LE SECRET D'UN EMPIRE : L'EMPEREUR (NAPOLÉON III)

 

III. — LE PRINCE NAPOLÉON.

 

 

On sait que le prince Napoléon, fils de Jérôme, ancien roi de Westphalie, et cousin-germain de Louis Bonaparte, président de la République française, fut très nettement opposé au coup d'Etat du Deux-Décembre, et l'on sait également que son indépendance politique faillit provoquer une rupture sérieuse entre lui et l'homme qui devait être Napoléon III. A la suite des déclarations libérales du prince Napoléon, il y eut, en effet, entre les deux cousins, une sorte de bouderie qui les éloigna l'un de l'autre. Mais cette séparation ne devait pas durer ; le prince Louis Bonaparte, étant empereur, rappela auprès de lui son parent, et lui rendit sinon sa confiance, du moins toute son affection.

Ces deux hommes s'aimaient sincèrement, et, malgré tout ce qu'on put dire pour ridiculiser le Prince, pour le faire odieux aux yeux de l'Empereur, en dépit même de l'hostilité non dissimulée que l'Impératrice lui témoignait, Napoléon III ne cessa de se montrer bienveillant à son égard, ne cessa de lui exprimer des sentiments de très profonde amitié.

La raison d'Etat l'obligea parfois à désavouer, à blâmer publiquement les paroles ou les actes de son cousin ; mais, dans l'intimité, il savait atténuer cette sévérité, il savait faire oublier au Prince une autorité qui eût pu le blesser, qui eût pu surtout, étant donné son tempérament ardent, irascible et tout d'instinctive révolte, le jeter davantage dans une opposition qui, en somme, de sa part, avait plutôt le caractère d'un dandysme politique que celui d'une rivalité.

Une anecdote dira toute la cordialité qui existait entre l'Empereur et son cousin, et qui démentait affectueusement la gravité de leurs démêlés apparents.

Un soir, comme le prince Napoléon se trouvait aux Tuileries, et comme, dans la journée, il avait prononcé des paroles séditieuses aussitôt rapportées à l'Empereur, ce dernier le prit à part et lui dit :

— Tu as encore fait des tiennes, aujourd'hui, Napoléon ?

Le Prince se mit à rire et répliqua :

— Ai-je vraiment été si révolutionnaire qu'on l'a, je le vois, raconté à Votre Majesté ?

— Révolutionnaire, murmura l'Empereur, c'est un mot qui signifie bien des choses ou qui ne signifie rien. Non, tu n'as point été révolutionnaire, mais tu as été imprudent.

Puis il ajouta :

— J'ai en toi un terrible cousin, Napoléon. Tu me gênes beaucoup — beaucoup, répéta-t-il en appuyant sur le mot. Mes ministres me cherchent querelle à cause de toi. Nous sommes souvent d'accord, pourtant, mais je ne le leur dis pas. — Ah, Napoléon, tu as sur moi un grand avantage : tu peux exprimer ta pensée sans risquer de bouleverser le monde.

Le prince Napoléon avait, en effet, selon l'expression de l'Empereur, un avantage sur son cousin : il lui était possible, sinon permis officiellement, de faire entendre au peuple, en certaines circonstances, des paroles de liberté ; et l'Empereur disait vrai, aussi, en affirmant à son parent que sa pensée était souvent étroitement liée à la sienne.

Le prince Napoléon, de son côté, n'ignorait ni la sensibilité naturelle de Napoléon III, ni les qualités remarquables et politiques de son esprit. Il discutait souvent avec lui les projets qu'en dehors de ses ministres mêmes, il aimait à élaborer, et qu'avec plus de résolution, qu'avec plus de tyrannie — tranchons le mot — il eût certainement mis à exécution. Si une gêne, donc, fut sans cesse entre l'Empereur et son cousin, cette gêne provenait autant de la méprisante attitude que prenaient les ministres ou les courtisans, devant le Prince, que de l'inimitié implacable, jamais apaisée, que l'Impératrice lui avait vouée.

J'ai déjà parlé de la haine que l'impératrice Eugénie nourrissait contre le prince Napoléon, et depuis la publication des pages où je mettais en relief cette animosité, des écrivains complaisants ou intéressés ont tenté d'infirmer mon récit et de nous montrer un prince Napoléon et une impératrice Eugénie s'en allant, au travers du règne impérial, en ennemis l'un de l'autre toujours, mais en prêtant au Prince l'initiative de l'attaque et à l'Impératrice l'attitude d'une pauvre femme persécutée.

Il faudrait beaucoup de naïveté pour accepter ces rectifications, pour s'arrêter à ces falsifications historiques.

Quoique l'Impératrice inspirât, par son caractère, un invincible sentiment d'éloignement, de colère, de pitié même, au prince Napoléon, il eût pu sans doute, dans la force et dans l'habitude des faits accomplis, se familiariser avec elle et, sinon avoir quelque amitié pour elle, du moins la supporter dans une indifférence patiente. Mais ce sentiment que le prince eût aisément trouvé en lui, si l'Impératrice lui avait témoigné une simple apparence d'amabilité, une neutralité intelligente, ne pouvait, avec autant de facilité, visiter le cœur de la jeune femme pour se reporter sur son cousin.

L'Impératrice n'ignorait pas, en effet, qu'à l'époque de ses fiançailles, le Prince avait été l'un de ceux, parmi les conseillers de Napoléon III, qui s'étaient le plus élevés contre son mariage, et le souvenir de cette hostilité, de ce dédain, ne lui permettait pas d'être favorable à cet homme.

A la nouvelle de l'irrésistible passion qui poussait l'Empereur dans les bras de Mlle de Montijo, non seulement le vieux roi Jérôme fit entendre de véhémentes représentations au souverain, mais le prince Napoléon également se rendit auprès de son cousin, pour lui démontrer la folie, le péril d'une telle alliance.

Le Prince connaissait Mme de Montijo et sa fille ; il les considérait comme des aventurières de haut rang, et il lui paraissait impossible que l'Empereur ne comprît pas l'amoindrissement qu'il allait s'infliger, en devenant le mari d'une étoile de plages.

Le prince Napoléon qui commit tant d'imprudences politiques durant sa vie, lorsqu'il s'agit de sa propre personne, avait cependant le sens exact des choses, et plus d'une fois, pendant le règne de son cousin, il indiqua les maux dont souffrait l'Empire ainsi que les remèdes à y apporter.

A l'occasion du mariage de Mlle de Montijo, mû par une sorte de pressentiment, il fut perspicace et laissa voir sa pensée tout entière à l'Empereur.

Il alla le trouver, lui parla nettement, et dans la sincérité, dans l'emportement de ses convictions, dans le désespoir que lui inspirait l'union projetée, il tutoya son cousin, contrairement à la règle qu'il s'était imposée depuis que le prince Louis Bonaparte avait pris possession du trône.

— Tu ne peux songer sérieusement il épouser Mlle de Montijo, lui dit-il. C'est une belle personne, j'en conviens, capable de provoquer un violent amour. Aime-la donc, mais ne la prends pas pour femme, n'en fais pas une impératrice. Que dira le pays ? Que dira l'Europe ? De ce mariage sortira ton malheur, le nôtre et celui de la France. Je te supplie de ne pas le conclure. Tu es épris de Mlle de Montijo. Eh bien, soit ! C'est un morceau de roi, en effet. Fais-en ta maîtresse ; paie, chèrement même, cette fantaisie, et que tout ce roman s'achève ainsi.

L'Empereur n'écouta point davantage les conseils de son cousin que ceux de ses amis qui voyaient, également, dans l'élévation de Mlle de Montijo, une maladresse intime, une faute politique ; il sourit aux remontrances du Prince comme il avait souri à celles de ses familiers, et touché par la baguette magique d'une fée — d'une méchante fée donneuse de mauvais sorts — il s'abandonna à la direction de cette baguette, incapable désormais de secouer l'enchantement qui l'avait frappé, incapable de ne plus vouloir celle qui était au terme de cet enchantement.

Mlle de Montijo étant impératrice, n'eut point la grandeur d'âme d'oublier la franchise et la brutalité du prince Napoléon, et elle le poursuivit d'une haine que la chute même de l'Empire, que l'exil, que la mort de son mari et de son fils n'apaisèrent pas.

Humainement, peut-on lui reprocher cette haine qui eut un contre-coup dans l'avenir de la dynastie impériale, que l'on voit à l'origine de tous les désastres qui atteignirent Napoléon III, qui mit de la colère sur son cercueil, qui mit des mensonges sur la dépouille mutilée et méconnaissable du Prince Impérial ? Hélas, peut-on reprocher à Mlle de Montijo, devenue Impératrice des Français, d'avoir été belle, d'avoir su jouer les grandes amoureuses et d'avoir, sous l'éclat de son sourire — pareille à ces fleurs précieuses qui cachent la mort — vu tomber toutes les joies et toutes les espérances de ceux qu'elle avait charmés ?

 

La légende que l'on a essayé d'établir, et qui veut que le prince Napoléon ait été le persécuteur de l'Impératrice, s'appuie sur plusieurs faits qu'il est nécessaire de mentionner et de démentir.

Le prince Napoléon, dit cette légende, espérait que l'Empereur ne se marierait jamais et que sa succession lui serait ainsi assurée, faute d'héritier direct pour la recueillir. Sa secrète pensée ayant été détrompée, il se serait vengé de cette déception en vouant à l'Impératrice un farouche ressentiment, et un soir, dans un dîner en l'honneur de la souveraine, à Compiègne, ce ressentiment aurait éclaté soudain et publiquement, lorsque, au moment des toasts, Napoléon III ayant prié son cousin de lever, le premier, son verre en faveur de la jeune femme, le prince aurait refusé nettement d'accéder à ce désir.

Rien n'est plus faux. Lorsque le prince Napoléon s'opposa au mariage de l'Empereur avec Mlle de Montijo, il lui représenta non seulement qu'une question de sentiment pouvait et devait avoir une toute autre conclusion qu'une union officielle, étant donnée la qualité de celle qui faisait naître cette question de sentiment, mais il lui démontra surtout que l'Empereur des Français avait d'autres alliances à rechercher en Europe, en France, même, que celle d'une femme quelque peu compromise, et que sa beauté, promenée, exhibée de tous les côtés, rendait trop tapageusement célèbre.

Quant à l'aventure du toast, elle est de toute invention, et l'une des personnes les plus influentes, les plus en vue de la Cour des Tuileries m'a adressé à son sujet, et au sujet aussi d'une prétendue demande qu'aurait faite le Prince pour obtenir la main de Mlle de Montijo, une lettre qui ne laisse aucune place à la discussion.

Il n'est pas vrai, dit la personne que je cite, que le prince Napoléon ait jamais refusé à l'Empereur de boire à la santé de l'Impératrice, le jour de sa fête. Il est exact que le Prince ne savait pas dissimuler sa pensée, car c'était un caractère franc et loyal, haïssant le mensonge et ne sachant point cacher ses impressions bonnes ou mauvaises. Il n'ignorait pas — et il souffrait de la situation qui lui était faite — qu'à part l'Empereur, ainsi que deux ou trois amis, il était détesté à la Cour des Tuileries, où chacune de ses paroles, où chacun de ses gestes étaient mal interprétés. On ne peut donc reprocher au Prince de ne s'être pas plu dans un pareil milieu. L'Empereur était impatienté de tous ces commérages sur son cousin, mais il n'était pas en sa puissance de les empêcher. D'ailleurs, l'affection qu'il témoignait au Prince était également critiquée à la Cour et, à ce propos, l'on raillait ouvertement ce que l'on appelait les tendresses de l'Empereur.

Quant au soi-disant projet de mariage qu'aurait formé le Prince, amoureux de Mlle de Montijo, c'est là un racontar grotesque indigne de toute attention. Jamais à la Cour, il n'a été question de ce fait, et si le Prince a pu, comme tant d'autres, être frappé de la beauté de Mlle de Montijo, il est bien certain qu'il n'a, en aucun temps, songé à l'aimer, encore moins à l'épouser.

L'Impératrice, en dehors de raisons très personnelles, haïssait le Prince, car elle lui reconnaissait un esprit supérieur et craignait son influence sur l'Empereur.

Après la mort de Napoléon III, elle l'a repoussé, comme tuteur du Prince Impérial, comme directeur de ses études e de son éducation. Je suis convaincu qu'il eût été auprès de lui, cependant, de bon conseil, et qu'il aurait évité à celle qui le détestait, le deuil qui l'a frappée. L'Impératrice n'a-t-elle point dit, lorsqu'on a tenté de lui désigner le prince Napoléon, comme éducateur de son fils, que cette tutelle porterait malheur au pauvre enfant ? Hélas, n'est-ce point cette obstination dans une haine implacable qui a plutôt porté malheur au fils de Napoléon III, et qui a mis la déroute dans l'avenir de la dynastie impériale ?

 

Les événements sont d'accord avec cette lettre qui a pour auteur, je le répète, l'une des personnes les plus importantes de la Cour des Tuileries, l'une des personnes les plus dévouées à l'Empereur, et qui a, durant le régime impérial, suivi heure par heure, la lente agonie de Napoléon III, traqué, annihilé par les incessantes tracasseries de l'Impératrice.

Lorsque l'Empereur mourut, en effet, ce fut sur l'initiative de l'Impératrice que le prince Napoléon fut écarté du conseil de famille ; et lorsqu'à son tour le Prince Impérial disparut, ce fut l'Impératrice encore qui força, dans un outrage peu compatible avec la douloureuse solennité delà minute qui sonnait alors pour elle, le prince Napoléon à s'éloigner de Chislehurst aussitôt après les obsèques du malheureux enfant.

Le prince Napoléon, ayant témoigné le désir de présenter ses hommages et l'expression de son chagrin à l'Impératrice, se vit refuser la porte de la souveraine exilée. Il comprit que, même devant le cadavre de son fils, cette mère n'oubliait point son passé de violences et de rancunes, et il quitta son inhospitalière demeure. Il comprit, également, le complot qui se tramait autour du cercueil de son cousin pour lui arracher son titre, désormais incontestable, de chef suprême de la dynastie, et il céda la place aux intrigants, disant simplement à ceux qui s'étonnaient de son brusque départ : — Je ne suis rien ici, et n'ai rien à y faire.

Je me souviens qu'un jour, à Versailles, au temps où la Chambre des députés siégeait en cette ville, le prince Napoléon, représentant du peuple, monta à la tribune lors d'une délibération sur le budget des cultes, et dans une allusion à la politique de l'Empire, en ce qui concerne Home, s'écria, désignant l'Impératrice, que s'il lui était permis de parler, de divulguer les secrets du règne de Napoléon III, il édifierait le-Parlement sur les causes de cette politique et sur l'influence néfaste et pernicieuse qu'eut l'Impératrice dans les conseils de l'Empereur.

Je ne sais, en vérité, si le prince Napoléon, dans un sentiment naturel de révolte contre la haine qui le poursuivait, avec tant d'acharnement, depuis tant d'années, obéissait ce jour-là à un désir de vengeance en accusant, par son indication et pour la première fois de sa vie, l'impératrice Eugénie, des maux qui s'étaient abattus sur la France et sur Napoléon III ; je ne sais point davantage si, dans ses papiers, il a légué à ses héritiers qui s'empresseront de les détruire sans doute, quelques feuillets formulant nettement l'accusation esquissée naguère, et relevant orgueilleusement sa mémoire des injustes humiliations qu'il eut à subir. Il est mort, et, dans sa mort même, la haine de l'Impératrice l'a suivi, raffinée, en dressant contre lui son propre fils, celui en qui, peut-être, il avait mis la douceur de ses moments derniers — la certitude de sa réhabilitation politique.

 

Le prince Napoléon avait le masque des Césars, et il n'est pas téméraire d'affirmer, en dépit des contradictions de sa vie, qu'il en avait le caractère. Taillé en athlète, grand, fort, il s'en allait par les rues, marchant comme dans une gravité étrangère à tous les êtres, à toutes les choses qu'il coudoyait ; et, à le voir ainsi passer, avec sa tête d'empereur romain penchée un peu sur la poitrine, on avait comme l'évocation de ces patriciens qui, dans la Ville antique, au temps des cirques et des divinités païennes, cheminaient enveloppés du large péplum aux franges de pourpre.

Moralement, son attitude est plus malaisée à fixer. Avec une pensée presque toujours juste, une sorte de nervosité, de déséquilibrement, l'entraînait sans cesse dans une voie funeste à sa réputation, à l'excellence de ses avis, à la perfection de ses désirs. Démocrate et autocrate à la fois, il avait des aspirations de liberté et des crises d'autorité qui le rendaient souvent incompréhensible pour ses amis les plus intimes, et, si je puis me permettre une comparaison, j'ajouterai, qui le faisaient ressembler assez exactement à un navigateur placé entre deux mers de nature contraire, entre une eau calme et une eau tempétueuse, et qu'un sort malin empêcherait de s'engager sur l'un ou sur l'autre de ces deux océans.

Dans son intimité même, ce contraste frappait l'observateur. Ce prince démocrate, en effet, apparaissait au visiteur dans toute la dignité du rang qui était le sien, et il avait établi dans sa maison une étiquette des plus sévères. Ne disait-on pas, dans l'entourage impérial, que l'on était plus à la Cour au Palais-Royal qu'aux Tuileries ?

Si le prince Napoléon avait de grands défauts, il avait, dans la même mesure, des qualités qui en ont fait l'un des hommes les plus remarquables de notre époque.

Causeur brillant, il était, ainsi que l'Empereur son cousin, un charmeur, provoquant la discussion, recherchant la contradiction pour se donner la joie de montrer l'éclat de son esprit, pour mieux, dans une coquetterie pareille, presque, à une ruse féminine, triompher des arguments d'un adversaire et, par cela même, se le rendre sympathique.

Cette grâce, cette séduction, cependant, que le Prince savait si bien mettre en relief, devant ceux qui étaient admis en sa présence, par une fatalité inexplicable, disparaissaient de toute sa personne lorsqu'il lui était offert de paraître ou de parler publiquement. Il y avait en lui, alors, comme une sorte de dédain non dissimulé pour tous ceux qui l'approchaient ou qui l'écoutaient, et les sentiments favorables qu'il avait fait naître, dans la familiarité de sa demeure, abandonnaient, devant cette posture déplaisante et maussade, ceux-là mêmes qui s'apprêtaient à l'applaudir.

Ce dédain pour les hommes politiques, qu'il était par sa situation appelé à voir, pour la foule qu'il flattait en apparence, était réel dans l'esprit du prince Napoléon et lui valut, on peut l'affirmer, presque tous les mécomptes qui assombrirent son existence et qui firent, de ses jours, comme une succession d'heures factieuses et brouillonnes, alors que sa pensée, très au-dessus de sa conduite, très étrangère à la direction qu'une maladresse instinctive imprimait à son attitude, s'élevait en des conceptions qui rappelaient les conceptions dont était hanté le cerveau de Napoléon Ier.

Une brusquerie affectée ou naturelle éloignait, en outre, du Prince, ceux qui se seraient volontiers, sinon inféodés à sa politique, du moins faits ses avocats auprès de l'Empereur, aux jours où la calomnie tentait de briser l'affection qui unissait le souverain à son cousin. Cependant, le prince Napoléon n'était pas consciemment mauvais : le cœur, chez lui, avait conservé comme la naïveté d'une jeunesse réfractaire aux morosités, aux déceptions, aux amertumes de la vie, et il regrettait souvent le mal qu'il venait de faire, la raillerie ou l'outrage qu'il avait distribués. Si quelque ami se trouvait alors auprès de lui et lui exposait l'inhabileté ou l'injustice de sa conduite, il l'écoutait, recevait ses remontrances avec intérêt et, reconnaissant ses torts, se hâtait de les réparer, sans fausse honte comme sans l'ostentation d'une condescendance princière.

Il est une anecdote qui peint aimablement cette bonté qui était en lui, prête à s'exprimer sans cesse, mais que l'occasion, souvent et malheureusement, ne lui permettait pas de prouver toujours.

Un jour, à Compiègne, M. Billault, ministre sans portefeuille, qui, avec MM. Rouher et Magne, était chargé par l'Empereur de défendre la politique des Tuileries devant les Chambres, M. Billault, dis-je, vint à passer auprès du prince Napoléon qui causait avec un ami, et le salua avec déférence.

On sait que M. Billault était de ceux qui se rendaient régulièrement au Palais-Royal, chez le roi Jérôme, et une légende voulait même qu'il existât des raisons très particulières pour que le vieux roi eût de l'affection pour son visiteur.

M. Billault, donc, ayant salué, le prince Napoléon le regarda et, demeurant immobile, ne lui rendit pas sa politesse.

La personne qui s'entretenait avec lui ne put, alors, réprimer un mouvement de surprise et elle eut la franchise immédiate de provoquer, au sujet de cet incident, en apparence insignifiant et inaperçu, mais qui était susceptible d'avoir des complications graves, une explication. Et le dialogue suivant s'engagea entre elle et le Prince :

— N'avez-vous pas vu, monseigneur, que M. Billault s'est incliné devant vous ?

— J'ai parfaitement vu M. Billault et j'ai tout autant remarqué son salut ; mais il ne me plaît pas de lui être agréable, de recevoir de lui des marques de courtoisie et de lui en donner.

— Pourquoi, monseigneur ? Oubliez-vous que M. Billault est un de vos amis, que c'est un homme d'un esprit charmant et qu'il a beaucoup aimé votre père ?

— Je n'oublie rien et j'oublie tout, quand il le faut. Billault a fait, hier, un discours, à la Chambre, tellement faible — tellement mou et plat (textuel) — il s'agissait, alors, de la question romaine, au sujet de laquelle le Prince était toujours disposé à la violence —, que je lui retire ma confiance. On ne peut être mon ami et prendre le mot d'ordre de sa politique chez l'Impératrice.

— Monseigneur, vous êtes injuste. En effet, M. Billault a parlé hier pour plaire à l'Impératrice et s'est conformé à sa politique ; mais il vous aime malgré tout, et vous savez mieux que personne que, ténor des Tuileries, dans la question romaine, il ne pouvait s'exprimer autrement qu'il l'a fait. Est-ce qu'un musicien, dans un orchestre, a la faculté de donner une note différente de celle qu'indique sa partition ? Allons, laissez là votre colère et allez lui serrer la main. Il sera tout heureux de ce retour mérité et il vous aimera davantage. Vous n'avez pas tant de dévoués ici, monseigneur, pour négliger ceux qui ont le courage de ne pas vous fuir.

Le Prince, ayant écouté attentivement les paroles de son interlocuteur, réfléchit une seconde ; puis, dans un geste de profonde mélancolie, de tristesse même, il se leva et conclut :

— Vous dites vrai : Billault n'est pas le maître de ses discours et je lui dois des excuses.

Et, avec la cordialité gracieuse qu'il savait prendre dans les circonstances qui l'intéressaient, le prince Napoléon se mit à la recherche du ministre et lui présenta les regrets de sa méchante humeur.

Cette anecdote ne démontre pas seulement que le prince Napoléon savait, à l'occasion, obéir aux plus élémentaires impulsions du cœur, elle jette surtout une lumière toute particulière sur les dessous de la politique impériale dans la question romaine, sur les exigences occultes qui maintenaient cette question dans un état de conflit et de péril permanents, car la personne qui conversait, ce jour-là, avec le Prince était bien informée et se trouvait être l'une de celles qui eurent, sous le Second Empire, une influence considérable.

 

J'ai dit, ailleurs, et au début de ce chapitre, que l'Empereur et le prince Napoléon s'aimaient et que toutes les légendes qui montrent ces deux hommes comme des ennemis acharnés, comme des rivaux sans cesse prêts à se jeter l'un sur l'autre, à se meurtrir, sont fausses.

Le prince Napoléon n'a eu, sous le règne de son cousin, à subir qu'une haine, celle de l'Impératrice, à laquelle logiquement s'ajoutèrent toutes les rancunes, toutes les férocités des courtisans de la jeune femme.

Si l'Empereur avait eu l'audace ou la puissance de se mettre entre son cousin et ces ressentiments, il aurait pu se servir utilement du prince Napoléon ; il aurait pu endiguer ses défauts, employer ses qualités pour la cause qui était la sienne, et l'entente publique, reconnue, respectée, de ces deux hommes, eût été pour la politique impériale une base de succès, une garantie d'avenir.

Le plus grand reproche qui ait été adressé au prince Napoléon se rapporte à ses discours qui, le plus souvent, semblaient contredire ouvertement, systématiquement, les desseins de l'Empereur.

Il est, cependant, au sujet de ces discours, un détail curieux qu'il est utile de révéler au lecteur.

Le prince Napoléon — et je suis en mesure d'affirmer hautement ce fait — ne prononça jamais un mot, une phrase, officiellement, sans qu'au préalable ce mot, cette phrase, eussent, par lui, été soumis à l'approbation, à l'examen de l'Empereur.

Le Prince remettait, chaque fois qu'il lui était offert de parler publiquement, le texte de sa harangue à son cousin, et le souverain le lui rendait presque aussitôt.

Lorsqu'une pensée contraire à la sienne se trouvait dans les feuillets, l'Empereur se contentait de dire au Prince : — Il y aurait peut-être quelques corrections à opérer, ici ou là, dans ton discours, Napoléon. — Mais il ne lui a jamais intimé l'ordre de changer son texte, mais il ne lui a jamais déclaré que ce texte fût mauvais ou dangereux.

Le Prince, toujours, se soumettait au désir de l'Empereur, reprenait ses phrases, et écrivait celles qui plaisaient à son cousin. Pourtant, il arrivait qu'il surprenait Napoléon III par des violences, par des attaques inconsidérées et étrangères au programme élaboré en commun. C'est, qu'entre l'heure de sa conversation avec l'Empereur et le jour où le discours devait être prononcé — et cela il faut le déclarer nettement, il faut que nul ne l'ignore — des intrigues, des diffamations, des vexations, parties du cabinet de l'Impératrice, étaient venues mécontenter et atteindre le Prince ; c'est qu'on provoquait sottement et sans profit pour qui que ce fût, sa véhémente nature, instinctivement rebelle ; c'est qu'on le traquait dans son obéissance aux souhaits du souverain, dans la douceur même qu'il s'imposait, comme l'on traque, comme l'on aiguillonne la bête qui, dans l'arène, regrette et pleure la paix de sa litière.

On se souvient de l'indignation qui secoua les ministres, la Cour tout entière, lorsque le prince Napoléon fit entendre, en Corse, une harangue fameuse. Eh bien, cette harangue qui motiva un désaveu au Moniteur, cette harangue que l'on tenta de dresser contre le Prince comme un prétexte à l'exil, presque, l'Empereur la connaissait, l'Empereur l'avait lue, et il l'avait renvoyée à son cousin sans une atténuation, sans une observation.

— On voudrait, disait Napoléon III à l'un de ses intimes, à l'un des hommes qu'il a le plus aimés, on voudrait m'amener à chasser mon cousin des Tuileries, à ajouter une excitation de plus à toutes les excitations qu'on dirige contre lui, à lui fermer et ma porte et mon cœur. Jamais, je ne suivrai ces conseils, jamais je ne le considérerai comme un adversaire. Le Prince semble désapprouver mes actes en dehors de moi, mais en ma présence il est ce qu'il doit être, il est mon ami. Il n'y a là, aucune hypocrisie de sa part. Il est sincère quand il me témoigne son attachement, et il est sincère encore quand, poussé à la révolte par tant de haines déchaînées, par tant de mépris, il se lève pour combattre, non ma personne, mais les hommes et aussi les femmes qui m'entourent. Je lui pardonne sa colère ; à sa place, j'ignore ce que je ferais, et l'âme humaine, dans l'indifférence aux attaques et aux outrages, se heurte à des limites qu'elle ne saurait franchir. Napoléon m'aime, au fond, et je ne lui demande que de m'aimer. Pourquoi apporterais-je une amertume, en me détournant de lui, à toutes les amertumes qui le frappent ?

Le prince Napoléon n'est point un hypocrite, disait l'Empereur. Le prince Napoléon, en effet, haïssait le mensonge, marchait loyalement dans la vie, allait droit à un adversaire, courait sur l'obstacle, au risque de se briser contre lui, et avait l'horreur des faux-fuyants ainsi que des compromissions.

C'était là plus qu'il n'en fallait, comme qualités, pour avoir une influence directe sur les destinées. d'un Etat. Cependant, le Prince ne fut populaire ni devant la Cour, ni devant le monde politique, ni devant le peuple.

Fût-il doué de tout charme, de toute intelligence, de toute probité, un homme ne résiste pas à l'accumulation de faits mensongers sous lesquels on l'ensevelit ; un homme, quel que soit son courage moral, quelle que soit sa force spirituelle, ne se débarrasse point du réseau de mailles inextricables que jette sur lui la calomnie. Ce fut le cas du prince Napoléon.

Il avait le sens théorique du gouvernement, et les hommes de gouvernement le répudièrent. Il lutta pour le peuple qu'il aimait, et il fut raillé par le peuple. Il était aristocrate et prince plus que bien des princes et des aristocrates, et il fut vilipendé par les classes élevées de la société. Il fut démocrate, et les démocrates ne lui donnèrent jamais leur confiance. Décrié, jalousé, redouté — car sa haute supériorité intellectuelle s'imposait malgré tout — il fut comme le produit avorté d'un rêve gigantesque, d'un rêve césarien qu'aurait traversé l'informe grimace d'une mauvaise fée.

 

Le rôle apparent du prince Napoléon fut donc, sous le Second Empire, le rôle d'un mécontent, d'un frondeur, presque d'un factieux. Cependant, non seulement il aimait l'Empereur et en était aimé, mais sa politique, sur beaucoup de points, s'accordait avec celle de Napoléon III. Son libéralisme, son radicalisme même, n'étaient point incompatibles avec le socialisme nuageux qui hantait l'esprit et l'imagination du souverain, et sa théorie des nationalités flattait merveilleusement le rêve de l'Empereur. L'unité allemande, même, ne l'effrayait pas ; mais il eût souhaité qu'elle s'édifiât dans une entente avec la France, et il fut l'un de ceux qui déplorèrent le plus l'échec de M. de Bismarck, à Biarritz, lorsqu'il s'y rendit dans le dessein d'amener le cabinet des Tuileries à seconder ses projets.

Malheureusement, ces sentiments favorables à la politique de Napoléon III étaient démentis chez le Prince, non seulement encore par des colères, par des irritations qui lui venaient de la Cour et par les vexations dont on l'accablait, mais aussi — il faut bien le reconnaître — par un tempérament terrible d'enfant gâté, par une aisance à commettre des impairs sans cesse renouvelés, par une fatalité à manquer le coche, selon une expression vulgaire, à parler lorsqu'il aurait dû se taire et à se taire lorsqu'il aurait dû parler.

Malheureusement, surtout, ces sentiments étaient annihilés par l'attitude d'hostilité affectée que prenait le Prince en dehors des Tuileries, dans l'éclat du Palais-Royal, et par le choix des hommes dont il s'entourait, dont il faisait ses conseillers habituels, en politique, ou ses compagnons de plaisir.

Sa Cour — car le Prince avait comme une sorte de Cour — n'était composée que de personnalités opposantes à l'Empire, et cet assemblage de politiques, de journalistes, d'écrivains ennemis des Tuileries, fournissait quotidiennement à l'Impératrice un prétexte plausible pour rendre, à son cousin, la vie officielle ou intime du château, intenable.

Quant à l'Empereur, il ne redouta jamais sérieusement les familiers du prince Napoléon, et il avait coutume de dire, lorsqu'on l'entretenait de ces hommes, en les lui représentant comme très redoutables :

— Mais non, mais non, ils ne sont pas tant à craindre que cela. Ce sont des moutons enragés qui ne demandent qu'à être guéris : quelques bons sièges de sénateur les apaiseraient et les rendraient à la santé.

Il ne faudrait pas croire que le prince Napoléon, en appelant à lui les hommes que j'indique, marquait un désir de parader, de jouer au dauphin in parti- bus, de rechercher dans une admiration intéressée et de commande, la satisfaction d'une vanité ou d'un orgueil méconnu, la possibilité même de trouver des capitaux pour accroître sa fortune ou pour mieux combattre le gouvernement de son cousin. Le prince Napoléon avait, au contraire, l'horreur des courtisans comme des affaires d'argent, et en ce qui concerne ces dernières, une anecdote dira péremptoirement toute la probité qu'était la sienne, tout l'effroi que lui causait un or qui ne lui appartenait pas.

C'était après la guerre de 1870, et le prince-Napoléon ayant exprimé le désir de fonder un journal pour soutenir ses idées, une personne fort riche et qui avait pour lui un sincère enthousiasme, apprenant son projet et son embarras — car ses propre ressources ne lui permettaient pas de subventionner un organe important — vint le trouver et lui offrit de lui prêter la somme qui lui était nécessaire, sans conditions, en le laissant libre de déterminer les remboursements. Le Prince, heureux de mettre à exécution ses desseins, accepta tout d'abord l'argent de son généreux partisan. Cependant, lorsqu'il fut en possession du capital souhaité, il s'assombrit, il se prit à réfléchir, et comme un jour l'un de ses amis lui demandait la cause de son inquiétude, il lui fit cette réponse :

— Vous savez que M. X... m'a remis une somme d'argent destinée à fonder le journal de mes rêves. Eh bien, c'est cette générosité, c'est ce dépôt de capital qui me troublent. L'argent qui est là, chez moi, et que je vais employer, n'est pas à moi. Il peut profiter comme il peut être dévoré. Décidément, je n'ai pas le droit, n'étant pas en mesure de le rendre en cas d'insuccès, de m'en servir. Oui, cet argent me gêne, me brûle (textuel) ; je ne dois pas le garder. Il me semble que c'est un bien mal acquis, et je vais, aujourd'hui même, le reporter à son propriétaire. S'il me faut, absolument, un journal, je vendrai des terrains que je possède près de Prangins, je vendrai Prangins même ; mais il ne sera pas dit que j'ai spéculé avec la fortune d'autrui.

Et le Prince fit ce qu'il disait. Il rendit à M. X... son or, et, s'étant appauvri personnellement, put subventionner son journal sans être le débiteur de qui que ce fût.

C'est là, certainement, en dehors de toute appréciation exagérée, un acte de probité incontestable et louable, un exemple d'honnêteté (lue l'on ne doit pas oublier, lorsqu'on parle du prince Napoléon, et qui met sur sa mémoire si heurtée, si controversée, comme une paix, comme une sérénité qui l'élèvent et forcent à l'estimer.

Je sais bien que le public, qui ne se trouve guère intéressé par les actions simples et délicates, que seuls les scandales font curieux, que seule l'apothéose du coquin qui passe triomphant ou que la ruine retentissante d'un homme d'honneur sollicite, je sais bien que le public ignore le caractère chevaleresque du prince Napoléon et je prévois son étonnement à la lecture de ces quelques lignes. Le public, en effet, s'est habitué à ne voir, dans le Prince, qu'une grotesque figure féconde en légendes bouffonnes ou odieuses.

Du prince Napoléon, il n'a retenu que le sobriquet ridicule dont les caricaturistes et les pamphlétaires l'ont flétri, et il a sans cesse ri à l'évocation de sa personnalité, à l'écho de son nom. Ce sobriquet a plus fait, pour la déroute des espérances et de l'autorité du prince Napoléon, que la réputation détestable que le monde politique lui avait donnée, et devant le public, il s'est constamment trouvé dans la situation d'un acteur qui jouerait un rôle dramatique et qui n'éveillerait que la gaîté.

On a représenté le prince Napoléon comme se vautrant en des orgies crapuleuses, alors que ses dîners auxquels était conviée l'élite des écrivains et des artistes, avaient le charme et l'éclat des assemblées de la Renaissance. On l'a représenté comme un homme sans idéal, alors qu'il fut réellement — et on ne saurait trop le déclarer — dans ce Second Empire si réfractaire aux choses de l'esprit, un protecteur éclairé des Lettres et des Arts, un amant du Beau, un créateur, presque, d'intelligences. Son masque de César, son masque moulé sur celui de Napoléon Ier, semblait devoir porter toute la majesté grandiose, toute l'écrasante gloire de son oncle. Le peuple que frappe, cependant et surtout, le caractère extérieur des choses, ne crut pas à ce masque, à cette résurrection de celui qui fut — l'Empereur — sans épithète, et il railla cette silhouette de César comme il eût raillé l'apparition drolatique d'une ombre chinoise et parodiste.

 

La guerre de 1870 qui surprit le prince Napoléon durant un voyage dans le nord de l'Europe, le désespéra. Lorsqu'il eut connaissance des événements qui se précipitaient et que l'on précipitait avec tant d'inconscience, il revint en hâte et se rendit, à peine de retour en France, à Saint-Cloud, où, ainsi que je l'ai déjà dit, l'Empereur, l'Impératrice et la Cour étaient en déplacement.

S'étant présenté devant Napoléon III, il y eut, entre le Prince et son cousin, une scène terrible qui n'a jamais été racontée et que je vais faire connaître.

Dès son entrée dans le cabinet de l'Empereur, le Prince, emporté par son exaltation, fut violent.

— C'est la guerre, alors, dit-il ; c'est la guerre quand nous ne sommes préparés à rien, quand nous ne sommes point en mesure de tenir campagne. C'est la guerre, contre une nation puissante qui n'a rien laissé au hasard et qui va nous écraser.

L'Empereur eut un murmure :

— C'est la guerre.

— Et, s'écria le Prince, si je suis bien renseigné, c'est l'Impératrice qui l'a voulue cette guerre. C'est Eugénie et les hommes néfastes qui lui obéissent qui nous ont mis dans ce pétrin. Je vous l'avais bien dit que cette femme ferait votre malheur, sire, et le nôtre. Votre règne n'est semé que des ruines qu'elle a provoquées.

L'Empereur se leva, et se dressa, pâle, devant le Prince :

— Napoléon !

— Pardonnez ma franchise. Mais ne voyez-vous donc pas que l'Impératrice et ceux qui l'entourent et qu'elle inspire de sa haine contre votre gouvernement, de la pensée d'autorité et d'absolutisme qui la dirige, sont à la joie, ici, et n'attendent qu'une chose, de cette guerre heureuse ou malheureuse : la chute de vos conseillers habituels, le retour à l'Empire du Deux-Décembre ?

— Napoléon fit doucement l'Empereur, tes paroles sont mauvaises ; tes pressentiments — qui sont peut- être les miens, hélas — entraînent ta parole au delà de ta pensée. Tu es injuste envers Eugénie. Elle croit à la victoire : faisons comme elle et soyons calmes.

Puis, allant au Prince et lui prenant la main, il ajouta :

— A quoi servirait, d'ailleurs, de se quereller sur les événements ? C'est la guerre, et il n'y a plus à revenir sur ce qui a été décidé.

— Soit, déclara alors le Prince, mais retenez ceci : bouclons nos malles, et bouclons-les bien, car nous sommes foutus !

Et il abandonna Napoléon III à ses réflexions, à sa tristesse.

Le lendemain de cette scène, le Prince se trouvant avec Mme la marquise de ..., lui raconta son entrevue orageuse avec l'Empereur, et c'est Mme la marquise de ... qui me l'a rapportée.

Ce jour-là, le Prince répéta à Mme de... à peu près les mêmes paroles qu'il avait fait entendre à son cousin.

— Nous sommes perdus, lui dit-il. Nous entrons en campagne sans alliés, et il ne faut pas espérer que l'Italie ou que l'Autriche nous vienne en aide. L'Italie n'est pas prête et mon beau-père, Victor-Emmanuel, ne saurait entrer en ligne, avec ses troupes dans l'hypothèse la plus favorable, avant un ou deux mois. Quant à l'Autriche, pourquoi nous appuierait- elle ? L'avons-nous repêchée à Sadowa ? Vous avez vu Metternich : ne vous a-t-il pas dit que son gouvernement demeurerait simple spectateur de la lutte qui va avoir lieu ? — Ah, l'Impératrice et son parti ont su mener les choses au point où ils les désiraient. Cependant, un fait m'étonne : comment se fait-il qu'Ollivier soit si aisément tombé dans le piège qui lui était tendu ? Comment se fait-il que lui, si patriote, si sage, si réservé, se soit laissé entraîner à la suite de tous ces fous ? Il y a, sous roche, voyez- vous, quelque anguille dont on parlera plus tard. Quoi qu'il en soit, nous sommes perdus.

Une certaine obscurité paraît, sans doute, résulter de la scène et de la conversation que je viens de reproduire. Dans un chapitre prochain : la Déclaration de guerre, je ferai connaître au public le sens des paroles du prince Napoléon ainsi que les intrigues organisées, autour de l'Empereur, pour amener entre lui et le roi de Prusse, un conflit inévitable, pour rendre impossible, au cabinet du Deux-Janvier toute tentative d'apaisement.

 

Après la chute de l'Empire, après la mort de l'Empereur et durant tout le temps que vécut le Prince Impérial, le prince Napoléon garda une grande réserve et demeura comme dans l'attente des événements. Rejeté, ainsi que je l'ai rapporté, des conseils familiaux ou politiques qui se tenaient à Chislehurst, sans rompre les liens qui l'attachaient aux hommes qui lui étaient plus particulièrement dévoués, il se consacra exclusivement à l'éducation de ses fils et voyagea, entre l'avenue d'Antin, où il habitait, et Rome, résidence de son beau-frère, le roi Humbert d'Italie.

Lorsque, après la mort même du Prince Impérial, il comprit que la haine de l'Impératrice ne désarmait pas, que des intrigues se formaient dans l'entourage de la souveraine et dans le parti qui lui obéissait en France, pour l'éloigner, avec autant d'acharnement que naguère, de la direction des affaires bonapartistes, il sortit de sa réserve, prit une attitude militante et se posa, nettement, devant le pays et devant les siens, en qualité de chef, en qualité de prétendant, quoiqu'il dissimulât, sous une théorie de soumission aux volontés du peuple, ses espérances et ses revendications.

Mais le mauvais sort qui le poursuivait, en politique, ne lui permit jamais d'avoir ce qu'on nomme un parti — un parti constitué, viable, homogène et puissant ; — et, ayant été élu député, il se trouva comme isolé dans le Parlement.

Je me le rappelle alors, ressemblant un peu, dans sa solitude, à quelque fauve réfugié dans une ombre pour y guetter la proie convoitée ou pour y mourir. Il siégeait adroite de l'Assemblée, mais au plus haut rang de l'amphithéâtre, et tout près d'une portière conduisant aux couloirs. Il restait peu sur son banc, allant et venant, de la salle des séances aux corridors, et ne paraissant attentif que lors des discussions importantes.

J'ai rapporté plus haut une délibération sur le budget des cultes à laquelle il se mêla. — Ce fut, je crois, la seule fois qu'il parla devant ses collègues, et son attitude, en ce jour, demeure curieuse.

Quand il monta à la tribune, dominant l'Assemblée de sa taille athlétique, il y eut un long murmure, bientôt étouffé sous des chut ! et suivi d'un silence profond.

Le Prince, sans paraître s'émouvoir de cet accueil énigmatique et qui laissait devant lui le succès aussi bien que l'affront, s'adressa aux députés, dans un langage familier, comme s'il eût conversé avec quelques intimes, dans un salon, et dans son attitude même, et dans ses gestes, il y avait comme une sorte d'affectation à se montrer bon enfant.

Les deux pouces appuyés sur les poches de son pantalon, ses autres doigts tapotant les cuisses, il discourut durant plusieurs heures, s'élevant avec véhémence contre le parti catholique, affirmant les droits de la société civile en face du monde religieux, et forçant à l'applaudir toutes les gauches réunies dans une acclamation, tandis que les droites l'invectivaient.

Cependant, les droites mêmes oubliaient, par instant, leur colère, pour écouter, pour admirer peut- être, en secret, la parole éloquente qu'il exprimait. Le prince Napoléon, reprenant l'Histoire, en effet, marquait d'un mouvement oratoire merveilleux chaque période de son discours, et ceux qui eurent la bonne fortune de l'entendre, ce jour-là, ne peuvent que rendre hommage à son prodigieux talent.

Il ne se souvint peut-être pas assez qu'il était, lorsqu'il le voulait, un charmeur, et, emporté par la violence même du sujet qu'il traitait, il fut brutal. Sa voix grasse et bien timbrée, détachant chaque mot, tombait sur ses adversaires dans une logique étudiée, sans défaut. Son geste dédaigneux, le roulement énorme de ses épaules, disaient le peu de cas qu'il faisait de leurs arguments, de leurs interruptions, et lorsqu'il eut achevé son discours, lorsqu'il descendit de la tribune pour retourner à sa place, salué par une triple salve de bravos républicains, il dut s'arrêter dans l'hémicycle. Les droites, en effet, ameutées contre lui, indignées, vociférantes, quittaient leurs bancs et s'avançaient vers lui, menaçantes.

Ce fut, alors, un spectacle inouï et qui restera toujours en ma mémoire.

Devant cette avalanche humaine qui lui barrait le chemin de sa place, le prince Napoléon, au pied de la tribune, se redressa, se campa, frémissant, farouche presque, l'œil animé, les narines et les lèvres palpitantes et attendit l'attaque. Déjà, des députés étaient près de lui qui levaient leurs poings et qui l'outrageaient, déjà le remous de l'hémicycle le faisait dériver quand, secouant ses larges épaules, marchant en avant et fonçant contre l'obstacle, il fit une trouée dans les rangs de ses ennemis et gagna son banc, en deux ou trois bonds. Et là, s'étant assis et ayant croisé les bras sur sa poitrine qui avait le souffle d'une forge, il regarda dédaigneusement ses insulteurs, il sourit, il fut vraiment César — Cœsar imperator — et donna l'image du beau prince qu'il eût été, s'il avait régné, du beau tribun, aussi, qu'il eût été si, sorti du peuple, il avait possédé l'affection du peuple.

Lorsque les décrets relatifs aux congrégations religieuses furent signés, le prince Napoléon n'était plus député et, ne pouvant faire un discours, ce fut par une lettre fameuse, approuvant les mesures légales qui allaient être prises contre les associations catholiques, qu'il se rappela au souvenir du public.

On sait le bruit et l'émotion que provoqua cette lettre.

J'eus, à cette époque, l'occasion de voir le Prince et d'être reçu par lui, avenue d'Antin. J'étais chargé, auprès de lui, d'une mission concernant divers journaux de province et nous causâmes.

Le Prince voulait alors gagner à sa cause certains organes de la presse départementale, et je ne lui cachai pas que la lettre qu'il venait d'écrire mettait, entre lui et cette presse, une impossibilité absolue de rapprochement.

Le Prince m'écouta et lorsque j'eus parlé, roulant une cigarette, le gilet ouvert et laissant passer la chemise en bourrelet, il marcha de long en large durant quelques secondes, dans le salon, puis il fit sa réplique.

— Monsieur, me dit-il, on se trompe sur le sens et sur la portée de la lettre que je viens de publier. Elle n'a rien d'anti-religieux, d'hostile à la liberté, elle réclame et approuve l'application des lois qui doivent être les mêmes pour tous les citoyens et que je ferais respecter, énergiquement, si j'étais au pouvoir. Vous affirmez que la presse de province — la presse modérée — ne peut, après cette déclaration signée de mon nom, me patronner. Certains journaux ont, en effet, une situation toute spéciale que je vois fort bien : ils comptent, parmi leurs lecteurs, autant de bonapartistes, de royalistes que de républicains allant à la messe et s'ils me louangeaient, et si, même simplement, ils osaient dire que je ne suis point un mangeur de curés, on ne les croirait pas et les abonnés s'en allant mécontents, ils seraient ruinés. Cela est fâcheux ; mais en dépit du mal que cette situation me cause, si j'étais à écrire ma lettre, je l'écrirais telle qu'elle a été imprimée. Les modérés savent bien, cependant, que je suis l'ennemi de toute persécution, le partisan de la liberté de conscience, l'observateur du Concordat. Mais ils sont comme les grenouilles qui demandent un roi : je m'offre à eux et ils me repoussent craignant que je ne les dévore. Ce n'est pas moi qui les croquerai ; il y aura quelqu'un qui se chargera de cet office et ils me regretteront.

Je ne pouvais que m'en tenir à la mission que j'avais acceptée, je détournai la conversation et le Prince qui était en verve, sans doute, de causerie, ce jour-là, me parla bientôt des événements, des hommes du moment et me fit entendre cette appréciation pittoresque.

— Gambetta est un bon garçon, au fond, qui ne veut que la paix. Il n'a point la cruauté nécessaire, souvent, en politique ; c'est un sentimental, comme tous les gras. Il régnera. Il sera premier ministre. Mais ce sera le lion amoureux. Il se laissera rogner les ongles, arracher les crocs. Il fera sous lui. Quant à M. Jules Ferry, c'est différent. Il a, en lui, de la froideur du chirurgien qui taille les chairs, sans être ému par les cris du patient. C'est un homme de gouvernement. Il a fait l'article 7, et a préparé les décrets ; il n'a pas lâché son dernier mot. Un triomphe ou une dégringolade ? Que lui vaudra ce dernier mot ? Je ne sais. Mais qu'il soit ceci ou cela, soyez certain qu'il ne permettra jamais qu'on l'enterre vivant. C'est un taureau maigre et collant.

Et le Prince ajouta, après un silence, cette phrase que j'ai reproduite dans le premier chapitre de la Cour de Napoléon III :

— Je ne parle pas de M. de Cassagnac : c'est un bon zouave pontifical.

L'un des derniers actes politiques du prince Napoléon fut le manifeste dont il couvrit les murs de Paris, et qui lui valut quelques semaines d'incarcération à la Conciergerie.

Lorsqu'il rentra chez lui, il sembla découragé et l'on n'entendit plus guère prononcer son nom jusqu'au jour où son fils aîné, le prince Victor, se séparant de lui, le fit sympathique, sinon aux yeux des hommes d'opinion, mais aux regards de tous les pères.

Le récit exact de la scène qui détermina la rupture entre le prince Napoléon et son fils, m'a été fait par un ami intime du Prince et je le rapporte, ici, tel qu'il m'a été communiqué.

Le fait brutal, dans cette rupture, est su. Mais le lecteur, mais la foule ont toujours ignoré les péripéties, certainement pénibles, qui l'ont accompagné.

Vers qui doivent, dans cette circonstance, être dirigées les responsabilités, les accusations ? Vers le père ou vers le fils ?

Je crois que l'un et l'autre ont été victimes de compétitions, d'ambitions et de rancunes étrangères à leur intimité ; je crois que ce père et ce fils ont été séparés, comme malgré eux, dans le jeu d'une fatalité.

Quelque temps après la mort du Prince Impérial, le prince Victor ayant été désigné par le malheureux enfant comme son successeur à l'Empire, le parti bonapartiste entra en mouvement, se partagea en deux camps — l'un, dressant ses tentes autour du prince Victor ; l'autre, établissant ses quartiers autour du prince Napoléon.

M. Jolibois — et avec lui tous les survivants de ce qui avait été, sous le Second Empire, le parti de l'Impératrice se levèrent ; M. Jolibois prit la tête de la fraction anti-jérômiste, et aidé par quelques trop fervents amis, réussit à persuader à l'enfant qu'il devait, dans l'intérêt de la cause, et pour obéir au Prince Impérial mort, rompre avec son père.

Comme le prince Victor semblait réfractaire à une telle résolution, M. Jolibois et ses adhérents tentèrent une démarche auprès du prince Napoléon, pour l'amener à une abdication en faveur de son fils.

Il me paraît inutile de dire comment cette proposition fut accueillie.

Alors les conjurés changèrent leur tactique et, se retournant vers le prince Victor, lui déclarèrent que, dans tous les cas, il ne devait, il ne pouvait plus demeurer, non seulement avec son père, mais même continuer d'habiter sous le même toit, dans la même maison.

Le jeune homme eut encore quelques révoltes ; mais comme, en définitive, on lui affirmait que, de ses décisions, dépendait l'avenir de sa dynastie, peut-être le succès d'une restauration prochaine, il se soumit et approuva la conduite de ses amis.

Cependant, le prince Napoléon ignorait ce qui venait de se passer et son fils ne pouvait différer davantage de lui faire part de ses projets.

Après le déjeuner, un matin, il dit à son père qu'il avait résolu de vivre, désormais, libre, et qu'il lui demandait l'autorisation de se séparer de lui.

Le prince Napoléon, ne comprenant que peu les paroles de son fils, lui répondit :

— Je ne m'oppose nullement à ce que tu sois libre. Tu es jeune. Je comprends parfaitement tes désirs ; je les approuve même et je vais m'occuper de te louer un appartement séparé du mien.

Le prince Victor hocha la tête :

— Je vous remercie, mon père, fit-il ; mais ce n'est point ainsi que j'entends être libre ; il me paraît bon, dans l'intérêt de notre cause, que nous soyons entièrement séparés et, à cet effet, je dois vous avouer que j'ai moi-même choisi et arrêté un appartement.

Et il ajouta :

— J'ai besoin d'être seul. Mon parti exige cette séparation et je dois obéir au vœu de mes amis.

Le prince Napoléon en croyait à peine ses oreilles.

— Ton parti, ton parti, s'écria-t-il, impatienté ; mais, enfin, de quel parti parles-tu ? Il n'y en a pas deux, dans notre cause ; le mien est le tien.

Puis, paternel :

— Voyons, as-tu besoin d'argent ? T'ennuies-tu ? J'augmenterai ta pension ; je te laisserai libre, absolument libre.

Mais le jeune homme ne broncha pas.

— Non, déclara-t-il, non et merci, mon père. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Une séparation, tout simplement, s'impose entre nous.

Alors le prince Napoléon éclata :

— Ah, je comprends enfin ; on veut nous rendre ennemis et on te place, en face de moi, en adversaire. Soit. Mais tu n'iras pas loin. Tu es commandité, n'est- ce pas, pour me parler ainsi ? Tu es entretenu, sans doute, par les soins de Jolibois, comme une cocotte (textuel), comme une fille ? Eh bien, va !

Et quittant son fils, il se retira dans sa chambre.

Cette heure fut la dernière que passa le jeune homme avec son père.

Le prince Victor reste seul et libre, maintenant, chef suprême du parti.

Mais il me paraît difficile qu'il prenne la place de ce père qui s'est éteint et qui, en dépit des fautes politiques qui ont été les siennes, reste, je le répète, comme l'un des hommes les plus remarquablement intelligents de nos jours.

 

L'exil qui avait frappé le prince Napoléon, dans les dernières années de sa vie, avait mis, presque, le silence autour de lui, et la tombe qui renferme sa dépouille semble s'être définitivement emparé de son nom même.

Cependant, les lettrés, les artistes, ne sauraient oublier que cet homme les aima avec passion et les jugea avec raison. Les politiques, également, ne sauraient méconnaître les qualités qui le caractérisèrent, qui le placèrent bien au-dessus des mesquines préoccupations, et les philosophes dont il s'entourait, dont il recherchait la compagnie, dont il écoutait la parole, seraient ingrats en détournant de son ombre leur souvenir.

Mais, entre tous, les lettrés ne doivent pas ignorer qu'il fut un écrivain de haute envergure ; — son livre : Napoléon et ses détracteurs, répondant à un ouvrage de M. Taine, est un pur chef-d'œuvre — et la confraternité qu'il désira, dont il s'enorgueillissait, me parait lui valoir, assez justement, un hommage.

Quant au public qui s'est intéressé à son agonie terrible, qui a été ému par le drame familial qui tourmenta cette agonie — le prince Victor ayant supplié son père de le bénir, celui-ci se dressa, moribond déjà, sur son lit, et lui cria dans un anathème : — Va-t'en, va-t'en ! — quant au public, dis-je, devant qui l'on a toujours représenté le prince Napoléon, comme un damné poursuivi par des anges vengeurs, comme un réprouvé chassé d'un Eden, il peut ajouter foi au portrait que j'ai tracé de cet homme, et se convaincre, que doué de toutes les qualités nécessaires à un chef de gouvernement, il fut le jouet d'un méchant sort qui l'en- pêcha sans cesse de montrer ces qualités — pareil à ces héros de la Fable, en l'âme de qui des fées ont mis tous les charmes, mais qu'une fée plus habile frappe d'impuissance, on ne sait pourquoi.

En somme, le destin fatal qui pesa sur tous ceux de sa race, sur tous ceux de son nom, pesa sur le prince Napoléon ; mais, dans une malignité implacable, ce destin ne lui accorda point ce qu'il donna à tous les siens : la gloire rouge des batailles — semblable aux apothéoses du ciel, à l'heure des couchants — ou l'horreur tragique des défaites, semblable aux ténèbres de la terre, à l'heure des cataclysmes ; il l'affubla d'un rôle médiocre ; il le jeta dans une voie misérable, et derrière son masque de médaille antique, derrière son masque superbe de César, il mit l'aventure banale d'un bourgeois qui aurait des ailes d'aigle et qui passerait ainsi, dans la vie, provoquant la moquerie — silhouette de carnaval dont l'âme, révoltée, pleurerait de honte et de colère.