ALEXANDRE ET LA
POLOGNE. - PRÉPARATIFS DE LA GUERRE DE RUSSIE. - NÉGOCIATIONS AVEC LES
PUISSANCES EUROPÉENNES
Les
graves événements qui venaient de s'accomplir dans la Péninsule n'eurent pas
tout d'abord en Europe le retentissement qu'ils semblaient appelés à
produire. Les faits étaient mal connus grâce au silence forcé de la presse ;
ils ne s'éclaircirent que peu à peu ; l'intimidation qu'exerçait l'Empereur
était d'ailleurs plus forte que jamais. L'Angleterre seule parut avoir
compris toute l'importance du long et terrible duel dont le Portugal venait
d'être témoin. Cependant on eut bientôt lieu de reconnaître que la leçon
n'avait pas été perdue pour une autre puissance, la seule qui osât
aujourd'hui se tenir debout en face de Napoléon, au milieu du continent
subjugué. Longtemps la plus complaisante des alliées, mais révoltée enfin de
ses tyranniques exigences, la Russie se dressait devant lui comme un dernier
champion des droits de l'Europe. Son attitude était d'autant plus
inquiétante, qu'elle s'abstenait avec un soin extrême de toute provocation et
de toute bravade, bien qu'elle se montrât fermement résolue à maintenir ses
droits : « Tous les yeux sont ouverts sur les deux empires », écrivait Joseph
de Maistre, de Saint Pétersbourg, dès le mois de février 1811[1]. L'antagonisme des deux
empereurs n'était plus un secret pour personne. Longtemps dissimulés dans la
pénombre discrète des chancelleries, leurs démêlés avaient éclaté au grand
jour, depuis que Napoléon, sans invoquer l'apparence même d'un prétexte, avait
mis la main suries États du duc d'Oldenbourg, au mépris des liens de parenté
qui unissaient ce prince à Alexandre. Cet acte insensé n'avait pas été, quoi
qu'on en ait dit, le matif déterminant du refroidissement d'Alexandre. Sans
parler de ses griefs antérieurs, les usurpations qui avaient accompagné ou
précédé la réunion d'Oldenbourg, étaient plus que suffisantes pour justifier
une rupture. Mais il y avait dans cette dernière violation du droit des gens
une sorte d'affront personnel, qui était fait pour donner aux réclamations
d'Alexandre, non pas une plus grande force juridique, mais une plus grande
force d'opinion, ce qui est d'une importance capitale en pareil cas. Aussi
est-ce à partir de ce moment qu'il osa prendre une attitude énergique et
décidée. Sa première réponse à la réunion du duché d'Oldenbourg fut un ukase
rendu à la date du 31 décembre 1810, par lequel il se séparait nettement du
système commercial de Napoléon, reprenait la liberté de ses tarifs, et sans
admettre plus qu'auparavant les marchandises anglaises, excluait certains de
nos produits manufacturés, comme, d'ailleurs, nous avions déjà exclu certains
produits russes. Qu'il eût le droit strict d'en agir ainsi, qu'il ne fût
nullement lié par ces décrets changeants et arbitraires qui avaient constitué
le système continental, décrets rendus sans lui, impraticables pour la
Russie, et auxquels Napoléon lui-même n'obéissait que selon ses propres
convenances, c'est ce qui n'est pas douteux. On pourrait même invoquer sur ce
point le témoignage de leur auteur qui, tout en faisant, un crime à Alexandre
de les avoir enfreints par son ukase, a reconnu en termes formels qu'après
tout « il avait bien été le maître de prendre cette mesure, mais qu'on y
remarquait je ne sais quoi d'hostile à la France et de favorable à
l'Angleterre[2]. » Mais qu'importait le bon
droit lorsqu'il était en opposition avec cette impérieuse volonté ? Et si peu
que fût ce je ne sais quoi dont parlait Napoléon, n'était-ce pas assez à ses
yeux pour motiver une guerre même avec la Russie ? Alexandre
jugea avec une parfaite clairvoyance que, vu le caractère de son redoutable
antagoniste, cette guerre était désormais inévitable. Il s'y prépara dès lors
de toutes ses forces, sans prendre la peine aussi inutile qu'humiliante de
dissimuler ses armements. Il s'étudia toutefois à leur conserver une
apparence toute défensive. Il ordonna de nouvelles levées, ramena plusieurs
divisions de la Finlande et des provinces danubiennes sur les frontières
polonaises, Lit exécuter des travaux de défense sur le Dniepr et la Dwina.
Bien que son droit de déclarer la guerre fût devenu indiscutable depuis les
derniers attentats de Napoléon contre le droit public européen, l'empereur
Alexandre n'envisageait pas sans de vives et douloureuses perplexités une
extrémité toujours si périlleuse. Devait-il garder jusqu'au bout cette
attitude expectante, attendre que son ennemi vînt le chercher jusque sur le
territoire russe afin de rendre ses torts plus évidents, ou bien ne valait-il
pas mieux fondre sur lui, avant qu'il eût achevé ses préparatifs, et déjouer
ses combinaisons par une de ces brusques attaques qui sont souvent la
meilleure manière de se défendre ? La
tentation dut être forte pour Alexandre, car il est incontestable que, bien
qu'il eût commencé après nous ses armements il fut prêt avant Napoléon.
Pendant tout l'hiver de 1811, le bruit d'une imminente entrée en campagne des
Russes courut en Pologne comme à Pétersbourg. Averti par le prince
Poniatowski, un de nos diplomates alors en mission à Varsovie, Bignon, le
mentionna dans ses dépêches, et Alexandre lui-même fit à ce bruit une
allusion indirecte, lorsqu’au mois de mai suivant, dans une conversation avec
notre ambassadeur, il s'écria : « Si j'eusse voulu attaquer, qui eût pu m'en
empêcher ? Je suis prêt depuis deux mois ![3] » L'intention qu'on lui
attribuait, et qui était si naturelle dans sa position, exista-t-elle
réellement à l'état de projet, ou ne fut-elle qu'une vaine et passagère
velléité ? Longtemps on n'a pu émettre à cet égard que des conjectures plus
ou moins vraisemblables, mais il nous est possible aujourd'hui d'éclaircir
cette question. Alexandre
n'avait jamais entièrement renoncé à son ancien rêve de réconcilier la
Pologne avec la Russie. Alors, comme au début de son règne, il eût volontiers
tendu la main aux Polonais, pourvu que leur émancipation s'accomplit au
profit de la Russie, et sans rompre les liens qui les unissaient à l'empire ;
mais il ne voulait à aucun prix la voir opérer par une influence étrangère.
Obligé d'ajourner indéfiniment son utopie de jeune homme, en présence de la
popularité que Napoléon avait acquise en Pologne en constituant le
grand-duché de Varsovie, il y était ramené par la nécessité, depuis que le
grand-duché avait été fortifié et agrandi par l'accession d'une partie de la
Galicie, et surtout depuis qu'il avait vu surgir la menaçante éventualité
d'une nouvelle guerre. Dans cette lutte si inégale, il voulait avoir à tout
prix la Pologne pour alliée, et il était prêt à tous les sacrifices pour la
détacher de Napoléon. Que
l'affranchissement de la Pologne fût une arme terrible contre la Russie, et
que Napoléon fût résolu à se servir un jour de cette arme, Alexandre n'en
pouvait douter après ses inutiles efforts pour obtenir de lui l'engagement de
ne jamais rétablir la Pologne. Il n'y avait donc qu'un moyen de lui arracher
l'empire extraordinaire qu'il avait pris sur les Polonais, c'était de venir à
eux, de les adjurer d'oublier les rancunes, les défiances passées, de leur
offrir plus que Napoléon ne pouvait leur donner. Alexandre ne recula
nullement devant cette conséquence naturelle de sa grande détermination. Dès
l'époque où Napoléon avait rejeté son projet de convention relatif à la
Pologne, le czar avait repris ses pourparlers d'autrefois avec le prince Adam
Czartoryski, l'ami et le confident de sa jeunesse. Il lui avait fait
entrevoir clairement les chances d'un arrangement possible avec la Pologne,
les avantages qui pourraient en résulter pour ce malheureux pays. Le prince
ne lui avait pas dissimulé les difficultés d'un tel projet, rattachement que
ses compatriotes avaient pour la France, les espérances qu'ils plaçaient en
elle, les obstacles que Napoléon ne manquerait pas de lui susciter. Le 25
décembre 1810, sous l'impression évidente des nouvelles venues de France, les
propositions d'Alexandre sortent tout à coup du vague et se formulent avec
toute la précision désirable : « Il me semble, écrit-il à Czartoryski, que
voici le moment de prouver aux Polonais que la Russie n'est pas leur ennemie,
mais bien plutôt leur amie naturelle et véritable ; que malgré qu'on leur ait
fait envisager la Russie comme la seule opposition existante pour la
restauration de la Pologne, il n'est pas improbable au contraire que ce soit
elle qui la réalise. Ce que je vous dis là vous étonnera peut-être, mais, je
le répète, les circonstances me paraissent favorables pour me livrer à une
idée qui a été anciennement mon idée favorite, et que j'ai été deux fois dans
le cas de devoir ajourner sous l'empire des circonstances, mais qui n'en est
pas moins restée dans le fond de ma pensée[4]. » Et il pose aussitôt au
prince une série de questions qui se résument dans les deux suivantes : «
Pouvez-vous être fondé à croire que les Varsoviens saisiront avec avidité
toute certitude (non pas probabilité, mais Certitude) de leur régénération ?
La saisiront-ils de quelque part qu'elle leur vienne, et se joindront-ils à
la puissance qui voudra épouser sincèrement leurs intérêts ? » La
réponse d'un patriote tel que Czartoryski ne pouvait être douteuse : « Oui,
écrit-il à l'empereur, la certitude de la régénération de la Pologne sera
saisie avec empressement et reconnaissance de quelque part qu'elle vienne,
pourvu que cette certitude existe en effet. » Mais,
comme il le disait, là était, toute là difficulté. Quels que fussent les
torts de Napoléon envers les Polonais, il avait su leur persuader qu'il
voulait les affranchir, et c'était en lui seul qu'ils avaient confiance. Il
avait en outre 20.000 Polonais en Espagne, c'étaient autant d'otages qu'il
tenait dans ses mains. Cependant le prince considérait comme possible de
rallier la majorité de la nation polonaise, si on lui promettait trois choses
la constitution du 3 mai 1791, la réunion de toute la Pologne sous un même
sceptre, enfin les avantages commerciaux qui lui étaient indispensables. Mais
il fallait agir avec noblesse et grandeur, de façon à saisir les
imaginations, sans demi-mesures ni réticences, et même dans ces conditions le
succès lui paraissait bien difficile : « C'est trop beau pour arriver ! »
s'écriait-il tristement en achevant sa lettre[5]. Cette
fois l'empereur Alexandre déchira tous les voiles, et fit le pas décisif.
Unité de la Pologne, constitution libérale, il promit tout à Czartoryski ;
mais il y mit pour condition sine qua non que la Pologne formerait un
royaume uni à la Russie, dont l'empereur porterait désormais le titre
d'empereur et roi, et que les personnages polonais les plus marquants
prendraient envers lui un engagement formel. Si ces deux conditions étaient
acceptées, il proclamait le rétablissement de la Pologne et attaquait immédiatement
Napoléon, malgré sa répugnance à être l'agresseur. Il croyait, ajoutait-il,
pouvoir le faire avec de grandes chances de succès. Il avait toute prête à
entrer en campagne une armée de 106.000 hommes. Une autre armée de 1311.000
hommes allait marcher en seconde ligne pour la soutenir. Il évaluait à 50.000
hommes la coopération qu'il attendait des Polonais, à un nombre égal celle
que devait lui apporter la Prusse. Ces forces formaient une masse de plus de
300.000 hommes, à laquelle Napoléon n’avait, alors à opposer, selon son
calcul, qu'une armée très-insuffisante, surtout si, comme on était autorisé à
le croire, on parvenait à entraîner l'Autriche en lui offrant les provinces
danubiennes, en échange de ce qui lui restait de la Galicie[6]. Ces
offres étaient sincères, l'empereur Alexandre le démontra surabondamment plus
tard, en reprenant la réalisation de son libéral programme à une époque où
les circonstances ne l'y obligeaient nullement. Mais le prince Czartoryski,
quels que fussent son zèle et son patriotisme, ne put lui assurer les
garanties qu'il exigeait. Le projet de fonder un royaume de Pologne fut
abandonné comme celui d'attaquer Napoléon, et Alexandre se vit forcé de
revenir à son système défensif[7]. Selon toute probabilité, ce
retour à la prudence ne fut pas regrettable pour la Russie Dans les
suppositions les plus avantageuses, un premier succès obtenu par Alexandre
n'aurait pas `pu le mener bien loin. On sait avec quelle rapidité Napoléon
concentrait ses armées Au lieu de donner la bataille sur la Vistule, il
l'aurait reçue sur l'Oder, l'Elbe ou le Weser ; et là cette nouvelle
coalition aurait pris fin en une seule journée, comme toutes celles qui
l'avaient précédée, mais avec des conséquences plus désastreuses pour la
cause européenne. En ne profitant pas, contre un ennemi aussi formidable que
Napoléon, des avantages que lui assuraient ses vastes espaces et son climat
rigoureux, la Russie se privait volontairement de ses meilleures chances de
le vaincre. Au mois de janvier 1811, l'empereur Alexandre n'avait pas encore
entrevu cette vér4té. Ce fut la campagne de Masséna en Portugal qui la lui
fit comprendre. Le plan
auquel il s'arrêta fut en partie l'œuvre du comte d'Armfeldt, Suédois de
naissance, qui, après avoir occupé de hauts emplois dans son pays, s'était
réfugié en Russie à la suite de l'élévation de Bernadotte au rang de prince
royal. Accueilli avec distinction à Pétersbourg et nommé gouverneur de la
Finlande par Alexandre, d'Armfeldt lui témoigna sa reconnaissance en lui
adressant divers mémoires politiques et militaires qui paraissent avoir
exercé une sérieuse influence sur ses déterminations. Ses plans furent
appuyés et rectifiés par d'éminents personnages, remarquables à divers
titres, Barclay de Tolly, Serra Capriola, Mordwinoff. Garder
ses griefs contre Napoléon, sans toutefois lui donner aucune prise par une
opposition trop ouverte, lui susciter partout des ennemis secrets en
s'abstenant de toute démarche compromettante, lui résister par la force
d'inertie, le contraindre à attaquer en le menaçant toujours, sans le
provoquer jamais ; une fois la guerre déclarée, se retirer devant lui en
détruisant tout sur son passage, en faisant le vide autour de son armée,
l'attirer au fond de la Russie en refusant toute action générale, à moins
qu'on ne l'Ut sûr de l'emporter, en se contentant d'agir sur ses
communications, jusqu'à ce qu'on l'eût usé et épuisé selon la méthode qui
avait si bien réussi à Wellington, tel était, autant qu'il est permis de le
supposer d'après des informations fort incomplètes, le programme que
développaient d'Armfeldt et ses amis. Selon toute probabilité ils ne furent
pas seuls à le recommander, car ces idées étaient alors dans l'air ; on en
trouve partout quelque trace. Les documents diplomatiques et les œuvres des publicistes
en constatent également l'existence. Tel est dans tous les cas le système qui
fut adopté par Alexandre. Ce plan fut connu dès !e mois de juillet 1811, et
Alquier, notre ministre à Stockholm, en signala à Napoléon toutes les données
essentielles ; mais cet avertissement fut inutile, comme tant d'autres qu'il
reçut à la même époque. Ce
programme une fois fixé, quel qu'en fit l'auteur, Alexandre eut le mérite de
s'y tenir avec une invariable persévérance, et de le mettre en œuvre avec une
merveilleuse habileté. La guerre entre les deux puissants empires était
désormais certaine, on le savait également des deux côtés. Napoléon qui
l'avait cherchée, la voyait lui-même avec une appréhension qu'il n'avait
jamais éprouvée jusque-là ; mais comme ni l'un ni l'autre ne voulaient faire
les concessions nécessaires pour la prévenir, elle devenait chaque jour plus
inévitable. On ne saurait nier toutefois que malgré l'infériorité de sa
situation, Alexandre n'ait gardé jusqu'au bout sur son adversaire l'avantage
de la franchise, de la modération et de la dignité, comme il avait celui du
bon droit. Dans cette longue série de récriminations réciproques qui se
prolonge durant toute l'année 1811, Alexandre parle en général comme il agit. Dès le
premier jour où Caulaincourt l'a interpellé sur ses armements, il les a
avoués, en faisant observer à l'ambassadeur qu'ils n'étaient qu'une réplique
à ceux de Napoléon, ce qui était strictement vrai. Dans le même temps,
Napoléon s'obstine à nier les siens avec une dissimulation d'autant plus
mesquine qu'elle est inutile. L'Europe entière connaît et dénonce ses envois
d'armes, de munitions, de soldats à Hambourg, à Danzig, dans le duché de
Varsovie ; ses convois encombrent les routes et les canaux ; il continue à
nier, ou lorsqu'il est contraint d'avouer, il a des explications pour tout.
Tantôt ces envois de troupes ont pour objet de surveiller la Prusse, tantôt
ils sont destinés à repousser un débarquement projeté des Anglais. Il a une
telle habitude, un tel besoin de mentir partout et toujours, qu'il persiste à
mentir même avec la certitude que le mensonge ne trouvera aucun crédit. Il ne
pouvait guère se flatter, après tout ce qui s'était passé, d'envahir la
Russie à petit bruit comme il avait envahi l'Espagne, en parlant sans cesse
(l'alliance et d'amitié pendant que ses troupes s'emparaient de toutes les
places du royaume. Cependant ses procédés actuels envers Alexandre semblaient
exactement calqués sur ceux qu'il avait employés envers Charles IV. Plus
ses préparatifs sont poussés avec activité, plus ses protestations sont
affectueuses : « Il ne veut rien faire, écrit-il le 17 février 1811, qui
puisse être désagréable à l'empereur Alexandre. Il a fait tout ce qui
dépendait de lui en offrant Erfurt en indemnité au prince d'Oldenbourg. Les
termes du sénatus-consulte sont précis ! » La bonne volonté de Napoléon
enchaînée par les ternies de son sénatus-consulte, n'était-ce pas là une
trouvaille de génie ? « Vous chargerez, poursuivait-il, le duc de Vicence de
déclarer à l'empereur que je persiste dans l'alliance ; que je n'entrevois
aucune circonstance possible où je fasse la guerre avec la Russie, le seul
cas excepté où la Russie se mettrait avec l'Angleterre ; que je n'ai
aucune alliance avec aucune puissance[8]. » Or le même jour, à la
même heure, il faisait faire des ouvertures à la Turquie[9], qui s'empressait de les
dénoncer à toute l'Europe ; et quelques jours plus tard, le 25,février, il en
faisait faire à l'Autriche, dont la discrétion n'avait d'autre mesure que son
intérêt : La France, devait dire le comte Otto à Metternich, voyait avec
peine l'accroissement de territoire qui résultait pour la Russie de
l'occupation de la Moldavie et de la Valachie, mais ayant consenti à cette
occupation en haine de l'Autriche à l'époque de l'entrevue d'Erfurt, elle ne
pouvait plus s'y opposer sans recourir à la guerre. Ces provinces n'étaient
pour la France que d'un intérêt secondaire ; elles étaient pour l'Autriche un
intérêt de premier ordre : Jusqu'où l'Autriche serait-elle disposée à aller,
et que serait-elle en état de faire pour empêcher leur réunion ? Son
déplaisir irait-il jusqu'à ne pas lui faire redouter la guerre avec la Russie ?[10] » On est
surpris de tant de naïveté au milieu de tant de rouerie. N'y avait-il pas en
effet un excès de candeur à se figurer que l'Autriche s'effrayerait des
accroissements de territoire de la Russie, lorsqu'ils lui étaient dénoncés
par l'homme qui en quelques années s'était emparé de plus de la moitié de
l'Europe, et venait de dépouiller l'Autriche elle-même de ses plus belles
provinces ? Pouvait-on supposer que de pareilles ouvertures resteraient un
secret ? Pouvait-on croire sans folie qu'une puissance, frappée avec une si
impitoyable rigueur, avait tout à coup renoncé à ses traditions, à ses
intérêts, à ses rancunes, à ses espérances, parce que l'empereur François
s'était vu réduit à l'humiliation de donner sa propre fille à son ennemi pour
le désarmer, parce qu'il avait consenti suivant l'expression de Louis XVIII,
dans une lettre au comte d'Avaray, à se faire « un marchand de chair humaine
? » C'était une pauvre diplomatie que celle qui se fondait sur de si
pitoyables illusions, et hasardait si légèrement de pareilles démarches.
Comment pouvait-on ignorer à Paris que l'ami le plus intime de Metternich à
Vienne était le comte Razumowski, l'ancien ambassadeur de Russie auprès de la
cour d'Autriche ? Alexandre
était informé jour par jour des démarches de notre diplomatie, non-seulement
par ses agents, mais comme il était facile de le prévoir, par les cours
étrangères elles-mêmes, qui étaient éminemment intéressées à le tenir au
courant des menées de l'ennemi commun. Il était instruit non moins exactement
de nos préparatifs militaires, et de nos mouvements de troupes, par son aide
de camp Czernitcheff, officier diplomate des plus brillants, très-recherché
dans les salons de Paris. Occupé uniquement en apparence de ses plaisirs et
de ses succès mondains, Czernitcheff était parvenu, grâce à de secrètes
connivences, à connaître à fond les opérations de notre ministère de la
guerre. Après de telles communications, quel effet pouvaient produire sur
l'esprit d'Alexandre les amicales protestations dont Napoléon persistait à
l'accabler ? Napoléon
s'était décidé à rappeler Caulaincourt, qu'il accusait d'être devenu plus
Russe que Français, sous l'influence des cajoleries d'Alexandre. Il l'avait
remplacé par Lauriston qui encourut bientôt le même reproche pour avoir
montré la même sincérité. Il écrivit à cette occasion à Alexandre : « il
avait cherché, disait-il, autour de lui la personne qu'il avait supposée
pouvoir être la plus agréable à S. M., la plus propre à maintenir la paix et
l'alliance. Ses sentiments envers S. M. n'avaient pas changé mais,
ajoutait-il avec mélancolie, je ne puis me le dissimuler, Votre Majesté
n'a plus d'amitié pour moi ![11] » Suivait une longue
énumération de tout ce qu'il avait fait pour Alexandre. Il lui avait laissé
prendre la Finlande et les provinces danubiennes à d'anciens alliés de la
France. Il avait pu relever la Pologne et s'en était abstenu. Enfin, si l'on
s'en rapportait à lui, la Russie s'était approprié tous les profits de
l'alliance. Il
oubliait que dans le même laps de temps il s'était emparé de l'Espagne, de la
Toscane, des États Romains, de l' Illyrie, du Tyrol, de la Hollande, d'une
partie du Hanovre, des villes Hanséatiques, de l'Oldenbourg et du Valais,
acquisitions qui pouvaient sans doute entrer en balance avec la Finlande et
la Moldo-Valachie Comme il se doutait bien, malgré tout ce qu'il faisait pour
cacher ses armements, qu'il devait en transpirer quelque chose, il se
résignait à en avouer une partie dans une note adressée au prince Kourakine,
mais en l'assurant que nous étions indignement calomniés, « que les
malveillants se plaisaient à exagérer les moindres circonstances, que le
moindre mouvement ne pouvait se faire sans être envenimé, que l'approche d'un
grand mouvement des Anglais dans la Baltique l'avait seule décidé à augmenter
la garnison de Danzig, qu'enfin le meilleur moyen de déjouer la malveillance
était désormais de se prévenir réciproquement de tout ce qui serait
susceptible de donner lieu à de mauvaises interprétations[12]. » Ces
explications d'une si honnête et si cordiale franchise, Napoléon les faisait
transmettre à Alexandre, dans un moment où il s'occupait de l'organisation de
la grande armée avec une si minutieuse activité, qu'il réglementait jusqu'au
nombre de lanternes sourdes à mettre sur chaque caisson de son parc
d'artillerie[13]. Il expédiait à Davout jusqu'à
trois dépêches dans une seule journée pour stimuler son zèle. Il ne voulait
d'ailleurs pas admettre un seul instant que la Russie eût eu l'intention de
l'attaquer. Il ne voulait pas surtout qu'on pût croire à un pareil excès
d'audace de la part de cette puissance. Elle était selon lui trop occupée
avec les Turcs pour y avoir songé. Ce qu'écrivaient les Polonais à ce sujet
n'étaient que des bêtises[14]. » Sûr de la discrétion de
Davout, il lui prescrivait de recommander à Rapp de couper sa langue, et de
faire entendre que tous ces préparatifs étaient dirigés contre les Anglais. Ainsi,
toujours niant cette guerre qu'il voulait et qu'il craignait tout à la fois,
et comme entraîné déjà par la fascination de l'abîme, il faisait chaque jour
un pas de plus vers sa perte, parfois avec un secret désir de revenir en
arrière, mais sans pouvoir se soustraire à la fatalité de son orgueil et de
ses fautes passées. On est autorisé à croire qu'à la veille de jouer cette
formidable partie, il eut plus d'un moment de trouble ; peut-être ne fut-il
pas toujours de mauvaise foi, lorsqu'il proposa à Alexandre de revenir à
l'ancienne amitié. Mais il n'y avait qu'un seul acte qui pût opérer la
réconciliation, c'était la restitution pure et simple du duché d'Oldenbourg ;
et une pareille rétractation révoltait tellement tous ses instincts, elle
était si incompatible avec l'idée qu'il voulait donner de lui-même, avec le
rôle qu'il s'arrogeait dans le monde, qu'elle constituait une véritable
impossibilité morale. Napoléon
eût renié tout son passé, il eût renoncé à toutes ses prétentions anciennes
et nouvelles, abdiqué tout son système de domination, s'il s'était infligé à
lui-même un pareil démenti. Or, il n'avait jamais été maitre de ses passions,
et aujourd'hui il ne l'était plus de son système. Il était l'esclave de ce
qu'il appelait sa destinée, c'est-à-dire de ce rôle d'omnipotence et
d'infaillibilité qu'il avait usurpé de si bonne heure. S'il souffrait qu'il y
fût porté une seule atteinte, tout l'échafaudage s'écroulait. Ce n'était donc
pas sans quelque raison qu'il disait ne pouvoir revenir sur ce qui avait été
fait, bien qu'il en éprouvât parfois le désir. Cette impossibilité de
rétrograder, c'était la guerre, car Alexandre n'était pas moins résolu à
maintenir sa protestation, et à ne plus être ni le complaisant ni le complice
de l'oppresseur du continent. Bien que son système ne fût que défensif, le
dénouement de cette résistance, passive mais inflexible, n'en était pas moins
inévitable. L'un ne reculant pas, l'autre avançant- toujours, il était
impossible que la rencontre n'eût pas lieu dans un temps donné. Ces
considérations expliquent comment une guerre, en apparence si facile à
prévenir, fut cependant préparée, résolue, déclarée, longuement, lentement,
froidement, sans la moindre animosité de part ni d'autre, avec toute espèce
de protestations affectueuses et pacifiques. C'était du massacre d'un million
d'hommes qu'il s'agissait cette fois, et cette immense calamité, Napoléon
pouvait la conjurer d'un mot. Mais il n'était pas au pouvoir de ce monstre de
puissance et d'orgueil tel que l'avait fait l'abjection des peuples, de
prononcer ce mot ; et ceux qui avaient élevé l'idole ne pouvaient pas se
plaindre d'avoir à lui fournir des victimes. Aussi tout en répétant sans
cesse : « je ne veux pas la guerre », la voyait-il en quelque sorte marcher
tout animée sous ses yeux, sans pouvoir se dérober à l'attraction qu'elle
exerçait sur lui. Cette vision ne quittait plus son esprit : « La guerre
aura lieu, écrivait-il au roi de Würtemberg ; elle aura lieu malgré
moi, malgré l'empereur Alexandre, malgré les intérêts de la France et ceux de
la Russie. J'ai déjà vu cela si souvent, et c'est mon expérience du passé
qui me dévoile cet avenir. Tout cela est une scène d'opéra, et les Anglais
tiennent les machines ![15] » Peu de
jours après, il laissait percer la même impression dans une lettre à
l'empereur de Russie, en lui avouant pour la première fois une partie de ses
préparatifs : « J'ai été instruit de Bucarest que cinq divisions russes ont
quitté la Moldavie et la Valachie pour se rendre en Pologne... J'ai dû penser
aussi à mes affaires et me mettre en mesure. Le contre-coup de mes
préparatifs portera V. M. à accroître les siens ; et ce qu'elle fera,
retentissant ici, me fera faire de nouvelles levées et tout cela pour des
fantômes !... Pour moi je resterai l'ami de la personne de V. M.
même quand cette fatalité qui entraîne l'Europe devrait un jour mettre les
armes à la main à nos deux nations[16]. » C'était
son propre état moral, et non celui de ses adversaires, que Napoléon
décrivait en traçant ces lignes caractéristiques. C'était bien lui en effet,
et non pas l'Europe, qu'entraînait la fatalité, car en se contentant de
maintenir son bon droit sans vouloir être l'agresseur, même pour soutenir une
cause juste, Alexandre suivait strictement la ligne de l'honneur et du
devoir, qui n'est jamais soumise aux fluctuations de la fatalité. Il n'était
en rien responsable des conséquences, quelque désastreuses qu'elles pussent
être pour lui comme pour nous. Les
gouvernements européens furent avertis, dès le mois de mars, par une
protestation ferme et digne du cabinet Russe contre la réunion d'Oldenbourg,
du conflit qui avait éclaté entre les deux empereurs. Ils ne pouvaient qu'en
soupçonner les phases diverses, mais ils savaient qu'il y avait désormais
entre eux une querelle ouverte, et ils en attendaient l'issue avec une
anxiété mêlée d'espérance. Si leurs vœux secrets étaient nécessairement
favorables à une cause qui était la leur, ils n'ignoraient pas que laisser
même entrevoir de tels sentiments, c'était s'exposer à une ruine immédiate et
certaine. Pour être en état de profiter des éventualités qu'ils prévoyaient,
il fallait avant tout vivre et durer. Dans l'état de faiblesse auquel leurs
défaites les avaient réduits, ils ne pouvaient ni arrêter un seul instant,
les armées de Napoléon, ni apporter, au moins au début, un concours utile à
la Russie, IL fallait donc gagner du temps, feindre et plier jusqu'au moment
où l'on pourrait avec avantage se retourner contre lui. Leur soumission et
leur empressement furent en raison directe de la crainte qu'il leur
inspirait. Tout cela allait de soi et fut compris à demi-mot ; nul ne s'en
étonna ni ne s'en offensa. Tous les gouvernements d'alors connaissaient
surabondamment la distinction forcée qu'il y avait à établir entre les
sentiments réels et l'attitude officielle, et celui-là seul, qui la leur
avait enseignée à coups de canon, s'obstina plus tard à appeler ingratitude
et trahison les effets naturels de sa tyrannie. Au mois
d'avril 1811, Napoléon qui trouvait son ministre Champagny taciturne et
réservé, ce qui suffisait à ses yeux pour impliquer une désapprobation
secrète, lui retira le portefeuille des affaires étrangères. Il lui donna
pour successeur le secrétaire d'État Maret, duc de Bassano. Interprète fidèle
et dévoué des pensées de son maître, et dès longtemps habitué à leur donner
une correction de forme qu'elles n'avaient pas naturellement, Maret n'était
que trop porté à abonder dans le sens des passions et des idées de
l'Empereur. Il avait pour lui une admiration exaltée ; il était à genoux
devant son infaillibilité, bien 'qu'il fût très-infatué de ses propres
mérites. Un tel ministre n'était pas fait pour rendre à notre diplomatie le
prestige qu'elle avait perdu depuis la retraite de Talleyrand ; aussi, ne fit-elle
que refléter de plus en plus les incohérences et les violences de celui qui
l'inspirait. Par la nomination de Maret, on peut dire que tout intermédiaire,
entre Napoléon et ceux qui traitaient avec lui, avait disparu. Cette absence
de tout tempérament et de toute atténuation ne devait pas faciliter les
transactions. Dans le moment actuel pourtant, comme c'était une force
irrésistible qui faisait tous les frais de la persuasion diplomatique, les
inconvénients de cette méthode ne se montrèrent qu'imparfaitement. Ils n'apparurent
dans tout leur jour qu'à l'époque où cette force fut ébranlée. Ce fut
ainsi Maret qui reçut la réponse du cabinet autrichien à la singulière
question que Champagny lui avait adressée au nom de l'Empereur. Depuis son mariage
avec Marie-Louise, Napoléon n'inspirait plus à la cour de Vienne ni la même
terreur ni la même exécration. On n'y aimait ni sa personne ni son système,
mais on se sentait protégé contre lui par les liens qui unissaient les deux
souverains, on s'estimait assez fort pour faire ses conditions, et on
voulait, en se compromettant le moins possible, se tenir en mesure de
profiter de notre victoire comme de notre défaite. Pour obtenir ce résultat,
une politique neutre, conciliante, sans couleur, donnant des espérances à
tout le monde sans s'engager avec personne, était l'attitude à la fois la
plus sûre et la plus habile. Metternich excellait précisément dans ces
savantes temporisations, où il fallait dépenser beaucoup plus de théories et
de paroles que d'action. En cela il était parfaitement secondé par l'empereur
François, qui jouait avec Napoléon la bonhomie d'un bon père de famille
retiré des affaires, affectait de ne plus s'occuper que de ses plaisirs,
parlait en homme désabusé et résolu à ne plus se mêler de politique. A la
question qui lui avait été adressée par Napoléon au sujet de la
Moldo-Valachie, Metternich répondit que les provinces danubiennes étaient
sans contredit pour l'Autriche un intérêt des plus considérables, qu'il y
avait là pour elle un grief sérieux contre la Russie, mais qu'elle n'y
pouvait voir une cause de guerre immédiate, dans l'état d'épuisement auquel
l'avait réduite la dernière campagne. Il était évident, d'après cette
réponse, que l'Autriche ne résisterait pas à une injonction menaçante de
Napoléon, mais qu'elle le suivrait à contre-cœur, non sans lui faire payer
cher ses services, et avec la ferme intention de l'abandonner à la première
occasion[17]. Toute
autre était la situation de la Prusse. Cette puissance était si fatalement
condamnée à conspirer contre nous par les intolérables avanies qu'elle
subissait depuis Tilsit, elle était tellement intéressée à nos revers,
qu'elle-même ne pouvait supposer que le premier acte de Napoléon, avant
d'entrer en campagne contre la Russie, ne fût d'achever sa ruine, et cette
perspective la remplissait d'épouvante. Aussi, dès les premiers bruits de
rupture, s’empressa-t-elle de prendre les devants et d'offrir ses services,
avant même qu'on eût songé à les lui demander. A moitié disloquée sous les
coups que lui avait portés Napoléon, occupée encore en partie par nos
troupes, écrasée d'impôts et de contributions de guerre, la Prusse s'était
déjà relevée à notre insu, quoique sous nos yeux, à force d'énergie, d'ordre,
de travail, d'économie de patiente obstination, et surtout grâce à une
parfaite et constante union entre le peuple et son gouvernement. Là par une
rare et merveilleuse fortune, depuis le dernier des sujets jusqu'au
souverain, tous concouraient au même but sans consigne et sans mot d'ordre.
L'accord secret des volontés avait tout fait ; jamais pareille discipline ne
s'était vue dans le monde. On y faisait servir jusqu'à la désobéissance. Le
roi n'avait pas eu de serviteur plus dévoué que le rebelle Salin. On n'y
connaissait plus ni coteries, ni partis, tous n'avaient qu'une seule pensée :
la libération du pays. Les
sociétés secrètes elles-mêmes apportaient un appui de plus au gouvernement,
en s'acquittant pour lui d'une Lâche qu'il n'aurait pu remplir, celle qui
consistait à entretenir le zèle et la propagande. Les efforts de Stein et de
Scharnhorst n'avaient pas été perdus. Depuis les ordonnances de Memel,
rendues en octobre 180.7, toute une révolution politique et sociale s'était
opérée en Prusse sans que l'Europe en eût entendu parler, révolution sans
discours, sans tumultes, sans échafauds, mais révolution profonde et durable,
qui avait renouvelé et rajeuni la vieille monarchie de Frédéric. Des droits
nouveaux avaient affranchi les bourgeois et les paysans de toute sujétion
féodale, les avaient appelés, dans une large mesure, à la propriété
territoriale, au partage des influences locales, à la gestion de leurs
propres intérêts. On avait multiplié pour eux les écoles et les centres
d'enseignement ; on avait réveillé en eux tous les sentiments qui font le
citoyen et le patriote. En dépit de la détresse des finances, l'instruction
publique avait été réorganisée d'après les plans féconds mais dispendieux de
Guillaume de Humboldt. L'université de Berlin venait de se fonder, et déjà
elle comptait parmi ses professeurs des hommes qui étaient l'honneur de leur
temps, Fichte, Savigny, Wolf, Schleiermacher, Hufeland, Klaproth. L'esprit
scientifique et civil restait ainsi le maitre et le régulateur de l'esprit
militaire. L'armée, réduite au nombre fixe de 42.000 hommes, par le traité du
8 septembre 1808, en comptait en réalité 150.000, grâce au mécanisme
ingénieux qui suppléait à la quantité par la multiplicité des appels ; elle
possédait des cadres pour 200.000 hommes. Malgré
ses prodiges d'activité, dissimulés avec un art infini, la Prusse n'en était
pas moins encore à la merci de Napoléon. Connaissant la pénétration de son
ennemi, elle le supposait beaucoup plus au courant, qu'il ne l'était en
réalité, de ses desseins hostiles. Elle craignait tout de lui dans un instant
aussi critique, et comme elle ne se piquait ni d'une dignité inopportune, ni
d'une vaine franchise, elle s'offrait à lui avec tout l'abandon du repentir
et de la peur. Dès le commencement d'avril 1811, le roi Frédéric-Guillaume
fit à notre ambassadeur Saint-Marsan des ouvertures pour un traité d'alliance
éventuel entre la France et la Prusse. Bientôt, encouragé par des
insinuations de Napoléon, qui voulait savoir jusqu'où on était disposé à
aller à Berlin, il rédigea lui-même un projet de traité, que son ministre
Krusemarck dut remettre à l'Empereur. D'après ce projet, Napoléon devait
s'engager à garantir à la Prusse l'intégrité de ses possessions actuelles, et
le roi promettait en re tour de lui fournir un corps de troupes auxiliaires,
dans le cas « où la France se trouverait engagée soit en Allemagne, soit sur
les confins de la Prusse[18]. » Cette
circonlocution, qu'on était obligé d'employer pour désigner la Russie,
montrait l'inconvénient qu'il y avait à signer un pareil traité trop
longtemps d'avance. Mais offrir à Napoléon un corps auxiliaire, c'était le
prendre par son côté faible, car il demandait des soldats et des matelots à
tout le monde, même à ses ennemis, et poussait la fureur des enrôlements
jusqu'à la manie. Il avait dans ses armées, non-seulement des Polonais, des
Allemands, des Italiens, des Hollandais, des Suisses, des Illyriens, des Dalmates,
mais jusqu'à des Espagnols et des Portugais. Son génie devait à lui seul
suppléer à tous les mobiles patriotiques chez ce ramassis international, et
même lorsqu'il ne pouvait, à aucun degré, compter sur ces étranges
coopérateurs, il voyait en eux des otages qui lui répondaient de la fidélité
de leurs souverains. Le roi écrivait en même temps à l'empereur de Russie
pour le prévenir que, ne pouvant garder la neutralité, il allait se lier à la
France[19]. Mais Alexandre connaissait la
valeur que pouvait avoir cette alliance, il s'émut fort peu de sa
déclaration, bien sûr que la Prusse lui reviendrait avec la fortune. Quant à
Napoléon, fixé désormais sur ce qu'il pouvait attendre des complaisances
prussiennes, il garda sur la proposition d'alliance un profond et énigmatique
silence, qui mit à une rude épreuve les patientes vertus de ce cabinet. Quels
desseins couvrait cette réserve ? N'annonçait-elle pas que la destruction de
la Prusse était, décidée dans son esprit ? Était-il prudent d'autre part de
revenir à la Russie avant que la rupture fût certaine ? Ne garderait-elle
aucune rancune d'une défection si récente ? Les
perplexités des hommes d'État prussiens furent bientôt portées au paroxysme
par l'incertitude où les maintenait le silence calculé de Napoléon. lls en
sortirent par une résolution, en apparence très-aventurée, mais qui était en
réalité beaucoup plus habile et surtout plus honorable, que leur obséquiosité
première. Ils se mirent à fortifier ostensiblement les places de guerre qui
leur restaient, annoncèrent l'intention d'armer, en alléguant à l'appui de
ces mesures le motif même qu'avait invoqué Napoléon vis-à-vis de la Russie,
c'est-à-dire la nécessité de se mettre en défense contre le prétendu
débarquement des Anglais. Mais c'était là un de ces mensonges dont il se
réservait exclusivement le monopole, et il prit très-mal la plaisanterie : «
On a pu, fit-il écrire à Saint-Marsan, vouloir faire accroire à la Russie
qu'on envoyait des troupes contre les Anglais, mais on sait bien que les
Anglais ne feront pas de descente ! » Les faux-fuyants n'étaient plus de
saison. Voyant son pays compromis vis-à-vis de la Russie, sans être à couvert
du côté de la France, Hardenberg joua le tout pour le tout ; il déclara
hardiment à notre ambassadeur Saint-Marsan « que mieux valait mourir
l'épée à la main que de succomber avec opprobre ; que c'était à la France de
choisir entre une alliée fidèle, ou une lutte qui ne pouvait être que celle
du dernier désespoir[20]. » Krusemarck reçut
l'ordre de faire la même déclaration à Maret, et de dire par la même occasion
que la Prusse pouvait mettre immédiatement cent mille hommes sous les armes.
Ce coup d'audace et d'adresse exaspéra d'abord Napoléon, Dans le premier
moment de colère, il expédia à Davout tous les ordres nécessaires pour
écraser la Prusse, si elle ne cessait pas immédiatement ses préparatifs, mais
comme il dut laisser entrevoir en même temps que le traité d'alliance serait
la récompense du désarmement[21], il ne lui fut pas difficile
d'obtenir cette satisfaction. Dans ces nouvelles conditions, les rôles
étaient singulièrement changés. Pour avoir voulu trop abuser de ses avantages
sur la Prusse, on pouvait presque dire que Napoléon n'imposait plus l'alliance,
ii là subissait[22]. La
Russie ne chercha en aucune manière à nous disputer des alliances dont elle
connaissait le peu de solidité. A Pétersbourg, à Vienne, à Berlin, on était
trop lié par l'intime solidarité des intérêts pour avoir besoin d'engagements
écrits ou d'apologies réciproques. On était sûr de s'entendre sans
explications et de se retrouver unis, lorsque le moment décisif serait venu.
Il en était ainsi même dans ces petits royaumes qui, comme la Saxe, étaient
jusqu'à un certain point nos alliés naturels. On obéissait encore, mais on se
tenait prêt, à profiter des éventualités[23]. Depuis qu'Alexandre avait
adopté pour tactique de se retirer devant notre armée, pour l'attirer au fond
de la Russie, demander à la Prusse ou à l'Autriche de se prononcer pour lui,
ne pouvait aboutir qu'à l'anéantissement immédiat de forces qu'il était
beaucoup plus politique de conserver entières pour une époque ultérieure. Les
deux seules alliances qu'il lui fût important d'obtenir, parce qu'elles
pouvaient couvrir ou menacer les deux flancs de son immense empire, étaient
celles de la Turquie et de la Suède. Il était sûr d'obtenir, quand il le
voudrait au moins la neutralité de la Turquie en faisant la paix avec elle.
On connaissait à Constantinople, grâce à d'obligeantes communications
libéralement fournies par les Anglais, toutes les preuves de la perfidie dont
Napoléon avait usé à l'égard de la Porte en récompense de sa longue fidélité,
on y avait très-mal reçu les avances de Napoléon ; on s'y moquait presque
ouvertement de son ambassadeur Latour-Maubourg. Quant è la Suède, qui était
comme la Turquie un de nos plus anciens alliés, on avait à Pétersbourg la
certitude de la détacher de nous, car on y était aidé par une connivente
toute puissante, c'était celle de Napoléon lui-même. Depuis
le refus de Bernadotte de s'associer aux mesures du blocus continental contre
les neutres, nos rapports avec la Suède étaient devenus de plus en plus
fâcheux, et par cela même un commencement de solidarité s'était établi entre
ce pays et la Russie, qui se trouvait exactement dans le même cas.
Bernadotte, pas plus qu'Alexandre, n'avait pu consentir jusqu'au bout à
ruiner son royaume pour une conception manifestement folle, et déjà les faits
leur fournissaient à tous deux un éclatant témoignage à l'appui de leur
résistance. Une
crise industrielle et commerciale des plus graves venait de se déclarer en
France (mars
1811), et personne
ne pouvait douter que le système continental n'en fût la cause déterminante.
Par les souffrances que la France eut à endurer, malgré tous les avantages de
sa situation privilégiée, on peut juger de celles que durent éprouver des
pays qui n'avaient ni sa richesse de production agricole, ni son monopole
industriel, ni les frauduleux profits des licences, ni la dépouille des
nations vaincues. Dans un tel état de choses proscrire les neutres, c'était
pour la Suède se condamner littéralement à mourir de faim. Napoléon n'en
persistait pas moins à vouloir lui imposer cette loi inexécutable, soutenant
imperturbablement « qu'il n'y avait pas de neutres, que tous les neutres
étaient des Anglais. » Et lorsqu'on lui opposait le témoignage d'un ministre
d'Amérique, certifiant la nationalité des bâtiments de son pays, il répondait
sans hésiter : Il n'y a pas de bâtiments américains. Si le ministre
d'Amérique dit le contraire, il ne sait ce qu'il dit[24]. Un
parti pris aussi insensé devait tôt ou tard jeter la Suède dans les bras de
la Russie. Cependant ses sympathies étaient encore pour nous. Elle avait
résisté aux instances d'Alexandre, qui lui offrait la Norvège dès le mois de
décembre 1810, et rien n'était plus facile que de la ramener. Malgré sa
prodigieuse infatuation, Napoléon éprouvait assez fréquemment des velléités
de surmonter ses répugnances personnelles contre Bernadotte, pour le gagner
définitivement à sa cause. Au mois de mars 1811, il fit une tentative de
rapprochement en condescendant à lui écrire directement en dépit de ses refus
antérieurs. Bernadotte fut très-sensible à cette avance, car ce n'était pas
sans un vif regret qu'il se voyait entraîné à rompre avec son pays d'origine.
Napoléon ne consentit pas plus que par le passé à lui laisser prendre la Norvège,
possession de notre allié le roi de Danemark, et que Bernadotte convoitait
avec ardeur, afin d'avoir quelque chose à offrir aux Suédois en don de joyeux
avènement ; mais il s'engagea formellement à l'aider à reconquérir la
Finlande dans l'éventualité d'une guerre avec la Russie[25]. A la
suite de cette communication, nos relations avec la Suède étaient devenues
presque cordiales, lorsqu'un incident imprévu, qui était une conséquence à
peu près inévitable du système continental, vint les rendre plus difficiles
que jamais. Deux corsaires français s'étant emparé de bâtiments suédois, sous
prétexte d'infraction aux prescriptions du blocus, vinrent se réfugier avec
leurs prises dans le port de Stralsund, où ils furent très-maltraités par les
conscrits poméraniens. Bernadotte ne pouvait pas supporter, sans s'avilir aux
yeux de ses nouveaux compatriotes, qu'on s'arrogeât le droit de faire la
police chez lui avec des formes aussi agressives. De son côté, Napoléon
n'était pas homme à désavouer ses corsaires. Il exigea la punition des
auteurs de la rixe en termes péremptoires, dont la hauteur et la dureté fut
encore exagérée par Alquier, son ministre en Suède Alquier, ancien
conventionnel depuis longtemps réconcilié avec la tyrannie contre laquelle il
avait tant déclamé autrefois, était totalement dépourvu de tact et de mesure.
On retrouvait le démagogue dans le diplomate. « Blessant pour tout le
monde, » selon une observation de Caulaincourt, il exécrait Bernadotte, et
ses dépêches étaient autant de pamphlets d'une violence inouïe. Il n'y était
question que de la clémence de Bernadotte, de sa médiocrité, de sa
débonnaireté triviale, de son inepte fatuité. Il y critiquait jusqu'à ses
toilettes. De tels rapports n'étaient pas faits pour exercer sur Napoléon une
influence calmante. Cet incident, quelque regrettable qu'il fût, ne valait pas à coup sûr une rupture avec la Suède, allié si précieux dans le cas d'une guerre avec la Russie, parce qu'il prenait à revers toutes les armées russes, et menaçait directement Pétersbourg. Et combien cette raison d'indulgence et de modération n'était-elle pas plus forte encore, si ces corsaires avaient outrepassé leur droit en attaquant les bâtiments suédois ? or, c'est justement là ce que Napoléon a reconnu lui-même. Écrivant un peu plus tard à Davout, il déclarait en termes exprès, « que ces corsaires avaient abusé de l'influence du général Rapp, pour ravager des côtes et commettre des choses injustes qui engageaient la France dans des querelles[26]. » Mais l'Empereur devait-il admettre que ses agents, même les plus infimes, pussent avoir tort ? Ne fallait-il pas soutenir avant tout le prestige et la suprématie de l'empire ? Alquier fut rappelé de Stockholm, mais non sans avoir eu le temps d'exaspérer la susceptibilité de Bernadotte, et de détruire toute chance de réconciliation. Poussée à bout par nos mauvais procédés, trop faible pour rester isolée au milieu des convulsions de l'Europe, forcée enfin de songer à sa propre sûreté, la Suède s'éloigna de nous et se tourna de plus en plus vers la Russie[27]. |
[1]
Correspondance diplomatique, publiée par Albert Blanc.
[2]
Napoléon au roi de Würtemberg, 2 avril 1811.
[3]
Dépêche de Lauriston du 1er juin 1811.
[4]
Alexandre au prince Czartoryski, 25 décembre 1810.
[5]
Czartoryski à Alexandre, 30 janvier 1811.
[6]
Alexandre à Czartoryski, 31 janvier 1811.
[7]
Le projet de fonder un grand-duché de Lithuanie dont parle le comte Oginski
dans ses Mémoires, t. III, ne vint qu'après l'échec de celui que je
viens de mentionner et fut abandonné pour les mêmes motifs.
[8]
Napoléon à Champagny, 17 février 1811.
[9]
Napoléon à Champagny, 17 février 1811.
[10]
Napoléon à Champagny, 25 février 1811.
[11]
Napoléon à Alexandre, 28 février 1811.
[12]
Napoléon à Champagny, 19 mars 1811.
[13]
Napoléon â Clarke, 19 mars.
[14]
Napoléon à Davout, 24 mars.
[15]
Napoléon au roi de Würtemberg, 2 avril 1811.
[16]
Napoléon à l'empereur Alexandre, 8 avril.
[17]
Archives des affaires étrangères, Autriche, 270. Otto, 10 avril 1811.
[18]
Lettre du roi de Prusse à Krusemarck, 14 mai 1811.
[19]
Frédéric-Guillaume à Alexandre, 16 mai.
[20]
Hardenberg à Krusemarck, 30 août 1811.
[21]
Muret à Saint-Marsan, 13 septembre,
[22]
Les dépêches de Saint-Marsan des mois d'août et septembre sont particulièrement
significatives. (Archives des affaires étrangères, Prusse, 213.) Voir
aussi sur ces négociations, Bignon, t. X, Schœll, Histoire abrégée des
traités, t. X, et les Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État,
t. XI.
[23]
V. les Mémoires du comte de Senfft, alors principal ministre du roi de
Saxe.
[24]
Napoléon à Maret, 15 juillet 1811.
[25]
Champagny à Alquier, 15 avril 1811.
[26]
Napoléon à Davout, 2 décembre 1811.
[27]
Archives des affaires étrangères : Suède, 296. Dépêches d'Alquier de
juillet, août et septembre 1811.