L'année 1867 s'étant achevée dans un éblouissement, les choses changèrent dans la politique, dans la vie intime et publique du Second Empire, et le drame qui devait assombrir ses heures dernières, commença. Des lors, les événements, pareils à des vagues qui, en un jour de houle, se précipitent vers la grève, montent, rapides, les unes sur les autres, comme pressées de s'étaler sur le rivage ou de se déchirer sur les rochers ; dès lors, les événements naissent et se succèdent, dans un enchaînement fatal ; dès lors, les faits oubliés dont je parlais au début du précédent chapitre, sortent de leur ombre, réapparaissent menaçants, et se dressent, devant les joies et les enfièvrements qui n'ont point cessé d'être, malgré les présages, comme des spectres vengeurs. Dès l'année 1867, même, et dans le tumulte de fête qui l'avait emplie, des incidents politiques auxquels on n'avait point trop prêté d'attention, s'étaient produits. Des débats irritants avaient eu lieu au Corps législatif ainsi qu'au Sénat, au sujet de quelques ouvrages jugés licencieux par les moralistes autoritaires du Second Empire ; on avait demandé des poursuites, des châtiments contre leurs auteurs et, non satisfait de cet appel à une extrême sévérité qui était en contradiction avec la pensée de l'Empereur, on avait traqué les écrivains. Toute une révolution s'était opérée autour de Napoléon III, et une opposition formidable s'était levée contre lui, dans ses propres Tuileries, pour l'empêcher de mener à bien ses projets de réformes libérales. L'Impératrice avait pris résolument la direction de ce mouvement, et, à force d'intrigues, elle avait obtenu, en diverses circonstances, gain de cause. C'est ainsi qu'elle parvint, en faisant agir M. Rouher, à chasser de la présidence du Corps législatif M. le comte Walewski, dont on offrit le fauteuil à M. Schneider. On avait dû, également, en cette année 1867, renoncer, devant l'attitude de la Prusse, à l'annexion du Luxembourg, annoncée pourtant, consentie, réglée amicalement avec les Pays-Bas. Puis, un coup de tonnerre terrible s'était fait entendre au milieu de l'allégresse, de la folie qui résultaient de l'Exposition : la mort tragique de Maximilien, Empereur du Mexique, avait frappé un moment d'épouvante les hôtes superbes qu'abritaient alors les Tuileries, et le sang du malheureux exécuté de Quéretaro avait presque rejailli, par delà les mers, sur le visage égayé de ces hommes et de ces femmes qui traversaient les fêtes impériales, insouciants. Enfin, la fusillade de Mentana, fusillade ordonnée pour complaire aux exigences, à la superstition, au ressentiment de l'Impératrice, avait provoqué une rupture presque entre la France et l'Italie, avait désuni pour toujours ces deux hommes, Napoléon III et Victor-Emmanuel, et préparé les revendications ainsi que l'indifférence du Roi galantuomo, dans un avenir prochain. Les jours s'ajoutaient aux jours, et les événements s'ajoutaient aux événements. L'année 1868 avait vu s'allumer la Lanterne de Rochefort, arracher de son trône la reine Isabelle d'Espagne, et des troubles populaires, à Paris et en province, avaient inquiété les consciences. Des hommes nouveaux surgissaient quotidiennement qui, portant des noms ignorés, parlaient au peuple et lui soufflaient la haine de l'Empire. Les vieux, ceux qui avaient jadis entraîné les multitudes au renversement de toutes les tyrannies, tombaient épuisés par la lutte et par l'âge ; mais des jeunes les remplaçaient qui, reprenant leurs discours et leurs attitudes, avec plus d'audace, étaient écoutés par la foule et applaudis. En 1869, un prêtre, le Père Hyacinthe, culbuta par dessus la chaire qu'il avait occupée avec éclat, du haut de laquelle il avait fait tressaillir la Cour et le peuple ; et sa chute eut un bruit sinistre. Devant son renoncement aux choses qu'il avait vénérées, des âmes s'émurent et des cœurs éprouvèrent de l'effroi. L'Empereur ayant réussi à mettre en pratique son libéralisme, malgré les obstacles que lui suscitaient sa compagne et le parti qui s'était formé autour d'elle, des réunions politiques avaient lieu chaque soir ; des paroles violentes, des paroles injurieuses retentissaient dans ces assemblées, et leurs échos s'en allaient frapper les portes des Tuileries, comme des avertissements lugubres. Puis des paroles, bientôt, on passa aux actes, et la rue fut tourmentée par des bandes hurlantes de faubouriens ainsi que par des patrouilles silencieuses de soldats. Il y eut des émeutes. Les boulevards se couvrirent de masses humaines exaltées, et les troupes, en des charges furieuses, tuèrent sans pitié. Le peuple marchait à l'assaut de l'Empire avec la rage renaissante des temps tragiques et révolutionnaires ; les soldats, bercés par la légende impériale, caressés, flattés par le pouvoir, dans une joie de batailleurs instinctivement et professionnellement ennemis de la paix, dans un enthousiasme de prétoriens, s'apprêtaient au massacre. Des régiments quittaient leurs garnisons, s'en venaient à Paris, comme ils eussent cheminé vers une ville étrangère et on les voyait passer, avec des cris de combats, avec des gestes effrayants, derrière les chefs qui les commandaient. La Garde, frémissante, attendait dans ses quartiers de Versailles, de Saint-Cloud, de Saint-Maur et de Saint-Germain, l'ordre qui la jetterait dans la bagarre et des fureurs et des ivresses entraient dans ses rangs. Ce fut, alors, un temps précurseur. Le Corps législatif et le Sénat, saisis par l'angoisse populaire, délibéraient mal, ou bien s'attardaient en des discussions vaines et mauvaises, en des tempêtes de phrases qui accroissaient l'énervement de tous, qui mettaient dans les esprits irrités et hésitants un déséquilibre- ment plus accentué. Dans cette débâcle, cependant, de tout ce qui avait été le Second Empire, de tout ce qui avait fait son éclat, il y eut une lueur encore. L'inauguration du canal de Suez apporta un repos d'un moment aux folies et aux haines, et l'Empereur, qui avait envoyé sa compagne pour le représenter sur la terre d'Orient, put croire que la trêve que le destin lui accordait aurait un lendemain radieux. L'Empereur vieilli, attristé, mais fataliste toujours, voyait se dérouler les événements, en effet, avec quelque surprise, mais sans effroi. La liberté qu'il avait tenté de pratiquer, après avoir édicté le principe d'un pouvoir absolu, trompait ses espérances dans son application. Mais le rêve était dans son sang, et il croyait au rêve. Il ne se dit point, alors, qu'un retour vers ses prérogatives d'antan pourrait préserver son trône d'un désastre inévitable ; il ne se dit point qu'un acte d'autorité brutale, lui rendrait le prestige et la puissance qu'il avait si longtemps possédés. Résigné, ou plutôt confiant dans la mission qu'il s'était donnée, dans l'immuabilité de son destin — de ce destin que rien, selon sa foi, ne pouvait modifier, — il regarda en face, dans la tranquillité philosophique de son âme, les choses nouvelles qui montaient autour de lui avec tant de soudaineté, et il les observa, dans l'impassibilité, aussi, de son esprit. Les fêtes et les magnificences de Suez ramenèrent un sourire sur ses lèvres décolorées. Il eut un cri heureux, alors ; il tendit les mains comme pour toucher cette clarté, apparue tout à coup dans son ciel nuageux, cette clarté née de son règne ; il oublia les brisures que les coups répétés de ses adversaires, avaient faites à son trône ; il oublia les amertumes que la vie, qui est la même pour les rois et pour les humbles, qui se lasse du bonheur et qui veut que des larmes succèdent à toute joie, avait versées sur son cœur. L'empereur Napoléon III était bon et croyait en toute bonté. Fort de la grandeur de son nom, fort des bienfaits qu'il avait semés autour de lui, il eut, durant son règne, la conviction qu'il était aimé du peuple, et il en fut aimé réellement. Lorsque des hommes qu'il ne connaissait pas se dressèrent devant lui et lui jetèrent de la haine au visage, il éprouva un étonnement, mais il ne songea point, une seconde, que leur anathème pût avoir du retentissement, pût avoir des approbateurs dans le peuple. Il contempla ces hommes et les événements qu'ils créèrent, tristement, avec la douleur d'un être qui déteste le mal et qui voit le mal le frapper. Il lui eût été alors possible, certes, de répondre aux attaques, aux outrages, par une répression implacable, par l'abandon du rêve humanitaire qui lui inspirait son libéralisme. Il n'eut point la pensée d'une telle vengeance. Il se dit qu'il se devait au peuple et à la politique d'apaisement, de conciliation qu'il lui avait offerte. Il se dit, comme naguère, lorsqu'il mit le pied, après un long exil, sur le sol de France, qu'il était Napoléon, qu'il était l'homme prédestiné d'une légende, et que nulle force ne le jetterait en dehors de l'Histoire. L'inauguration du canal de Suez, dont la gloire lui était toute reportée, le succès du plébiscite de 1870, aussi, affermirent en lui cette certitude. Dans sa sénilité physique, dans sa souffrance morale, il se redressa, il eut un enthousiasme qui le poussa vers l'avenir ; mais ni les acclamations qui lui venaient d'Orient, ni la dernière clameur du peuple qui saluait son nom, ne devaient, ne pouvaient lui rendre Famé et le corps des années écoulées. L'énergie qu'il avait eue pour s'emparer du trône n'était plus en lui ; il chancela dans cette marche en avant qu'il désirait et, pareil à un duelliste qui, blessé, laisse échapper de ses doigts éperdument crispés, l'épée, il s'affaissa dans son espérance, dans son rêve, et stoïquement vit passer, sur lui, les hommes et les choses qu'enfantait l'invisible, qu'enfantait l'inconnu. Et ces hommes et ces choses l'écrasèrent, comme les lourds chariots écrasent les malheureux qui tombent, sur le pavé des rues parisiennes. Le Second Empire s'écroulait. Toutes les heures de ses gloires étaient mortes et, sur elles, le destin psalmodiait un De profundis, et le drame qui devait terrifier ses derniers jours se déroulait. On pourrait croire qu'en présence des événements qui s'accumulaient, avec la foudroyante rapidité des avalanches qui dévalent, les unes sur les autres, les familiers des Tuileries abandonnèrent leur belle folie ; on pourrait croire qu'en présence des menaces qui montaient à l'horizon, la Cour devint grave et songea à conjurer le danger qui venait vers elle, implacable. On se tromperait. Les hommes politiques qui fréquentaient les Tuileries ne se firent aucune illusion, à cette époque, sur l'avenir de la dynastie impériale ; mais les mondains, mais les habitués du château, demeurèrent inconscients des revendications populaires, comme des hostilités qui se manifestaient, contre nous, à l'étranger. Dans leur ignorance des troubles qui se produisaient, ils continuèrent de jouir de l'existence aisée qui leur était faite, ils ne délaissèrent aucune de leurs joies, ils entrèrent davantage dans le plaisir. La faible opposition des Cinq était loin. A ce petit groupe d'adversaires, avait succédé toute une légion d'hommes résolus à jeter à bas l'Empire et, au Corps législatif, c'étaient, chaque jour, alors, des luttes, des discussions qui enlevaient lentement, mais sûrement, au gouvernement des Tuileries, l'autorité, le prestige qui lui restaient encore. La Cour raillait ces hommes qui, brutalement, prenaient position en face du pouvoir et lui offraient la bataille. La Cour niait la puissance de ces révoltés qui s'avançaient vers elle, la haine au cœur ; dans une absence complète de courage moral, elle se détournait dédaigneusement de ceux qui tentaient de l'avertir ; dans un égoïsme profond, elle déplorait les appréhensions de l'Empereur et elle cherchait à les détruire en multipliant, autour de lui, les frivolités et les satisfactions bruyantes. La Cour fut, à cette époque, je l'ai déjà dit, comme une réunion de folles et Se fous que rien ne pouvait apaiser. Devant les présages inquiétants qui passaient, lugubrement, au travers des jours derniers du Second Empire, elle n'éprouva aucune émotion, aucune tristesse, aucun effroi. Elle crut peut-être, dans son inintelligente appréciation des choses, à une tourmente politique fugitive dont une parole de l'Empereur aurait raison et elle n'eut, en aucun temps, la divination du mécontentement qu'elle inspirait. Elle s'amusa, même, de cette opposition qui se levait contre les Tuileries et à tous les jeux qui distrayaient l'Impératrice, elle ajouta un nouveau jeu. Lorsque les élections de 1869 envoyèrent, au Corps législatif, les hommes inconnus qui devaient abattre l'Empire, la Cour se fit des hochets de ces hommes. On en fit, aux Tuileries, la caricature, on en parodia l'éloquence, on en imita comiquement l'attitude, et la Lanterne de Rochefort devint le journal de chevet des familiers du château. L'Impératrice ne résista point à cette démence et, tout en feignant l'indignation, elle fut l'une des lectrices assidues du journaliste. Ce fait paraîtra peut-être invraisemblable. Il pourrait être affirmé par ceux qui approchaient la souveraine et entraient dans son intimité. Les années 1867, 1868 et 1869 marquent l'agonie d'une société qui meurt d'avoir trop vécu. Je ne voudrais point paraître, ici, un écrivain maussade et ennemi de toute gaîté. Il est, cependant, évident que la conduite des hommes et des femmes de la Cour des Tuileries, en mécontentant les masses populaires, en blessant l'étranger dans le puritanisme un peu hypocrite qu'il affectait, alors, et qu'il affecte, encore aujourd'hui, devant nous, aliéna à l'Empire des sympathies qui lui eussent été utiles aux heures des crises politiques, aux heures des revers. L'attitude légère des hommes et des femmes des Tuileries devait être néfaste à ces hommes et à ces femmes mêmes. Lassés, énervés, par tant de jours écoulés en une fête ininterrompue, ils demeurèrent sans force physique comme sans résistance morale, lorsque la mauvaise fortune les frappa. Ils n'eurent plus, alors, que la résignation lamentable de ceux qui, saisis par l'ivresse après un trop copieux repas, s'appuient à quelque muraille, impuissants à regagner leur demeure et regardent, dans tout le vide de leur cerveau et de leur âme, fuir les passants moqueurs ou écœurés. Et tandis que les hommes et les femmes qui avaient empli de leurs rires, de leur galanterie, de leur beauté, le règne de Napoléon III, tombaient ainsi dans le fossé, d'autres hommes se levaient qui, jeunes, sains de corps et d'esprit, faisaient entendre des revendications et proclamaient des devoirs. Le peuple les écoutait, le peuple marchait derrière eux, avec des applaudissements, avec des enthousiasmes, avec la rage, aussi, d'avoir eu si longtemps le respect de cette société moribonde, avec l'espérance de voir se lever une aurore nouvelle et pleine de promesses, sur sa misère, sur son asservissement. Lorsque l'année 1870 apporta une politique neuve dans l'organisme vieilli, usé, du Second Empire — comme un sang vierge dans un corps flétri — il y eut des frissons dans les faubourgs, et les symptômes d'une fièvre qui devait fatalement engendrer un cauchemar se manifestèrent dans la foule. D'aucuns, crurent que l'Empire libéral conduirait la France, doucement, sans choc, vers une félicité, vers un apaisement certains. Mais les plus prévoyants, mais les plus audacieux eurent un sourire, eurent un haussement d'épaules, à cette annonce d'une ère politique féconde. Leur pensée se reporta loin, très loin, au delà de ce présent qu'on s'efforçait d'accueillir avec allégresse, et dans la brume et dans le mystère de l'avenir, ils entrevirent des choses qui les effrayèrent. Ces choses — Révolution ou Guerre — étaient au bout de tant de folies et de tant de chimères ; ces choses suivaient le Second Empire et planaient dans son ciel, très haut, encore invisibles, dans un vol formidable, comme les nuées de corbeaux suivent les armées. Quand l'heure des suprêmes convulsions marquées par le destin sonna, ces choses étaient prêtes à servir ce destin. Elles s'abattirent sur le Second Empire qui, anémié, n'eut pas la force de les repousser. Il y eut, dans les airs et sur la terre, un grand bruit, comme le gémissement d'un être monstrueux qui expire — et ceux qui, alors, osèrent porter leurs regards vers les Tuileries, n'y virent plus qu'une solitude désolée, dans le silence sépulcral de laquelle une femme en deuil — l'impératrice Eugénie — fuyait épeurée ; et ceux qui, alors, osèrent porter leurs regards vers la frontière de France, n'y virent plus qu'une ombre vagabonde — l'empereur Napoléon III — traînant péniblement sa douleur, qu'une ombre si petite et si pitoyable, qu'elle apparaissait plus petite et plus pitoyable que l'ombre des mendiants qui pleurent, au bord des chemins. |