MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

DE 1772 À 1779.

 

 

Éloge de Madame Letizia Bonaparte, d'après son fils, par Tissot, de l'Académie française. — Éducation maternelle de Napoléon. — Influence de la mère sur l'enfant. — Souvenirs de ses aptitudes naissantes. — Anecdotes sur ses premières années. — Leçons de lecture à l'école primaire. — Amusements et instincts militaires. — Tact médical de la mère. — Observation de Stendhal (Beyle). — Naissance de Lucien en 1775. — Aperçu de la maison Bonaparte à Ajaccio et de la campagne les Milelli. — Le général comte de Marbeuf, gouverneur de la Corse, et la signora Letizia.

 

Dès la deuxième page de l'une des innombrables histoires de Napoléon, l'auteur s'exprime ainsi[1] : Relégué sur le rocher de Sainte-Hélène, et recueillant tous ses souvenirs pour le siècle qu'il voulait occuper encore, pour la postérité qu'il regardait toujours avec une âme avide d'espérance, Napoléon a fait l'éloge de sa mère Letizia Ramolino ; mais peut-être n'a-t-il point senti assez profondément, ou du moins peut-être n'a-t-il point retracé, avec assez de conviction et d'énergie, l'influence que cette mère avait exercée sur lui, dès le berceau. Belle comme une statue antique, imposante, maîtresse d'elle-même, pleine d'ordre et d'économie, toujours occupée du soin de régir sa nombreuse famille, Madame Bonaparte était digne, à tous égards, du nom de femme forte. Elle possédait encore le courage, la constance et d'autres qualités supérieures, qu'elle transmit à son fils. Mais ce ne sont pas là les seuls présents de la tendresse maternelle au futur empereur. En voyant chez lui tous les signes d'un caractère fougueux et passionné, que des résistances imprudentes ou un despotisme mal entendu pouvaient rendre indomptable, elle s'appliqua, de bonne heure, à le soumettre au joug d'une volonté inflexible, mais judicieuse ; l'enfant, rebelle à tous les autres pouvoirs, cédait, sans murmurer, à la sainte autorité de celle qui l'avait porté dans son sein, au milieu des périls d'une expédition militaire, comme s'il eût été dans la destinée du premier capitaine du siècle d'assister à des combats pour la liberté, dès le ventre de sa mère.

L'historien Tissot revient de nouveau sur le même sujet, en disant à la page 2 du chapitre Ier : De l'aveu de Bonaparte, son enfance ne se distingua par aucune de ces qualités précoces, par aucun de ces traits extraordinaires qui sont des révélations et des prophéties. Il avait pour guide une mère douée d'un esprit ferme et intrépide dans le danger, capable de supporter toutes les privations, ennemie de tout ce qui était bas, pleine de finesse, sans fausseté, sévère, économe et prudente. Bonaparte, en prenant plaisir à faire l'éloge de sa mère, n'a point assez dit, peut-être, tout ce qu'il devait à sa première institutrice. Napoléon, enfant, craignait et respectait sa mère, mais celle-ci, trop habile pour l'exposer à briser ou à exaspérer un caractère de cette trempe, le modérait en lui imposant, avec une sage autorité, le joug de la raison et le frein de l'obéissance. Madame Letizia Bonaparte n'ayant pas joué de rôle, même pendant la splendeur de l'empire, a, pour ainsi dire, enseveli ses hautes qualités dans le silence. Les personnes admises dans son intimité ont toutefois reconnu en elle une femme supérieure, et retrouvé la source de quelques-unes des grandes qualités de son fils.

Grâce aux soins de sa mère, aidée par la nourrice Ilari et par les deux fidèles gouvernantes Caterina et Saveria, qui l'avaient vu naître, l'enfant, débile en naissant, se fortifiait peu à peu, mais aussi devint vif, impérieux et obstiné. Le captif de Sainte-Hélène se rappelait, avec une émotion filiale, les conseils de sagesse et les leçons de fierté que, dès son enfance, il avait reçues de sa mère. Il ne pleurait pas devant elle, n'obéissait qu'à elle et ne craignait qu'elle. A cette école de la maternité, il avait appris la règle du devoir, l'habitude de l'ordre, le principe de l'économie, le respect de l'autorité, l'amour du bien et l'admiration de la vertu. C'est à ma mère, a-t-il dit (trop tard, peut-être), c'est à ses bons principes que je dois ma fortune et tout ce que j'ai fait de bien. Je n'hésite pas à dire que l'avenir d'un enfant dépend entièrement de sa mère. Il a enfin résumé toute sa pensée en un mot : Je dois tout à ma mère[2].

Ce langage précis et formel dément, tout de suite, l'assertion contraire des détracteurs de Napoléon, supposant qu'il avait appris peu de chose de sa mère. Faiblement secondée par son mari, qui ne savait pas être sévère à l'égard de ses enfants, Madame Charles Bonaparte réussit à dompter l'esprit rebelle de Napoléon. Elle sut le former, par son exemple, aux habitudes d'ordre, de prévoyance et d'épargne, développées plus tard en lui, et qu'il conserva jusqu'au faîte du pouvoir. Sa mère enfin réussit à lui donner, sans le fatiguer, l'éducation physique la plus propre à fortifier sa santé, avec l'éducation morale la plus virile, pour supporter les dures épreuves de la vie.

Il est à propos de rappeler le sommaire de quelques faits, à l'appui de l'influence de Madame Mère sur l'éducation de Napoléon enfant.

La signora, cédant un jour, avec peu de confiance, à la proposition de quelques personnes, consentit à placer le petit garçon (ainsi désigné là), dans un pensionnat de jeunes filles, pour adoucir ses accès de colère. Il avait cinq à six ans, fut accueilli avec joie par ses compagnes et parut se plaire au milieu d'elles, en s'attachant à la petite Giacominetta, très gentille fillette de son âge. De là prompte jalousie des plus grandes, se moquant du petit garçon, à tel point qu'un jour il se fâcha brusquement, prit un bâton et mit en fuite, ses compagnes effrayées de sa violence. La mère du redoutable enfant lui fit quitter aussitôt le pensionnat, en lui infligeant une punition méritée. Cette historiette de son enfance a été racontée en détail par le captif de Sainte-Hélène à son médecin, qui l'a reproduite dans ses Mémoires[3]. Madame Mère en fait mention également, dans ses Souvenirs, avec d'autres traits de l'enfance de son fils[4].

Comparant la ténacité du petit Arthur Bertrand à la sienne, Napoléon, à Sainte-Hélène, disait : J'étais entêté comme lui, quand j'avais son âge ; rien ne me déconcertait. J'étais querelleur, lutin ; je ne craignais personne, je battais l'un, j'égratignais l'autre... Bien m'en prenait d'être alerte : maman Letizia eût réprimé mon humeur belliqueuse ; elle n'eût pas souffert mes algarades. Sa tendresse était sévère ; elle punissait le mal ou récompensait le bien, indistinctement ; elle nous comptait tout.

Cette dernière pensée de Napoléon sur sa mère, à l'égard de ses enfants, se reproduisait souvent dans ses propres souvenirs d'enfance. Il cite entre autres, la défense faite par la signora Madre de toucher aux figues et à la vigne du jardin et la double faute de désobéissance et de gourmandise qui le fit dénoncer par un garde et punir sévèrement.

La question du fouet survient ensuite, pour une cause indéterminée. L'enfant méritait la punition, mais il avait pu s'y soustraire et croyait en être quitte, lorsqu'au moment de se mettre au lit, sa mère s'y prit si bien, à l'improviste, qu'elle lui appliqua, sans façon, la peine infligée. Il n'oublia pas l'humiliation qu'il en avait ressentie, en disant combien il avait été offensé de la correction par surprise. Ce fut de lui-même, qu'une autre fois, il se soumit à semblable punition, sans l'avoir méritée. Il se laissa punir d'un larcin de fruits dérobés par deux de ses compagnes d'enfance, qui en firent l'aveu tardif à la signora Madre. Mais aussitôt qu'elle sut Napoléon innocent, après avoir subi la correction, sans se plaindre, elle lui donna des jouets, des friandises et puis l'embrassa non seulement avec tendresse, mais, disait-elle, avec admiration[5].

L'enfant, qui allait à l'école d'Ajaccio, ne donnait pas encore à sa mère une satisfaction entière, pour étudier les leçons du maître et les lui réciter. La maman, inquiète, chercha le moyen de le corriger de cette paresse, sans le punir. Elle lui fit un reproche sérieux, qui eut le plus beau succès. La leçon fut apprise avec attention et si bien récitée, que le petit écolier reçut du maître le meilleur satisfecit, l'apporta tout joyeux à sa mère et accentua ces seuls mots : Vous verrez, maman, vous verrez ! Sa voix émue ne trouvait pas d'autre expression de contentement. Il prit le satisfecit d'un air vainqueur, le posa sur sa chaise et s'assit dessus, avec fierté. C'était pour lui une façon de sceller sa promesse, car, à dater de ce moment, l'écolier tint parole à sa mère.

Si Napoléon, bien jeune, avait eu de la peine à savoir lire, une fois qu'il y fût parvenu, il montra un goût passionné pour la lecture. Il s'y appliquait avec ardeur, sans désir de s'en distraire et n'allait jouer que si la signora le lui prescrivait, comme elle devait auparavant lui prescrire d'étudier[6]. La vignette d'une histoire abrégée le montre tout petit et debout, lisant un livre ouvert sur les genoux de sa mère, qui l'écoute et suit la lecture de l'enfant avec l'attention la plus satisfaite.

Terminons la série de ces anecdotes abrégées par celle que raconta Madame Mère à la comtesse d'Orsay[7] : Un soir d'été, par une pluie battante, Napoléon, ayant huit à neuf ans, se promenait dans le jardin, sans se hâter de rentrer, tandis que sa mère le voyait tout mouillé, en le regardant à travers un carreau : elle lui fit dire inutilement de s'abriter contre la pluie d'orage, augmentant de plus en plus, avec des coups de tonnerre. Il semblait en éprouver un certain plaisir, et en attendit la fin, pour revenir, trempé jusqu'aux os, vers sa mère, en la priant, avec tendresse, de lui pardonner sa désobéissance. Il prétendait devoir s'habituer à la pluie et au mauvais temps, puisqu'il voulait être soldat. Vous n'êtes qu'un enfant et un enfant désobéissant, lui répliquait sa mère : et si vous voulez être soldat, vous saurez qu'il faut, avant tout, savoir obéir.

L'enfance de Napoléon près de sa mère se passe jusqu'à son admission à l'école de Brienne et pourrait nous offrir beaucoup de faits à citer, si ce n'était refaire le commencement de l'histoire bien connue du fils, au lieu de continuer celle trop ignorée de sa mère. C'est à elle qu'il attribuait les bienfaits de sa première éducation, c'est à elle qu'il dut les encouragements les plus efficaces pour entreprendre la carrière militaire, selon les goûts et les aptitudes de son enfance. Son père, d'accord avec la donna Letizia, contribuait plus qu'on ne le croit, à favoriser la vocation militaire de Napoléon et, plus tard, son choix pour l'artillerie.

Madame Letizia Bonaparte, nourrice maternelle de Napoléon et son institutrice morale, fut aussi son médecin ordinaire. Les soins les plus immédiats et les plus faciles, pour seconder les efforts de la nature, furent les meilleurs employés par la Mère, dans la plupart des maladies bénignes de ses enfants. Ce mot sacramentel la Mère, ou Maman le veut, disait tout pour le jeune Napoléon et signifiait, à la fois, dans sa propre pensée : Le droit de prescrire, le devoir d'exécuter et le pouvoir de réussir. Toutes les personnes de la maison, inspirées par la tendresse austère de la signora Madre pour ses enfants, surtout pour son fils Napoléon, semblaient avoir concentré sur lui tous leurs soins, en paraissant prévoir l'avenir de sa haute destinée. La fidèle gouvernante Saveria, pénétrée de la sollicitude maternelle de la signora Bonaparte, avait appris à son fils, très jeune encore, la prédiction d'une légende corse terminée par ces mots : Napoléon sera, un jour, plus puissant que le roi de France.

L'enfant du siècle allait grandir et déjà sa mère songeait à le retirer de la petite école d'Ajaccio, en se démettant de la surveillance de ses premières années. Elle songeait à confier le soin de l'instruire à l'autorité des maîtres ou des professeurs d'une grande école. C'était d'ailleurs l'avis de son père, Charles Bonaparte, et de son grand-oncle le chanoine d'Ajaccio, suivant, avec sollicitude, les progrès du petit Napoléon.

Il manifestait dans la famille, suivant l'expression originale de la Mère, l'esprit de principauté, qu'il fallait modérer par le travail obligatoire, et on put le faire admettre dans une école du gouvernement.

Ainsi, remarque Stendhal[8], par un bonheur étrange, et que les enfants des rois n'ont point obtenu, rien de mesquin, rien de petitement vaniteux n'agite les êtres qui entourent le berceau de Napoléon. Supposons-le né en 1769, second fils d'un marquis de Picardie ou de Languedoc, lequel a vingt-cinq mille livres de rente : Qu'entendra-t-il autour de lui ? des anecdotes de galanterie, des récits mensongers sur l'antiquité de sa race, la pique entre le marquis son père et un petit gentilhomme voisin, etc. Au lieu de ces misères, Napoléon n'entend parler que de la lutte d'une grande force contre une autre grande force : Les gardes nationales d'une petite île de cent quatre-vingt mille habitants ; conduites par un jeune homme élu par elle, osent lutter contre le royaume de France qui, humilié d'abord, et battu, finit par envoyer en Corse vingt-cinq mille hommes et le comte de Vaux, son meilleur général. Ces choses sont racontées à Napoléon enfant, par une mère qui a fui souvent devant les coups de fusil français ; et dans cette lutte, toute la gloire est pour le citoyen qui résiste. Peu d'existences ont été aussi pures d'hypocrisie et, selon moi, aussi nobles, que celle de Madame Letizia Bonaparte.

Six années s'étaient écoulées, depuis la naissance de Napoléon, maintenu encore sous la tutelle de sa mère. Elle n'avait pas eu, depuis 1769, d'autre enfant que la pauvre petite, née en 1771, baptisée avec lui et morte peu de temps après. Madame Letizia aurait désiré une seconde fille, pour remplacer celle-là. Elle eut encore un garçon. C'était Lucien qui, plus tard, n'en fut pas moins aimé par sa mère avec une tendre prédilection. Lucien venait au monde dans un temps calme, sinon prospère, malgré la fortune médiocre de ses parents. De là devaient dépendre les satisfactions et les peines de sa destinée. Il naissait le 21 mars 1775.

A cette date, Charles Bonaparte était assesseur de la junte d'Ajaccio, ou de l'assemblée des douze gentilshommes de la Corse, désignés pour la surveillance administrative de l'île et de son chef-lieu.

Voici l'occasion de faire une halte à la maison de ville de la famille Bonaparte. Ce qui frappe l'attention de tout étranger parcourant la Corse, aujourd'hui, c'est la tranquillité d'Ajaccio, aussi paisible que si cette cité n'était plus le chef-lieu d'un pays sans cesse agité autrefois. Ni les guerres de l'Indépendance, ni la Révolution française, qui en a marqué la fin, n'ont été suivies d'une quiétude aussi complète. Un seul nom, un seul souvenir semble avoir rallié dans la ville d'Ajaccio les opinions les plus opposées, en y réunissant toutes les sympathies ; c'est le nom, c'est le souvenir de Napoléon enfanté par Letizia, élevé, choyé par elle, dans la maison Bonaparte.

Ainsi en ont jugé les écrivains les moins suspects de partialité. L'un des plus étrangers à la France, Gregorovius, qui a publié, en Allemagne, une récente description de la Corse, dit, en parlant de la maison d'Ajaccio[9] : Napoléon, c'est l'âme de la ville. On passe d'une rue à l'autre, et on les a vite parcourues, sans cesse hanté par l'image de l'homme extraordinaire et par les souvenirs de son enfance.

La maison, bâtie dans le courant du dernier siècle, et devenue propriété de la famille Bonaparte, est située rue Saint-Charles, à peu près au centre de la cité. Elle se trouvait en regard d'une petite place, appelée depuis place Letizia. La maison, reconstruite d'une part, fut agrandie de l'autre, et surélevée d'un étage, dont le faîte, transformé en terrasse avec balcon, ressemble assez à une maison italienne. La place Letizia offrait, dans le principe, quatre acacias plantés à ses angles, et l'un de ces arbres étendait son feuillage vers le premier étage occupé par la signora Bonaparte. Les acacias furent enlevés et remplacés par un ormeau, devant l'habitation. La légende s'emparant d'un tel souvenir, attribua la plantation de l'arbre au jeune Napoléon, guidé par sa mère. Une désignation plus précise, au-dessus de la porte d'entrée, rappelle la naissance du grand homme, inscrite par ces mots :

NAPOLÉON

EST NÉ DANS CETTE MAISON

LE XV AOUT MDCCLXIX[10].

Un nouveau membre de l'Académie française, M. Pierre Loti, dans la récente édition d'un livre intéressant d'originalité[11], retrace ses impressions d'une simple visite à la maison d'Ajaccio, où naquit Napoléon Ier... Pour moi, dit-il, l'âme et l'épouvante du lieu, c'est dans la chambre de Madame Letizia, un pâle portrait d'elle-même, placé à contre-jour, que je n'avais pas remarqué d'abord et qui, à l'instant du départ, m'arrêta, pour m'effrayer au passage. Dans un ovale dédoré, sous une vitre moisie, un pastel incolore, une tête blême sur fond noir. Elle lui ressemble à lui, elle a les mêmes yeux impératifs et les mêmes cheveux plats en mèches collées ; son expression, d'une intensité surprenante, a je ne sais quoi de triste, de hagard, de suppliant ; elle paraît comme en proie à l'angoisse de ne plus être... La figure, on ne comprend pas pourquoi, n'est pas restée au milieu du cadre,et l'on dirait d'une morte, effarée de se trouver dans la nuit, qui aurait mis furtivement la tête au trou obscur de cet ovale, pour essayer de regarder à travers la brume du verre terni, ce que font les vivants... et ce qu'est devenue la gloire de son fils. Pauvre femme ! A côté de son portrait, sur la commode de sa vieille chambre mangée aux vers, il y a, sous globe, une crèche de Bethléem à personnages en ivoire, qui semble un jouet d'enfant ; c'est son fils, paraît-il, qui lui avait rapporté ce cadeau d'un de ses voyages... Ce serait si curieux à connaître, leur manière d'être ensemble, le degré de tendresse qu'ils pouvaient avoir l'un pour l'autre, lui affolé de gloire, elle toujours inquiète, sévère, attristée, clairvoyante...

Pauvre femme ! Elle est bien dans la nuit, en effet, et le grand éclat mourant de l'empereur suffit à peine à maintenir son nom dans quelques mémoires humaines. — Ainsi, cet homme a eu beau s'immortaliser, autant que les vieux héros légendaires, en moins d'un siècle, sa mère est oubliée ; pour la sauver du néant, il reste à peine deux ou trois portraits à l'abandon, comme celui-ci qui déjà s'efface.

L'habitation de campagne n'est pas éloignée. On suit la côte, vis-à-vis des îles Sanguinieri, à un mille au plus de la ville. Deux piliers en pierre sont les restes d'une grande porte ouverte sur une villa en ruine. Une avenue de cactus conduisait à la maison. Une pelouse, un jardin sans culture et des arbustes sauvages croissent çà et là. C'était, il y a plus d'un siècle, la résidence d'été de Madame Bonaparte et de sa famille. On l'appelait le jardin des Milelli. Napoléon enfant y était conduit par sa mère et sa nourrice, en compagnie d'abord de son frère aîné Joseph, ensuite de Lucien, le premier de ses frères cadets. Il allait seul, plus tard, y étudier ses leçons et lire les livres préférés de ses méditations solitaires, en attendant que, jeune officier laborieux, il établît là son cabinet de travail. Il s'asseyait, de préférence, sur le banc de gazon placé à l'ombre d'un chêne antique, près de cette habitation champêtre, qui lui plaisait à côté de sa mère. La culture des oliviers et des figuiers, de la mousse de Corse, et de la vigne de l'Esposata, la plus goûtée du terroir, constituaient un revenu patrimonial, géré d'abord par Madame Letizia.

Elle se promenait assez souvent aux environs d'Ajaccio, accompagnée par quelques-uns de ses proches ou de ses amis. On montre peut-être encore, vers une chapelle, sur le bord de la mer, une sorte de siège taillé dans le roc, où la signora prenait place, entourée des personnes de sa compagnie. Nous étions heureux de la voir ainsi, disait naïvement un ancien magistrat de la cour d'Ajaccio ; elle représentait, dans cette simple attitude, une reine sur son trône et elle en avait la majesté.

Lorsqu'elle figurait au milieu d'une réunion, Madame Charles Bonaparte paraissait la présider, par la convenance de sa tenue, par l'autorité de son langage corse, et par l'éclat de son regard. Elle imposait l'attention, au moment de parler, et savait se faire comprendre, en sachant écouter. Le prestige de sa présence, au milieu d'une promenade, était tel que, dans le silence de l'intimité, ou dans le repos et le demi-sommeil d'un peu de fatigue, les personnes de son entourage croyaient parfois la voir protégée par quelque phénomène mystérieux.

Ce prestige parut un jour surnaturel : La signora était allée, avec ses enfants et des amis[12], faire une promenade à la campagne. C'était par une belle matinée de printemps, vers l'heure de midi ; le ciel était pur et le soleil assez chaud. Madame Letizia était assise et endormie, à l'ombre d'un chêne, lorsqu'elle est réveillée, tout à coup, par les siens, s'écriant : Ô prodige ! ô miracle ! — Plusieurs couronnes lumineuses éclairent l'atmosphère ; l'apparition céleste dure quelques minutes, toutes les personnes présentes peuvent la contempler, et puis elle s'efface et disparaît. On crut facilement à une manifestation providentielle en faveur-de la signora, tandis qu'il n'y avait là, sans doute, qu'un phénomène lumineux, explicable en météorologie.

Le 15 août 1772, troisième anniversaire de la naissance de Napoléon, l'amnistie en faveur des Corses insoumis fut prolongée. L'édit royal avait été rendu et attesté par la médaille commémorative de la réunion de la Corse à la France.

L'un des députés présentés au roi était Laurent Giubega, allié de Madame Bonaparte et parrain de Napoléon. La signora parut satisfaite de la mission accomplie par l'un des siens, auprès du gouvernement royal, qui l'accueillit avec bienveillance, eu égard à la position de Charles Bonaparte.

L'heureuse influence de sa vaillante épouse sur lui était plus connue encore. On savait son dévouement conjugal, pendant la guerre avec la Corse, et tout ce qu'elle avait fait pour attacher désormais le nom de Bonaparte à la France.

Le général comte de Vaux, commandant en chef les troupes expéditionnaires, ne trouvait plus aucune résistance et obtenait, par de sages mesures, le désarmement définitif, en quittant le pays. Il s'était montré plein de bonté pour les insulaires et avait témoigné beaucoup d'égards à Charles Bonaparte, dont il honorait la fidélité à Paoli, son ancien chef. Il admirait, plus encore la noble conduite de la signora Letizia, qui avait suivi la destinée de son mari, avec tant d'abnégation. Le général de Vaux savait l'influence conjugale, qui avait retenu Charles Bonaparte sur le sol natal de la Corse, déclarée française, en l'empêchant de suivre son ancien chef sur le sol britannique.

Un autre général, gouverneur de la Corse, le comte de Marbeuf, joignit l'autorité de son âge et de son expérience aux sentiments exprimés par le commandant supérieur des troupes à M. et à Madame Charles Bonaparte. Il leur adressa des félicitations officielles, dont une large part revenait à l'épouse bien inspirée.

Elle fut engagée par les siens à faire une visite de remerciements au gouverneur, céda, non sans hésitation, à leurs instances, et se fit conduire à la citadelle par l'un de ses plus proches parents. Cette démarche fut reçue par le comte de Marbeuf, avec la courtoisie de la vieille noblesse et l'assurance que Charles Bonaparte ne serait pas inquiété, pour son dévouement à la cause de Paoli.

Après la mort de Louis XV, le comte de Marbeuf avait été appelé en France, auprès du nouveau roi et suppléé dans le gouvernement intérimaire de la Corse, par le vicomte de Narbonne-Pelet, dont le caractère altier avait la présomption de dompter l'esprit d'indépendance des derniers insulaires. Il se croyait déjà pourvu du remplacement définitif de M. de Marbeuf, dont il blâmait l'administration tutélaire. Une députation du futur département de la Corse fut chargée de faire connaître à la cour de Versailles la situation respective des deux généraux, l'un suppléant l'autre, sans remplacement définitif.

Messire Charles Bonaparte, faisant partie de cette députation, fut consulté, en personne, par le pouvoir, sur les titres de chacun de ces deux prétendants à la préséance légitime de gouverneur. Il se constitua le chaleureux soutien du général comte de Marbeuf et fit si bien reconnaître ses droits à l'estime publique, par l'expérience et l'autorité de l'âge, par la dignité du caractère et par la prépondérance des services administratifs, sans parler de la valeur de ses services militaires, que l'avocat défenseur obtint gain de cause, par son éloquent plaidoyer. Ces faits sont utiles à connaître, pour l'honneur et la situation de Madame Letizia Bonaparte.

Un obligé non moins légitime de son mari fut l'évêque d'Autun, le propre neveu du général de Marbeuf. Ce prélat, venant de son côté à Versailles, félicita l'habile avocat du succès de sa plaidoirie pour son oncle, maintenu gouverneur.

Mais, de là aussi, le mécontentement du rival écarté, le vicomte de Narbonne-Pelet et l'hostilité de ses partisans. Leurs femmes surtout, auxquelles Madame Bonaparte portait ombrage, exprimaient des sentiments envieux mal dissimulés, sous des apparences louangeuses en faisant supposer que la signora pouvait avoir une liaison avec le gouverneur, et en insinuant que si cela était vrai, on ne pouvait pas y croire. Ces perfides propos devaient se reproduire, plus tard, dans les libelles de la haine et dans les mémoires de l'ingratitude envers Napoléon et les siens, même envers sa mère, tout irréprochable qu'elle fût, aux yeux des détracteurs de sa famille. Cette honteuse médisance a été flétrie par la presse indépendante et par les plus dignes protestations.

Oui, il faut le redire, la prétendue liaison de M. de Marbeuf avec Madame Bonaparte serait une odieuse calomnie, si elle n'était une invention absurde. Ce n'est point parce que lui était avancé en âge et elle jeune encore, mais parce que le gouverneur avait pour elle la déférence que la signora savait si bien inspirer à tous et parce qu'elle était exclusivement attachée à son mari. Comment, disait-elle, en parlant de son cher époux, comment ne serais-je pas heureuse et fière de lui appartenir ? Il est bon, il est beau, il est célèbre et il m'aime !

Cette fidélité de l'attachement conjugal bien unie à l'élévation du caractère, au sentiment du devoir et à la pratique de la vertu, dans la bonne ou la mauvaise fortune, les qualités de race, ou la simplicité de son éducation corse et l'éloignement de la vie factice du monde, font comprendre l'affection invariable de la signora pour l'époux qu'elle avait choisi. Tant de conditions la préservaient avec une entière sécurité contre les moindres atteintes à son honneur.

Et il n'est pas besoin d'invoquer la notion la plus vulgaire des mœurs de la Corse, au siècle dernier, pour savoir qu'une femme bien née ou d'honnête famille, entourée de l'estime de tous et de l'amitié des siens, ne pouvait méconnaître le plus sacré de ses devoirs, la fidélité conjugale de cette époque et de ce pays-là, sans provoquer la vengeance légitime d'un mari et l'implacable vendetta des parents.

Oui, on peut l'affirmer, la signora Letizia était, à tous les titres, en droit de défier la jalousie des femmes de son temps et la médisance des futurs ennemis de Napoléon, ces renégats de sa mémoire. Le vrai lien des relations amicales établies entre les familles de Bonaparte et de Marbeuf était sûrement l'éloquente plaidoirie de l'avocat délégué à la cour de Versailles, en faveur du digne gouverneur de la Corse. Ce fut bien à Charles Bonaparte que le comte de Marbeuf dût le maintien de sa haute position, de par un édit royal et fut acclamé par les suffrages du pays. Sa reconnaissance resta fidèle à son défenseur et devint la garantie de son respect pour la femme qui portait si noblement le nom de Bonaparte.

Le gouverneur de la Corse en donna un témoignage aux deux époux, en recommandant à son neveu, l'évêque d'Autun, l'admission de Joseph de Buonaparte au séminaire de cette ville et celle de Napoléon à l'école de Brienne. Ce n'était pas là une faveur exceptionnelle, comme l'a prétendu l'esprit de parti, puisqu'une décision du gouvernement accordait à un grand nombre de familles corses le privilège de faire élever leurs enfants aux écoles royales de France et à la maison de Saint-Cyr. C'était un bienfait réel pour cette famille dont la fortune médiocre obligeait la vertueuse mère aux épargnes les plus persévérantes, pour chacun de ses enfants et les plus rigoureuses pour elle-même.

Une situation aussi difficile était aggravée par les dépenses d'un procès de Charles Bonaparte avec les jésuites, pour la succession de son aïeul maternel, nommé Odone. Ce procès se prolongea beaucoup en augmentant les charges de la maison et les inquiétudes de Madame Bonaparte.

Un sous-gouverneur de la Corse, le comte Durosel de Beaumanoir, maréchal de camp, commandant en second, à Ajaccio, invitait à ses soirées les familles notables, parmi lesquelles figuraient M. et Madame Bonaparte. Lui, aimant assez le monde, avec peu de frais à faire, se rendait volontiers à ces invitations ; mais elle, obligée de pourvoir sans cesse aux soins de sa famille et de sa maison, ne s'occupant guère de parures mondaines, sortait fort peu et se faisait excuser par son mari. Elle s'éloignait de la foule et des succès de salon, où sa présence lui paraissait inutile : mais lorsqu'elle n'en jugeait pas ainsi et se décidait à aller quelque part, elle y occupait d'ordinaire le premier rang.

Madame Bonaparte put être utile, dans ces conditions, à l'honorable gouverneur, comme l'avait été son mari. Plusieurs familles corses, ne tenant pas compte de l'amnistie pleine et entière, restaient éloignées de leur résidence dans les villes et s'étaient retirées à la campagne. Il s'agissait de les décider à revenir, au nom des intérêts unis de la Corse et de la France. Le comte de Marbeuf pensa que nulle voix ne répondrait mieux à cet appel et ne serait mieux écoutée que celle de la signora Letizia et il la pria d'intervenir auprès de ses amis. Madame Bonaparte déclinait cet honneur par modestie, n'osant être responsable d'une telle mission. Le gouverneur insista, en lui persuadant qu'elle avait, par son caractère, toute autorité pour réussir. Elle comprit l'utilité d'entreprendre une lâche pareille, et l'activité de ses démarches réussit au delà de ses espérances. Plusieurs familles, au nom des sentiments français invoqués auprès d'elles, reprirent possession de leur demeure, de leurs biens et de leur influence. Tel fut le nouveau service rendu à la cause nationale par le patriotisme de Madame Letizia Bonaparte.

 

 

 



[1] Histoire de Napoléon, etc., par P.-F. Tissot, 1833, t. Ier.

[2] Suite de la Correspondance de Napoléon Ier, t. XXXII.

[3] Mémoires du docteur Antommarchi, 1825, t. Ier.

[4] Souvenirs dictés par Madame. V. l'Appendice.

[5] Communication faite par M. Marchand (de Sainte-Hélène).

[6] Histoire de Napoléon racontée aux enfants, par L. Lurine, 1844.

[7] Souvenirs de l'Empire, par E. Marco Saint-Hilaire, 1838, t. II.

[8] Vie de Napoléon (fragments), par de Stendhal, 1876.

[9] Corsica, traduction de Lucciana.

[10] Notice écrite par le comte de Casabianca. V. l'Appendice.

[11] Le livre de la pitié et de la mort, par Pierre Loti, édit. de 1891.

[12] Souvenir de madame veuve Livia Ramolino.