LE SECRET D'UN EMPIRE : L'EMPEREUR (NAPOLÉON III)

 

XII. — LA FIN D'UN RÈGNE.

 

 

J'ai rapporté comment l'impératrice Eugénie, dans la journée du Quatre-Septembre, abandonnée de tous, n'ayant auprès d'elle que quelques fidèles, parmi lesquels MM. de Metternich et Nigra, quitta les Tuileries. J'ai fait, également, le récit des heures douloureuses que vécut l'empereur Napoléon III après le désastre de Sedan et l'on se rappelle, sans doute, les curieux et dramatiques incidents qui caractérisèrent son passage au travers de la Belgique, lorsqu'il se rendit en Allemagne comme prisonnier de guerre.

Seule, la narration du départ de l'Impératrice n'a point été publiée encore, et le public ignore les péripéties du voyage qu'elle accomplit, pour sortir 'de France et pour gagner l'Angleterre, après s'être embarquée à Trouville.

C'est cette narration que je vais soumettre au lecteur.

 

On a dit, sur la conduite de l'Impératrice, au Quatre-Septembre et sur ce qu'on a appelé sa fuite, mille choses plus fausses les unes que les autres et que des racontars mensongers, dans un sens favorable ou défavorable à l'excès, ont dénaturées. La vérité est simple. Entourée, je le répète, de quelques-unes de ses amies, parmi lesquelles se trouvaient Mme de la Poëze et Mme la maréchale Canrobert, elle se confia, lorsqu'elle vit que les Tuileries allaient être envahies, à la protection de MM. de Metternich et Nigra et quitta ses appartements, pour se rendre devant le guichet du Louvre, en parcourant les galeries latérales du palais.

Arrivée dans la rue, sur le trottoir, en face de l'église Saint-Germain l'Auxerrois, n'ayant plus auprès d'elle que Mme Lebreton et M. Nigra, très voilée, elle demeura immobile et anxieuse, presqu'appuyée à la grille qui borde les jardins qui s'étendent devant la colonnade, dans l'attente de M. de Metternich qui était allé à la recherche de son coupé stationnant sur le quai, à l'endroit où s'alignent, aujourd'hui, les tramways de Louvre-Passy.

Ce fut pendant cette attente qu'un gamin la reconnut et s'écria en la désignant :

— Tiens, l'Impératrice !

Comme M. de Metternich ne revenait point, empêché par la foule, comme cette foule grossissait et se faisait de plus en plus houleuse, l'Impératrice prit peur ; hélant un fiacre qui cheminait, tranquille, elle monta dans cette voiture et se fit conduire tout d'abord chez une amie.

Cette amie était absente et l'Impératrice, un moment déconcertée, s'avisa de donner au cocher l'adresse de M. le docteur Evans, son dentiste ordinaire, qui habitait au coin de l'actuelle avenue du Bois de Boulogne et de l'avenue Malakoff.

A peine entrée chez M. Evans, qui, heureusement, se trouvait chez lui, l'Impératrice s'évanouit, et le docteur dut la soigner et lui faire prendre un peu de bouillon, car elle n'avait point mangé depuis la veille.

Sur les instances de M. Evans, l'infortunée souveraine accepta de demeurer encore à Paris jusqu'au lendemain, et ce ne fut que le 5 septembre qu'elle se mit en route, suivie de Mme Lebreton et de son hôte, pour l'étranger.

On voyageait dans un coupé à quatre places, attelé de deux chevaux, et sur le siège deux valets à la livrée du docteur étaient assis.

Lorsqu'on traversa le rond-point de Courbevoie, où se voyait debout, sur un piédestal, la silhouette de Napoléon Ier, l'Impératrice se pencha à la portière, et elle commit alors une imprudence, car un promeneur l'ayant, ainsi que le gamin du Louvre, reconnue, se mit à pousser des appels. Des gens se jetèrent à la poursuite de la voiture ; mais le cocher cingla les chevaux ; on put rapidement s'éloigner de l'attroupement qui s'était produit et l'on réussit, sans trop d'encombres, à entrer en pleine campagne laissant Paris dans sa brume et dans sa fièvre.

Cependant, cet équipage luxueux, en parcourant les villages, les bourgs, attirait l'attention des habitants, et en face de l'effervescence causée par les événements, cette attention avait un caractère fort peu rassurant. Il fallait, à tout prix, qu'on ignorât la qualité des voyageurs, car leur identité soudainement dévoilée, les plus grands dangers eussent menacé la souveraine. C'eût été peut-être, alors, comme une réédition de la fuite à Varennes, avec un retour aussi lamentable.

M. le docteur Evans comprit le péril de cette situation et se promit de le conjurer.

Il devenait nécessaire, avant tout, de se débarrasser de l'équipage et de ne voyager désormais que dans un véhicule insignifiant. Or, comme M. Evans communiquait son impression ainsi que sa résolution à l'Impératrice — on se trouvait, en ce moment, sur la route d'Evreux — le hasard vint au secours des fugitifs : une antique patache croisa le fringant coupé, au bruit discordant de ses ressorts rouillés et de ses glaces mal assujetties.

M. Evans fit immédiatement arrêter sa voiture, descendit précipitamment sur la chaussée, et ayant fait prix avec le loueur pour conduire sa famille, dit-il, jusqu'à Trouville, il aida l'Impératrice et Mme Lebreton dans ce transbordement.

On se remit en marche, tandis que le coupé compromettant s'en retournait vers Paris.

Mais une difficulté qu'on n'avait pas prévue, vint encore inquiéter la souveraine. Les chevaux qui la conduisaient étaient de pauvres bêtes incapables de supporter une longue étape et dès le lendemain, dans un village, refusant tout service, on dut songer à les remplacer.

On avait fait halte, sur la route même, devant une humble et misérable auberge adossée à une sorte de grange. L'Impératrice et Mme Lebreton s'étaient rendues dans l'unique pièce du rez-de-chaussée, et tandis que le docteur s'en était allé à la découverte de chevaux frais, d'un relai, le conducteur, sorte de paysan silencieux, mangeait.

La mauvaise chance semblait, alors, s'acharner sur les fugitifs. Le ciel, la veille fort beau, s'était couvert, des nuages s'étaient amoncelés, un orage avait éclaté, et des torrents d'eau tombaient, noyant les chemins.

Impatiente, l'Impératrice ne pouvait tenir en place. Elle allait et venait dans l'auberge, et bientôt elle sortit, anxieuse, épiant le retour du docteur.

La pluie ne cessait pas et la jeune femme se mit en observation dans l'enfoncement de l'immense porte qui fermait la grange, n'ayant pour se garantir qu'une mignonne ombrelle derrière laquelle elle abritait malaisément son visage.

M. Evans, enfin, reparut, ayant décidé un habitant à lui louer deux chevaux ; on ne s'attarda plus dans cette station, on remonta en voiture et l'on repartit.

Tout alla bien, à peu près, jusqu'à Evreux. Le docteur voulait éviter cette ville ; mais un détour eût entraîné une grande perte de temps, et l'on résolut d'en tenter le passage.

Cette résolution faillit être funeste à l'Impératrice.

On avait parcouru quelques rues, avec assez de calme, lorsqu'on déboucha sur une place où la population assemblée paraissait fort excitée. Des gendarmes à cheval maintenaient la foule et des bandes d'hommes armés étaient alignés, comme pour l'exercice, tandis que des tambours et des clairons mêlaient leur bruit en des marches guerrières.

La voiture qui conduisait l'Impératrice et ses amis était trop avancée pour pouvoir reculer, pour pouvoir se dérober à la curiosité du peuple. Dès qu'on l'aperçut, on se porta vers elle, et la souveraine ayant été cette fois encore reconnue, sans la possibilité d'une fuite efficace, M. le docteur Evans dut faire face nettement au danger.

Comme, résigné et s'attendant à tout, il descendait de la patache pour demander qu'on le menât auprès des autorités, la foule, accourant de tous les côtés, entourait l'Impératrice, et c'était à qui, dans le peuple, la dévisagerait. Des cris de : Vive la République ! A bas l'Empire ! s'élevaient tout autour de la place ; l'instant était critique et il eût suffi d'une imprudence, d'une parole maladroite venue de la jeune femme ou d'un exalté, pour que de cette scène, surgit un drame.

L'Impératrice resta muette, et nul, il faut le déclarer, ne songea à l'outrager.

Cependant, la situation ne pouvait se prolonger ainsi longtemps, et M. Evans, inquiet, s'interrogeait pour savoir comment elle se terminerait, lorsqu'il se trouva en présence d'un homme qui, l'écharpe à la ceinture, lui parut être un fonctionnaire.

En hâte, il se dirigea vers lui, et l'ayant salué, le mit au courant d-e ce qui se passait.

Celui à qui parlait le docteur était, en effet, un fonctionnaire, le maire d'Evreux, je crois. C'était, en outre, un galant homme. Il éprouva un sincère sentiment de tristesse devant cette Impératrice qui, misérablement, quittait la France ; il s'approcha de la voiture, et s'étant incliné, donna des ordres pour que les voyageurs pussent, sans crainte, continuer leur chemin.

Les cris qui avaient retenti, à l'arrivée de l'Impératrice s'étaient apaisés, et un silence profond s'étendait, alors, sur la place. Lorsque la voiture reprit sa marche, ce fut dans ce silence et dans l'immobilité de la foule qui s'était massée sur deux rangs, que les fugitifs passèrent, non sans quelque émotion.

Dès lors, la souveraine et son guide continuèrent leur pénible odyssée sans trop d'obstacles.

Ils eurent une alerte, encore, pourtant.

Une nuit, comme exténués de fatigue, comme l'attelage aussi exigeait du repos, ils s'arrêtèrent dans un village, un peu avant d'arriver à Trouville, et frappèrent à la porte d'une cabane d'assez mauvaise apparence.

Après bien des pourparlers, au travers de volets clos, ce fut une vieille paysanne qui les accueillit, et la femme, méfiante, même devant les promesses de rétribution superbe qu'offrait M. Evans, ne consentit à les recevoir qu'à la suite d'un minutieux examen. Une lanterne au bout de ses doigts maigres et longs, elle inspecta tour à tour le visage du docteur, celui de l'Impératrice et celui de Mme Lebreton.

Le voiturier lui-même n'échappa point à son observation, et elle n'ouvrit décidément sa porte que sur son injonction :

— Allons, la mère, pas tant de manières, puisqu'on vous paie et qu'on est des braves gens.

Il est un détail ignoré et bien joli aussi, au sujet de ce voyage.

Durant la route, l'Impératrice se trouva fort enrhumée du cerveau, et comme dans la hâte du départ, aux Tuileries et chez M. Evans, elle avait oublié de se munir de quelques mouchoirs, à mesure qu'elle mouillait l'un de ceux qu'elle avait emportés — deux ou trois seulement, — le docteur s'en emparait et le tenait à la portière de la voiture, pour qu'il séchât plus rapidement.

L'embarquement de l'Impératrice, à Trouville, n'eut rien de particulièrement intéressant. On sait que M. le docteur Evans ayant réussi à se procurer un petit bateau de plaisance, conduisit il son bord la malheureuse femme, et qu'après avoir essuya une tempête affreuse, elle toucha la terre anglaise à Hastings.

 

A quelque parti qu'on appartienne, quelque scepticisme que l'on professe, il est impossible de ne pas être troublé devant la chute de l'impératrice Eugénie et devant le douloureux calvaire dont je viens d'indiquer les stations.

Elle s'en alla dans une heure de passion et de souffrance — dans une de ces heures qui, dans l'Histoire, fixent l'évolution des peuples ainsi que l'éphémère grandeur des rois.

Elle n'est point seule, d'ailleurs, dans sa déchéance, elle n'est point seule, parmi les femmes qui ont régné, à pleurer sa puissance et son orgueil ; la terre, autour d'elle, est couverte de couronnes et de sourires — des couronnes et des sourires échappés à tant d'autres qui, radieuses aussi, s'étaient crues invulnérables et hors des lois de la fatalité.

Dans le soir de ce siècle, en effet, se reflète l'image, se reproduit le mystère des mélancoliques nuits où il tombe des étoiles. Les brasiers du couchant jettent leurs éclats derniers et leurs rouges apothéoses, le ciel prend des teintes de cendre, le crépuscule est venu. — Il tombe des Reines, étoiles aussi, mais nébuleuses. — Elles passent, parées de noir, coiffées de lueurs, comme si les diadèmes perdus avaient marqué une place indélébile sur leurs têtes, comme si les diadèmes perdus avaient semé des feux jamais éteints sur leur chevelure. — Elles passent, étoiles, oui, mais fantômes davantage. Et devant ce défilé funèbre d'âmes et de corps que les peuples ont maudits et bénis tout ensemble, on regarde, et l'on se demande où sont les poètes qui chanteront ces épopées, ces romans, ces gloires, ces déchéances.

Il tombe des reines, comme jadis tombaient, dans les cirques, des vierges. Et les peuples les voyant à terre, ces mêmes peuples qui baisaient leurs robes et leurs pieds, les lapident. — Reines errantes, reines fantômes, elles semblent condamnées à un pèlerinage sans fin. Le respect et l'amour des foules ne sont plus à elles. Et elles chantent, dans le tourbillon magique qui les entraîne, l'éternelle ronde des petites filles : — Nous n'irons plus au bois : les lauriers sont coupés.

Tandis que l'Impératrice se réfugiait en Angleterre et pendant la captivité de l'Empereur, à Wilhelmshöhe, on sait le rôle qu'eut Mme la comtesse de Mercy-Argenteau, et l'on connaît la mission dont elle fut chargée, par Napoléon III, auprès du roi de Prusse, pour amener en faveur de la France un adoucissement dans les conditions de paix. On sait, également, que ce fut Mme la comtesse X..., qui, à Bruxelles, descendue à l'hôtel de Flandre, dirigea, à cette époque, des négociations en vue d'une restauration de l'Empire.

Les femmes, en effet, eurent alors quelque influence, quelque initiative dans l'enchaînement des événements, et les jours qui suivirent la chute de la dynastie impériale sont surtout curieux par l'esprit d'intrigue dont elles les marquèrent, par l'intelligence incontestable qu'elles surent mettre à la disposition des hommes d'Etat occupés à liquider la situation fort embarrassée et fort délicate qui résultait de la guerre.

L'une de ces femmes, Mme la comtesse de V..., sœur de Mmes de la Moskowa et de la Poëze, dames du palais de l'impératrice Eugénie, se trouva, comme Mmes de Mercy-Argenteau et X..., mêlée aux incidents qui succédèrent à la cessation des hostilités ; et comme son attitude, en ce temps, fut des plus noblement patriotiques, on me saura gré de la rappeler.

Le récit qui va suivre est fort attachant, d'ailleurs ; il ressemble à un roman ou, si on le préfère, à un conte de fées.

Donc, il y avait une fois, à la Cour de Prusse, un ministre de France, le marquis de la Rochelambert, qui avait trois filles, dont l'une, extrêmement intelligente, extrêmement belle, était la filleule du Prince Royal, depuis l'empereur Guillaume.

Il y avait aussi, à cette Cour, un haut seigneur, brillant cavalier, esprit d'élite, qui devint amoureux de la gentille enfant et qui la demanda en mariage.

Bien des attaches de famille et d'amitié retenaient le marquis de la Rochelambert aux êtres ainsi qu'aux choses de la Cour de Prusse. Cependant, ayant consulté sa fille et ayant acquis la certitude qu'elle n'aimait point le haut seigneur, il la lui refusa.

L'amoureux éconduit était le comte d'Arnim, en ce temps-là dans toute la splendeur de la jeunesse, dans toute la puissance d'une situation exceptionnelle.

M. de la Rochelambert revint en France. Sa fille ne revit plus l'infortuné soupirant, et l'on s'oublia. S'oublia-t-on ? Ou plutôt, le comte d'Arnim oublia- t-il son rêve éphémère ? Si l'on en croit les médisants, il demeura fidèle à celle qu'il avait vainement désirée, et dans la douceur d'une existence familiale même, car il se maria et eut, lui aussi, une fille charmante, il ne cessa de songer à elle.

Mlle de la Rochelambert elle-même devint épouse, puis mère, et il est probable que, dans la succession des années, elle ne se fût jamais retrouvée en présence de son ancien amoureux, si les événements dramatiques de 1870 et de 1871 n'étaient survenus et ne s'étaient, pour elle comme pour lui, faits malins.

Lorsque l'Assemblée nationale nomma M. Thiers chef du pouvoir exécutif, avec mission de débattre le traité qui devait mettre fin aux hostilités entre la France et l'Allemagne, le très rusé homme d'Etat s'entoura aussitôt de quelques-uns de ses anciens collègues au Corps législatif, sous l'Empire, pour en faire ses ministres, et parmi eux se trouva M. Pouyer-Quertier, qu'il chargea de la direction et de la réorganisation du département des finances.

Avant d'avoir en face de lui M. d'Arnim, M. Pouyer-Quertier dut connaître M. de Bismarck. Le Normand et le Teuton se mesurèrent ; le renard et le dogue se firent des politesses.

L'anecdote qui veut que M. de Bismarck ait tenté de griser M. Pouyer-Quertier, dans un dîner en tête-à-tête, pour mieux le duper, est trop sue pour que je la reproduise ici. Mais j'en sais une autre qui est inédite et que les lecteurs ne seront sans doute pas fâchés d'entendre. Je vais la leur conter, avant de reprendre la suite et d'écrire l'épilogue du roman dont j'ai parlé.

Par une coïncidence singulière et favorable, dans la situation qui lui était faite, M. Pouyer-Quertier se trouvait avoir de très anciennes relations avec la famille de la Rochelambert et par conséquent avec la fille de l'ex-ministre de France à Berlin, devenue, depuis l'idylle ébauchée et manquée, comtesse de V...

Cette amitié lui facilitait, chaque jour, sa tâche dans ses rapports avec les chefs du gouvernement allemand.

D'autre part, l'une de ses filles avait épousé le comte de Lambertye, possesseur de terres assez vastes en Alsace, aux environs de Belfort. Ce détail devait avoir son importance, lorsqu'il s'agit de déterminer, de concert avec M. de Bismarck, la délimitation des nouvelles frontières.

M. de Bismarck voulait absolument s'emparer, sinon de Belfort même, au moins d'une partie des territoires qui l'environnaient. Après avoir lutté contre ses prétentions, M. Pouyer-Quertier désespérait de fléchir le chancelier et voyait, avec chagrin, venir l'instant où il lui faudrait s'avouer vaincu, lorsqu'il eut une inspiration soudaine.

Prenant de l'encre, comme s'il se disposait à apposer sa signature au bas du traité fatal, il eut une hésitation encore, réfléchit, puis, jetant avec violence sa plume sur la table, il se tourna vers M. de Bismarck et lui dit résolument :

— Signera qui voudra ce traité, mon prince, mais je vous déclare que ce ne sera pas moi.

M. de Bismarck eut un geste de surprise et de déplaisir :

— Pourquoi ? fit-il. Vous vous apprêtiez à ratifier mes conditions.

— C'est vrai, reprit le Normand. Mais je ne songeais pas qu'en les acceptant, je vous livrais non seulement des français, mais encore des êtres qui me sont, sinon plus chers, du moins plus intimement proches.

— Expliquez-vous.

— C'est fort simple. Mon gendre, M. le comte de Lambertye, est le propriétaire de la presque totalité des territoires qui entourent Belfort — notre ambassadeur mentait un peu pour le besoin de sa cause —, et jamais mon nom ne figurera au bas d'un acte qui lui enlèverait sa nationalité et qui me le rendrait étranger.

Et se levant, il ajouta :

— Pardonnez à mes sentiments, non plus de simple français, mon prince, mais de père, et permettez que je me retire. Je rendrai compte, à mon gouvernement, du retard apporté dans nos négociations et le prierai d'accréditer, auprès de vous, un homme qui sera en mesure de se soumettre avec plus de liberté personnelle que moi.

Le prince de Bismarck, on peut le dire à la louange même de M. Pouyer-Quertier, aimait fort notre plénipotentiaire, et ses façons un peu cavalières, un peu exemptes de toute convention, ne lui déplaisaient pas.

Sans répondre aux paroles qui lui étaient adressées, il se leva, lui aussi, et se mit à marcher de long en large dans le salon. Puis, tout à coup, s'arrêtant devant son interlocuteur et le regardant bien en face :

— Vous ne voulez pas que votre gendre et vos petits-enfants soient Prussiens, mon cher ministre. C'est naturel, après tout. Eh bien, où sont-elles les propriétés de M. de Lambertye ? Désignez-les-moi, approximativement.

Et saisissant une carte d'état-major, il la déplia devant le ministre.

Celui-ci ne s'attendait guère, il l'a avoué depuis, à ce coup de théâtre. Mais il ne se troubla pas et, dans une belle assurance, ramassant un crayon rouge, il marqua d'un trait aussi étendu qu'il osa le faire, les territoires réels et imaginaires un peu, que possédait son gendre autour de Belfort. Puis il tendit la carte au prince.

M. de Bismarck l'examina longuement, trop longuement même, au gré de son adversaire ; enfin, la replaçant sur la table, il s'empara du projet de traité, y inscrivit l'article spécial qui laissait, à la France, Belfort et son territoire, et remettant à M. Pouyer-Quertier l'acte ainsi modifié, il lui dit, moitié railleur, moitié sérieux, ces simples mots :

— Là, êtes-vous content ?

L'émotion de notre ambassadeur fut profonde. Ce morceau de terre qu'il venait d'arracher aux exigences de nos ennemis était fort mince, en vérité, mais, en cette heure, il lui semblait qu'il fût immense comme le plus immense des empires. Les choses ont dans l'esprit et dans le cœur surtout, des hommes, les proportions des sentiments — afflictions ou joies — qui, directement, s'y rattachent.

Cette anecdote m'a été contée par M. Pouyer-Quertier lui-même. Elle intéressera, j'en suis sûr, ceux qui, là-bas, sur la frontière, liront ces pages, et qui apprendront ainsi comment ils doivent de n'être pas Allemands.

Je reviens à mon roman.

Quand Mme de V... apprit que M. Pouyer-Quertier allait avoir à régler le versement de l'indemnité do guerre due aux Allemands, de concert avec M. d'Arnim, nommé représentant de l'empereur Guillaume en France, elle se rendit auprès du vieil ami de sa famille, et lui tint à peu près ce langage :

— M. d'Arnim est, sous des apparences doucereuses et courtoises à l'excès, d'une obstination et d'un rigorisme extrêmes. Il a la haine du Français par-dessus tout, quoi qu'on en dise, et il sera implacable dans la mission qu'il a acceptée. Or, vous savez que, par mes anciennes relations avec la Cour de Prusse, je suis à même de connaître quelque peu les hommes et les choses d'outre-Rhin. Je sais mon d'Arnim par cœur. Voulez-vous que je vous l'amène à composition, que je vous serve en même temps que je servirai les intérêts du pays ? Si oui, laissez-moi faire, donnez-moi carte blanche presque. M. d'Arnim, naguère, a voulu m'épouser ; il y a des années et des années que nous ne nous sommes rencontrés, mais je sais qu'il ne m'a pas oubliée. Voulez-vous que je le revoie ? Je suis certaine que, de cette rencontre, naîtra, pour vous, quelque circonstance favorable qui facilitera votre tâche.

M. Pouyer-Quertier connaissait assez Mme de V... pour comprendre qu'elle ne parlait pas en vain.

— Mais, lui dit-il, où voulez-vous, où pouvez-vous voir M. d'Arnim ?

— Ici.

— Ici, au ministère ?

— Oui.

— Mais c'est impossible.

— Ce sera possible si vous autorisez cette entrevue.

— Et comment vous y prendrez-vous pour nous le concilier ?

— C'est mon secret, jusqu'à nouvel ordre, du moins.

— Votre secret ?

— Oui, mais un secret de polichinelle, que vous devinez certainement. De deux choses l'une : ou, comme on me l'a dit, M. d'Arnim ne m'a point oubliée, et alors je me charge de lui ; ou il m'a oubliée, et toute ma diplomatie échouera devant ses résolutions. Dans un cas comme dans l'autre, que risquez- vous à me mettre en sa présence pour la réussite de vos négociations, pour le bien du pays ?

— Soit, conclut M. Pouyer-Quertier, intrigué et gagné, aussi, par cette femme qui parlait avec tant d'autorité, avec tant de sens politique et intime à la fois ; faites donc comme il vous plaira. M. d'Arnim doit venir ici demain, vers deux heures. Soyez au ministère comme par hasard. Je le mets entre vos mains.

Le lendemain, un peu avant l'heure fixée, Mme de V... arrivait au ministère, et, après un entretien rapide avec M. Pouyer-Quertier, prenait position dans le vestibule même de l'hôtel, sur lequel donnait l'escalier conduisant au cabinet officiel.

Bientôt M. d'Arnim se présenta, et quand la comtesse le vit descendre de sa voiture et se diriger vers l'entrée des appartements, elle se plaça debout, bien droite, sur la première marche de l'escalier, comme si, venant d'une audience, elle allait sortir.

La première personne qui frappa les regards du diplomate fut donc cette femme.

Mme de V..., quoique n'étant plus très jeune, avait conservé ses traits d'autrefois, était encore fort belle, et par conséquent aisément reconnaissable pour qui l'avait connue dans tout l'éclat de son adolescence.

A son apparition, M. d'Arnim s'arrêta net, fit ensuite un pas en arrière, et comme devinant la cause qui avait amené là, devant lui, en cette heure décisive, cette femme, il murmura — la phrase est textuelle ;

— Je suis vaincu.

Puis, dans un trouble, dans une émotion à peine cachés, il s'avança vers elle, et leurs quatre mains. s'unirent.

Le comte d'Arnim allait être vaincu, en effet ; il avait dit vrai.

Mme de V... l'entraina, remonta avec lui quelques marches, et s'asseyant dans l'escalier même, le faisant asseoir auprès d'elle, elle lui parla rapidement, chaleureusement, en allemand.

Que lui dit-elle ? On peut le deviner. M. d'Arnim l'écouta sans l'interrompre, la tête baissée, la main toujours dans sa main, et quand elle se tut :

— Je vous obéirai, fit-il dans un effort ; et il répéta ces paroles : — Je vous obéirai.

Mme de V... se leva alors et lui rendit sa liberté. Mais au moment où il la quittait :

— Songez à votre promesse, lui dit-elle. Le ministre vous attend, et vous allez redevenir Allemand devant lui, trop Allemand même. Mais je serai dans une pièce, à côté de son cabinet, et j'entendrai toute votre conversation. Si vous me trompez, j'entrerai et vous rappellerai votre serment.

Et il en fut de cette aventure romanesque comme le déclarait, Mme de V... Pendant l'entretien qui eut lieu entre M. Pouyer-Quertier et M. d'Arnim, au sujet de la libération du territoire et des conditions relatives au versement des frais de guerre, elle se tint dans un salon proche du cabinet ministériel ; et lorsque la discussion semblait prendre, entre les deux hommes, une tournure défavorable, elle secouait la porte, qu'elle avait auparavant entr'ouverte, ramenant ainsi l'ambassadeur à la modération qu'elle lui avait imposée.

M. d'Arnim nous accorda des conditions moins dures que les instructions qu'il avait reçues de M. de Bismarck les avaient faites. Une histoire d'amour lointain nous valut, de sa part, une douceur relative, et le chancelier, mécontent, lui reprocha vivement les concessions qu'il nous octroya. Sut-il jamais le roman de son ambassadeur et son épilogue imprévu ? Quoi qu'il en fÙt, il ne pardonna point à son délégué de n'avoir pas exécuté ses ordres, d'avoir mis sa sentimentalité en opposition pratique avec ses rigoureuses et brutales résolutions.

Mme de V... garda, de cette heure un peu solennelle, une tendre reconnaissance pour l'homme qui non seulement ne l'avait pas oubliée, mais qui avait mêlé à son souvenir d'affection, une compassion volontaire ou inconsciente pour notre pays ; et lorsque M. d'Arnim tomba, sous les coups de la haine de son ancien chef, elle le plaignit.

L'histoire n'est-elle point curieuse et ne valait-elle pas la peine d'être contée ?

 

Ce livre renferme l'évocation de bien des êtres, de bien des choses qui tous et toutes sont loin. L'empereur Napoléon III est mort, le Prince Impérial, son fils, est allé le rejoindre tragiquement dans la tombe, et de cette société si brillante qui mit de la joie et de la folie dans son règne, il ne reste que quelques rares épaves.

L'Empereur, en exil, crut-il sincèrement à un retour de sa dynastie, en France ? Il fit, évidemment, tout ce qu'il était nécessaire de faire pour que ce retour eût lieu, pour que son fils, qu'il chérissait, le réhabilitât devant le peuple ; mais on n'oserait affirmer qu'il eût la certitude que son nom retrouverait de l'éclat dans un nouveau triomphe. L'Empereur, durant tout son règne fut un grand silencieux. Il demeura, sur la terre anglaise, le grand silencieux qu'il avait été, et nul ne saurait reproduire l'expression exacte de sa pensée.

Il vit, avant de s'éteindre, s'évanouir, avec sa légende, bien d'autres légendes ; il vit l'indifférence" et le scepticisme des peuples frapper les rois, et s'il était permis de lui prêter une philosophie conforme au rêve de toute sa vie — à son rêve humanitaire — il ne serait peut-être pas audacieux de dire qu'il ne regretta point trop son effacement et celui de sa race, devant l'affirmation du génie social des générations à venir.

Le règne de l'empereur Napoléon III eut des mécomptes cruels, mais il eut aussi — je l'ai démontré — quelque grandeur.

En dépit de l'origine de sa souveraineté, en dépit du Deux-Décembre, en dépit de la sottise de son entourage et des sanglantes hécatombes de 1870, l'empereur Napoléon III ne fut jamais haï du peuple, et dans le calme qui se fait, aujourd'hui, autour de sa mémoire, le sentiment d'affection que le peuple lui avait voué renaît et va vers le mausolée en lequel il repose, consolant et vrai.

La justice immanente des choses n'a rien d'une vaine théorie. Le peuple détient cette justice, entière, dans la plénitude de son jugement, dans la, sensibilité de son âme, et les colères étant apaisées, les hommes les plus iniquement condamnés, trouvent en lui leur refuge et leur relèvement.

Le peuple, qu'une douleur patriotique avait un instant exalté, jeta l'anathème sur l'empereur Napoléon III. Mais dans les années écoulées, dans sa force reconquise aussi, il a médité, et l'homme qu'il avait maudit lorsqu'on le lui avait présenté comme un monstre insouciant de ses souffrances a su, malheureux, faire éclore son émotion et ses regrets.

L'empereur Napoléon III lui est apparu tel qu'il était réellement : bon, secourable, inquiet de sa dure existence, sans cesse animé du désir d'améliorer son sort, et dans la générosité du souverain, il a entrevu comme le reflet de sa propre générosité.

On comprend que les haines et que les colères ne désarment jamais devant le souvenir d'un homme comme Napoléon Ier — dont le génie formidable et égoïste ne fut jamais secoué par la fièvre des humaines douleurs.

Ces haines et ces colères ne sauraient se dresser, éternellement, devant l'ombre d'un homme comme Napoléon III, si doux et si pitoyable aux humbles, et l'Histoire ne saurait les enregistrer, devant ses défaillances ou devant ses erreurs, même, comme l'expression immuable d'un verdict populaire.

Il y eut des heures anxieuses dans le règne de l'empereur Napoléon III. Mais l'heure en laquelle ce, livre est offert au public ne lui donne-t-elle pas comme une sorte d'actualité politique et philosophique — n'est-elle pas, aussi, une heure pleine de trouble et d'effroi ?

Si je cédais à un désir d'établir un rapprochement entre les temps impériaux et l'époque actuelle, il me serait aisé de discourir. Mais, laissant à d'autres les paroles stériles, je ne tenterai pas ce rapprochement.

Il y eut des joies malsaines, des égarements, des hontes ou des crimes, dans. les dix-huit années du règne de Napoléon III, soit ; mais l'Empereur fut étranger à ces choses ; mais l'Empereur demeura, en face d'elles, inattaquable, tristement songeur et comme sacrifié ; les inconséquences et les fautes de ceux qu'il favorisa, ou qui exploitèrent son infinie bonté, ne sauraient atteindre sa mémoire. Cette mémoire reste au-dessus des outrages et des condamnations, comme, en l'heure présente, la République s'élève au-dessus des chutes profondes, au-dessus  des déchéances de ceux qui, nés d'elle, l'ont mal aimée.

 

FIN DE L'OUVRAGE