après le permis délivré par l'évêque d'Ajaccio, de les marier, le 2 juin 1764. — Cette citation officielle atteste à la fois l'orthographe du nom de Letizia et la date précise de son mariage. — D'après ses réponses aux questions de M. d'Hozier, Charles de Buonaparte fut présenté le 16 mars, au roi, comme député de la noblesse corse. Il profita de cette audience de faveur, pour remercier le souverain de l'admission de son fils Napoléon à l'École royale de Brienne-le-Château, non seulement en son propre nom, mais aussi au nom de son épouse la signora Letizia de Buonaparte, sans cesse préoccupée, chez elle, de l'éducation de ses enfants. L'instruction élémentaire du jeune Napoléon, à peine ébauchée, à l'école primaire d'Ajaccio, disait bien assez son origine corse. Il en conservait même l'accent, au point de prononcer son nom Napolione, comme sa mère en garda longtemps l'habitude. Il fut admis avec bonté par les pères minimes et sut profiter de leurs soins ou de leurs leçons, et s'en montra toujours reconnaissant. Il avait obtenu, dès son arrivée, la concession d'un petit jardin où il put cultiver des plantes de la Corse et les fleurs aimées de sa mère. Mais bientôt il dut protéger son jardin contre les dégâts produits par la malice des autres élèves. L'innocence de ses mœurs enfantines et la manifestation de ses goûts simples, mais aussi son caractère résolu et son esprit sérieux révélaient, de plus en plus, l'éducation maternelle de son enfance. D'intéressants exemples le démontrent, dans une notice sur Napoléon à Brienne[2]. L'auteur se montre impartial, en disant par exemple, dès les premières pages : Élevé par une pieuse mère, le jeune Corse remplissait avec ferveur ses devoirs religieux. On le vit quelquefois se glisser dans la chapelle, pendant les récréations, pour y prier secrètement. C'est que le pauvre enfant n'avait encore que Dieu pour intermédiaire entre lui et sa famille et que, plus d'une fois, il venait chercher, dans la chapelle de l'école, la solitude qui se peuplait pour lui des souvenirs de la maison paternelle. A peine entré à Brienne, il fait preuve d'une extrême ardeur pour le travail et, dès ses premiers succès, l'écolier porte ombrage à plusieurs de ses camarades. Ils commencèrent par ridiculiser son accent italien, en finissant par injurier son origine et jusqu'à sa pauvreté. De pareilles offenses n'étaient pas tolérables et le pauvre enfant n'avait plus auprès de lui son père, ni sa mère, pour recevoir ses plaintes et le protéger. La méchanceté de ces garçonnets contre lui sembla inspirer un mauvais maître, qui, pour une faute légère, un simple oubli du règlement, lui dit d'un ton très dur : A genoux, monsieur de Buonaparte, vous dînerez à genoux ! — Je dînerai debout, s'il le faut, répondit le petit Napoléon fort ému, mais non à genoux ; on ne s'agenouille que devant Dieu, dans ma famille. Et il semblait invoquer sa mère. Puis, tout tremblant d'émotion, devant la brutale colère de ce maître grossier, qui lui ordonnait d'un geste menaçant de se mettre à genoux, le pauvre enfant poussa un cri de rage et tomba sans connaissance, au milieu du réfectoire, en murmurant presque sans voix : N'est-ce pas, maman, devant Dieu, devant Dieu ! Lorsque Madame Bonaparte apprit ce qui s'était passé, elle en fut attendrie jusqu'aux larmes. Elle était aussi indignée contre l'auteur d'une pareille dureté envers son cher fils, en songeant peut-être que cet enfant, devenu plus tard un homme, ne saurait pas s'humilier vis-à-vis de ses semblables. Quant à l'auteur de cet odieux abus d'autorité, il en fut très justement blâmé par le directeur de l'École, et l'inique punition ordonnée, mais non subie, une seule fois, fut abolie pour toujours. |