En arrivant à Sedan, l'empereur Napoléon III avait établi sa résidence et son quartier-général à la sous-préfecture. Le 31 août au soir, la nouvelle du combat de Mouzon l'avait inquiété ; mais comme on lui avait donné l'assurance que les troupes se concentraient autour de Sedan et prenaient, avec ordre, leurs positions de bataille, dans l'attente d'une lutte dont on n'était plus séparé que par quelques heures, il s'était, en apparence, rassuré. Cependant, dans cette soirée du 31 août, il n'avait pas réussi à apaiser l'agitation qui s'était emparée de lui. Il allait et venait, fébrile, dans la pièce où il se tenait, demandant des détails sur les opérations de l'armée, s'informant de l'état matériel et moral des régiments ; puis, des silences longs et douloureux succédaient à ses paroles, une immobilité soudaine le fixait à sa place, et il s'égarait, dans une rêverie, n'en sortant que pour reprendre sa promenade et pour prononcer, par intervalles, des phrases courtes et tristes. Des généraux, des officiers d'ordonnance, des aides de camp étaient auprès de lui. L'Empereur, en partant, n'avait emmené avec lui aucun fonctionnaire de sa maison civile, et la légende qui le représente entouré de ses chambellans ordinaires est fausse. Deux de ses maréchaux-des-logis, faisant partie de sa maison militaire, l'avaient simplement accompagné, et avaient reçu, comme indemnité de campagne, une somme de dix mille francs chacun. Ces divers personnages se trouvaient avec lui, le soir du 31 août, et ne répondaient à ses discours, un peu incohérents, que par des monosyllabes. Il était tard, déjà, et l'on se disposait à prendre quelque repos, lorsque l'Empereur laissa tomber ces mots, comme dans un effort, comme dans une prophétique divination des choses qui allaient s'accomplir : — Nous ne sortirons jamais d'ici. Une idée fixe avait obsédé Napoléon III depuis les premières défaites de son armée ; il avait exprimé, en diverses fois, le désir d'ordonner résolument la retraite et de rabattre les soldats qui lui restaient, sur Paris, mettant ainsi de l'espace entre l'armée française et l'armée prussienne, et créant à ses généraux la possibilité d'un retour offensif. Lorsque le Maréchal de Mac-Mahon avait reformé, au camp de Châlons, ses régiments décimés, et y avait ajouté de nouvelles et jeunes recrues, l'Empereur avait élevé la voix en faveur d'une marche en arrière sur Paris. Mais le ministère, influencé par l'impératrice Eugénie, l'avait supplié de ne pas donner suite à ce projet ; M. Rouher lui-même s'était rendu auprès de lui pour lui démontrer que, seul, un mouvement vers l'Est pouvait sauver le pays, et l'infortuné souverain, dépossédé alors de son commandement, n'avait pas cru devoir assumer la responsabilité d'un ordre qu'on eût été en droit de discuter, d'ailleurs. Il n'avait réclamé qu'une satisfaction : demeurer au milieu des soldats dont il avait été le chef, pour se réjouir de leur victoire s'ils étaient vainqueurs, pour souffrir avec eux s'ils étaient écrasés. Cette satisfaction lui ayant été accordée — ce mot, hélas, est trop à sa place ici — il se trouvait, à Sedan, épouvanté par le cauchemar d'un drame qu'il pressentait effroyable. — Nous ne sortirons jamais d'ici. Le regret qu'il avait eu de ne pouvoir éloigner l'armée de la frontière, du théâtre de ses revers, passait alors dans la pensée de l'Empereur, et cette phrase répondait à ce regret. Comme aucun de ceux qui entouraient Napoléon III ne la releva, il la laissa sans commentaire, sans explication, et s'étant disposé à se retirer dans sa chambre, il salua ses officiers des mêmes paroles qu'il employait naguère, aux Tuileries, devant ses familiers : — A demain, messieurs. Seul, l'Empereur reprit ses allées et ses venues, marchant, de long en large, dans la chambre qu'il occupait, et il se laissa, fatigué, tomber sur un siège. Puis, énervé, il se déshabilla et se coucha. Mais il ne dormit pas et ceux qui étaient de garde à sa porte, l'entendirent ou se plaindre, car il éprouvait alors d'atroces douleurs dans les reins, ou murmurer des paroles indistinctes, ou se jeter hors de son lit. Vers trois heures et demie du matin, l'Empereur, renonçant à tout repos, fut debout définitivement, procéda à une toilette rapide, fit appeler M. le capitaine Fiéron, des Cent-Gardes, qui ne le quitta plus, s'habilla et se cira les moustaches, selon sa coutume. Dans la journée du 31 août, un engagement avait eu lieu déjà, avec les Bavarois, du côté de Bazeilles. Ce fut encore de ce côté que la bataille de Sedan commença. L'Empereur venait à peine d'achever de se vêtir, et il était alors quatre heures environ, lorsqu'un bruit de fusillade le fit tressaillir. Il s'informa, et on lui apprit que Bazeilles était de nouveau attaqué parles Bavarois, auxquels tenait tête la division d'infanterie de marine du général de Vassoignes, que devait soutenir le 12e Corps commandé par M. le général Lebrun. L'Empereur parut satisfait de la réponse qui était faite à sa question, et après avoir ordonné d'assembler les officiers préposés à son service, il sortit avec eux de la sous-préfecture, en disant : — A cheval, messieurs. Ceux qui le virent, alors, remarquèrent la difficulté qu'il eut il se mettre en selle et l'expression d'horrible souffrance qui se peignit sur son visage, quand il enfourcha sa monture. Mais ce ne fut là, de sa part, qu'une seconde fugitive de faiblesse, et les rênes en main, il reparut devant tous, quoique profondément soucieux, dans toute sa grâce d'habile écuyer, dans tout le prestige de sa dignité. Un épais brouillard couvrait la ville de Sedan ainsi que ses environs, dans cette matinée du 1er septembre 1870, et ce fut dans une brume intense que l'Empereur et ses officiers s'éloignèrent de la sous- préfecture, pour se rendre sur le champ de bataille. A mesure qu'ils avançaient, se dirigeant vers Bazeilles, la fusillade grandissait, s'étendait, et les formidables détonations de l'artillerie se mêlaient à son crépitement, ainsi qu'à des clameurs lointaines 'que l'écho répétait et que les flocons ondulants du brouillard, semblaient se renvoyer les uns aux autres. L'Empereur et son escorte marchaient dans cet inconnu, silencieux et mornes. Cependant, le soleil ayant dissipé bientôt les vapeurs, ils purent se rendre compte de l'action. La bataille, de Bazeilles où elle avait pris naissance, remontait lentement vers le nord, contournant Sedan et gagnant le plateau de la Moncelle ainsi que le Fond de Givonne. L'artillerie allemande lançait des trombes de fer sur les lignes françaises qui, intrépides, combattaient et décimaient les rangs ennemis trop rapprochés. Mais il eût fallu, pour que l'infanterie du 12e Corps qui se trouvait être très engagé, déterminât un résultat efficace, que notre artillerie la secourût. Malheureusement nos pièces, mises en batterie et répondant au feu des Allemands, amenèrent une constatation désastreuse : leur portée était insuffisante et les projectiles n'arrivaient point au but indiqué. Il était alors six heures et demie, et le Maréchal de Mac-Mahon qui commandait en chef et qui était allé reconnaître les positions des troupes, fut atteint près de Bazeilles, par un éclat d'obus ; grièvement blessé, il tomba de cheval et l'on dut le transporter à Sedan. Il transmit son autorité au général Ducrot. A demi-chemin, entre Sedan et Bazeilles, l'Empereur rencontra le lugubre cortège chargé d'emporter le Maréchal loin du champ de bataille. Il s'arrêta, se pencha sur le blessé, lui adressa quelques paroles affectueuses et continua sa route. Ayant à ses côtés le général Pajol, le général de Courson, le capitaine Guzman, le capitaine d'Heudencourt, le capitaine Fiéron, son aide de camp Ney de la Moskowa, le capitaine de Trecesson et divers autres officiers dont les noms m'échappent, il piqua droit, alors, sur Bazeilles, où le duel entre l'infanterie de marine, le 12e Corps du général Lebrun et les Bavarois, était dans toute sa fureur. Mais il tourna bride et, dans une résolution soudaine, prit pour objectif le Fond de Givonne où la lutte était également effroyable. Lorsque l'Empereur, en effet, atteignit le but qu'il s'était assigné, des avalanches de mitraille balayaient le Fond de Givonne et, selon l'expression d'un témoin échappé à ce drame, les chevaux que montaient le souverain et ses officiers, dans un instinct du danger auquel ils étaient exposés, avaient comme des tremblements, comme des balancements qui nécessitaient qu'on les tînt énergiquement en main. Cependant, du côté de Bazeilles, l'armée française semblait avoir l'avantage et l'Empereur observait cette attitude avec joie. Mais, tout à coup, un mouvement de retraite vint l'inquiéter. Il envoya aussitôt l'un de ses officiers, M. le capitaine Guzman, demander au général Ducrot une explication, et celui-ci lui ayant fait connaître les nouvelles dispositions qu'il avait ordonnées, dispositions qui, en' effet, tendaient à reporter l'armée sur Illy, tout au nord de Sedan, afin d'éviter un enveloppement prévu dès la veille, il reçut silencieusement, sans une observation, sans une approbation, comme sans une objection, le message qui lui était adressé. Toutefois, un incident imprévu devait rejeter le malheureux souverain dans toutes ses angoisses. Vers dix heures, en effet, le mouvement de retraite commencé et accompli avec ordre, par le général Ducrot, s'arrêta. Les troupes revinrent sur leurs pas et semblèrent vouloir reprendre une offensive qu'elles avaient abandonnée. Cet incident avait une cause étrangère à tous les calculs. M. le général de Wimpffen, muni d'une lettre du ministre de la Guerre, venait de déposséder de son commandement M. le général Ducrot, et traçait à l'armée un plan de bataille entièrement contraire à celui que, jusqu'alors, elle avait suivi. M. le général de Wimpffen, confiant dans son désir de jeter les Allemands à la Meuse, s'imposait à tous ; sans calculer les conséquences du désarroi qu'un changement de tactique allait porter dans les troupes, il s'emparait du pouvoir suprême et soumettait violemment les régiments à sa volonté. L'Empereur qui, depuis plus d'une heure, était demeuré exposé au feu de l'artillerie ennemie, à Givonne, comprit sans doute toute la gravité de la situation qui était faite à l'armée. Mais il ignora alors, et ce fut un malheur peut-être, la discussion ou plutôt la dispute qui s'était élevée entre les généraux Ducrot et de Wimpffen, au sujet du commandement à exercer en cette heure décisive. Ce ne fut qu'à Sedan, après la bataille, qu'il apprit la rivalité de ces deux hommes et qu'il en put analyser les résultats. Qui sait ? Mis au courant des revendications irascibles du général de Wimpffen et de la douleur patriotique du général Ducrot, il fût peut-être sorti de son rôle de simple spectateur ; il eût peut-être mis son épée en travers de cette rivalité criminelle et ressaisissant l'autorité qu'on lui avait dérobée, il eût peut-être donné, à cette journée de Sedan qui ne pouvait être une journée de triomphe, malgré tout, une conclusion moins cruelle. Durant le temps qu'il était resté à Givonne, en face des batteries allemandes qui crachaient à toute volée leur mitraille, l'Empereur avait vu tomber autour de lui, frappés mortellement, plusieurs hommes de son escorte ainsi que quelques-uns de ses officiers. Quelques instants avant que le général Ducrot cédât le commandement au général de Wimpffen, M. le capitaine d'Heudencourt, à qui le souverain dictait un message, fut atteint par un obus et roula à terre, tué raide. Des chevaux, également, avaient été abattus, près de lui, éventrés, et devant chaque homme qui mourait, devant chaque bête qui s'affaissait, l'Empereur tournait douloureusement la tête, leur accordait un regard désespérément triste et reprenait son attitude d'observateur. Quittant, enfin, le Fond de Givonne, il s'était de nouveau dirigé vers Bazeilles, en faisant une halte sur le plateau de la Moncelle, terriblement couvert d'obus aussi. Pendant le mouvement de retraite ordonné par le général Ducrot, les Allemands, en effet, s'étaient avancés, et ils occupaient Bazeilles que nos troupes s'efforçaient de reconquérir. L'Empereur demeura encore longtemps sur le plateau de la Moncelle. M. le général de Courson et M. le capitaine de Trécesson reçurent, près de lui, des blessures, et impassible, suivi de son escorte que tant d'intrépidité calme faisait admirativement muette, il descendit jusqu'à Bazeilles, dont il parcourut la ligne d'action. Tournant, enfin, le dos à la mêlée, il remonta vers Sedan. Il était alors onze heures et demie environ et la présence de l'empereur Napoléon III, sur le champ de bataille, avait duré cinq longues heures. Pendant tout ce temps il fut presque silencieux, inspectant avec sa jumelle les divers points du combat et souffrant horriblement du mal qui devait l'emporter, souffrant si épouvantablement qu'il se tenait des deux mains, ainsi que je l'ai dit, dans l'Impératrice Eugénie, au chapitre, Après Sedan, au pommeau de sa selle, et qu'il refusa de descendre de cheval, sur les sollicitations qui lui furent faites, dans la crainte de ne pouvoir remonter sur sa bête. Lorsque l'Empereur rentra dans Sedan, en se frayant difficilement un passage au travers des milliers de soldats qui, chassés du champ de bataille, cherchaient un refuge dans la ville, il était une heure de l'après-midi environ et la journée était perdue pour les armes françaises. Un soleil éclatant, succédant aux brumes du matin, éclairait les derniers efforts de l'armée et semblait mettre comme une lumière ironique sur notre deuil. Après une campagne de quelques semaines, foudroyante dans sa marche et dans ses résultats néfastes, nos régiments désorganisés, démoralisés par une suite d'engagements meurtriers et stériles, s'en venaient mourir sous Sedan, la vieille cité frontière, dont les fortifications, mal préparées pour une défense, ne leur présentaient qu'un abri trompeur. Devant la ville, ils soutenaient le choc des Allemands qui, de minute en minute, resserraient autour d'eux leur formidable artillerie. La plupart résistaient encore, mais des symptômes de déroute se manifestaient dans les rangs et déjà des bataillons entiers, dans la désespérance de ne pouvoir vaincre, dans l'effroi du massacre qui s'annonçait, abandonnaient le terrain et gagnaient la ville. Des paquets de cadavres, des armes, des bêtes — chevaux et bétail — éventrées ou errant affolées, des arbres, des caissons, des chariots, des écroulements de murailles, couvraient le sol, se mêlant aux combattants, se succédant comme les vagues d'une mer sanglante et envahissante. Et le soleil dorait ces choses, alliant l'irradiation de ses rayons à la pourpre humide, âcre et gluante qui fécondait la terre et coulait des plaies béantes, qui s'en allait, avec de la vie et avec de l'âme, des corps qui, par milliers, s'allongeaient sur la poussière. Le disque énorme planait là-haut, enveloppant de teintes de feu cette rouge après-midi de septembre, transperçant la fumée épaisse de la poudre, projetant sur son opacité des fusées colorées, y mettant un coup de lumière pareil à la lueur qu'envoient, la nuit, sur les passants et dans la buée des villes, les bocaux carminés des officines pharmaceutiques. Les troupes françaises avaient tenté un suprême effort pour repousser les lignes tournantes des Allemands. On avait chargé, la mêlée avait été terrible et partout, autour de Sedan, ç'avait été la tuerie, l'humaine tuerie si pleine, toujours, de démences, de râles et d'effrois, sinistre avant-coureuse des grands silences, des grands repos et des grands recueillements. Ce fut le regard plein de cette vision monstrueuse, que l'Empereur rentra donc dans Sedan et reprit le chemin de la sous-préfecture. Comme il approchait de la poterne, M. Ney de la Moskowa, qui le suivait de près, fut encore blessé au bras par un éclat d'obus. La ville présentait, alors, un spectacle inouï et qui formait un cruel pendant avec celui du champ de bataille. Les rues et les carrefours étaient pleins de soldats de toutes armes, au milieu desquels s'entassaient des meubles, des objets de toute sorte, au milieu desquels, sans souci des écrasements, passaient avec des jurons, avec des bruits de tonnerre, des caissons d'artillerie, des chariots, des canons, des attelages dépareillés piquant, sans conducteurs, droit devant eux, dans un galop fulgurant. Des projectiles commençaient à tomber dans la ville et, en éclatant, semaient un indescriptible effroi dans cet amas d'êtres et de choses. Les habitants s'étaient réfugiés dans les caves, et les soldats, furieux, ivres de poudre et de sang, traitaient la cité en place conquise. Ils entraient dans les maisons, brisaient les mobiliers, se mettaient à la recherche de victuaille et de vin et ne sortaient qu'en titubant, ayant dans les yeux la fixité du crime. Des cris : Trahison ! trahison ! retentissaient dans les ruelles. L'horreur du sauve-qui-peut s'emparait des cerveaux, et l'on sentait que toute l'abomination des assauts et des pillages, planait sur la ville. L'Empereur vit cette épouvante et il résolut de la conjurer. Revenu à la sous-préfecture, il se rendit, entouré des officiers qui lui restaient, dans le salon qui lui avait été destiné et qui lui servait de cabinet. A peine entré dans cette pièce, il s'appuya, d'une main, sur le bord d'une table, s'affaissa sur un siège, et eut un murmure profondément douloureux : — Oh, c'en est trop, c'en est trop ! Pourquoi n'ai-je point été tué là-bas ? Puis il se tut, laissa tomber son front dans sa main droite, et eut comme des soupirs, comme des mouvements convulsifs. Ceux qui le virent, alors, crurent qu'il pleurait, et très émus devant cet homme qui ne connaissait guère les larmes, respectèrent sa peine. Cependant, autour de Sedan, la bataille continuait, et les grondements de l'artillerie qui ressemblaient, maintenant, à un roulement continu de milliers de tombereaux roulant sur des pavés, indiquaient que les Allemands rapprochaient davantage et mathématiquement leurs lignes. A chaque montée nouvelle et plus intense des détonations, l'Empereur relevait la tête, tendait l'oreille, avait comme des tressaillements, comme des crispations nerveuses 'qui contractaient son visage, et ses doigts allaient et venaient sur la table qui les soutenait, dans l'agitation particulière aux agonisants. Il était deux heures. Soudain une explosion effroyable ébranla l'air ; l'artillerie allemande achevait de se concentrer autour de la ville et faisait feu, de toutes ses pièces, sur les débris de l'armée française. L'Empereur, alors, se dressa, très pâle, et dit : — Oh, messieurs, quel malheur, quel malheur ! Cela ne finira donc pas ? Puis il retomba sur sa chaise, lamentablement brisé, les mèches grises de ses cheveux dépeignés s'embroussaillant sur les tempes. Depuis l'heure où il était sorti de Sedan pour se rendre sur le champ de bataille, l'Empereur n'avait point mangé. Sur l'ordre d'un officier, on lui apporta alors un plateau sur lequel étaient des sandwichs, quelques gâteaux et du vin de Madère. M. le général de Wimpffen qui rend, d'ailleurs, hommage à la bravoure de Napoléon III en cette journée, raconte que l'infortuné souverain, de retour à Sedan, déjeuna copieusement, tandis que ceux qui étaient restés sur le lieu de l'action, tandis que les généraux qui maintenaient leurs troupes en face des Allemands, ne purent se procurer que quelques carottes crues pour apaiser leur faim. M. le général de Wimpffen ne se trouvait pas, alors, auprès de l'Empereur, et j'écris ce récit sous la dictée d'un homme qui ne le quitta point. Or, j'affirme que Napoléon III repoussa le plateau qu'on lui présentait et ne toucha à aucun des aliments qu'il supportait. Il regarda ces aliments, comme absorbé, comme courbé sous une pensée lourde et obsédante, et il ne se versa qu'un peu d'eau qu'il avala, dans une avidité fiévreuse. Cependant, les détonations de l'artillerie, en ne s'interrompant pas, semblaient accroître les souffrances morales de l'Empereur. Il vint un moment où il ne lui fut plus possible de les supporter. Il se leva subitement, ayant, en apparence, recouvré toute son énergie, et il dit : — Il faut que cela finisse, messieurs, il le faut ! Pourquoi tant de sang et tant de morts, désormais ? Il était près de trois heures. L'Empereur fit appeler l'un de ses officiers d'ordonnance et lui commanda de se rendre à la citadelle pour y faire arborer le drapeau blanc. Cet ordre ayant été exécuté et la bataille ne cessant pas, l'Empereur ne put réprimer, à diverses reprises, des mouvements d'inquiète impatience. Puis, il eut un murmure répété : — Mon Dieu, mon Dieu ! Il ne put, bientôt, tenir en place, et comme pour la dixième fois peut-être, il demandait à son entourage le motif inexplicable de la continuation du feu, après le hissement du drapeau blanc, le général Lebrun entra dans son cabinet. Le souverain, vivement, alla à lui et lui parla : — Comment se fait-il, mon cher général, que la lutte se continue ? Il y a plus d'une heure que j'ai fait déployer le drapeau blanc sur la citadelle, pour mettre fin à ce combat inutile. Et il ajouta : — Il y a trop de sang versé : je ne veux pas qu'on en répande davantage. Je désire un armistice. Le général Lebrun fournit, alors, à Napoléon III, l'explication qu'il implorait de ses officiers, un instant avant son arrivée. Il lui fit connaître que, selon les lois de la guerre, l'apparition du drapeau blanc n'entraîne pas la cessation du feu et que, pour obtenir de l'ennemi un armistice, il est nécessaire que le général en chef de l'armée vaincue, dépêche, auprès du général en chef de l'armée victorieuse, un parlementaire porteur d'une demande écrite de suspension d'armes. — Eh bien, dit l'Empereur, retournez, mon cher général, auprès de M. de Wimpffen, et priez-le de faire ce qui est exigé par les lois, pour la réalisation de mon désir. Le général Lebrun fit ce que Napoléon III souhaitait. Il parvint à rejoindre le général de Wimpffen et lui transmit les paroles du souverain. Mais M. de Wimpffen s'emporta, déclara qu'il n'arrêterait en aucune façon le combat, qu'il ne voulait point d'un armistice, et la lutte ne fut pas suspendue. Des heures cruelles s'écoulèrent encore et ce fut dans une anxiété affreuse que l'Empereur attendit le résultat du message qu'il avait envoyé au général de Wimpffen. La place de Sedan devenait, en effet, intenable. Le feu, loin de s'apaiser, redoublait, et de nombreux obus s'abattaient dans la ville, blessant et tuant les malheureux qui s'y étaient entassés. Les ambulances mêmes n'étaient pas épargnées, et des incendies, sinistres, éclataient sur divers points de la cité. Enfin, vers huit heures, le général de Wimpffen se présenta devant l'Empereur. Il refusa tout d'abord, offrant sa démission de commandant en chef, de régler la question non plus d'armistice, mais de capitulation ; devant l'attitude de ses collègues, il dut, cependant, se charger de la terrible mission qui lui incombait. Il se rendit au quartier-général prussien et la bataille cessa. Mais tout était perdu ; et l'empereur Napoléon III, désormais, était sans couronne et sans épée. Dans le soir, alors, où flottaient tant de pauvres âmes, où dormaient, pour jamais, tant de pauvres corps mutilés, l'on vit et l'on entendit des choses extraordinaires. On vit une armée — l'armée allemande — tout entière debout, se dresser vers le ciel où brillaient des étoiles, et offrir à Dieu sa victoire. On entendit cette armée clamer, en des cantiques, par' les milliers de bouches de ses soldats, sous le regard des chefs et des pasteurs, son allégresse. Et dans la nuit, à la lueur tremblotante et fumeuse des bivouacs, ce fut un spectacle émouvant et grandiose, on ne saurait le méconnaître, que celui de ces bandes d'hommes au poil roux, saignants et déchirés, qui affirmaient en des cris doux, après les hurlements barbares de la journée, leur foi de brutes bonnes ou mauvaises, selon que le destin les jette, irresponsables et inconscients, vers le bien ou vers le mal. |