MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

DE 1750 À 1767.

 

 

Premières années de Letizia. — Renseignements encore difficiles sur le bas âge, l'enfance et une partie de sa jeunesse. — Beauté idéale de la jeune fille. — Fiançailles et mariage de Letizia Ramolino avec Charles Bonaparte. — Nouvelle question de date rectifiée sur le mariage. — Cession officielle de la Corse à la France.

 

On doit regretter que l'enfance de Maria-Letizia n'ait laissé, à peu près, aucune trace de son entrée dans la vie, annonçant ses impressions du premier âge, ses aptitudes de jeune fille et ses tendances à devenir une femme d'élite. Mais si son éducation, en Corse, avait été restreinte, si les connaissances multiples et les talents faciles lui manquaient, elle avait du moins trouvé, dans les leçons maternelles, le développement des vertus innées en elle, pour l'honneur de toute son existence.

La signorina Letizia n'attendit pas longtemps une occasion de s'inspirer de telles vertus, à l'approche des discordes civiles de son pays et durant la guerre de l'Indépendance. Appelée à partager la vie active et militante du compatriote qu'elle choisirait pour époux, la jeune fille chercha, par les moyens de la charité, à devenir secourable aux malades pauvres et aux blessés de l'Union corse, dans la lutte persistante contre les Génois. Elle distribuait aux uns le produit de ses quêtes ou de ses économies, et préparait pour les autres des fournitures de linge, de charpie et d'objets de pansements, en prévision de guerre.

Maria-Letizia Ramolino était encore enfant, lorsqu'elle perdit son père, à une date restée introuvable, pour l'histoire de sa famille. Elle n'avait plus qu'un oncle de ce nom et un frère dont l'existence est à peine indiquée. Leur mère, madame Ramolino, née de Pietra-Santa, devenue veuve, était trop jeune pour rester seule. Elle s'unit, en secondes noces, à un officier d'un régiment suisse au service de la France. C'était le capitaine Fesch, issu d'une famille honorable de Bâle. Il était protestant et se fit catholique, pour assurer cette union avec la dame Ramolino, inséparable de ses croyances religieuses.

Peu d'années après ce second mariage, naissait, le 3 janvier 1763, Joseph Fesch, frère puîné de Letizia Ramolino. Il devint par la suite un abbé fort instruit, préparé de bonne heure aux dignités de l'Église. Il se montrait plein de gratitude envers cette demi-sœur qui eut pour son enfance tous les soins d'une seconde mère et il lui resta toujours attaché.

Remariée au capitaine Fesch, la veuve de Ramolino fut heureuse de l'affection de sa fille Letizia pour ce petit frère. Elle reconnaissait en elle l'instinct d'une mère et songea, de bonne heure, à la pourvoir d'un époux digne de son choix.

On lui parla de Charles de Buonaparte qui, de son côté, malgré sa modeste fortune, pouvait prétendre à un heureux mariage, par sa naissance, par son éducation et par ses qualités personnelles. Il avait déjà été en instance pour épouser une demoiselle Alberti, d'Antibes, dont les parents, assez riches, l'eussent agréé, s'ils ne l'avaient pas trouvé trop jeune. Sur ces entrefaites, Charles de Buonaparte remarqua, chez une honorable famille d'Ajaccio, la jeune Maria-Letizia Ramolino, élevée par sa mère avec la plus tendre sollicitude. Cette jeune fille attirait les regards par sa beauté, sa grâce et sa modestie. De tels avantages firent une vive impression sur l'aspirant au mariage et, bientôt épris de la signorina, dont il savait le nom, il rechercha les occasions de la revoir et se fit présenter à sa mère.

La charmante Maria-Letizia était, dès l'âge de la puberté, la plus jolie jeune fille de la société ajaccienne. L'attrait de sa physionomie et de son altitude offrait une grâce naturelle et réservée ; sa taille, un peu au-dessous de la moyenne, était proportionnée à ses formes juvéniles, comme chacune de ses extrémités fines et délicates. La tête, dans son ensemble, découvrait un front pur, entouré de beaux cheveux châtains ; les yeux noirs avaient le regard sérieux et réfléchi ; le nez droit et allongé accentuait l'harmonie des traits du visage ; la bouche, fine et expressive, découvrait de jolies dents, et le menton, par une légère saillie, indiquait la résolution ; les oreilles, enfin petites et bien faites, ornaient les côtés de cette charmante figure.

Bientôt épris d'une beauté si parfaite et renonçant à la recherche de la fortune, dans le mariage, Charles Bonaparte laissa parier son cœur et, saisi d'admiration pour la signorina, il sut lui plaire à son tour et se faire agréer, en demandant sa main.

Il avait à peine dix-huit ans et elle en comptait seulement treize, d'après ses Souvenirs[1]. C'était, pour ainsi dire, une attraction de jeunesse prématurée pour le mariage, malgré la fréquence, en Corse, des unions aussi juvéniles.

Charles avait déjà perdu son père, et, peu de temps après, il perdait aussi sa mère : les deux oncles voulurent s'opposer à son union précoce, mais le prétendu se montra si ferme dans son projet, qu'il se serait dispensé de leur consentement, s'il y eût été obligé. Charles était d'ailleurs fils unique, comme Letizia se trouvait fille unique et, à ce double titre, leurs liens de fiançailles semblaient se resserrer davantage.

De plus, le jeune avocat tenant à occuper une situation appréciée par la famille de sa fiancée, ne tarda pas à être nommé assesseur de la juridiction d'Ajaccio. C'était pour lui l'espoir d'une position plus digne de son alliance, et il possédait les qualités qui inspirent la sympathie, en fixant la destinée.

Une seule objection à ce mariage pouvait être faite : c'est que les Ramolino s'ils étaient, disait-on, alliés au parti génois, refuseraient peut-être d'unir leur nièce et pupille à un admirateur de Paoli, chef de la Corse indépendante. Cette objection, reproduite de nos jours par un historien étranger[2], n'aurait pas été soutenable, parce que les familles des deux fiancés orphelins n'avaient pas assez d'autorité pour la faire prévaloir contre la force d'un amour mutuel.

Rien, dès lors, ne s'opposait plus à cette alliance, offrant, de part et d'autre, les conditions désirées : rapprochement d'âge et double sympathie, égalité de position sociale, de fortune modeste et de noblesse ancienne, à laquelle Charles de Buonaparte semblait tenir plus que Letizia Ramolino. Il n'avait pas besoin d'un tel prestige, aux yeux de sa fiancée, plus éprise de lui pour ses qualités personnelles, en lui vouant, dès lors, l'attachement conjugal le plus sincère.

La date certaine du mariage de Letizia Ramolino, comme la date de sa naissance, a disparu des registres officiels de la municipalité d'Ajaccio. Nos informations, cependant, pour découvrir cette date précise ne se réduisent point à des probabilités. Une note des Mémoires de Lucien Bonaparte dit, d'une façon précise[3] : Le 2 juin 1764, Charles s'était marié, à son tour, avec une orpheline, Letizia Ramolino, Charles avait dix-huit ans, sa femme quatorze.

Un document plus certain à citer, le dossier héraldique de Charles Bonaparte, attestant, à la fois, la noblesse de sa famille et le prénom de son épouse (écrit Letizia), fixe également l'année précise de leur mariage, non en juin, mais en mars 1764. L'âge de treize ans, indiqué enfin par Madame elle-même[4], devançait plutôt cette date, si celle de la naissance ne devançait pas l'année 1750, généralement admise, sans certitude.

C'est de la même façon que la date du mariage a été adoptée, sans contrôle ou par redite biographique, à la date de 1767 au lieu de 1764. Celle-ci serait donc la date la plus probable, sinon la plus garantie, en même temps qu'elle s'accorde à peu près avec l'âge énoncé par Madame dans la' dictée de ses Souvenirs.

La signora Letizia était trop jeune encore, soit dit, au point de vue physiologique, pour avoir atteint, vers quatorze ans, l'évolution complète de la jeune fille nubile. Le nombre de ses enfants viables devait s'en ressentir et, par un simple arrêt de la nature, des treize enfants qu'elle aurait eus, les cinq premiers, d'une part, seraient morts, soit en naissant, soit dans leur plus bas âge ; les huit derniers, d'autre part, conçus dans la plénitude du développement et de la santé de leur mère, ont survécu au delà de l'âge adulte.

C'est pourquoi il est plus conforme à la vraisemblance et à la vérité de reporter à 1764 la date du mariage attribuée à 1767[5], en reconnaissant, de bonne foi, que cette union avait été prématurée.

Ajoutons à cet acte officiel du mariage un acte officieux ou filial publié longtemps après le premier événement de la vie de Letizia : c'est un précieux renseignement fourni par Napoléon lui-même, dans ses Mémoire[6] :

Mon père, Charles de Bonaparte, rempli de bravoure et d'amour de la patrie, se maria à une noble, belle et excellente femme, Maria-Letizia Ramolino ; les Ramolino étaient une branche des anciens comtes de Col'Alto. Ma mère avait, dès sa jeunesse, autant de qualités solides que de charmes ; elle devait faire le bonheur de son époux et demeurer l'objet de la tendresse de ses enfants.

Madame Mère citait aussi, dans l'occasion, cette date de 1764, à propos de son mariage avec Charles Bonaparte ; et de plus leur fils aîné, Joseph, qui s'occupa de la généalogie de sa famille, a inscrit la même date dans ses Mémoires, à propos de sa naissance et de celle de Napoléon[7].

 

 

 



[1] V. l'Appendice : Souvenirs dictés et Rome, par Madame Mère.

[2] Corsika, par Gregorovius, 1885, t. Ier.

[3] Mémoires de Lucien Bonaparte, 1re éd., 1831, t. Ier, p. 7.

[4] Souvenirs dictés à Rome. V. l'Appendice.

[5] Acte communiqué par le docteur de Pietra-Santa, d'après MM. Vico et Sabadini, notaires d'Ajaccio. V. l'Appendice.

[6] Mémoires de Napoléon Bonaparte, 1834, t. Ier, p. 11.

[7] Mémoires du roi Joseph, publiés par Ducasse, 1853, t. 1er, p. 26.