ORGANISATION DE
L'ARMÉE DE RUSSIE. - MESURES CONTRE LES RÉFRACTAIRES. CRISE INDUSTRIELLE ET
COMMERCIALE. - SESSION DE 1811. - NAISSANCE DU ROI DE ROME. - LE CONCILE
NATIONAL. - D'UNE RUPTURE AVEC LA RUSSIE.
Ces
négociations, toujours malheureuses même lorsqu'elles étaient couronnées de
succès, parce qu'elles ne pouvaient nous donner que de fausses amitiés, ne
devaient plus réconcilier personne avec une domination qui n'inspirait que
des sentiments de haine et do méfiance. Elles étaient loin d'occuper la
première place dans les préoccupations de l'Empereur. Une foule d'autres
affaires non moins importantes se disputaient son attention. C'était en
premier lieu le règlement des difficultés avec l'Église et la papauté,
difficultés qui faisaient peu de bruit, mais qui entretenaient un trouble
profond parmi les populations de l'empire, puis la désastreuse crise
industrielle et commerciale, qui était la conséquence longtemps retardée,
mais absolument fatale, des mesures du blocus ; enfin et surtout, c'étaient
ses préparatifs militaires contre la Russie qui étaient alors son objet de
prédilection, sa pensée de tous les jours et de tous les instants, le point
principal, essentiel, unique, sur lequel il concentrait ses incomparables
facultés d'organisation. Si l'on considère qu'il 'continuait à embrasser en
même temps tous les détails de l'administration intérieure d'un si immense
empire, à diriger de Paris les opérations militaires de l'Espagne et du
Portugal, on ne sera pas étonné que son activité, quelque prodigieuse qu'elle
fût, se soit trouvée inférieure à une telle tâche, qu'il ait été comme
débordé par l'étendue, la multiplicité des affaires, et ne touchât plus à
chacune d'elles que, pour ainsi dire, par accès, sans la suite et l'assiduité
indispensables pour les bien mener. Cet
inconvénient était d'autant plus grave, que la qualité la plus nécessaire à
la direction suprême d'un si vaste ensemble, c'est-à-dire la mesure, la
sûreté, la justesse d'esprit, commençait à faire tout à fait défaut à son
génie toujours puissant, mais excessif et désordonné. Aussi fécond que jamais
en expédients, en combinaisons, en ressources de tout genre, d'une force de
conception surprenante dans l'art de coordonner les moindres détails pour
arriver à ses fins, il avait perdu, si toutefois il l'avait jamais possédé,
ce tact délicat, ce sens supérieur, qui dans toute entreprise découvre à
première vue les conditions du possible, et la limite qu'on ne peut dépasser.
Mais dans l'ordre des choses militaires, où il s'agissait avant tout
d'administrer et d'organiser les immenses ressources qu'il avait sous la
main, où les opérations dépendaient moins d'une appréciation morale, que de
calculs d'une rigueur presque mathématique, son génie se retrouvait tout
entier avec une merveilleuse puissance de création et de travail. Depuis
qu'il avait prévu et presque résolu la guerre avec la Russie, il s'était
appliqué sans relâche à la formation d'une armée qui fût à la hauteur des
gigantesques projets de domination universelle qu'il avait conçus,
c'est-à-dire, telle que le monde n'en avait pas encore vu. D'après le nombre
et la force de cette armée, on voyait bien, que même à ses yeux, ces plans
chimériques étaient une violence faite à la nature des choses, et n'avaient
d'autre chance de réalisation que la victoire. Mais s'ils n'avaient par
eux-mêmes ni solidité, ni raison d'être, il voulait leur donner un appui
matériel sans précédent. Sa politique ne s'était-elle pas toujours trouvée en
contradiction avec la prudence comme avec l'esprit de son temps, et
n'était-ce pas toujours son épée qui
avait tout réparé ? Au
fond, l'armée destinée à ce qu'il commençait à appeler « la guerre de Russie
» était tout à ses yeux, et peu lui importait que cette guerre fût entreprise
contre toute raison et contre toute justice, s'il croyait pouvoir la faire
avec succès. La crainte d'être pris au dépourvu une fois passée, ce succès
lui paraissait de moins en, moins douteux. Au mois de décembre 1810 la
conscription lui avait fourni 120.000 hommes, montant de la levée de 1811,
auxquels il convient d'ajouter 30.000 hommes levés à partir de quatorze ans
pour la conscription maritime. Cette mesure avait été célébrée par les
orateurs du sénat comme un trait de générosité exceptionnelle, parce que
c'était la première fois, depuis bien des années, qu'une conscription n'était
pas levée par anticipation. Personne ne songea même à remarquer quelle
critique amère on faisait des institutions existantes, en considérant la
stricte exécution de la loi comme un bienfait du prince. Ces recrues furent
versées dans des cadres tirés des anciens corps de l'armée d'Allemagne. Grâce
à ces renforts, les corps d'observation formés sur l'Elbe, sur le Rhin, en
Italie, devinrent bientôt de véritables armées comprenant, le premier cinq,
les deux autres quatre divisions. Un corps de réserve, composé de quatre autres
divisions, fut formé dans le midi de la France à portée d'envoyer des
renforts en Espagne ou en Italie selon les besoins En même temps tous les
princes de la Confédération germanique furent mis en demeure de fournir leurs
contingents. Ces préparatifs furent poussés avec une telle activité, qu'au
mois de juin 1811, Davout, qui commandait le corps d'observation de l'Elbe,
avait sous ses ordres 200.000 hommes prêts à marcher au premier signal. Son
corps d'armée montait à 120.000 hommes, le roi de Saxe en avait 24.000, le
duché de Varsovie 34.000, le roi de Westphalie 15.900[1]. Dans le même moment, le 16
juin, jour de l'ouverture de la session législative, Montalivet put imprimer
dans son Exposé de la situation de l'Empire : « La France a 800.000
hommes sous les armes ! » En
dépit des dithyrambes officiels des rapporteurs du sénatus-consulte relatif à
la conscription, sur l'ardeur et l'empressement que montraient les jeunes
Français pour courir à la gloire[2], ces grands résultats ne
s'obtenaient plus sans beaucoup d'efforts et de résistance. Le silence
profond qu'on gardait systématiquement sur les pertes de nos armées d'Espagne
n'avait pas empêché la vérité de se faire jour. Si l'on ne savait pas au
juste à quel point cette guerre était peu glorieuse pour nous, on savait du
moins combien elle était meurtrière, et c'était avec une sorte de stupeur
qu'on en voyait surgir une nouvelle qui n'était justifiée par aucune
nécessité ni par un intérêt quelconque. Les familles cherchaient par tous les
moyens à soustraire leurs enfants au service militaire, et le nombre des
jeunes gens qui s'y dérobaient par la fuite s'était accru dans des
proportions inouïes. Deux faits suffisent pour réduire à leur juste valeur
les complaisantes fictions des orateurs du sénat, le premier, c'est qu'en
cette même année 1811, un remplaçant se payait déjà jusqu'à huit mille
francs[3], ce qui représente aujourd'hui
le double de cette somme ; le second, c'est que le nombre des conscrits
réfractaires montait alors à près de 80.000 individus. Ces
délinquants formaient en quelque sorte le fonds de plusieurs années de
révolte contre la loi ; ils or-fraient le scandale permanent d'une
désobéissance qu'aucun gouvernement ne pouvait tolérer. Celui d'alors était
armé contre eux au-delà du nécessaire, et s'il s'était contenté des moyens de
contrainte que lui fournissait la loi, on ne pourrait que l'approuver d'avoir
mis fin à cette rébellion. Mais ces moyens légaux, quelque cruels qu'ils
fussent dans certains cas, étaient loin de suffire à l'impatience et à
l'irritation de Napoléon. Ce qu'il lui fallait, c'était moins encore
d'arriver à la répression du délit, que de parvenir à mettre promptement la
main sur cette réserve aussi nombreuse qu'énergique, et à l'enrégimenter,
n'importe à quel prix, dans son armée. Pour obtenir promptement ce résultat,
le moyen le plus expéditif était d'intéresser le plus grand nombre de gens
possible à l'arrestation du conscrit réfractaire. On y intéressa ses parents
et ses amis en les frappant à cause de lui. Cet
expédient sauvage avait 'été imaginé et pratiqué par le directoire contre les
insurgés vendéens. Le premier consul s'était fait gloire de l'abolir à une
époque où il était clément par calcul. On ne se contenta pas de reprendre le
principe de la loi des Mages autrefois si justement flétrie, on le généralisa
en l'étendant non-seulement à la famille du conscrit réfractaire, mais à sa
commune et parfois au canton tout entier. La pénalité était celle qui pouvait
être le plus sensible aux pauvres. Elle consistait à loger, à nourrir, à
payer sous le nom de garnisaires une certaine quantité de soldats, jusqu'à ce
que le réfractaire eût fait sa soumission. Les père et mère, puis les frère
et sœur, puis les personnes chez qui le délinquant avait bu, mangé et dormi,
puis la commune elle-même, furent successivement rendus responsables d'un
délit tout personnel[4]. Ces
procédés, quelque impitoyables qu'ils fussent, n'opérant pas encore assez
vite au gré de Napoléon, les garnisaires reçurent pour auxiliaires des
colonnes mobiles, plus connues sous le nom de colonnes infernales, qui
rançonnaient et terrorisaient tout un canton. Ces mesures furent efficaces,
mais elles montrent ce qu'il en coûtait dès lors pour faire une grande armée,
et à quel degré de lassitude la nation en était arrivée en dépit de ses goûts
traditionnels pour la vie militaire. Tous les moyens étaient bons pour échapper
à ce dur service, mais tous aussi pour y contraindre, et si la fuite était
peu sûre, ni le rem- placement ni la réforme n'étaient une garantie
d'immunité. Les remplacés comme les réformés étaient invariablement repris au
bout d'un certain laps de temps dans de nouvelles catégories, et il n'était
pas rare de rencontrer des jeunes gens qui avaient payé trois ou quatre fois
de suite leur exonération, sans être plus sûrs pour cela d'être libérés
définitivement. On
voit, par ce tableau fort abrégé des souffrances populaires, que la nation
française payait déjà bien cher l'honneur, devenu d'ailleurs assez
problématique, d'avoir donné un maître à l'Europe. Ce n'était pas tout
pourtant, et les maux que lui infligeait le système continental étaient plus
cruels encore. Que le blocus fût la cause directe et principale de la crise industrielle
qui désola la France, pendant l'hiver de 1811, c'est ce qui ne peut être
contesté sérieusement, bien qu'on puisse admettre que nos interminables guerres
y ont aussi contribué pour une bonne part. Un des avantages que Napoléon
avait découverts après coup dans cette étrange conception avait été de créer,
en faveur de la France, une sorte de monopole industriel et commercial. Ses
manufactures recevaient en effet au moyen des licences et des ventes après
saisies, en coton, en bois de teinture, indigo, etc. les seules matières
premières qui fussent admises sur le continent, elles seules par conséquent
devaient garder le privilège de la fabrication ; et si elles n'avaient plus
aucun débouché maritime, elles pouvaient du moins compter sur le marché de
l'Europe. Il en était de même pour les autres denrées coloniales dont il
avait entendu nous réserver le commerce exclusif, dans les conditions
restreintes auxquelles il l'avait réduit. D'après
ces données, théoriquement fort rassurantes, nos manufacturiers s'étaient
livrés à une production exagérée. De leur côté, les spéculateurs de toute
espèce s'étaient disputé les approvisionnements de denrées coloniales,
comptant sur la consommation européenne tout entière. Mais si le calcul
paraissait juste en théorie, il devait se trouver faux dans la pratique,
parce qu'on n'avait pas tenu un compte suffisant du renchérissement
extraordinaire qui était la conséquence forcée du système. En premier lieu,
les Anglais qui étaient devenus, par suite de nos mesures contre les neutres
et de la suppression de toute concurrence, maîtres absolus du prix de ces
marchandises, dont ils étaient presque les seuls détenteurs, les vendaient à
des taux exorbitants aux possesseurs des licences. Ils leur faisaient payer
jusqu'à quatre et cinq francs une livre de sucre qui leur coûtait cinquante
centimes. Le négociant pourvu de licences n'avait donc sa marchandise qu'à un
prix très-élevé. Il devait en outre ajouter à ce prix de revient d'abord
celui des marchandises prohibées en Angleterre, qu'il avait dû jeter à la
mer, parce que Napoléon le forçait à les exporter, ensuite les frais fort
onéreux de la licence elle-même, et enfin ses propres bénéfices. On devine à
quel prix devaient monter des produits chargés dans de telles proportions,
avant même d'être entrés dans nos manufactures ou dans nos magasins. Ceux qui
provenaient des saisies étaient également rendus inabordables pour les
acheteurs par les droits successifs, et surtout par le droit de cinquante
pour cent, dont les avait grevés Napoléon. Le
résultat fut ce qu'on devait prévoir, les marchandises ne se vendirent pas.
Leur cherté équivalait à une prime donnée à la contrebande qui gagna tout ce
que le commerce régulier perdit. Les manufactures cessèrent leurs travaux,
les banques qui leur avançaient des fonds ne recouvrant pas leurs avances, se
virent forcées de suspendre leurs payements ; et toutes les industries étant
solidaires, toutes se trouvant atteintes par la guerre, celles qui semblaient
le plus à l'abri des influences extérieures, comme l'industrie des laines et
des soies, furent entraînées dans le commun désastre. Napoléon
s'efforça d'arrêter la crise au moyen de quelques millions dont il fit,
l'avance aux négociants les plus compromis, sans tenir compte des sages
représentations de Mollien et des hommes compétents dont il était entouré. On
ne put jamais lui faire ad mettre que sa volonté, qui pouvait tant de choses,
ne pouvait rien sur le crédit. Ces secours ne sauvèrent personne. Il prêta
jusqu'à quinze cent mille francs à la fois à une seule maison[5] ; mais bientôt il se vit forcé
de renoncer à cet expédient en présence de l'énormité des demandes. Les
commandes de fournitures militaires, de mobiliers pour les palais impériaux,
apportèrent un faible adoucissement à la détresse des classes ouvrières ;
mais toutes les ressources du gouvernement, eussent-elles été consacrées
intégralement à conjurer le fléau, étaient fort insuffisantes pour relever
les affaires. Le seul soulagement efficace de tant de misères eût été le
retrait des mesures qui avaient amené la crise ; mais ce moyen était aussi le
seul dont Napoléon ne voulait pas entendre parler. Le 25 mars 1811, les
délégués de la Chambre de commerce, conduits par deux grands industriels de
l'époque, Martin et Ternaux, ayant essayé de lui présenter quelques
observations timides sur les remèdes à apporter aux maux de l'industrie et du
commerce, il leur coupa la parole sans leur laisser dire un mot pour exposer
leurs doléances. Alors il se livra à une longue et incohérente apologie du
système continental et de sa politique en y mêlant, à l'adresse de la Russie,
des menaces au moins fort inconsidérées dans un moment ou il s'attachait
encore à la tromper, et à nier ses armements : « Les
commerçants se plaignaient comme toujours, et cependant c'était par leur
faute que la crise était arrivée. ils avaient voulu s'enrichir à tout prix,
s'enrichir trop vite, gagner une fortune comme on gagne une bataille, au lieu
de compter sur les résultats toujours lents du travail et de l'économie. Ils
ne devaient s'en prendre qu'à eux-mêmes s'ils étaient, victimes de leur
propre avidité. Quant à lui, il était resté fidèle à son système qui était de
réduire l'Angleterre. On s'était beaucoup moqué de ses décrets de Berlin et
de Milan, et cependant aujourd'hui l'Angleterre déclinait, elle était exclue !
Il possédait les côtes de toute l'Europe, il bâtissait vingt-cinq vaisseaux par
an, avant peu il aurait une marine de deux cents vaisseaux, et l'Angleterre
serait forcée de se soumettre. Jusque-là malheur aux Etats du continent qui refuseraient
de le seconder I Toutes les trames que les Anglais essayeraient de nouer avec
ces puissances il les couperait avec son épée il réunirait ces Etats comme il
avait réuni tous ceux qui lui avaient résisté. A Tilsit, il avait fait grâce
à l'Empereur de Russie en retour de ses promesses de concours, mais si ces promesses
n'étaient pas tenues, il irait au besoin à Riga, à Moscou, à Pétersbourg
! il n'était pas un simple roi de France, il était l'Empereur du Continent,
il avait deux cent millions dans les caves des Tuileries. La France était le
pays le plus riche du globe, et dans aucun cas il ne changerait quoi que ce
soit à son tarir des douanes, on devait se le tenir pour dit. » Ces
divagations, qui touchèrent à tout excepté à ce qui faisait l'objet précis
des doléances du commerce, n'eurent d'autre effet que d'apprendre aux
auditeurs interdits de Napoléon qu'à côté de son ancienne idée fixe de
réduire l'Angleterre en affamant l'Europe, une autre préoccupation commençait
à hanter le cerveau impérial, celle d'aller chercher un nouvel ennemi aux
extrémités du continent. Les menaces dirigées contre la Russie dans cette
malheureuse allocution eurent un immense retentissement à l'étranger. Pendant
quelque temps les chancelleries et les gazettes ne furent occupées qu'à en
reproduire les variantes, et cette impression parut si fâcheuse à l'Empereur
lui-même, qu'il en fit publier un résumé qui équivalait à une sorte de
rétractation. Il
était d'ailleurs exact, comme il l'avait avancé, que la crise continentale
s'était répercutée en Angleterre. Ce pays ne pouvait en effet ne pas se
ressentir des souffrances de l'Europe au moins par contre-coup ; mais il
souffrait de l'encombrement et du trop-plein, ce qui n'est pas la même chose
que de souffrir de la détresse. Ses Docks, qui étaient devenus l'entrepôt du
monde entier, regorgeaient de marchandises, principalement en sucres et en
cafés. L'industrie du coton avait seule été atteinte sérieusement par suite
de spéculations imprudentes[6]. En France, l'encombrement
n'existait que chez quelques manufacturiers, et chez quelques détenteurs
privilégiés des denrées coloniales, partout ailleurs, c'était un profond dénuement,
un appauvrissement continu. En Angleterre, c'était chez toutes les classes
industrielles et commerçantes, une accumulation inouïe de richesses et de
produits de tout genre, qui Momentanément ne trouvaient pas des débouchés
suffisants, bien que toute concurrence eût été détruite à leur profit, mais
qui étaient assurés de les trouver un peu plus tard. La preuve en était dans
cette inépuisable puissance de crédit qui permettait à l'Angleterre
d'emprunter un milliard par an, problème difficile, que le maître de l'Europe
n'aurait certainement pas résolu à son honneur. Au
moment de la plus grande intensité de la crise, le 20 mars 1811, était né cet
enfant dont Napoléon avait annoncé la naissance avant même d'avoir épousé
Marie-Louise, comme si la nature elle-même était une sujette trop heureuse de
lui obéir. Les mêmes acclamations qui avaient salué le mariage impérial
retentirent autour du berceau du roi de nome, car depuis longtemps déjà
l'enthousiasme n'était plus qu'un mécanisme savamment organisé dont on
réglait à volonté le fonctionnement ; Mais les espérances pacifiques, qu'on
avait fondées sur le mariage autrichien, avaient été trop cruellement déçues
pour qu'on pût s'y livrer de nouveau, et la confiance lit cette fois complétèrent
défaut aux manifestations de l'allégresse officielle. Jamais événement ne fut
plus chanté, plus célébré, dans les temples, les palais et jusqu'au fond des
plus obscurs villages. Les cent et un coups de canon qui l'annoncèrent à
Paris furent répétés de Danzig à Cadix, dans toutes les localités où nous
avions un régiment et une batterie. Wellington raconte dans sa
correspondance, avec un étonnement qui n'est pas exempt d'ironie, qu'un
officier français vint le prévenir de la part de Masséna, alors en pleine
retraite, de la signification inoffensive de ces décharges d'artillerie.
Malgré l'avertissement, il crut, dit-il, à une attaque, tant cette
démonstration joyeuse lui paraissait invraisemblable de la part d'une armée
si effroyablement éprouvée. Combien de fois ces mêmes canons et ces mêmes
soldats n'avaient-ils pas annoncé au monde nos serments de « guerre éternelle
aux tyrans ! » Comment croire qu'ils proclamaient aujourd'hui autre chose que
notre éternelle mobilité ? Et si, comme on le disait avec une foi bien
surprenante, la naissance de l'héritier impérial assurait la perpétuité du
régime, quelle espérance pouvaient concevoir ces malheureux de voir jamais
finir leurs maux ? Le
Sénat et le conseil d'État firent entendre à cette occasion leurs adulations
accoutumées : « Nous venons les premiers, dit le président du. Sénat, faire
retentir jusqu'aux pieds du trône ces transports de ravissement, et ces cris
d'allégresse que la naissance du roi de Rome fait éclater dans tout l'empire.
Vos peuples saluent par d'unanimes acclamations ce nouvel astre qui vient
de se lever sur l'horizon de la France, et dont le premier rayon dis3ipe
jusqu'aux dernières ombres des ténèbres de l'avenir[7]. » Toute la harangue
sénatoriale était sur ce ton extatique, et si j'en cite ce passage, ce n'est
pas qu'on doive y voir une hyperbole exceptionnelle, mais c'est qu'on
n'aurait pas une juste idée de l'abjection des pouvoirs publics à cette époque,
si je ne reproduisais l'accent et la note dominante du langage officiel. On
peut juger par-là de l'essor que dut prendre l'imagination des poètes tenus
par état d'aller plus loin encore. Au-dessus des astres il n'y avait que les
dieux, et c'est là en effet qu'ils allèrent chercher leurs comparaisons en
saluant la venue du nouveau Messie[8]. Le Moniteur publia
d'innombrables paraphrases d'un vers fameux : Jam nova progenies cœlo dimittitur alto. «
L'éclair luit, le ciel s'ouvre et t'offre ton image Sous les traits de ton fils[9]. » Le
Corps législatif n'ayant été convoqué que deux mois plus tard manqua ainsi
l'occasion de se distinguer par son émulation à flatter le maitre. En
revanche, il fut un peu plus tard admis à l'honneur insigne de présenter ses
hommages à l'enfant lui-même. Le président de ce corps législatif, qui était
le descendant direct de la Constituante et de la Convention, vint, à la tête
d'une députation choisie, haranguer cet enfant âgé de deux mois ; il lui
parla du dévouement de l'Assemblée ; il reçut et transmit à ses collègues la
réponse de la gouvernante ! Voici dans quels termes il leur rendit compte de
cette glorieuse mission : « Nous lui avons, messieurs, porté l'expression de
vos sentiments les plus tendres en y mêlant les vœux que l'amour de nos
enfants peut nous inspirer. Mme la gouvernante les a reçus et nous en a remerciés
au nom du jeune prince, en regrettant sans doute de ne pouvoir joindre ses
sentiments personnels à ceux qu'elle exprimait au Corps législatif[10]. » Ce
discours prononcé sur le berceau du roi de Rome fut à peu près l'œuvre la
plus considérable de la session législative de 1811. Napoléon, comme nous
l'avons déjà dit, avait depuis longtemps l'arrière-pensée de supprimer le
Corps législatif, comme il avait supprimé le tribunat. Avant de frapper cette
ombre d'assemblée, il voulut que tout le monde fût bien convaincu de son
inutilité. Il lui retira ainsi progressivement toutes ses attributions
effectives, suppléa aux lois par des décrets, par des sénatus-consultes ou
même par de simples arrêtés, et il en arriva enfin à ne lui rien laisser
faire. En 1811, la démonstration fut aussi complète que possible. Aussi ne
prit-il plus la vaine précaution de convoquer en 1812 le Corps législatif,
dont l'absence fut à peine remarquée, tant, le public avait été habilement
préparé à la suppression de ce rouage inutile. Les procès-verbaux de la
session de 1811 sont un des monuments historiques qui en disent le plus long
sur l'esprit des institutions napoléoniennes, et sur le rôle que Bonaparte
voulait assigner à la représentation nationale, car c'est seulement alors
que, de perfectionnement en perfectionnement, le Corps législatif arriva à la
forme définitive qu'il lui avait toujours réservée, c'est-à-dire au néant
absolu. Les comptes rendus des vingt séances dont se compose la session
n'occupent pas cinquante pages. Le
budget, qui est la seule affaire importante dont l'Assemblée se soit occupée,
est adopté et voté en une séance, sur un rapport de quelques lignes du député
Mollérus, et sans qu'un seul orateur ait demandé la parole[11]. Les autres séances sont
occupées par le message de l'Empereur, par l'exposé de la situation de
l'empire, œuvre du ministre Montalivet, par la nomination du bureau, par des
comptes rendus d'ouvrages offerts au Corps législatif, par des éloges des
députés décédés, enfin par des lois autorisant des aliénations, acquisitions
ou échanges de biens communaux, qui sont la seule tâche législative qu'on ait
laissée aux représentants de la nation. Cela fait, les députés se retirent
avec autant de résignation qu'ils en ont mis à venir, reconduits avec des
hommages ironiques, mille fois plus blessants dans leur pompe dérisoire que
ces baïonnettes dont on leur poussait la pointe au visage lorsqu'on les
chassait de l'orangerie de Saint-Cloud. En
raison même de la nullité de cette session législative, les deux manifestes
impériaux qui en signalèrent l'ouverture ne furent que plus remarqués. Après
un coup d'œil jeté sur la situation de l'Europe, sur les nouvelles réunions
de territoires, qui étaient présentées comme la conséquence toute naturelle «
des principes adoptés par le gouvernement anglais, y et enfin sur
l'affaiblissement progressif de « l'insurrection espagnole, » l'empereur
faisant allusion aux dernières batailles livrées par Wellington, s'écriait : Le
sang anglais a enfin coulé à grands flots !... Ce cri du cœur eut en
Europe un long retentissement. Bien loin de se rendre compte de la force que
l'Angleterre venait de communiquer à la résistance espagnole, en s'engageant
à fond dans la péninsule, il n'y voyait que la certitude de la vaincre en Espagne
au lieu d'avoir à la poursuivre sur les mers. Il prédisait déjà le jour où «
la moitié de ses familles étant couvertes du voile funèbre, un coup de
tonnerre vengerait l'Europe et l'Asie en terminant cette seconde guerre
punique[12]. » C'était là tout
l'enseignement qu'il avait retiré des graves événements qui venaient de
s'accomplir dans la péninsule. L'exposé
de la situation de t'empire, qui fut lu dans la séance du 29 juin, n'était
que la paraphrase du message impérial, mais sa rédaction froide et positive
laissait encore mieux voir la profondeur des illusions de Napoléon. Il
contenait surtout un examen comparé de la situation de la France et de
l'Angleterre d'un optimisme qui était effrayant à force de parti pris. Chez
nous tout allait pour le mieux, le système continental n'avait rien changé à
notre situation, la prohibition des marchandises anglaises nous avait donné
le continent pour débouché, enfin la France pouvait rester dix ans encore
dans la même situation, sans augmenter sa dette et en faisant face à toutes
ses dépenses. L'Angleterre, au contraire, avait fermé la moitié de ses
comptoirs, elle empruntait 800 millions chaque année, elle n'avait d'autre
ressource que la banqueroute ; nous allions bientôt avoir cent cinquante
vaisseaux de ligne pour lui imposer la paix « Cette paix nous serait
utile sans doute, mais elle était bien plus désirable pour nos ennemis que
pour nous[13] ! » L'exposé
faisait allusion comme le message aux différends de Napoléon avec le
Saint-Siège, sans laisser soupçonner toutefois à quels excès il s'était porté
envers la personne du Pape : « Si la moitié de l'Europe, avait-il
dit non sans vérité, s'est séparée de l'Église de Rome, on peut l'attribuer
spécialement à la contradiction qui n'a cessé d'exister entre les principes de
la religion qui sont pour tout l'univers, et des prétentions et des intérêts
qui ne regardaient qu'un très-petit coin de l'Italie. J'ai mis fin à ce
scandale pour toujours. J'ai réuni Rome à l'empire. J'ai accordé des palais
aux papes à Rome et à-Paris. S'ils ont à cœur les intérêts de la religion,
ils voudront séjourner souvent au centre des affaires de la chrétienté. C'est
ainsi que saint Pierre préféra Rome au séjour de la Terre Sainte. »
Montalivet acheva de déchirer le voile en annonçant que « le refus du
Pape d'instituer les évêques nommés par l'Empereur avait rendu nul le
concordat, qui n'existait plus[14]. » Une
grande partie du public connut ainsi pour la première fois la gravité d'une
querelle, dont jusqu'à ce moment il remarquait à peine l'existence. On lui
apprenait en même temps qu'un concile, qui devait être tenu à Paris, allait
décider « si la France serait comme l'Allemagne sans épiscopat. » Que
s'était-il donc passé entre le Pape et l'Empereur, pour que l'auteur du
concordat vînt proclamer lui-même le néant d'une transaction, dont ii s'était
tant de fois glorifié comme d'un chef-d'œuvre de sagesse ? Pour que
l'implacable ennemi de la discussion et des assemblées en vint spontanément à
convoquer un concile, qui allait être comme les états généraux de l'Église de
France ? C'est
que les démêlés de Napoléon avec le Saint-Père avaient pris, dans ces
derniers temps, un tel caractère d'exaspération, par suite de la patiente
ténacité du pontife et de la violence de l'Empereur, que les conseillers de
ce dernier l'avaient déterminé à force d'instances à adopter ce terme moyen.
On le détourna ainsi des fâcheuses extrémités auxquelles il avait été sur le
point de se laisser entraîner. Aucune résolution, aucun acte nouveau de la
part de Pie VII n'avaient provoqué ces emportements. Dans la dure captivité
où on le maintenait à Savone, séparé de tous ses conseillers, dépouillé
non-seulement de tous ses privilèges, mais de tous ses droits, le Pape
continuait à se servir de la seule arme qui lui eût été laissée pour
revendiquer sa liberté, il refusait d'instituer les évêques nommés par
l'Empereur. Pour le forcer dans cette position toute défensive, Napoléon
avait imaginé un moyen fort ingénieux de procurer à ses évêques nommés une
sorte d'institution provisoire. Il obligeait les chapitres à les élire comme
vicaires capitulaires, ce qui leur conférait un droit intérimaire
d'administrer les diocèses. Cet expédient, qui permettait de se passer de
l'institution du Pape, eût à la longue neutralisé son opposition, si Pie VII
n'avait intimé aux chapitres une défense expresse d'élire les évêques nommés
comme vicaires capitulaires. Cette démarche, qui n'excédait en rien ses
attributions spirituelles, et qui n'était qu'une mesure conservatrice d'un
droit incontestable du Saint-Siège, est la seule que se fût permise le prisonnier
de Savone depuis les ouvertures que Napoléon lui avait fait faire, par
l'entremise des cardinaux Spina et Caselli à Savone. Parmi
les chapitres avertis, se trouvaient notamment les chapitres de Florence,
d'Asti, et celui de Paris, déjà en lutte depuis quelque temps contre son évêque
nommé et non institué, le cardinal Maury, instrument docile et complaisant
des vues de Napoléon. Ce prélat fut en quelque sorte mis en interdit par la
défense pontificale, qui trouva au sein du chapitre des propagateurs ardents
et dévoués. A la fête de ces hardis opposants se distinguait le chanoine
d'Astros, grand vicaire capitulaire, à qui était échu le dangereux honneur de
recevoir les communications de Pie VIT. Brusquement interpellé, en présence
de toute la cour et des grands corps de l'État, par Napoléon qui soupçonnait
ses menées, l'abbé d'Astros se troubla devant les menaces et les invectives
de l'Empereur. ; Son arrestation fut, immédiatement résolue. Au sortir de
l'audience, Maury le conduisit lui-même dans sa voiture chez Savary. Le
ministre, chargé de l'arrêter, avait confié au cardinal cette honorable
mission, afin d'éviter tout scandale[15]. La circonvenu par les ruses du
ministre de la police, d'Astros finit par avouer non-seulement qu'il avait
reçu les brefs du Pape, mais qu'il les avait communiqués à son cousin
Portalis, le conseiller d'État, directeur de la librairie. Portalis avait en
effet reçu cette confidence, mais loin de propager le document incriminé, il
en avait signalé l'existence au préfet de police Pasquier qui était son ami,
et on ne pouvait lui reprocher d'autre crime que de s'être abstenu de
dénoncer son parent d'Astros. Mais
Napoléon voulait arrêter d'un seul coup ce qu'il appelait « la lutte
scandaleuse de la prêtraille contre son autorité[16] ». Il s'inquiétait fort peu du
plus ou moins de légitimité des ses griefs, lorsqu'il avait résolu de
produire un grand effet d'intimidation. Plus celui qu'il voulait frapper
occupait un rang élevé dans l'élite des fonctionnaires, plus le choix de la
victime convenait à ses desseins. C'était bien en effet au sommet de la
hiérarchie qu'il fallait viser pour que le coup eût toute sa portée et tout
son éclat. Le 4 janvier, en plein conseil d'État, après quelques vagues plaintes au sujet des
trames ecclésiastiques, il apostropha tout à coup le magistrat tremblant, lui reprocha en
termes sanglants son ingratitude et sa trahison, puis sans lui laisser le
temps ni de se défendre ni de se remettre de son trouble, lui intima l'ordre de
sortir de la salle du conseil et de n'y jamais reparaître. Le malheureux Portalis,
d'abord anéanti comme un homme frappé de la foudre, balbutia quelques paroles sans
suite et s'éloigna la tête perdue, laissant ses collègues, muets d'épouvante
et d'humiliation, en tête à tête avec le courroux impérial qui s'éteignit
dans le vide et le silence. Pasquier seul osa dire quelques mots en faveur du
conseiller disgracié, et rappela, non sans courage, la confidence qu'il avait
reçue. Cette
scène à grand fracas était destinée à avertir. les fonctionnaires, et les
magistrats de tout ordre, qu'on attendait d'eux une obéissance qui devait
aller au besoin jusqu'à la dénonciation de leurs propres parents. Des mesures
encore plus significatives prouvèrent au clergé qu'on frapperait
impitoyablement les ecclésiastiques, qui préféreraient obéir au Pape plutôt
qu'à l'Empereur. D'Astros avait été emprisonné à Vincennes où il fut détenu
jusqu'à la fin,' de l'empire. Les cardinaux di Pietro, Oppizoni, et Gabrielli,
convaincus d'avoir répandu les manifestes du Pape, y furent enfermés comme
lui. Les meneurs des chapitres d'Asti et de Florence, reconnus coupables du
même délit, furent jetés dans les cachots de Fenestrelle, où se trouvaient
déjà le cardinal Pacca et beaucoup d'autres ecclésiastiques. Mais ce
n'était rien de frapper les instruments, si l'on n'atteignait aussi la main
qui les avait dirigés. Ces hommes n'étaient après tout que des complices ; le
véritable criminel, aux yeux de Napoléon, c'était le Pape, et quel nouveau
châtiment infliger à un souverain qu'il avait déjà dépouillé de ses États, et
réduit à la plus dure captivité ? Dans le premier moment, l'Empereur songea à
faire déposer Pie VII, non plus comme prince mais comme pontife. On a de lui,
adressée à son bibliothécaire Barbier, et datée du lendemain même du jour où
il avait chassé Portalis du conseil d'État, une note dans laquelle il
s'informe « s'il y a des exemples d'empereurs qui aient déposé des Papes[17]. » En attendant que ce
doute fût éclairci, il donna des ordres pour que le prisonnier de Savone fût
traité avec la dernière rigueur ; il fit supprimer le peu de confort qu'on
avait laissé à sa maison, et assimiler sa pension à celle d'un employé de
quatrième ordre. On le garda à vue, on lui retira ses voitures, on lui
interdit toute communication et toute correspondance avec le dehors, on
emprisonna son confesseur et ses serviteurs les plus intimes, on saisit ses
papiers, on lui enleva son écritoire, ses plumes, son bréviaire et jusqu'à
une bourse en peau qui contenait quelques pièces d'or. Enfin pour couronner
dignement ces outrages, on lui fit demander, par le capitaine de gendarmerie
Lagorse, l'anneau du pêcheur, que les agents chargés de la perquisition
n'avaient pas su découvrir. Telle fut la lâche et basse persécution à
laquelle osa recourir, contre un vieillard infirme et sans défense, l'homme
qui devait un jour faire tant de bruit des rigueurs de la captivité de
Sainte-Hélène, toujours si clémente lorsqu'on la compare aux traitements dont
il usa envers ses adversaires[18]. Ces
mesures d'intimidation, quelque terrifiantes qu'elles fussent pour un clergé
qui ne brillait pas par la fermeté, ne résolvaient rien et la difficulté
restait entière. Le chapitre de Paris protesta de sa soumission et de son
dévouement dans une adresse sans dignité ; les chapitres d'Italie imitèrent
son exemple avec une complaisance servile. Mais les siéger épiscopaux n'en
restaient pas moins vacants, faute de l'institution canonique. Dans son
impatience d'en finir, Napoléon eût volontiers fait trancher la question par
le sénat. Ses conseillers lui représentèrent que cette assemblée n'aurait
peut-être pas aux yeux des catholiques toute la compétence désirable. C'est ainsi
que l'Empereur fut insensiblement amené à l'idée, si extraordinaire à
première vue, de convoquer un concile. Il avait toujours trouvé les
ecclésiastiques si faibles et si dociles qu'il se croyait certain de dominer
toute assemblée générale du clergé, de la transformer en une sorte de corps
législatif pour les affaires spirituelles. Le concile bien dirigé mettrait
fin aux difficultés existantes, il écarterait tout danger de schisme, il lui
permettrait de se passer du Pape et peut-être de gouverner l'Église. Avant
de prendre une résolution aussi grave, il convenait toutefois d'arrêter
d'abord, le plus nettement possible, le programme des questions à sou- mettre
au concile, et de s'enquérir des chances de succès qu'on pourrait avoir. Pour
s'éclairer à cet égard, Napoléon fit consulter le comité ecclésiastique, dont
il modifia la composition en y introduisant quelques prélats selon son cœur,
tels que le cardinal Caselli et l'abbé de Pradt, archevêque nommé, mais non
institué, de Malines. Les questions posées au comité étaient celle mêmes qui
devaient l'être plus tard au Concile. Toute communication se trouvant
interrompue avec le Pape, à qui fallait-il s'adresser pour obtenir soit les
dispenses dont il disposait, soit l'institution canonique qu'il refusait aux
évêques nommés ? En ce qui concernait les évêques, la question était des plus
embarrassantes et des plus complexes. Les
formes de leur intronisation avaient en effet beaucoup varié dans le passé.
Mais à quelque époque qu'on remontât, on y trouvait toujours la double
intervention de l'élément laïque et de l'élément ecclésiastique. Au temps
même de l'élection des évêques, si c'étaient les fidèles qui nommaient,
c'était le métropolitain qui instituait. Il y avait toujours là le concours
simultané de deux pouvoirs distincts et indépendants l'un de l'autre. Or, ce
que Napoléon voulait au fond, c'était la suppression de l'un de ces éléments
au profit de l'autre, car dans l'organisation actuelle des pouvoirs
politiques et religieux, le métropolitain n'avait plus l'indépendance
suffisante pour exercer l'autorité que tant de révolutions successives
avaient dévolue au Pape. On n'aurait pu rendre l'institution au métropolitain
qu'en l'affranchissant de tout lien de dépendance envers l'autorité civile,
et encore l'Église seule avait-elle, aux yeux des catholiques, la compétence
nécessaire pour sanctionner un pareil retour aux traditions primitives. La
difficulté n'était pas nouvelle. C'était la même, au fond, que celle qui
avait entravé les efforts de la Constituante, au moment où elle décréta la
constitution civile du clergé. Depuis lors, elle s'est produite bien souvent,
sous une forme ou sous une autre, et comme elle ne peut être résolue que par
l'indépendance réciproque de l'Église et de l'État, il n'est pas surprenant
qu'aujourd'hui encore, des gouvernements, plus soucieux de leur autorité que
de la liberté des cultes, l'aggravent en s'imaginant en venir à bout par des
coups de force. Les membres du comité ecclésiastique de 1811 ne pouvaient se
faire illusion sur la vraie portée des prétentions de l'Empereur, mais ils
avaient un immense désir de ne pas déplaire, et leur réponse peu concluante
porta l'empreinte de ce double sentiment. Ils exprimaient leur profonde
douleur de voir toutes communications rom- pues avec le Pape, « centre de
l'unité ecclésiastique », leur espérance de les voir se rétablir. Ils pensaient
que des conciles provinciaux pourraient donner l'institution, si le Pape la
refusait « sans alléguer de raison canonique », mais c'était à un concile
national qu'il appartenait de décider la question. Ils en appelaient donc la
réunion de tous leurs vœux, mais après qu'on aurait envoyé au Pape une députation,
pour l'éclairer sur les besoins de l'Église de France[19]. En
dernière analyse, le comité n'avait fait qu'indiquer la procédure à suivre,
pour arriver à une conciliation qu'il conseillait sans l'espérer. Le plus éclairé
et le plus éminent de ses membres, l'abbé Émery, ne dissimula nullement à
l'Empereur, que selon toute probabilité, le Pape ne renoncerait jamais à son
droit d'institution[20]. Ce fut donc sans beaucoup
d'illusion, et plutôt avec l'arrière-pensée de rejeter tout le mal sur
l'obstination du pontife qu'avec l'espoir de le convertir à ses vues, que
Napoléon se décida à lui envoyer la députation. Il n'en prit pas moins les
plus savantes précautions, pour profiter du trouble d'esprit où l’avaient
jeté les mesures d'intimidation adoptées contre lui. Il
voulut que la démarche des évêques lui fût présentée comme une résolution
toute spontanée de l'épiscopat français, que le programme du concile, dont
Napoléon était le seul auteur, eût l'air d'une sorte d'ultimatum adressé au
Saint-Père par l'Église de France, au moment de rompre avec Rome. Pour créer
une apparence si propre à ébranler l'imagination du prisonnier de Savone, il
eut soin de fixer l'époque de la convocation du concile, avant le départ de
la députation, par une circulaire qui était un véritable acte d'accusation
contre Pie VII. Il semblait ainsi avoir pris d'avance son parti d'une rupture
considérée comme inévitable, et ne lui laissait d'autre alternative que celle
de se soumettre ou de tout refuser. Il fit en outre signer par dix-neuf
évêques, réunis chez le cardinal Fesch, et qui semblaient exprimer l'opinion
du clergé français tout entier, une sommation des plus nettes, dans laquelle
ces prélats suppliaient le Souverain Pontife « de ne pas réduire l'Église
de France à l'extrémité si fâcheuse de pourvoir elle-même à sa propre
conservation[21] ». La menace était
très-directe, bien qu'elle fût déguisée sous la forme d'une prière. Les
trois évêques, désignés pour se rendre auprès -du Pape, étaient plus connus
par leur science théologique et leurs talents distingués que par leur
indépendance de caractère. C'étaient l'archevêque de Tours, de Barrai ;
l'évêque de Nantes, Duvoisin, et l'évêque de Trèves, Mannay. ils avaient pour
instruction d'offrir à Pie VII le rétablissement du concordat, à la double
condition qu'il consentirait à instituer les évêques déjà nommés, et qu'il
exercerait à l'avenir son droit d'institution dans les trois mois qui
suivraient la nomination faite par l'Empereur, faute de quoi l'institution
serait faite par le métropolitain. -Si le Pape montrait des dispositions
conciliantes, on pourrait lui proposer un traité plus étendu, fondé sur les
bases suivantes : le retour à Rome, à la condition de prêter serment à
l'Empereur. A défaut du serment, on se contenterait d'une simple promesse de
ne rien faire contre les libertés gallicanes, mais dans ce cas la résidence
du Pape serait fixée à Avignon. Il recevrait un traitement de deux millions ;
il aurait auprès de lui les chargés d'affaires de la chrétienté, et jouirait
de l'administration spirituelle. Dans aucun cas, il ne pourrait être question
de rétablir la souveraineté temporelle des papes[22]. Les députés ne devaient avouer
leurs pouvoirs que lorsqu'ils trouveraient le Saint-Père dans une disposition
d'esprit raisonnable. » En arrivant à Savone dans les premiers jours
du mois de mai 1811, les trois évêques trouvèrent Pie VII soumis à l'espèce
de régime cellulaire que Napoléon lui imposait depuis près de cinq mois sous
la haute surveillance du préfet de Montenotte, M. de Chabrol. Tout avait été
si bien combiné pour l'intimider, qu'il crut un instant que les trois prélats
venaient pour instruire son procès devant le concile. Ils ont, raconté
eux-mêmes qu'ils eurent à le rassurer à cet égard[23]. Après avoir dissipé ses
craintes par les plus vives démonstrations de respect et de dénouement, ils
abordèrent le sujet de leur mission, lui représentèrent la nécessité de
mettre un terme à la fâcheuse situation de l'Église de France, en lui
laissant croire qu'ils parlaient au nom du clergé, puis ils examinèrent en
termes généraux les conditions d'un arrangement, mais sans faire connaître
immédiatement à Pie VII la promesse que l'Empereur exigeait de lui
relativement aux libertés gallicanes. Le
Pape, agréablement détrompé au sujet des nouvelles rigueurs qu'il redoutait,
montra des dispositions conciliantes : il parla avec une bonté touchante de
son ancienne amitié pour Napoléon, et sans acrimonie de la dure captivité à
laquelle il était réduit. Mais il insista avec raison sur l'impossibilité où
il était de prendre une détermination, tant qu'il ne serait pas libre et
entouré de ses conseillers habituels. Sur ce terrain il était invincible,
car, pour tout esprit impartial, il y avait un révoltant abus de la force à
vouloir faire signer un traité, destiné à modifier si profondément la
constitution de l'Église, à un prisonnier non-seulement séparé de ses
conseils, et en butte à des traitements faits pour lui ôter toute liberté d'esprit,
mais privé de tout élément d'étude et d'appréciation. Dans
les entrevues qui suivirent, le Pape discuta les termes de la transaction
proposée. Il montra aveu beaucoup de sens que la translation au métropolitain
du droit d'instituer, après un certain délai, équivalait à la suppression de
l'institution pontificale et ne laissait debout que le droit de l'Empereur.
Il fit observer qu'il ne pouvait reconnaître les libertés gallicanes,
condamnées par un de ses prédécesseurs, tout en étant personnellement disposé
à ne jamais les mettre en question ; il revint sur la nécessité où il était
de consulter les docteurs de l'Église avant de prendre une détermination. Mais
déjà les députés s'étaient aperçus que la résistance du vieillard devenait
moins énergique. Il était surtout très-ébranlé à la pensée que ses refus
pourraient amener un schisme. Ses inquiétudes lui avaient fait perdre le
sommeil ; sa santé toujours faible se ressentait de ses tourments de
conscience Et depuis que sa résolution fléchissait, les instances des prélats
devenaient plus vives. Le Pape n'avait pour tout confident intime que son
médecin, qui avait été gagné par M. de Chabrol, et qui appuyait de son mieux
les supplications des évêques, le langage tour à tour obséquieux et menaçant
du préfet de Montenotte. En butte à ces incessantes obsessions, l'esprit
troublé par le sentiment d'une responsabilité dont il n'était pas de force à
porter le poids, le pape Pie VII faiblit comme dans toutes les circonstances
décisives de sa vie[24]. Il consentit, non pas à
signer, mais à accepter une note, par laquelle il s'engageait 1° à instituer
les évêques déjà nommés par l'Empereur ; 2° à laisser l'institution au
métropolitain, dans le cas où le Pape n'aurait pas exercé son droit dans le
délai de six mois ; 3° à examiner les projets d'arrangement qui auraient pour
but le rétablissement de la paix de l'Église. Les
prélats n'eurent pas plutôt quitté Savone que sa- vive imagination lui
représenta, avec une force extraordinaire, les conséquences de cet acte de
faiblesse. Il se le reprocha comme une simonie, comme un déshonneur, comme un
crime. Il voulut le rétracter immédiatement, et ne retrouva un peu de repos
que lorsqu'il eut fait courir après les évêques, pour leur faire savoir que
la note n'était qu'un projet, sans aucun caractère définitif et officiel. Ces
combats intérieurs ces scrupules de conscience dont on ne peut contester la
sincérité, montraient assez combien était difficile à résoudre cette question
de l'institution des évêques, surtout dans les termes où Napoléon s'obstinait
à la poser, c'est-à-dire en annulant le pouvoir spirituel au profit de l'autorité
civile. Ces difficultés, l'Empereur les comprenait si peu, ou du moins il en
tenait si peu compte, que, loin de se montrer satisfait des concessions
excessives, inespérées, que ses artifices avaient arrachées à la faiblesse du
Saint-Père, il espéra obtenir beaucoup mieux encore de la docilité des
membres du Concile. De là le silence profond qu'il imposa d'abord aux trois
évêques sur le résultat de leur négociation avec le Pape. E serait toujours
temps, pensait-il, d'y revenir comme à un pis-aller si cette assemblée ne
tenait pas tout ce qu'on attendait de sa complaisance. Le
concile de 1811, n'était à proprement parler, ni un concile national dans le
sens ordinaire du mot, puisqu'il comprenait les évêques de France et
d'Italie, ni un concile œcuménique, comme Napoléon l'eût préféré, puisqu'on
avait été forcé de reculer devant l'impossibilité de convoquer les évêques
d'Espagne et de quelques autres contrées de la catholicité. C'était une
imposante réunion ecclésiastique, dont la composition offrait d'ailleurs à
l'Empereur toutes les garanties de soumission qu'il pouvait désirer. Il
connaissait personnellement la plupart de ces prélats, il avait mis assez
souvent leur complaisance à l'épreuve pour savoir qu'il y pouvait compter.
Mais son génie tout mathématique commettait une grave méprise, en supposant
que l'esprit d'une assemblée est la somme exacte des caractères individuels
qui concourent à sa formation, et qu'un concile composé d'évêques dévoués ne
pouvait être que servile. Les
hommes réunis en corps ont, en effet, des scrupules, des susceptibilités
auxquels ils sont fort insensibles comme individus. C'est ce qui fait que les
assemblées trompent si souvent l'attente de ceux qui croient le mieux les
connaître. Ouverte au nom de l'Empereur le 17 juin 1811, la première séance
du concile se termina par un serment solennel d'obéissance au Pape. Ce
serment qui n'était qu'une formalité presque banale, mais qui, prêté à un
prisonnier d'État en présence de son persécuteur, et retentissant au milieu
du silence de la servitude, empruntait un sens tout nouveau aux circonstances
périlleuses où se trouvait l'Église catholique, saisit fortement les
imaginations ; il prit à l'improviste le caractère et l'accent d'une sorte de
serment du jeu de Paume sacerdotal. Et quel fut le metteur en scène,
involontaire à coup sûr, de cette manifestation presque hostile ? Ce fut le
cardinal Fesch, président du concile, l'oncle de l'Empereur, l'homme le plus
intéressé, par situation autant que par goût, à apaiser les esprits, à éviter
tout incident scabreux. Ce
serment, ce cri semblable à une explosion des âmes longtemps comprimées,
l'élan passionné qu'on y mit, la signification imprévue qu'on lui donna,
indisposèrent au plus haut point Napoléon. Il consentit sur les
représentations de ses conseillers, à ne voir dans cette manifestation qu'une
cérémonie traditionnelle ; mais il donna, dès le lendemain, au concile deux
surveillants en la personne de Bigot de Préameneu et de Marescalchi, les
ministres des cultes de France et d'Italie. Un message impérial, rempli d'expressions
offensantes à l'égard de Pie VII, fit ensuite connaître aux membres du
concile ce qu'on attendait de leur bonne volonté. Après avoir dénoncé les
projets sinistres du Pape, et les funestes effets de ses bulles « qui avaient
excité l'indignation générale », Napoléon retraçait l'historique de ses
démêlés avec le Saint-Siège, mais en s'abstenant avec soin de faire la
moindre allusion à ses propres violences envers la personne du Saint-Père. Il
rappelait les bienfaits dont il avait comblé l'Église, il annonçait son intention
de « pourvoir à la transmission de l'épiscopat de la manière qui serait
indiquée par le concile, » et de ne plus souffrir que désormais « un
seul prétendît se substituer au pouvoir de tous[25]. » Personne ne songea, ni
à relever ce qu'avait d'étrange cette maxime républicaine dans la bouche de
l'auteur du 18 brumaire, ni à flétrir les injures que le tout puissant
empereur adressait à sa victime. Mais
quoique contenus par la terreur, les sentiments de l'assemblée ne s'en firent
pas moins jour dans la séance où l'on discuta l'adresse qui devait servir de réponse
au message : « Eh quoi ! s'écria l'évêque de Chambéry, Dessolle,
nous discutons une adresse, et il n'y est pas question de la liberté du Pape
! allons tous, s'il le faut, nous jeter aux pieds de l'Empereur pour la lui
demander[26] ! » Ce mouvement oratoire produisit
sur l'assemblée un effet indescriptible. 04 se lève, on applaudit, on veut
aller sur le champ à Saint-Cloud supplier l'Empereur, et ce n'est qu'à
grand'peine que le cardinal Fesch, secondé par quelques prélats complaisants
ou circonspects, obtient que la démarche sera ajournée. Napoléon,
de plus en plus désappointé et irrité de l'indépendance tout à fait
inattendue, quoique bien timide, qu'il rencontrait chez les membres du
concile, leur témoigna son déplaisir en refusant de recevoir leur adresse. Il
leur rappela, avec dureté, qu'il n'attendait d'eux que le règlement de
l'institution canonique et rien de plus. Il leur donnait huit jours pour
décider la question. Il fallut donc, en venir au plus vite, à l'examen de
cette difficulté si délicate. Dès la première séance de la commission chargée
d'étudier la question, se présenta une objection capitale, à laquelle il
semble qu'on avait bien peu songé jusque-là Dans l'affaire de l'Institution,
deux droits se trouvaient en présence, celui de l'Empereur et celui du Pape.
Or un concile national, c'est-à dire restreint, quelle que fût son autorité,
était-il compétent pour prononcer sur un droit qui appartenait au Saint-Siège
? Il est de toute évidence que, même au point de vue des idées gallicanes, un
tel pouvoir ne devait appartenir qu'à l'Église elle-même, c'est-à-dire à un
concile œcuménique. Partagée entre le sentiment de ses devoirs et la crainte
d'exaspérer l'Empereur, la commission employa plusieurs jours à chercher un
moyen de concilier les opinions contradictoires, ou plutôt les intérêts si
opposés qui étaient en jeu dans ce débat. Mais après de longues
tergiversations, les partisans de l'incompétence, les évêques de Tournay, de
Bordeaux, de Gand, l'emportèrent sur les champions de l'omnipotence
impériale, Fesch, Duvoisin, de Barrai. Ge fut
alors seulement, qu'en présence de l’impossibilité d'arriver à un résultat et
du peu d'efficacité de ses railleries contre ceux qu'il appelait « les
bedeaux de l'Église[27] », Napoléon se décida à faire
connaître à la commission les concessions que les trois évêques, députés à
Savone, avaient obtenues du Pape 492
HISTOIRE DE NAPOLÉON I or La
transaction étant ainsi proposée avec l'assentiment du Saint-Siège, il
semblait que tous les obstacles fussent aplanis. Mais cette communication
tardive n'eut pas tout le succès qu'il en espérait, soit que le retard même
inspirât des soupçons bien naturels, soit qu'il eût transpiré quelque chose
du changement qui s'était opéré dans l'esprit de Pie VII. La commission,
d'abord convertie aux idées de l'Empereur, revint presque aussitôt à son
premier sentiment sur l'incompétence du concile. Elle consentit toutefois à
accepter le décret proposé au nom de l'Empereur, mais en stipulant
expressément qu'il serait soumis à l'approbation du Pape. Le 10 juillet 1811,
le concile se réunit de nouveau pour entendre la lecture du rapport de
l'évêque de Tournay, qui se fit l'interprète des idées de la commission. Ses
conclusions répandirent le trouble et l'agitation au sein de l'assemblée. Les
partisans du Pape et ceux de l'Empereur en vinrent aux accusations
réciproques, se reprochant tour à tour l'usurpation des droits de l'Église ou
la bulle d'excommunication : « Si un Pape ne peut excommunier un souverain,
condamnez donc l'Église qui l'a ainsi établi ! » s'écria l'archevêque de
Bordeaux. C'était
là beaucoup plus que ne pouvait supporter le partisan du pouvoir de tous
contre le pouvoir d'un seul. Ces paroles furent l'arrêt de mort du concile
national. Dès le lendemain, parut un décret impérial qui en prononçait la
dissolution. Napoléon avait bien voulu d'un concile, mais c'était à la
condition que le concile serait toujours de son avis, or les prélats avaient
singulièrement oublié ce point essentiel du rôle qu'ils étaient appelés à
remplir. Les trois principaux chefs de l'opposition, les évêques de Tournay,
de Gand et de Troyes furent arrêtés et jetés dans les cachots de Vincennes,
sans qu'on pût leur reprocher d'autre crime que celui d'avoir exprimé et
soutenu un avis qu'on leur demandait. Ce dénouement était d'ailleurs dans la
logique d'un régime incompatible avec l'existence de toute assemblée libre.
C'était un 18 brumaire contre les représentants de l'Église, faisant suite à
un 18 brumaire contre les représentants de la nation. Et déjà Napoléon, qui
avait expérimenté tout ce que peut la crainte comme moyen d'influence
parlementaire, s'apprêtait à tirer des débris tremblants du concile épuré, le
même parti qu'il avait tiré des membres dispersés des Conseils, après son
coup d'État. Loin de
se considérer comme battu, il se regardait comme définitivement maître du
terrain, car il n'avait plus à compter avec les convictions, mais avec les
défaillances. Ce n'était plus sur une assemblée, toujours inquiète
lorsqu'elle est le plus docile, mais sur les évêques pris isolément, qu'il
avait résolu d'agir, assuré, grâce à la connaissance qu'il avait de ces
hommes pusillanimes, de leur faire dire en les prenant un à un le contraire
de ce qu'ils affirmaient réunis. Par quels moyens il opéra cette triste
conversion, il est facile de le deviner lorsqu'on sait qu'il y employa
l'action combinée de son ministre des cultes et de son ministre de la police :
« C'est alors, écrit Savary avec un admirable euphémisme, que l'Empereur
m'ordonna de tourner les regards de mon administration vers le concile
qu'il m'avait expressément recommandé jusque-là de laisser à lui-même[28]. » Sous cette inspiration,
qui n'était pas tout à fait celle du Saint-Esprit, les membres du concile
signèrent les uns après les autres, au nombre de quatre-vingt-cinq, un décret
qui attribuait au métropolitain l'institution canonique, si dans un délai de
six mois, le Pape n'avait pas fait usage de son droit. Ce décret devait être
soumis à la sanction du Pape, mais dans le cas où il la refuserait, le
concile passerait outre. Jamais conduite honorable ne fut démentie par une
plus honteuse rétractation. Cela fait, les malheureux prélats, confus et
humiliés de leur propre faiblesse, furent de nouveau convoqués en concile le
5 août 1811. Vainqueurs et vaincus se retrouvèrent en présence, ayant à
rougir également de la victoire et de la défaite ; puis ils votèrent le
décret, la tête basse et en silence, comme accablés sous le poids de ce
reniement public. Dans
les premiers jours de septembre, une nouvelle députation, composée de
cardinaux et d'évêques, se rendit à Savone pour soumettre à Pie VII le décret
du concile. En lui présentant ce résumé des délibérations de la vénérable
assemblée, ces prélats n'eurent garde de lui faire connaître les moyens de
persuasion que l'Empereur avait employés pour la convaincre. Sous l'influence
de ces conseillers choisis, qui étaient unanimes à lui commander la prudence
et à lui démontrer la nécessité des concessions, le Saint-Père, dont le
premier mouvement avait été de revenir à son ancien thème et de soutenir « qu'il
ne pouvait rien décider tant qu'il ne serait pas libre, » abandonna de
nouveau ce terrain sur lequel il était si fort, et suivit avec résignation
l'exemple du concile, la conscience plus tranquille sur sa propre faiblesse,
depuis qu'il pouvait invoquer comme prétexte ou comme excuse celle d'un si
grand nombre de princes de l'Église. Il donna son approbation aux décrets du
concile sous la forme d'un bref adressé aux évêques, en y joignant toutefois
quelques réserves au sujet des doctrines gallicanes. Ces
concessions du Pape étaient pour Napoléon un triomphe inespéré. Elles lui
donnaient complétement gain de cause, et il ne tenait qu'à lui de profiter de
ce succès pour mettre fin à une querelle dangereuse. Mais ces avantages
n'étaient rien auprès de ceux qu'il se flattait d'obtenir plus tard. Il
s'empressa de mettre à profit sa victoire, en faisant enregistrer comme loi
de l'État le décret du concile et en faisant instituer les évêques nommés.
Mais il se réserva de déférer au conseil d'État le bref pontifical, comme
contenant des restrictions contraires aux principes de l'Église gallicane. De plus
en plus engagé dans ses préparatifs de guerre contre la Russie, convaincu que
cette guerre allait lui donner un surcroît de prestige, de grandeur et de
force sans précédent dans l'histoire du monde, Napoléon s'abstint de répondre
à la lettre affectueuse que lui écrivit Pie VII pour -lui annoncer sa
décision. Il laissa en suspens les affaires de l'Église jusqu'au moment où,
selon son expression, l'empire d'Occident se trouvant rétabli, les Papes
reprendraient le râle modeste qu'ils avaient rempli sous les empereurs d'Occident.
Ces mots d'empire d'Occident, d'empereur du continent revenaient alors sans
cesse sur ses lèvres ; ils trahissaient l'idée fixe qui obsédait son esprit.
Nos relations diplomatiques avec la Russie étaient entrées dans cette
nouvelle phase qui, sous le règne de Napoléon, présageait invariablement des
hostilités imminentes. De la période des armements secrets, couverts par
d'affectueuses protestations, il avait passé brusquement à celle de
l'ostentation de ses forces et de la menace ouverte. Le calme, la constante
modération d'Alexandre lui avaient toujours fait, croire qu'à la longue il
finirait par l'intimider. Aussi bien Napoléon ne pouvait plus se dissimuler
l'inutilité de ses efforts pour donner le change sur des faits connus de
l'Europe entière. Il
changea donc de tactique. Il convint avec Kourakine que c'était bien contre
la Russie que ses préparatifs étaient dirigés, qu'en alléguant la crainte
d'une expédition anglaise dans la Baltique, il n'avait vu là qu'un prétexte[29], aveu peu propre à inspirer
confiance pour l'avenir. Il chargea en même temps Lauriston de déclarer à
l'empereur de Russie « que Napoléon avait armé, qu'il armerait encore,
qu'il avait dépensé cent millions d'extraordinaire, qu'il pouvait en dépenser
cent autre sans toucher à ses réserves, qu'à la conscription de 1811 il
allait joindre bientôt celle de 1812, qu'il avait levé trente mille chevaux,
que tous ses alliés imitaient son exemple, que cependant il était toujours
prêt à écouter toutes les propositions qui ne seraient pas incompatibles avec
son honneur[30]. » Par
malheur, ce qu'il déclarait incompatible avec son honneur c'étaient justement
les deux seuls arrangements qui fussent de nature à satisfaire la Russie, à
savoir une restitution pure et simple des États dont il s'était emparé au
détriment du duc d'Oldenbourg, ou encore, une compensation dans la partie de
la Pologne qu'il avait donnée à la Saxe. Ces premières démonstrations
paraissant produire peu d'impression sur le cabinet de Pétersbourg, qui se
retranchait imperturbablement dans son système défensif, Napoléon voulut y
ajouter un éclat public, comme si le scandale devait donner plus de sérieux à
l'avertissement. Dans la grande réception du 15 août 1811, après le feu
d'artifice, l'Empereur fit, selon son habitude, le tour des salons du Palais
des Tuileries encombrés ce soir-là d'une foule brillante, puis, arrivé dans
la salle du trône, il alla tout droit à Kourakine. Alors, le prenant seul à
partie en présence des ambassadeurs des cours étrangères, il lui adressa à
brûle pourpoint une de ces interpellations fameuses qui annonçaient
périodiquement à l'Europe qu'une nouvelle guerre était résolue. Il y avait
trois ans, jour pour jour, que Metternich avait éprouvé un accident tout
pareil, et personne n'en avait oublié les suites. Cette sortie, dont toutes
les violences étaient calculées et qui dura plus de deux heures[31], ne pouvait être d'ailleurs
qu'une accusation sans réponse, ce qui en caractérise suffisamment
l'inconvenance et le mauvais goût. Pour un ambassadeur, tenu de peser chaque
parole, et soucieux avant tout de ne pas compromettre son gouvernement, il y
avait impossibilité à accepter un débat diplomatique dans un tel lieu, devant
de tels auditeurs, contre un tel adversaire. Il était condamné à recevoir
tous les coups sans pouvoir les rendre, et Napoléon, en abusant du privilége
de sa propre position, jouissait de l'embarras de son adversaire, comme s'il
y voyait une première victoire remportée sur la puissance qui avait encouru
sa disgrâce. Dans ce
long réquisitoire contre la Russie, Napoléon reprit l'un après l'autre tous
ses griefs vrais ou faux. Il se plaignit de ce qu'on répondît par des
préparatifs de guerre aux avances qu'il faisait depuis six mois, à ses offres
d'indemnité pour le duc d'Oldenbourg qui, après tout, était son vassal sinon
son sujet, et dépendait beaucoup plus de la France que de la Russie,
puisqu'il était membre de la confédération du Rhin. On voulait sans doute
cette indemnité en Pologne, mais jamais il n'en céderait un pouce de terrain
; et puisqu'on ne l'acceptait pas en Allemagne, c'était donc qu'on désirait
la guerre. De là ces armements précipités, ces divisions rappelées du Danube
au moment où l'on en avait le plus besoin contre les Turcs, au risque d'être
battu par eux, comme on l'avait été en effet devant Rutschuk. Cela étant,
comment espérait-on lui faire croire qu'on ne voulait pas la guerre ? Il
était, quant à lui comme l'homme de la 'nature qui, lorsqu'il ne comprend
pas, se méfie ! Il avait donc armé à son tour, armé pour se défendre.
Mais bien qu'il eût plus d'argent et de moyens que la Russie, il ne
pourrait pas toujours continuer ces mêmes sacrifices. Un moment viendrait où
la mesure serait comblée, où, pour en finir, il serait forcé malgré lui de
tirer l'épée.... Cependant il persistait à ne pas vouloir la guerre, bien
qu'il pût avant peu mettre en ligne six cent mille hommes contre la Russie,
tout en continuant à en envoyer vingt-cinq mille par an en Espagne. Si on en
venait à cette extrémité, si cette guerre funeste se faisait, Alexandre et Romanzoff
seraient seuls responsables des maux qu'elle entraîne avec elle, car on sait
bien quand elle commence, mais on ne sait jamais quand ni comment elle finit.
Il y avait là de leur part un inconcevable aveuglement. On avait le vertige à
Pétersbourg ; on y était comme un lièvre qui a reçu du plomb dans la tête et
qui tourne sans savoir il va. Mais, on devait s'y souvenir qu'il n'avait pas
l'habitude d'être battu ; on devait s'y rappeler le sort de la Prusse qui
elle aussi avait voulu courir à sa perte[32] ! Lorsque
l'Empereur termina cette longue algarade, les salons du palais étaient vides,
et tous les témoins de cette pénible scène s'étaient éclipsés les uns après
les autres, à l'exception des ambassadeurs d'Autriche et de Naples,
protestation muette, mais significative, qui traduisait assez bien le mot
charmant de Talleyrand : « Quel dommage qu'un si grand homme ait été si mal
élevé ! » Le pauvre Kourakine, encore malade des suites des brûlures dont il
avait été atteint dans l'incendie du palais Schwarzenberg, resta debout sous
cette avalanche, bien que ses jambes le fissent cruellement souffrir, « sans
paraître, écrivait-il, un instant abattu, inquiet ou impatienté, avec une
attitude immobile, l'air le plus calme, et le sourire toujours à la bouche[33]. » Le lendemain tout le monde
sut qu'une rupture avec la Russie était devenue imminente. Au point où en
étaient venues les choses, les hostilités auraient immédiatement commencé si
la saison avait été moins avancée. Les menaces publiques que Napoléon venait
d'adresser à la Russie ne modifièrent en rien l'attitude de cette puissance.
Elles n'eurent d'autre résultat que d'amener Alexandre à déclarer
immédiatement à Lauriston E, qu'il refuserait toute indemnité en Pologne, et
qu'il s'en tenait strictement à la restitution d'Oldenbourg. » On
continua cependant à parler de paix, à entretenir ces semblants de
négociation où l'on ne cherche plus qu'un moyen de mettre l'adversaire dans
son tort, et qui sont comme les premiers tâtonnements de deux fers déjà
croisés. On alla même jusqu'à proposer un désarmement[34]. Les deux empereurs se disaient
également prêts à y consentir, et tous deux redoublaient d'activité dans
leurs préparatifs. Alexandre désarmait en ordonnant une levée de cent mille
hommes, et Napoléon en appelant la conscription de 1812. On n'en persistait
pas moins à jurer de plus belle que jamais on ne tirerait l'épée le premier.
Alexandre annonçait le départ d'un nouveau négociateur chargé de tout
arranger, et Napoléon feignait d'attacher une très-grande importance à
l'arrivée de ce diplomate qui ne venait pas. Il n'y avait plus là que de
vaines feintes. Au fond, ni l'un ni l'autre ne voulaient plus reculer, mais
tous deux sentaient l'énormité d'une telle guerre, les conséquences
incalculables qu'elle pouvait avoir, et ils cherchaient à en éviter la responsabilité
au moins immédiate. Sur ce terrain, qui n'était plus que celui des formes et
des apparences, Napoléon n'avait pas mieux conservé l'avantage que sur celui
du droit, car si Alexandre disait encore comme il dit jusqu'au bout : Je
n'attaquerai pas, je me défendrai ; Napoléon commençait à dire : On me
forcera d'attaquer pour me défendre. Assuré
désormais d'avoir avec lui toute l'Europe, et jusqu'à ces gouvernements de
Prusse et d'Autriche qu'il avait traités avec une si impitoyable rigueur, il
s'affermissait dans ses desseins par la certitude d'avoir mis toutes les
chances de son côté. Il en était déjà à évaluer les ressources que devait lui
procurer cette guerre. Elle devait lui donner non-seulement l'empire du
monde, mais un moyen de relever ses finances ! « Je ferai cette guerre dans
un intérêt politique, mais aussi dans l'intérêt de mes finances. N'est-ce pas
toujours par la guerre que je les ai rétablies ? » s'écriait-il, en réponse
aux représentations de ses ministres Gaudin et Mollien[35]. Il est permis de supposer,
d'après quelques propos qui lui échappèrent de loin en loin, et d'après la
lenteur peu ordinaire qu'il mit à se décider, qu'il éprouvait parfois
quelques appréhensions sur l'issue de son entreprise, mais l'immense étendue
de ses préparatifs, l'extrême précision de ses calculs qui embrassaient et
prévoyaient tout, ne faisaient que mieux lui cacher le piège où il allait
tomber. D'après toutes les données positives du formidable problème,
n'était-il pas sûr de le résoudre à son avantage ? N'avait-il pas à la fois
la supériorité du nombre, celle des ressources, des troupes, du commandement
? A ce
point de vue, le seul décisif à ses yeux, sa victoire pouvait être en quelque
sorte démontrée scientifiquement. Mais n'y avait-il pas à tenir compte
d'autres éléments aussi réels, quoique moins connus ? A côté de cette Europe
officielle, prosternée si bas à ses pieds, n'y avait-il pas une autre Europe,
celle des peuples, menaçante, irritée, impatiente de se lever contre lui ? A
côté de la force des armements, n'y avait-il pas celle du patriotisme, de
l'amour de la liberté, des haines, des vengeances nationales ? Enfin,
au-dessus des ressources de la stratégie régulière, n'y avait-il pas les
surprises, aussi terribles qu'imprévues, de cette tactique du désespoir, dont
les Espagnols avaient déjà prouvé l'efficacité ? Ces
énergies latentes, qui n'étaient autre chose que le réveil tardif des forces
morales de la société européenne, ne comptaient pas- aux yeux de Napoléon.
C'était en les niant et en les foulant aux pieds qu'il avait réussi à élever
si haut sa fortune, comment aurait-il pu leur reconnaître après coup une
puissance qu'il leur avait toujours refusée ? Les avertissements ne lui
manquèrent pas. On lui avait signalé déjà bien des fois les plans désespérés
de la Russie, sa résolution sauvage de tout détruire autour de lui pourvu
qu'il fût enveloppé lui-même- dans la destruction de l'empire. On lui dénonça
avec plus d'insistance encore les conspirations allemandes. Alquier lui
transmit de Stockholm un propos significatif d'Alexandre : « Si l'empereur
Napoléon éprouve des revers, avait-il dit, toute l'Allemagne courra aux armes
pour s'opposer à sa retraite, ou à l'arrivée des renforts. » Son frère
Jérôme, qui était mieux placé encore pour savoir ce qui se passait en
Allemagne, lui faisait part, dès le mois de janvier 1811, de la proposition
qu'on lui avait faite d'entrer dans une ligue secrète contre la France.
Napoléon, pour tout remerciement, lui reprocha d'avoir encouragé ces
ouvertures, par sa conduite équivoque[36]. Jérôme revint sur ce sujet en
juillet, puis en décembre 1811 « Si on
parle à Votre Majesté de tranquillité et de soumission, on la trompe. La
fermentation est au plus haut degré, les plus folles espérances sont
entretenues et caressées avec enthousiasme, on se propose d'imiter l'exemple
de l'Espagne, et si la guerre vient à éclater, toutes les contrées situées
entre le Rhin et l'Oder seront le foyer d'une vaste et active insurrection[37]. » Le maréchal Davout, et
le général Rapp lui transmirent à la même époque, de Hambourg et de Danzig,
des informations toutes semblables. Mais loin d'encourager ces confidences,
Napoléon s'en irrita, soit qu'il ne voulût pas qu'on pût douter de sa
fortune, soit qu'il y vît une sorte d'offense contre l'infaillibilité de son
génie : « Il
n'y -a rien de commun entre l'Espagne et l'Allemagne, écrit-il à Davout....
Il n'y a rien à craindre, l'Allemand fût-il aussi oisif, aussi fainéant,
aussi assassin, aussi livré aux moines que l'est le peuple d'Espagne où il y
avait trois cent mille moines. Jugez donc de ce qu'il y a à redouter d'un
peuple si sage, si raisonnable, si froid, si tolérant, tellement éloigné de
tout excès, qu'il n'y a pas d'exemple qu'un homme ait été assassiné en
Allemagne pendant la guerre.... S'il y avait un mouvement en Allemagne, il
finirait par être pour nous et contre les petits princes ! » Les avis de Rapp
sont encore plus mal reçus : « Je ne sais pas pourquoi Rapp se mêle de
ce qui ne le regarde pas.... De quoi va-t-il parler, de ce qui se passe
en Hongrie, de l'esprit qui anime la confédération et ces pays, lui qui en
est si éloigné !... Je vous prie de ne pas me remettre de pareilles
rapsodies sous les yeux. Mon temps est trop précieux pour que je le perde
à de pareilles fadaises.... tout cela ne sert qu'à me faire perdre mon temps
et à salir mon imagination par des tableaux ou des suppositions
absurdes[38]. » En
présence de cette hallucination d'orgueil et d'infatuation, on croit entendre
Macbeth insultant dans son délire les messagers qui lui annoncent l'approche
des armées ennemies : « Loin de moi ces pelles visages de poltrons ! Qu'on ne
m'apporte plus de messages ! je ne veux plus en recevoir. Ni l'esprit qui me
mène, ni le cœur que je porte, ne peuvent être ébranlés par le doute ou
abattus par la peur ! » Ainsi ce parvenu, ce grand calculateur, cet
observateur, autrefois si pénétrant, si prompt à s'emparer de toutes les
circonstances qui pouvaient le servir, en était venu à s'emporter comme un
enfant contre la puissance tranquille et souveraine des faits. Il considérait
comme n'existant pas les faits qui avaient le malheur de lui déplaire, ou
plutôt il les traitait comme des courtisans révoltés, qu'un grand roi
supprime et destitue en les chassant de sa présence. Il ne daignait plus
entrer en discussion avec la force des choses. Un obstacle n'existait plus,
du moment où il l'avait nié. Voilà ce que dix ans de pouvoir absolu avaient
fait de lui ! Un jour cependant, un des derniers jours de cette année 1811,
qui s'achevait sous de si tristes auspices, un éclair de sagesse et de raison
traversa cet esprit déjà saisi de vertige, et Napoléon écrivit à son bibliothécaire
pour lui demander, « tout ce que nous avons de plus détaillé en français, sur
la campagne de Charles XII en Pologne et en Russie[39]. » Que d'enseignements dans ce
nom de Charles XII et dans les désastreux souvenirs de Pultawa t Ce n'était
pas un hasard qui amenait sous sa plume ce nom fatidique. Que devait-il y
voir ? un pressentiment ? un suprême avertissement de la destinée ? ou bien
n'y devait-il trouver qu'une occasion de s'applaudir et de s'exalter lui-même
aux dépens du grand aventurier suédois ? Les impressions que fit naître en
lui cette lecture sont demeurées secrètes, mais la suite de ses actes nous a
suffisamment prouvé que la leçon fut perdue. A qui veut se perdre tout est
piège et péril, même un instrument de salut. FIN DU CINQU1ÈME VOLUME
|
[1]
Napoléon à Clarke, 23 juin 1811.
[2]
Rapports de Saint-Jean d'Angély et de Lacépède, séances du 10 et du 13 décembre
1810.
[3]
L'auteur tient ce fait d'un homme dont le témoignage est irrécusable, puisqu'il
parle de ce qui lui est arrivé à lui-même.
[4]
Voir dans le Bulletin des Lois les décrets d'ailleurs fort incomplets
des 12 janvier, 5 avril et 23 septembre 1811.
[5]
Mollien, Mémoires d'un ministre du Trésor.
[6]
Report from the Select committee on the date of comrnercial credit ;
mars 1811.
[7]
Discours du comte Garnier, président du Sénat, 22 mars 1811.
[8]
Le Noël nouveau, hommage d'un troubadour, par Armand Gouffé.
[9]
Delrieu.
[10]
Discours du président de Montesquiou dans la séance du 25 juillet 1811.
[11]
Séance du 15 juillet 1811 : Archives parlementaires.
[12]
Discours d'ouverture, 16 juin 1811
[13]
Exposé de la situation de l'empire, du 29 juin 1811.
[14]
Exposé de la situation de l'empire, du 29 juin 1811.
[15]
Mémoires du duc de Rovigo.
[16]
Napoléon au prince Eugène, 5 janvier 1811.
[17]
A la date du 5 janvier 1811.
[18]
Ces indignités avaient souvent été imputées aux agents de Napoléon. Les lettres
inédites de l'Empereur qui ont été publiées par le comte d'Haussonville
prouvent péremptoirement que Napoléon seul en fut l'auteur,
[19]
Fragments relatifs à l'histoire ecclésiastique, par Mgr de Barrai,
archevêque de Tours. Ce recueil reflète les vues du comité et reproduit les
principaux documents émanés de ses chefs.
[20]
D'Haussonville.
[21]
De Barral, Fragments sur l'histoire ecclésiastique.
[22]
Instructions pour les trois évêques, 26 avril 1811.
[23]
Première lettre des évêques, 10 mai 1811.
[24]
Les rapports du préfet Chabrol, publiés pour la première fois par M.
d'Haussonville dans sa remarquable Histoire de l'Église romaine sous le premier
empire, jettent un jour tout nouveau sur les moyens employés par Napoléon, pour
vaincre la résistance de Pie VII.
[25]
Discours d'ouverture, remis par l'Empereur au ministre des cultes le 18 juin
1811.
[26]
Journal de l'évêque de Gand, Mgr de Broglie, publié par M.
D'Haussonville.
[27]
Vie du cardinal Fesch par l'abbé Lyonnet, t. II.
[28]
Mémoires du duc de Rovigo.
[29]
Dépêche du prince Kourakine à la date du 7 mai 1811 : Archives russes.
[30]
Napoléon à Maret, 21 juin 1811.
[31]
Archives russes : dépêche du prince Kourakine en date du 15 août 1811.
[32]
Archives russes : dépêche du prince Kourakine en date du 15 août 1811.
[33]
Archives russes : dépêche du prince Kourakine en date du 15 août 1811.
[34]
Napoléon à Maret, 6 novembre 1811.
[35]
Mémoires de Mollien.
[36]
Correspondance du roi Jérôme, t. V. 16 et 21 janvier 1811.
[37]
Jérôme à Napoléon, 5 décembre 1811.
[38]
Napoléon à Davout, 2 décembre 1811.
[39]
Napoléon à M. Barbier, 19 décembre 1811.