LE SECRET D'UN EMPIRE : L'EMPEREUR (NAPOLÉON III)

 

X. — LA DÉCLARATION DE GUERRE.

 

 

Une confession de M. le prince de Bismarck a instruit le public sur la déclaration de guerre, en 1870, et des opinions diverses ont été formulées en ce qui concerne, principalement, les auteurs de cette guerre, ainsi que les responsabilités qu'elle entraîna.

Il serait long de reprendre ces opinions, de les analyser, de les approuver ou de les combattre. J'en relèverai une, cependant, parce qu'elle m'a paru être exprimée avec plus de précision, avec plus de violence que toutes les autres.

Sans s'arrêter à des détails, à des faits qui ont, pourtant, leur extrême importance, d'aucuns n'hésitent pas à affirmer que les résultats malheureux de la guerre de 1870 sont dus aux hommes du parti libéral d'alors, et l'on n'est point éloigné de prétendre que cette guerre doit leur être imputée, dans sa genèse même.

Or, rien n'est plus inexact, et si le lecteur veut bien me permettre de le renseigner, dans cette question, je n'aurai pas de peine à lui faire connaître comment se fit la guerre de 1870.

Tout d'abord, une question grave se pose ici : la Prusse, en 1870, chercha-t-elle réellement querelle à la France, et la candidature du prince Léopold de Hohenzollern, au trône d'Espagne, fut-elle mise en avant dans le but de nous mécontenter et de nous amener à une rupture ?

Il faut être net. Non, en 1870, dans la question Hohenzollern, pas plus qu'avant, dans la question du Luxembourg, la Prusse ne tenta systématiquement, et dans la conception d'un dessein réfléchi, d'exciter notre ardeur belliqueuse ou nos susceptibilités.

Nous nous sommes trompés, sans cesse, sur les sentiments de l'Europe à notre égard, sous le Second Empire, dans les dernières heures du règne impérial surtout.

Séduite par la direction que Napoléon III donna à sa politique extérieure, l'opinion publique se tint constamment en méfiance devant la Prusse. Cependant, il est à remarquer que la Prusse, intéressée par le rêve humanitaire de l'Empereur— par le rêve des nationalités — ne se contenta point de tirer bénéfice des souhaits un peu nuageux de celui qui régnait aux Tuileries, mais moins égoïste, moins hypocrite ou plus pratique que certains Etats voisins, lui proposa, non sans insistance, une alliance. La conduite de M. de Goltz, ambassadeur de Prusse en France, est pleine de ces sentiments ; la visite de M. de Bismarck à Biarritz les confirme, et ce n'est que sur le refus répété de Napoléon III de mêler son nom à une politique de conquête — c'est ainsi qu'on dénommait, alors, dans les chancelleries, la politique de la Prusse, que le cabinet de Berlin abandonna son projet et forma d'autres espoirs. La Prusse, quoique certainement froissée de l'attitude presque dédaigneuse du cabinet de Paris, ne désirait point, à proprement parler, une guerre prochaine avec la France, en 1870, lorsque surgit un incident qui prit rapidement l'importance d'un casus belli, elle ne se croyait point, en vérité, aussi près d'une lutte avec nous, et cet incident la surprit, autant qu'il put nous surprendre.

En somme, la Prusse, sous le Second Empire, fut plus sincère dans ses rapports avec la France, tout en se préparant à tenir campagne contre nous, tout en prévoyant les difficultés d'une politique internationale mal équilibrée et aventureuse, que l'Autriche et l'Italie, sur lesquelles non seulement le peuple, mais la Cour des Tuileries tout entière, s'étaient habitués à compter. Et M. de Goltz murmurant : — L'Europe est vieille, trop vieille ; elle s'affaisse et meurt, faute de sève. Sa carte est à refaire, et ceux qui la remanieront sont nés. Dites cela à l'Empereur ; il comprendra peut-être qu'il est temps, encore, de s'entendre et que les destinées des peuples peuvent s'accomplir sans troubles et sans danger pour le repos du monde, — M. de Goltz, dis-je, en parlant ainsi, était plus préoccupé de concilier les intérêts de son pays et ceux du nôtre, que l'Autriche et l'Italie qui provoquèrent tant d'enthousiasme dans la personne de leurs représentants, MM. de Metternich et Nigra, ces deux cruels et dissimulés ennemis de la France, que le seul souci de notre abaissement, dans un sentiment différent, tenait éveillés.

 

Devant l'importance qu'avaient prise, soudain, en 1869 et en 1870, les libéraux, devant la pensée non cachée, désormais, de l'Empereur, de réformer sa politique intérieure et d'en confier la direction à M. Emile Ollivier, il s'était formé, à la Cour et dans les Chambres, un groupe d'hommes très dévoués à l'Empire, mais hostiles à l'état de choses nouveau, qu'on appela le Parti de l'Impératrice, parce que ses chefs recevaient leurs inspirations directement de la souveraine.

A la tête de ces hommes, parmi lesquels on comptait des députés, des sénateurs, des chambellans et de simples familiers du château, se trouvaient M. Rouher et M. Chevreau ; et tous leurs efforts devaient tendre à empêcher l'Empereur de donner suite à ses projets de libéralisme.

On a dit que le plébiscite de 1870 fut entrepris dans le but, dès longtemps visé, d'amener une guerre qui rendrait à l'Empereur toute l'autorité des premiers temps de son règne.

On a dit, également, que le ministère du Deux- Janvier inventa le plébiscite pour se parer, à l'ombre du nom impérial acclamé, d'un prestige qui lui permît de se lancer en des aventures belliqueuses destinées à consolider son pouvoir chancelant, sa politique peu comprise encore des masses populaires.

Ces deux assertions ne sont pas conformes à la vérité.

Après le plébiscite, ni le monde politique, ni la Cour, soumise à la tyrannie de l'Impératrice, ne conçurent le projet d'une guerre avec quelque nation que ce fût. L'incident qui détermina la campagne de 1870, naquit simplement de circonstances spontanées dans le mouvement desquelles était comme une fatalité. Mais après le plébiscite, il se passa à la Cour, dans l'entourage particulier de la souveraine, des faits qui méritent d'être relatés.

Un complot eut lieu, dans l'intention d'arracher Napoléon III aux idées qui le menaient, et il fut un moment question de renouveler, contre les hommes du Deux-Janvier, une sorte de coup d'Etat qui les mît dans l'impossibilité de continuer leur œuvre. Le plébiscite qui venait de consacrer, une fois de plus, le nom de Napoléon, eût servi d'appui à cette intrigue et, avec l'aide de quelques personnages résolus, on eût aisément étouffé les protestations. En un mot, violentant même la volonté de l'Empereur, on forma le projet, dans l'entourage de l'Impératrice, de s'emparer des ministres libéraux du Deux-Janvier et de les emprisonner, pour le temps, au moins nécessaire, au rétablissement d'un pouvoir absolu.

Quoique Napoléon fût, dès lors, très affaibli physiquement et moralement, lorsqu'on lui communiqua, avec précaution, ce plan d'une politique contraire a ses désirs, il se révolta, et, dans la sincérité de son libéralisme, dans la franchise de l'essai qu'il souhaitait de pratiquer, il déjoua les desseins de sa compagne et ceux de ses trop zélés amis.

Cependant, le Parti de l'Impératrice, battu dans cette circonstance, ne se découragea point et, dans une haine intense contre les conseillers libéraux de Napoléon III, il ne chercha plus qu'une occasion avouable et officielle de les obliger à quitter le pouvoir, de faire revivre, aux Tuileries, les belles heures de l'Empire autoritaire.

Lorsque l'incident Hohenzollern se produisit, les hommes de ce parti eurent un cri de joie et ils s'apprêtèrent à exploiter les événements, heureux d'atteindre, enfin, le but qu'ils poursuivaient avec tant d'acharnement.

L'Impératrice, et avec elle tout le clan de la Cour qui approuvait aveuglément son attitude, ses moindres paroles, se réjouirent de cet incident, s'y accrochèrent comme des naufragés à une bouée, et n'eurent plus qu'une pensée : profiter de la circonstance qui s'offrait, d'une façon si imprévue, pour reprendre leurs desseins anéantis, pour ressaisir leurs espérances déçues, pour échafauder la restauration d'un Empire autoritaire et pour amener l'Empereur lui-même à les seconder.

L'Impératrice fit aussitôt appeler M. Rouher qui se rendit auprès d'elle, accompagné de quelques personnalités du parti spécial alors en lutte ouverte avec les libéraux, et il fut convenu que l'on tiendrait presque régulièrement conseil, à côté du conseil officiel de l'Empereur.

Des conciliabules eurent lieu, en effet, entre la souveraine et ses fidèles, à partir de ce moment, et ce fut dans l'un d'eux que la fameuse question des garanties fut soulevée, fut inventée comme un obstacle suprême et décisif à tout arrangement avec la Prusse, à toute possibilité d'entente.

Lorsqu'en effet, M. Emile Ollivier qui avait réussi à calmer les esprits, qui avait reçu de la Prusse satisfaction, puisque le Roi approuvait le retrait de la candidature du prince Léopold de Hohenzollern, au trône d'Espagne, se présenta devant la Chambre, heureux de lui porter la bonne nouvelle, il y eut dans le Parti de l'Impératrice, de la stupeur, des découragements, des colères. Une fois encore, le pouvoir lui échappait et il fallait, à tout prix, que ce pouvoir revînt à lui. Or, une guerre lui assurait presque la possession de cette autorité. Il était nécessaire que cette guerre eût lieu et que le prétexte qui la déterminerait, demeurât au-dessus de toute argumentation susceptible de la retarder.

La question des garanties sauva cette situation d'une politique de palais. Cette question, portée du conseil des ministres à la tribune du Corps législatif, rendit au conflit qui s'était élevé, entre la France et la Prusse, toute son acuité et permit à M. de Bismarck de donner libre cours à sa haine contre nous.

Malheureusement, dans le cabinet même, l'Impératrice avait des fidèles, des partisans sinon de sa politique, du moins des admirateurs de l'extrême enthousiasme qu'elle manifestait alors, sous le couvert d'un sentiment patriotique. Malgré les efforts de M. Emile Ollivier, pour apaiser les cerveaux surexcités, malgré les sages avis de M. le duc de Gramont, mitigés cependant de son obéissance aux désirs de la souveraine, on déféra aux vœux qu'elle exprimait et, devant l'accusation de lâcheté formulée par les autoritaires, contre les libéraux qui s'opposaient à toute démarche nouvelle auprès du roi de Prusse, M. le comte Benedetti, ambassadeur à Berlin, reçut l'ordre de présenter des réclamations plus accentuées.

On sait ce qui arriva, alors. Le Roi qui se trouvait, a cette époque, à Ems, fut abordé par M. Benedetti durant sa promenade, et comme notre ambassadeur lui soumettait la question des garanties — pour une seconde fois — il lui témoigna quelque impatience, sans se départir, pourtant, avec lui, d'une correction et d'une courtoisie absolues[1].

M. de Bismarck entra alors en scène ; il falsifia la dépêche du prince Radziwill relatant les entretiens du Roi et de M. Benedetti, et la guerre devint inévitable.

 

J'ai parlé des conciliabules organisés par l'Impératrice et M. Rouher, en vue de faire échec à la politique pacifique de Napoléon III et de ses ministres. Parmi les hommes importants qui formaient ces conseils secrets, on ne peut oublier M. le duc de Persigny.

Quoique autoritaire, quoiqu'il eût tout libéralisme en horreur, seul contre tous, il faut le dire à son honneur, il ne voulut pas la guerre.

En 1866, alors que la Prusse se trouvait affaiblie, après Sadowa, il avait conseillé à l'Empereur de s'opposer à l'unification de l'Allemagne, à l'accroissement d'une puissance pouvant, dans l'avenir, devenir un danger pour la France. Mais, en 1870, il redoutait une campagne pour notre pays, et comme il était renseigné sur les sentiments de feinte affection que nous prodiguaient l'Autriche et l'Italie, il ne voyait pas, sans effroi, l'Empereur s'engager dans une lutte problématique et dont le résultat, sur la foi de documents intimes, de correspondances officielles même, n'était presque pas douteux.

S'étant aperçu que ses avis n'étaient pas écoutés, il avait renoncé à siéger davantage auprès de l'Impératrice et de M. Rouher, et il avait informé Napoléon III des faits bizarres et graves qui se passaient.

Mais l'Empereur, très souffrant, placé entre un scandale familial et l'exaltation du Parlement, exaltation qui avait gagné le pays tout entier — Paris principalement — n'avait prêté que peu d'importance aux révélations de M. de Persigny et s'était contenté de noter les phases du drame qui se jouait devant lui.

Cependant, jusqu'à la dernière heure, il s'opposa à toute déclaration de guerre et lorsque, après le prétendu incident de Ems, il fut obligé de constater que, désormais, un duel était inévitable entre la France et la Prusse, il s'inclina douloureusement devant le destin qui l'accablait.

On le voit, la guerre de 1870 a été voulue par l'Impératrice et par le parti qui, s'inspirant d'elle, portait son nom. Et elle a été voulue dans le dessein, très net, de détruire l'Empire libéral, de chasser du pouvoir les hommes qui aidaient Napoléon III dans la tâche qu'il avait sincèrement entreprise, dans le dessein, très net, de rétablir au profit de quelques ambitieux, de quelques courtisans, les heures d'an- tan, les heures de joie et d'absolutisme qui leur échappaient.

L'Empereur, malade, fut jeté impitoyablement dans la plus atroce aventure qui se puisse imaginer, et l'on ne peut dire que son état de santé était ignoré de sa compagne ou de la Cour, puisqu'il avait été décidé, en 1870, que l'on demeurerait à Saint-Cloud, que l'on abandonnerait tout autre déplacement, même celui de Fontainebleau, dans la crainte de fatiguer le souverain et d'augmenter ses souffrances.

On ne peut dire davantage que l'Impératrice ne désirait pas la guerre, dans le but que je viens de faire connaître, puisqu'elle-même, à Florence, avouait, après sa chute, au général Moceni, que cette guerre aurait pu, aurait dû sauver l'Empire et la Papauté.

En ce qui touche la Papauté, j'ai rapporté déjà comment l'Empereur, sollicité vivement par sa compagne de ne point délaisser Rome, repoussa les propositions de Victor-Emmanuel qui promettait une intervention armée, à la condition qu'on lui permettrait d'agir, à son gré, contre Pie IX.

Des intérêts politiques exigent peut-être qu'on détourne l'attention publique de ces faits. Mais l'Histoire a ses droits. Elle est au-dessus des compétitions, des convoitises et des haines. Elle enregistre les événements, dans toute la plénitude de sa sagesse et de sa justice, et nul ne saurait travestir les choses qui lui appartiennent, nul ne saurait les confisquer au profit de ses intérêts, au profit de ses affections même.

 

Donc, si les sentiments de M. de Bismarck n'étaient pas douteux à notre égard, en 1870, le Parti de l'Impératrice, par ses agissements, donna beau jeu à ces sentiments, rendit possible leur expression, leur mise en pratique, et fournit, en s'obstinant à voir dans la question Hohenzollern un outrage prémédité à la dignité de la France, un prétexte plausible à la Prusse pour se mesurer avec nous et pour en finir avec une situation politique très tendue, entre les cabinets de Paris et de Berlin, depuis que l'Empereur avait repoussé les avances de ce dernier.

En ce qui concerne la dépêche d'Ems, M. de Bismarck a dit tout ce qu'on pouvait dire à son sujet. On savait déjà qu'une dépêche avait été falsifiée ; mais, mal renseigné, le public accusait le ministère du Deux-Janvier de ce faux, de ce crime. Désormais, pour l'honneur des hommes qui eurent le pouvoir à cette époque, il n'y a plus à chercher où se trouve la vérité.

La dépêche d'Ems et l'aveu de M. de Bismarck, cependant, me paraissent devoir soulever une discussion grave et provoquer des questions que je m'étonne de n'avoir pas rencontrées dans la presse.

M. le prince Radziwill adressa à son chef, M. le comte de Bismarck, par ordre du Roi de Prusse, un télégramme relatant les entretiens que notre ambassadeur, M. le comte Benedetti, avait eus avec Guillaume 1er, et M. de Bismarck, considérant que ce télégramme mettait fin à un incident qui servait ses desseins, le travestit cyniquement, puis le communiqua, ainsi et faussement libellé, aux Etats européens.

Or, comment se fait-il que M. Benedetti, en présence de ce mensonge qui allait précipiter l'un sur l'autre deux peuples, qui allait placer devant son pays tous les dangers, laissa les ministres déclarer, aux Chambres, qu'il avait reçu un affront à Ems, ne démentit point, en hâte, les paroles de M. de Bismarck ? Comment se fait-il que M. Benedetti n'avisa point son ministre, le gouvernement, l'Empereur même, des faits qui se passaient, et ne cria pas très haut que rien n'était vrai dans la circulaire diplomatique de son adversaire, que le Roi de Prusse ne l'avait point insulté, et qu'il n'avait, lui-même, eu jamais l'occasion de blesser le Roi ?

Une telle déclaration eût été retentissante ; et si elle eût été un peu en dehors des mœurs de la carrière, elle eût sauvé la vie à plus de cinq cent mille hommes. Cette certitude valait peut-être un accroc à l'étiquette, aux usages de la diplomatie.

D'autre part, si M. Benedetti — contrairement aux affirmations de M. Emile Ollivier qui dit n'avoir point eu entre les mains le texte exact du télégramme — a avisé le gouvernement des choses qui le concernaient, comment se fait-il que les hommes qui, alors, parlaient à la France, n'aient point fait connaître aux Chambres, au peuple, à l'Europe, l'expédient abominable du comte de Bismarck ? Comment se fait-il, encore, que, si le gouvernement n'a point été informé par notre ambassadeur, il ne lui ait pas demandé des explications avant de déclarer la guerre ?

En vérité, on se perd en conjectures, ici, et l'on est effaré par tant de responsabilités, par tant d'inconscience, par tant de folies. En vérité, si M. de Bismarck, dans ses bavardages séniles, dans la rancune qui le dirige contre son jeune souverain, nous apparaît comme un homme amoindri, surfait, et non plus comme le génial meneur de peuples qu'on s'était habitué à redouter, il faut avouer que ses adversaires ont été bien au-dessous de leur tâche, bien imprévoyants, bien ignorants, pour s'être ainsi laissé jouer par lui.

Un homme seul — l'empereur Napoléon III — savait, je crois, à quoi s'en tenir sur les causes de la guerre, ainsi que sur ses résultats, sinon sur les mensonges qui la déterminèrent, puisqu'il écrivait au général Lepic au moment de son départ : — Qui sait si nous nous reverrons ? — et cet homme, seul, eût pu détourner de lui et du pays les malheurs qui naissaient. Mais, en 1870, l'empereur Napoléon III fut un mort qu'on jette à la mer et auquel l'équipage ne songe plus, à peine disparu.

 

J'ai écrit les pages qui précèdent, sur des notes qui m'ont été fournies par l'une des personnes qui approchaient le plus l'Empereur et l'Impératrice, en 1870. Je les ai écrites, également, après un entretien avec l'un des anciens membres du Conseil privé de Napoléon III, un peu mon parent par alliance, M. Charles A..., mort aujourd'hui, que je rencontrai, il y a quelques années, non seulement à la Chambre, où il siégeait en qualité de député, mais dans le salon de Mme la comtesse d'H... — nièce d'un général qui joua un rôle important en 1871, lors de la capitulation de Paris — et aussi chez l'une de mes tantes, Mme la comtesse D...

Les renseignements qui m'ont été ainsi offerts, sur la guerre de 1870, me paraissent péremptoires. Cependant, comme, dans la question qui fait l'objet de ce chapitre, on ne saurait trop s'entourer de documents, je vais faire connaître au lecteur une lettre qu'un ancien diplomate, M. le comte de V..., m'a envoyée, et qui montre cette question sous un aspect sinon absolument net, du moins fort intéressant.

M. le comte de V... semble être de ceux qui restent assurés que la guerre de 1870 ne fut entreprise que dans un intérêt dynastique et, comme à cette époque, une discussion sur l'abrogation des lois d'exil concernant les princes d'Orléans, avait eu lieu au Corps législatif, M. le comte de V... n'hésite pas, en s'appuyant, d'ailleurs, sur des indices fort acceptables, à croire que la société bonapartiste, que les habitués des Tuileries, affolés par l'hypothèse d'un retour des Princes, provoquèrent la guerre dans le but de rendre impossible ce retour, qui eût, sans contredit, dans l'état des esprits alors, fait naître un péril politique dont il serait puéril de contester la gravité.

Le récit de M. le comte de V... est curieux, et c'est pourquoi je le reproduis ici. Il me permettra, cependant, de penser que la puissance soudaine des libéraux qui entraient dans les conseils de l'Empereur, préoccupait beaucoup plus l'Impératrice et son parti que les revendications des princes d'Orléans. Il me permettra, également, de penser que, si une guerre pouvait être voulue, dans l'espérance qu'elle rendrait à l'Empire, à la faveur de nouvelles et éclatantes victoires, son autorité, son absolutisme d'antan, cette guerre ne pouvait être décidée sur la menace toute platonique, encore, d'une rivalité dynastique.

Quoi qu'il en soit, la lettre de M. le comte de V... mérite l'attention ; je la livre donc aux réflexions des historiens et du public, tout en lui préférant les notes et les renseignements qui ont servi à ma narration.

J'ai lu, m'écrit M. de V..., vos diverses publications sur l'intimité de la Cour des Tuileries et sur la fin du régime impérial.

J'ai été surpris que vous n'ayez pas été conduit à démêler les motifs secrets — les motifs vrais — qui ont lancé l'Empire dans la voie néfaste qui eut Sedan pour dernière étape.

Il vous eût suffi, pour cela, ce me semble, de lire le compte rendu de la séance du 2 juillet 1870, pendant laquelle a été discutée la demande d'abrogation d'exil relative aux princes d'Orléans et d'examiner l'émotion que cette séance a produite alors, ainsi que les commentaires dont elle a été l'objet.

Quel pouvait être le coup le plus terrible et le plus dangereux à porter au régime impérial ? Celui qui mettrait, en regard de ce régime, et dans un but d'opposition dynastique, une famille royale qui avait laissé en France les souvenirs les plus profonds et les plus sympathiques. Ces souvenirs, effacés aujourd'hui, étaient très grands sous le Second Empire, et il était possible d'en accroître l'expression, aux applaudissements et avec le concours de tous les mécontents.

C'est ce qui se produisit dans la séance du 2 juillet 1870.

Pendant près de vingt ans d'Empire, pas une seule fois le nom des princes d'Orléans ne fut prononcé dans la Chambre française, après le discours de M. de Montalembert en 1852. Tout à coup, le Corps législatif, surpris, entendit retentir les noms d'Orléans, de Joinville, d'Aumale, de Montpensier et, sous l'influence d'une émotion sincère, on vit des larmes couler des yeux de ces députés, bonapartistes d'occasion, qui presque tous avaient servi le gouvernement de Juillet dans l'armée, dans la marine, dans l'administration, qui, presque tous, l'avaient soutenu de leurs votes et ne s'étaient ralliés à Napoléon III que faute de mieux, crainte de pire.

J'assistais à la séance du 2 juillet, dans la tribune du Corps diplomatique, auquel j'appartenais alors. La salle était comble, et l'on s'attendait à des incidents assez vifs.

En arrivant au Palais-Bourbon, je rencontrai un sénateur, M. le baron de H...

— Eh bien, lui dis-je, nous allons avoir une séance mouvementée ?

— Bah, le jeune Estancelin va tirer un pétard : Emile Ollivier mettra le pied dessus et il fera long feu.

Les choses ne se passèrent pas ainsi, cependant.

Avec une grande habileté et une émotion vraie ou simulée, celui qu'on appelait le jeune Estancelin, ancien ami personnel des Princes, se rappelant sans doute ces mots de Lamartine : — Ce n'est pas par la raison que l'on gagne la France, c'est par le cœur, — au lieu de discuter la question de légalité et de droit, se plaça sur un tout autre terrain. Il ressuscita, si je puis ainsi dire, ces jeunes Princes, un peu oubliés, et les montra à l'Assemblée.

Tous les anciens orléanistes se rappelèrent leur enthousiasme d'autrefois, alors que le prince de Joinville, à la tête de ses marins, ramenait dans Paris les cendres de Napoléon, leurs applaudissements quand le duc d'Aumale, avec son régiment, tout bronzé du soleil d'Afrique, traversait la capitale, acclamé depuis Vincennes jusqu'à Neuilly, leur émotion après la tentative d'assassinat dont il fut l'objet.

Aussi, lorsque le vieux général Lebreton, bonapartiste, alors questeur de la Chambre des députés, avec sa voix mâle, brève, habituée au commandement, vint joindre ses paroles vibrantes à celles de M. Estancelin, il me parut, en vérité, que c'était la voix de l'armée française qui se faisait entendre. Je me souviens de ses derniers mots : — J'ai servi le gouvernement de l'Empereur dans des jours difficiles. Mais j'ai aussi servi le duc d'Aumale en Afrique. J'ai souvent admiré ses grands talents militaires.

Je me trouverais heureux de rendre, à mon pays, l'un de ses meilleurs et de ses plus grands citoyens.

Un membre lui cria : — C'est très beau, général ! C'est là du caractère.

Esquiros, Jules Favre, Picard, traitèrent la question de légalité. Le vieux marquis de Piré, bonapartiste enragé, se joignit à eux.

Kératry, aussi, attaqua les ministres avec son énergie et sa verve habituelles.

Un seul membre de l'opposition, M. Jules Grévy, sans défendre le cabinet, conclut ainsi que lui. Aussi, fut-il conspué par ses collègues de la gauche, qui l'entourèrent quand il eut prononcé cette phrase devenue célèbre : — Je ne veux être ni dupe ni complice.

Le Gouvernement se trouvait donc avoir, tout à coup, en face de lui, et réunis sur un terrain commun excellent, par une pensée populaire et anti-dynastique, tous ses adversaires.

Il voyait ses amis eux-mêmes hésiter, remués par de vieilles affections, à le suivre.

Cela est si vrai, cela fut si évident, qu'à un moment le ministre de Suisse, derrière lequel je me trouvais, me dit en souriant :

— Eh, mais, dans cette chambre bonapartiste, sont tous orléanistes.

Ce diplomate ne fit, alors, que traduire l'impression générale.

En sortant de la séance, je donnais le bras à la duchesse de G...

— Ah, mon cher comte, me dit-elle, ce n'est pas à une séance politique que nous venons d'assister ; c'est à une séance dynastique. Je ne sais quelles en seront les conséquences, mais je les crois considérables.

— C'est tout à fait mon avis, répondis-je. On vient, aujourd'hui, de porter un coup terrible à l'Empire.

Ces faits se passaient le 2 juillet 1870.

Le dimanche, 3 juillet, le premier cri de guerre était poussé chez M. Chevandier de Valdrôme, ministre de l'Intérieur. Emile de Girardin, quelques mois avant sa mort, nous fit le récit de cet incident.

Emile de Girardin dînait, ce jour-là, chez M. Chevandier de Valdrôme. Après le repas, le ministre alla à lui et lui dit :

— Vous savez la nouvelle ? Nous allons avoir, décidément, un prince de Hohenzollern sur le trône d'Espagne.

— Qu'est-ce que cela peut nous faire ? répliqua le publiciste.

— Comment ! vous ne comprenez pas que c'est là un danger, que c'est là une menace pour la France ? Nous ne souffrirons pas cette candidature. Il faut en faire un casus belli.

— Ce serait une folie.

— Non, et il est nécessaire que demain vous écriviez un article dans ce sens.

— Jamais !

Pourtant, et malgré ce jamais, l'article désiré parut.

Il est vrai qu'Emile de Girardin affirma, pour sa défense, que cet article ne fut pas écrit par lui.

Ce même jour, Prim reçut, à Madrid, une dépêche lui annonçant la protestation du gouvernement français et son opposition à la royauté espagnole du prince de Hohenzollern.

Un de mes amis se trouvait dans son cabinet, quand cette dépêche lui fut remise.

Prim, après l'avoir lue, la froissa et la jeta sur son bureau :

— Ah, par exemple, s'écria-t-il, c'est trop fort, et c'est à n'y rien comprendre. Nous étions absolument d'accord avec les Tuileries.

Par les faits qui précédent, vous verrez clairement les causes inconnues, encore, de la guerre de 1870.

Il devenait nécessaire, alors, de distraire l'opinion publique de la question des princes d'Orléans, il devenait nécessaire de parer le coup porté à la dynastie impériale. La guerre fut le résultat de cette préoccupation.

Eut-on l'intention formelle, aux Tuileries, de pousser les choses aussi loin, tout d'abord et à l'origine de ce conflit ? Je ne le crois pas. Les hésitations, les tâtonnements des premiers jours, confirment ma pensée. Mais lorsqu'on se lance sur une voie dangereuse, il est souvent difficile de s'arrêter. Et lorsque l'intérêt dynastique d'un pouvoir est en jeu, lorsque l'influence d'un entourage intime agit violemment sur les décisions souveraines, il devient impossible au chef de ce pouvoir de commander aux événements et de retourner sur ses pas.

 

Telle est la lettre fort curieuse que m'a écrite M. le comte de V...

L'affirmation qu'elle apporte me paraît, je le répète, dans sa clarté même, devoir soulever quelque discussion.

Cette affirmation est, cependant, d'accord avec mon propre récit, en ce sens qu'elle établit nettement l'intrigue menée autour de l'Empereur, pour tirer du conflit qui venait d'éclater, entre la France et la Prusse, un bénéfice de gouvernement.

En dépit des sentiments qui animaient les anciens orléanistes ralliés à l'Empire, les fils du roi Louis- Philippe étaient peu à redouter, en 1870 même. Les libéraux qui venaient, sous la direction de Napoléon III, de prendre le pouvoir étaient beaucoup plus à craindre pour le parti autoritaire qui obéissait à l'Impératrice, et il ne me parait pas téméraire de dire qu'il reste acquis, historiquement, que toute l'hostilité de la souveraine et de son entourage se reportait sur les hommes du Deux-Janvier.

Si donc, l'on met un peu à part la question des princes d'Orléans, il demeure établi — et la lettre de M. le comte de V... vient à l'appui de cette certitude — que la guerre de 1870 ne fut entreprise, ne fut voulue que dans le dessein de substituer à l'action gouvernementale d'hommes haïs aux Tuileries, l'action autoritaire d'autres hommes aimés de l'Impératrice et de ses fidèles, — de substituer même à la volonté de Napoléon III, vieilli et affaibli, la volonté de l'Impératrice, alors dans tout le rayonnement de sa beauté de femme, alors dans tout l'absolu de sa puissance politique.

 

Dès que l'incident Hohenzollern fut connu du public, l'impératrice Eugénie non seulement prit, ainsi qu'on l'a vu, d'accord avec ses partisans, toutes ses dispositions pour qu'il aboutît à un conflit entre la France et la Prusse, mais devint très nerveuse, très irritable, et imposa sa violence à tous ceux qui l'approchaient.

Elle semblait, aussi, comme davantage déséquilibrée, comme agitée par des mouvements d'âme — si je puis ainsi m'exprimer — qui la rendaient tout à fait incompréhensible, et tantôt on la trouvait méditative, plongée en des réflexions qu'elle ne révélait pas, tantôt on la voyait apparaître dans le tourbillon d'une fébrilité maladive dont elle gardait, également, le secret.

Elle avait des crises de gaîté suivies tout aussitôt de crises de larmes, des méfiances, des épanchements spontanés, des caprices, et comme le besoin suraigu d'affirmer sa personnalité.

Cet état particulier se manifestait, principalement, dans les conversations qu'elle ne cessait alors d'avoir avec ses familiers, et il avait pour résultat, souvent, des scènes pénibles dont souffraient ceux mêmes qui lui étaient le plus dévoués.

Ces scènes furent, pour la plupart, puériles et comme l'expression de l'humeur variable d'une jolie femme. Mais il en est une qui eut presque l'importance d'un acte politique, qui effraya ceux qui en furent les témoins. Elle eut lieu à Saint-Cloud, devant quelques personnes de l'intimité de la souveraine l'une de ces personnes me l'a rapportée — et elle confirme absolument les assertions historiques contenues dans les notes qui m'ont servi pour ce chapitre. C'est pourquoi je crois nécessaire de la conter.

La question Hohenzollern s'était vite envenimée, on le sait, et une rupture était imminente entre la France et la Prusse, lorsque l'opposition libérale du Corps législatif, en exigeant du ministère la communication des pièces diplomatiques sur lesquelles il s'appuyait pour légitimer une déclaration de guerre, avait retardé la cessation des relations entre les cabinets de Paris et de Berlin.

On ne l'ignore plus, cet ajournement des hostilités ne faisait pas le compte de l'Impératrice et de son parti ; et la jeune femme, très surexcitée, très fiévreuse, ne cachait point son mécontentement.

Ce mécontentement était en harmonie avec le sentiment général des courtisans. Cependant, parmi les fidèles de l'Impératrice, il en était qui, sans s'élever ouvertement contre son attitude, ne voyaient pas sans appréhensions se développer un conflit qu'avec de la prudence, de l'habileté et du calme, on eût sans doute réussi à conjurer.

Comme, une après-midi, on discourait de ces choses, chez l'Impératrice, l'un de ses amis, M. le comte de... eut la franchise de parler, non plus en familier dont le seul souci est de plaire, mais en galant homme qu'un danger rend perspicace.

L'Impératrice venait de s'élever, avec beaucoup de véhémence, contre les députés réfractaires à tout projet de guerre et elle s'attendait, ainsi que d'ordinaire, à être approuvée dans ses paroles par ceux qui l'écoutaient, lorsque M. le comte de..., après un instant d'unanime silence, osa faire cette réponse :

— Votre Majesté dit vrai. Si la Prusse a outragé la France, et si M. Thiers et ses amis ne s'opposent à ce que l'Empereur venge le pays que dans un intérêt politique et de parti, leur rôle est odieux. Mais il ne faudrait point être injuste envers des hommes, qui, en ce moment, répudient toute rupture entre le roi Guillaume et l'empereur Napoléon Ill. Si l'opposition, sans que le prestige de la France fût amoindri, obtenait qu'un rapprochement, qu'une entente fussent possible entre Paris et Berlin, j'estime — et je soumets respectueusement cette observation à Votre Majesté — qu'elle aurait bien mérité du gouvernement et du peuple.

M. le comte de ..., s'étant tu, une stupeur se peignit sur tous les visages et l'Impératrice étonnée, interloquée même, par les paroles de son familier, demeura une minute sans réplique. Cependant, elle ne tarda point à recouvrer la conscience de la situation et, se tournant vers M. de ... avec brusquerie, elle l'interpella, coléreuse :

— Comment, c'est vous qui parlez ainsi ? Voilà que vous passez à gauche, vous aussi. Ah, que deviendrai-je si mes amis m'abandonnent et font cause commune avec les libéraux ? Ce sont des lâches qui recherchent une popularité imprévue dans l'expression d'un patriotisme menteur. Ils tentent do faire échec aux Tuileries, dans cette circonstance, en repoussant la guerre, comme ils auraient essayé de les combattre en réclamant une action immédiate, si les Tuileries s'étaient montrées pacifiques. Non, voyez-vous, les hommes de l'opposition sont de mauvaise foi, et la haine que nous leur inspirons les mène seule. Ils me détestent, surtout, et c'est tt moi qu'ils en veulent plutôt qu'à l'Empereur. Ils n'ignorent pas que si l'Empereur m'avait écoutée, ils n'auraient jamais mis le pied au Corps législatif, et ils ne me pardonneront jamais cette intervention qui, malheureusement, n'a pas eu de résultats. Ils me détestent, mais je les déteste tout autant.

Elle s'arrêta, dans cette sortie violente, mais nul ne se permit de lui répondre, soit pour l'applaudir, soit pour atténuer son exaltation. Elle reprit bientôt, d'ailleurs :

— Je pense que l'on n'aura point la sottise de s'incliner devant les raisons qu'ils émettent et qu'on ne les suivra point, dans la reculade qu'ils conseillent. Après la campagne, et lorsque les troupes victorieuses rentreront en France, nous verrons s'ils auront encore l'impertinence de nous offrir des avis, la hardiesse de porter obstacle à nos desseins. Je les attends là, et nous compterons ensemble, alors, s'ils le désirent.

Puis, dans une irritation croissante, elle continua : — Ah, tout s'en va, dans ce pays, tout, oui, tout. Le gouvernement, le respect du pouvoir, la religion, le patriotisme, tout disparaît pour faire place à je ne sais quelles idées d'indépendance et de révolte. Il n'est que temps vraiment, de mettre ordre à tout cela. (sic.)

Et se tournant vers les personnes qui l'écoutaient elle les supplia, très émue, très impatiente, pareille à un enfant qui demanderait une chose qu'on hésiterait à lui accorder :

— Vous m'aiderez, n'est-ce pas, à rendre à l'Empereur l'autorité qu'on lui a dérobée. Vous m'aiderez dans la tâche difficile qui va m'incomber. Dites que vous m'y aiderez ; dites-le, je le veux...

Et rageuse, à bout de nerfs, d'énergie, elle crispa les poings et se mit à sangloter ; puis, froissant avec ses doigts qui s'ouvraient et se refermaient, l'étoffe de sa robe, elle eut comme une détente qui la laissa immobile et sans force, dans un état voisin de l'évanouissement.

On lui prodigua des soins. Et M. le comte de ..., très peiné d'avoir, involontairement, provoqué une telle scène, sortit en secouant tristement la tête.

 

Un effarement, je l'ai dit déjà, s'était emparé de la Cour à la nouvelle de l'incident Hohenzollern, et cet effarement eut son maximum d'intensité lorsque la déclaration de guerre fut annoncée au pays et à l'Europe.

Mais l'Impératrice marchait dans une volonté, dans un enthousiasme communicatifs, et sous l'influence de son attitude, les familiers, les hommes et les femmes qui entretenaient d'habitude, autour des souverains, les joies et les mondanités, s'étaient rassurés, avaient repris confiance dans l'avenir — dans un avenir qui ne cesserait de leur apporter les félicités dont ils jouissaient depuis tant d'années.

A dire vrai, ils s'accoutumaient peu à tout ce fracas insolite qui se produisait autour d'eux, à toutes ces clameurs qui, de la rue, montaient et retentissaient jusque dans la demeure impériale. C'était là des choses étranges qui dérangeaient la méthode aimable de leur existence, et ils déploraient ces choses. Mais on leur représentait la campagne qui allait commencer, sous un jour si plein de clartés, qu'ils avaient fini par faire taire leur inquiétude et avaient repris leur gaîté, leur allure insouciante de demi-dieux dont le culte est hors de toute atteinte.

Ils avaient bien eu comme un murmure d'effroi, encore, lorsque l'Empereur avait commandé que les musiques de la Garde jouassent la Marseillaise, sous les fenêtres du château, à Saint-Cloud ; ils avaient bien tenté des remarques ironiques ou dédaigneuses, à l'écho de l'hymne révolutionnaire ; mais, comme Napoléon III avait imposé son autorité à ce sujet, ils s'étaient inclinés, en apparence satisfaits.

Il est, à propos de la Marseillaise exécutée officiellement à cette époque, un mot de l'Empereur, qu'il est utile de ne pas oublier.

Comme l'un de ses chambellans s'étonnait, devant lui, qu'il acceptât d'écouter la musique de Rouget de l'Isle et qu'il ordonnât qu'on la fît entendre publiquement, il lui répondit :

— Nous ne devons plus aujourd'hui négliger rien de ce qui est français, de ce qui peut ajouter un battement aux battements de nos cœurs. La Marseillaise, à tort ou à raison, donne de l'élan au peuple. C'est pourquoi j'en tolère l'exécution.

Et il ajouta :

— Si le vieux cri royaliste : — Montjoie et Saint-Denys, — devait valoir une victoire à la France, j'ordonnerais à mes troupes de le hurler.

Puis il répéta :

— Il est des circonstances où il faut savoir comprendre ce qui est français.

Après le départ de l'Empereur pour l'armée du Rhin, la vie à la Cour ne fut guère différente de ce qu'elle était avant les événements ; les familiers continuèrent de s'agiter dans des frivolités et dans des espérances intéressées ; l'Impératrice continua de marcher dans son enthousiasme et elle fut, on peut l'affirmer, réellement heureuse, puisqu'elle réussit alors à affirmer, hors de toute discussion, de tout obstacle, son autorité.

Elle régna alors, et elle régna vraiment, dans toute sa grâce de femme, dans toute l'affirmation respectée de sa puissance de souveraine, tant que la frontière resta silencieuse et déserte. Mais lorsque l'écho lui apporta le sinistre retentissement de nos revers ; lorsque, ainsi que dans un cauchemar, elle eut la vision des masses humaines qui grouillaient là-bas, dans les champs d'Alsace, et qui s entretuaient, elle eut un cri, un cri de détresse, un cri non pas d'Impératrice qui voit son rêve s'évanouir, mais de pauvre femme blessée, et elle chancela.

Elle comprit que tout, alors, pour elle, était perdu ; que toutes ces choses dont elle avait goûté délicieusement, allaient lui être refusées désormais ; elle comprit que c'en était fait de son espoir, de ses haines comme de ses affections ; elle comprit que l'Empire, en s'écroulant, allait l'écraser. Mais dans un revirement étrange et qui la relève, pourtant, psychologiquement, dans un sentiment bien humain, au lieu de se laisser entraîner par la peine qui la frappait, elle se dressa, superbe, dans son affliction, elle fit tête à l'infortune, et, dans un admirable instinct, dans cet instinct qui se retrouve au fond de l'être féminin, au moment des suprêmes dangers, elle se métamorphosa, et fut réellement, alors, ce qu'elle n'avait jamais su être — ce qu'elle n'avait jamais été — l'Impératrice.

Elle tint des conseils, releva les courages, oublia ses rancunes, sacrifia ses sympathies pour permettre à la France de se recueillir et de recouvrer le bonheur ; et, s'il est exact qu'une seule heure faite de noblesse et de générosité efface, dans la vie d'un être, les heures consacrées aux frivolités et à l'égoïsme, l'Histoire ne cherchera point d'équivoque pour rendre hommage à l'impératrice Eugénie, dans la crise pleine d'épouvante qu'elle subit alors ; l'Histoire n'hésitera point à la saluer, dans sa déchéance dignement supportée, dans les jours rapides et tragiques qui la virent, loin de tout, loin des siens, loin d'elle-même — régner — c'est-à-dire souffrir et pleurer.

 

 

 



[1] M. le comte Benedetti a avoué ce fait à un homme que j'ai beaucoup connu et aimé, à l'un de ses amis intimes, M. Eugène Bazin, qui habitait Versailles et qui me l'a rapporté.