ÉTAT DE L'ESPAGNE À LA
FIN DE L'ANNÉE 1809. - CAMPAGNE D'ANDALOUSIE
On
aurait pu croire, d'après les imprudentes provocations que Napoléon adressait
ainsi coup sur coup aux puissances européennes vers la fin de l'année 1810,
que les affaires d'Espagne, qui auraient dû être son principal, sinon son
unique souci, avaient pris une tournure nouvelle et inespérée, que ses armées
venaient d'y remporter quelque triomphe éclatant, qu'il était à la veille, en
un mot, d'être enfin débarrassé de cette guerre dévorante, qui lui avait déjà
coûté plus de soldats à elle seule quo toutes ses campagnes précédentes ; il
n'en était rien. En dépit des quatre cent mille hommes qu'il entretenait
alors dans la Péninsule, jamais sa domination n'y avait été moins affermie.,
son nom plus détesté ; jamais ses généraux n'y avaient été plus découragés,
ses partisans plus abattus, ses ennemis plus confiants. Lorsque,
au mois d'octobre 1809, Napoléon avait signé la paix avec l'Autriche, lorsque
les grandes masses de l'armée d'Allemagne étaient redevenues disponibles,
tout le monde s'était attendu à les voir refluer vers l'Espagne, conduites
par celui qui venait de les faire triompher à Wagram. Personne en Europe
n'était plus en état de songer à une diversion en faveur de ce malheureux
pays ; on s'intéressait à son sort, on faisait des vœux pour lui, mais on
considérait sa perte comme inévitable ; on s'y résignait d'avance.
L'Angleterre seule persistait à le soutenir avec les trente mille hommes
qu'elle entretenait en Portugal sous les ordres de Wellington. Mais malgré
les miracles qu'avait faits cette petite armée à Oporto et à Talavera,
comment supposer qu'elle pourrait tenir tête aux renforts écrasants qui
allaient submerger la Péninsule, si l'Empereur se décidait à y amener les
soldats de Wagram ? Les Anglais, comme les Espagnols, n'envisageaient donc
qu'avec effroi cette éventualité ; le roi Joseph l'appelait de tous ses
désirs, comme la consolidation définitive de son trône chancelant ; l'armée,
comme la fin de ses humiliations et de ses longues misères ; la France, comme
le préliminaire d'une paix plus réelle que celle qu'on venait de signer à
Vienne. Napoléon
avait si bien senti l'importance d’une pareille résolution, qu'il avait
annoncé au Sénat son prochain départ pour l'Espagne, en prédisant avec plus
d'emphase qu'il ne convenait peut-être « la fuite du léopard épouvanté »
Après un tel engagement, le doute ne semblait plus permis, et dès le mois de
novembre 1809, le bruit de son arrivée imminente s'était tellement accrédité
en Espagne, que le roi Joseph avait envoyé des officiers au-devant de lui
pour lui souhaiter la bienvenue[1]. Ce que les uns craignaient et
ce que les autres espéraient de sa présence en Espagne, ce n'était pas
seulement la supériorité incontestée de son génie, c'était la certitude que
rien ne manquerait, ni sous le rapport des ressources ni sous le rapport des
troupes, pour atteindre un grand but, c'était la fin de ces jalousies et de
ces rivalités qui avaient paralysé le commandement, c'étaient ces grandes
concentrations auxquelles nulle force n'était en état de résister en Espagne,
et qui balayaient tout devant elles comme un ouragan. L'Empereur avait un tel
intérêt à se montrer dans la Péninsule, ne fût-ce que pour un moment, qu'on
s'attendait à chaque instant à l'y voir paraître. A mesure que le temps
s'écoula, les doutes s'éveillèrent ; mais pendant de longs mois cette
incertitude suffit pour intimider et troubler profondément ses ennemis. Quelles
que fussent ses intentions secrètes à cet égard, il y avait deux faits dont
il ne pouvait méconnaître l'évidence, sans mettre en péril sa fortune et sa
gloire. Le premier était la nécessité d'en finir à tout prix avec une guerre
si dangereuse, qui, pendant la campagne d'Autriche, avait occupé ses
meilleures troupes, qui pouvait lui lier les mains au moment où il aurait
besoin de toutes ses forces. Le second était l'impossibilité d'y mettre fin
sans y consacrer toutes ses ressources militaires. Il y avait près de deux
ans que ses plus belles armées venaient s'engouffrer dans la Péninsule sans
pouvoir y établir sa dominayion ; il y avait employé ses plus habiles
généraux, ses vétérans les plus éprouvés, un-matériel immense ; il avait
réussi à couvrir ce pays de sang et de ruines ; mais l'œuvre n'était pas plus
avancée qu'au premier jour. Bien que vainqueurs dans la plupart des grands
engagements, nos corps d'armée, nos divisions, nos détachements étaient
partout contenus, bloqués, neutralisés dans les positions qu'ils occupaient,
et si l'Espagne pouvait être soumise, ce n'était que par un effort
très-supérieur à tout ce qu'on avait tenté jusque-là A la
suite de la bataille de Talavera, nos armées, loin de songer à profiter de
leur supériorité numérique pour poursuivre un ennemi à la fois fugitif et
victorieux, étaient restées pendant quelque temps immobiles, et comme à demi
étourdies de la- forte secousse qu'elles avaient reçue. Wellington avait pu
se retirer, sans être inquiété, de Truxillo sur Badajoz, puis il avait établi
ses cantonnements entre Badajoz et Alcantara, couvrant la frontière
méridionale du Portugal. Il se trouvait hors d'état lui-même de rien
entreprendre depuis la grande concentration qui s'était opérée autour de
Madrid. Il le pouvait d'autant moins, qu'il s'était vu forcé de renoncer à la
coopération des armées espagnoles, par suite des mécomptes de toute nature
qu'il avait éprouvés durant la campagne de Talavera. Chassés du Portugal,
nous avions été obligés d'évacuer également la Galice ; nous n'occupions
guère qu'une moitié de l'Estrémadure et de la vieille Castille ; tout l'ouest
de la Péninsule échappait donc à notre domination. Au sud, nous n'avions
franchi les défilés de la Sierra Morena et la ligne de la Guadiana que pour
subir le désastre de Baylen ; nous ne nous étions plus montrés au-delà de la
Manche depuis la défaite de Dupont. C'était toute l'Andalousie avec ses
magnifiques provinces, Séville, Cordoue, Jaén, Grenade, que nous avions
perdues du même. coup. Nous étions un peu moins malheureux dans l'est. Nous
nous maintenions avec des succès mêlés de revers dans la Catalogne et
l'Aragon, mais nous n'y occupions ni la province de Valence, ni celle de
Cuença, ni Murcie. Nous ne tenions en définitive que le nord de la Péninsule,
qui nous était toutefois disputé par d’innombrables guérillas sans cesse
acharnées contre nos communications. Quant au centre, il était inondé de nos
troupes ; mais nous y étions plutôt campés qu'établis. Ces
provinces insoumises étaient protégées par des obstacles naturels d'une
grande force, résultant de la configuration même du pays. On y rencontrait à
chaque pas des rochers, des torrents, des défilés, des précipices, qui
offraient de puissants moyens de défense à une population fanatisée, à des
armées peu-solides en plaine et en bataille rangée, mais redoutables dans les
actions partielles, presque invincibles lorsqu'elles combattaient dans des
positions retranchées. Ces provinces étaient en outre défendues par des
places fortes, qui étaient autant de centres d'insurrection et de résistance,
et dont nous avions trop négligé de nous emparer. C'étaient Badajoz et
Olivença en Estrémadure ; Alméida, Elvas et Abrantès, en Portugal ; Ciudad
Rodrigo, en vieille Castille ; Cadix, Gibraltar, en Andalousie ; Mequinenza
et Lerida, en Aragon ; Tortose, Tarragone, Hostalrich, Girone, en Catalogne,
et beaucoup d'autres places moins importantes, mais qui n'en exigeaient pas moins
un siège régulier. Gouvion-Saint-Cyr assiégeait Girone inutilement depuis
près de six mois. Un vrai
héros, don Alvarès de Castro, défendait ses remparts croulants à la tête de
quelques milliers d'hommes mourant de faim. Girone attestait, après Saragosse,
de quels prodiges de constance- et de courage les Espagnols étaient capables
lorsqu'il s'agissait de défendre leurs villes. Autour
de ce vaste demi-cercle que nous occupions au centre de l'Espagne, et qui
allait en se rétrécissant vers le nord, se groupaient nos différents corps
d'armée, auxquels faisaient face un nombre presque égal de corps espagnols,
toujours prêts à se reformer malgré leurs défaites répétées. En Estrémadure, Mortier
et Soult observaient Wellington ; dans la Manche, Victor et Sébastiani
surveillaient les débouchés de la Sierra Morena. On savait qu'en Andalousie
l'armée de Gregorio de la Cuesta avait reçu de nombreux renforts ; qu'elle
était placée sous le commandement d'un officier plein d'ardeur et de
présomption, le général Areizaga. On s'attendait à la voir paraître avant peu
au-delà des défilés où elle montrait souvent ses têtes de colonnes. En
Catalogne et en Aragon, Saint-Cyr et Suchet avaient à combattre Reding et
Blake. D'abord battu par Blake à Alcaniz, Suchet avait pris sa revanche à
Maria et à Belchite ; il se préparait à assiéger les places fortes de l'Ebre,
et poursuivait à outrance les bandes de Mina. Il préludait dès lors à ce
bonheur constant qu'il dut tout à la fois à une habile administration, à des
talents militaires distingués et à la fortune de n'avoir jamais eu les
Anglais pour adversaires. Dans les Asturies, le général Bonnet avait à lutter
contre Mahy et Ballesteros ; dans la vieille Castille, le général Marchand, qui
remplaçait le Maréchal Ney, appelé momentanément en France, venait d'éprouver
à Tamamès un échec des plus sérieux qui lui avait été infligé par del Parque,
à la tête du corps de la Romana. Dans
les provinces du nord, directement placées sur notre ligne de communication,
la Navarre, l'Alava, la Biscaye, le passage continuel de nos armées ne permettait
pas à l'insurrection de nous opposer des troupes régulières. Elle y suppléait
par des centaines de guérillas qui enlevaient nos convois, arrêtaient nos
courriers, pillaient nos dépôts, harcelaient nos détachements, tuaient nos
blessés et nos traînards, mettaient hors de combat un tiers de nos effectifs avant
qu'ils fussent arrivés à destination, nous faisaient plus de mal en un mot
que toutes les autres armées espagnoles réunies. Les guérillas, produit original
et spontané de cette guerre et de ce pays, et qu'on n'imiterait, pas
impunément dans des circonstances différentes de celles qui les ont fait
naître, avaient pris depuis quelques mois un immense développement. Il est
certain, malgré les grands servi- ces qu'elles rendirent, qu'elles ont été
fatales à l'Espagne par les habitudes de brigandage, d'indiscipline et
d'anarchie qu'elles y créèrent. Si l'Espagne avait été placée vis-à-vis de la
France dans les conditions d'une guerre normale, il eût incontestablement mieux
valu pour elle de n'avoir pas recours à une arme aussi dangereuse. Mais en
présence d'un ennemi qui prétendait occuper, non pas une partie de ses
provinces, mais son territoire tout entier, toute guerre régulière, et même
toute trêve si courte qu'elle fa, devenait impossible. L'Espagne ne pouvait avoir
ni le choix de l'heure ou des moyens, ni le bénéfice d'une longue
préparation, ni les avantages si précieux d'une résistance disciplinée. Avant
de songer à la préservation de l'ordre et de certains principes sociaux, il
fallait songer à vivre et à rester une nation. Sans les guérillas, elle n'y
serait probablement pas parvenue, car la guerre d'Espagne n'eût pas duré six
mois, et tous les fruits de cette longue résistance eussent été perdus pour
l'Europe. Cette
inaction générale de nos armées ne tenait pas seulement aux pertes
considérables qu'elles avaient subies, aux fatigues exagérées des campagnes
de Portugal et d'Estrémadure, à la pénurie extrême dans laquelle elles
vivaient ; mais aussi au profond découragement qui s'était emparé des chefs,
aux défiances, aux rancunes qui les divisaient, au manque d'unité dans le
commandement, à l'absence d'une autorité reconnue et obéie. Jourdan avait été
rappelé en France après Talavera, et le maréchal Soult l'avait remplacé comme
chef d'état-major de Joseph. Mais le roi n'avait pardonné à Soult ni sa
lenteur à opérer son mouvement sur Plasencia, ni son inertie pendant la
retraite des Anglais, ni ses prétentions à ne suivre que ses propres
inspirations. Joseph était en outre piqué au vif de la rigueur impitoyable
avec laquelle Napoléon avait signalé ses fautes stratégiques, et découvert
ses petites dissimulations à la suite de la dernière campagne. Le blâme et
les critiques que lui avaient attirés ses opérations n'étaient pas de nature
à l'encourager à reprendre l'offensive. Il se considérait comme méconnu et
presque sacrifié. Il était outré de l'indocilité des généraux, révolté de
leurs exactions qu'il était impuissant à réprimer, profondément humilié de la
détresse financière dans laquelle on le laissait. Son trésor n'avait plus,
pour toute ressource, que les recettes de l'octroi de Madrid, quelques
faibles perceptions recueillies dans les provinces environnantes, enfin, une
portion minime du produit des confiscations sur lesquelles Napoléon s'était
réservé la part du lion. C'était avec ces pauvres subsides qu'il fallait
faire vivre l'armée, la garde, la cour, les fonctionnaires, sans parler des
favorites que Joseph entretenait par goût aussi bien que par tradition. Ces ressources étaient très-insuffisantes.
Napoléon avait pour système de ne payer que la solde des troupes, sans
s'occuper de leur entretien. Il fallait donc de toute nécessité que nos
armées vécussent en rançonnant et en pillant le pays, ce qui démoralisait les
soldats, ruinait et exaspérait les populations. Joseph jugeait avec une
parfaite clairvoyance qu'étant donné le caractère espagnol, sa haine contre
les étrangers, son indomptable énergie, un pareil système ne soumettrait le
pays qu'après une complète extermination des hommes en 'état de porter les
armes. Chaque vol, chaque exaction donnaient à l'armée insurrectionnelle un
soldat de plus, et nos pro--cédés ne pouvaient y produire qu'un seul résultat,
celui d'éterniser la résistance. Bon et
optimiste par nature, Joseph avait pour ces barbaries une horreur sincère ;
il en appréciait sainement les effets, mais il ne se faisait pas moins
illusion que son frère, lorsqu'il se figurait, dans sa crédule vanité, que
s'il était livré à lui-même, il ramènerait les Espagnols par le seul prestige
de sa générosité, de sa douceur, de sa courtoisie, de son esprit libéral et
conciliant. En cela il se trompait comme Napoléon ; mais l'utopie de l'un
était la méprise d'une âme élevée, tandis que celle de l'autre était l'erreur
d'un esprit effréné qui ne reculait jamais devant l'atrocité des moyens,
lorsqu'il les jugeait de nature à le mener à son but. On peut d'ailleurs s'en
rapporter à leurs appréciations lorsqu'ils se critiquent l'un l'autre. On ne
connaît bien la vérité tout entière qu'à la condition de les écouter tous
deux ; et chacun d'eux excelle à découvrir les côtés faibles du système qui
lui est opposé. Mais ce que ni l'un ni l'autre ne voulaient comprendre, c'est
qu'il n'y avait qu'un seul moyen d'arranger les affaires d'Espagne ; c'était
de laisser les Espagnols libres de se gouverner comme ils l'entendaient. Autant
les Français étaient découragés, incertains, peu rassurés sur l'avenir,
autant les Espagnols se montraient ardents, exaltés, téméraires. Ce n'est pas
que leurs embarras fussent moindres que ceux des envahisseurs. Ils avaient au
contraire à lutter contre des difficultés mille fois plus graves, car ils ne
possédaient plus ni gouvernement légal, ni institutions, ni armées
organisées. Es voyaient leur pays en proie à d'épouvantables dévastations
dont rien ne faisait prévoir le terme, et ils n'affrontaient guère leurs ennemis
que pour se faire tailler en pièces. Mais le patriotisme transformait tout à
leurs yeux, il leur tenait lieu de tous les biens qu'ils avaient perdus, il
leur inspirait une invincible espérance, et leur foi dans le succès final de
leur cause n'avait d'égal que leur confiance dans sa justice. Leurs fautes
politiques et militaires provenaient même, pour la plupart, d'un excès de
présomption. Après
avoir dégoûté Wellington de leur coopération par leurs bravades, et par leur
facilité à faire des promesses qu'ils ne tenaient pas, ils méprisaient
aujourd'hui ses avertissements comme ceux d'un esprit timide, parlaient
d'agir avec leurs seules forces, de marcher sur Madrid, de chasser les
Français de la péninsule. Leur plus grand mal était le défaut de direction ;
mais si tous en souffraient, bien peu s'en rendaient compte. Les juntes
insurrectionnelles, qui s'étaient formées dans toutes les provinces au début
de la guerre, avaient exercé sur la force et la durée de la résistance une
action à laquelle aucun pouvoir centralisé n'aurait pu suppléer. Mais il
était impossible de leur demander des opérations d'ensemble ou des décisions
d'intérêt général. On avait compris le besoin d'une autorité plus haute, et
la junte centrale, formée des délégations des juntes particulières, était née
de cette nécessité. Maintenant on comprenait l'insuffisance de la junte
centrale elle-même. Émanée
de pouvoirs insurrectionnels qui avaient peu de respect pour leur propre
ouvrage, dépourvue de titres légaux et d'attributions nettement définies, la
junte centrale, fixée à Séville, s'était vue en butte d'abord à la jalousie
de la junte locale de cette cité, puis à la résistance ouverte des juntes de
Valence, d'Estrémadure et de plusieurs autres provinces. Comme toute
assemblée qui s'arroge l'exercice du pouvoir exécutif, en même temps chue le
législatif, elle avait commis beaucoup de fautes. Elle n'avait montré ni
sagesse, ni prévoyance, ni esprit pratique dans l'administration militaire ;
elle avait beaucoup plus déclamé qu'agi. On critiquait ses actes, on
discutait ses décisions, on contestait ses pouvoirs ; et bientôt on conspira
contre elle. C'est là le sort naturel et mérité de tout gouvernement qui se
refuse à demander à la nation la consécration légale du pouvoir que lui a
donné le hasard d'une révolution. Les Espagnols expiaient, par une anarchie
pleine de périls, le tort de n'avoir pas imposé à leurs délégués une
convocation immédiate des Cortés. Cette
grande mesure, d'autant plus nécessaire que le danger était plus menaçant,
était réclamée de toutes parts avec une énergie croissante. Mais, comme il
arrive toujours en pareille occurrence, la junte centrale trouvait toute
sorte de bonnes raisons pour ne pas se démettre de sa dictature. Elle
alléguait, dans le seul but de se perpétuer, divers prétextes qui ne
faisaient honneur ni à sa bonne foi ni à son patriotisme, la crainte que cet
appel à la nation n'arrêtât l'élan militaire, ou qu'il ne fît tomber le
pouvoir dans les mains des partisans de l'ancien régime, ou qu'au contraire
il n'amenât aux affaires des réformateurs fanatiques qui perdraient tout par
des innovations inopportunes. Elle ne voyait de sûreté et de salut pour le
pays que dans sa propre conservation ; hors de là tout était péril. Bientôt
cependant, effrayée de son isolement, de son impopularité, des conspirations
qui se tramaient autour d'elle, la junte centrale se vit forcée de céder au
cri de l'opinion publique. Elle se démit d'une partie de ses attributions en
faveur d'une Commission exécutive dans laquelle entra un de ses principaux
adversaires le marquis de la Romana. Elle se résigna bien à contre-cœur à
admettre qu'on pourrait un jour se passer de ses services, et décida que les
Cortés seraient convoquées au mois de mars 1810. Cette concession, aussi
tardive qu'insuffisante, ne pouvait lui faire pardonner sa longue usurpation
; elle n'en fut récompensée que par le mépris public. Telle
était la situation générale de l'Espagne lors- que Napoléon conclut la paix
avec l'Autriche, et se trouva mis en demeure par les événements, aussi bien
que par ses engagements réitérés, d'y venir terminer en personne cette guerre
funeste. Il devait d'autant plus tenir à remplir cette promesse qu'il était,
le seul auteur et le seul partisan de cette criminelle entreprise, conçue,
préparée, soutenue et continuée par lui malgré le sentiment public, et sans qu'aucun
intérêt national s'y trouvât engagé ; il le devait aux souffrances de ses
soldats sacrifiés pour la plus indigne des causes, à sa propre dignité, à la sécurité
de ses autres conquêtes, au renom même de sa puissance et de son génie. S'il
ne sentit pas la force de ces motifs ; il feignit du moins de les com- prendre.
Il n'eut pas plutôt quitté Vienne, qu'il fit diriger sur les Pyrénées des
renforts importants sous la conduite du général Loison, en annonça d'autres plus
nombreux encore, qui devaient être amenés par Junot. Le tout formait un total
de quatre-vingt mille hommes d'infanterie et de seize mille cavaliers. Il
envoya Berthier à Bayonne, en qualité de major-général, pour s'y occuper
spécialement de leur organisation, puis il fit répandre partout le bruit de
son prochain départ pour l'Espagne, afin d'y tenir ses ennemis intimidés sous
le coup de cette formidable éventualité. Les
Espagnols se montraient impatients d'agir, comme pour prévenir ce danger. Ils
préparaient une grande opération offensive contre le roi Joseph, oubliant une
fois de plus que, réduits à leurs seules forces, ils étaient incapables
d'affronter en bataille rangée les masses de troupes que nous avions réunies
sur les grands- plateaux qui entourent Madrid. Plusieurs circonstances les
entraînèrent à commettre cette faute, l'enthousiasme produit par le succès du
duc del Parque à Tamamès, l'espoir de la junte centrale de retremper sa
popularité dans la victoire, la force et la bonne tenue relative de leur
armée d'Andalousie, la plus nombreuse et la mieux équipée qu'on eût vue
depuis longtemps en Espagne. Wellington, qui se trouvait alors à Séville, où
il était venu voir son frère le marquis de Wellesley, s'efforça vainement de
détourner les chefs du gouvernement de ce projet. Non-seulement ses avis ne
furent point écoutés, mais la junte centrale, pour donner plus de confiance à
son général, Areizaga, lui fit parvenir l'assurance formelle que Wellington
devait lui apporter son concours dans cette campagne. Rien
n'était plus éloigné des intentions du général anglais. Il avait expérimenté
à ses dépens l'outrecuidance des chefs espagnols, leur entêtement, leur ignorance
militaire, le peu de solidité et le manque de discipline de leur armée. Dans
la sévérité de ses rancunes, il ne leur reconnaissait qu'une seule qualité,
la facilité à se reformer après une bataille perdue[2] ; il était fermement résolu à
n'accepter avec eux d'action commune qu'à la condition de leur dicter des
ordres, et d'avoir ses approvisionnements assurés. Il n'admettait pas que,
selon une opinion très-répandue alors et depuis, l'enthousiasme suffit pour faire
des soldats : « On
croit, écrivait-il à ce sujet dans une lettre adressée à lord Castlereagh,
que l'enthousiasme a fait la force des Français durant leur révolution, et qu'il
a seul enfanté ces efforts qui ont presque conquis le monde. Mais, si on y
regarde de près, on verra que l'enthousiasme fut seulement l'apparence, et la
force l'instrument réel qui, sous le système de la terreur, mit en œuvre les
immenses ressources de la France, et qui pour la première fois arrêta les
coalisés. L'Europe a été ensuite conquise par la persévérance dans ce système
qui appliquait tous les individus et toutes les propriétés au service des
armées[3]. » Les armées espagnoles
n'ayant encore pour elles que l'enthousiasme, il leur fallait, selon lui,
acquérir les qualités militaires avant d'entreprendre de grandes opérations :
« De grandes masses retranchées dans de très-fortes positions, où elles
puissent se former à la discipline à l'abri des attaques des Français,
pendant que ceux-ci seront eux-mêmes harcelés par les guérillas ; voilà
écrivait-il encore, le système que j'ai toujours recommandé comme le plus
approprié à la nature du pays et au caractère du peuple[4]. » Ces
conseils du bon sens, qui à la guerre comme en politique est le génie même,
lorsqu'il s'unit à la rapidité de la conception, furent rejetés avec dédain.
La junte centrale discutait déjà ce qu'il conviendrait de faire, lorsqu'on
aurait pris possession de Madrid[5]. Areizaga, jeune officier plein
de courage, de présomption et d'incapacité, qu'on avait porté au commandement
pour ses défauts autant que pour ses qualités, franchit avec cinquante mille
hommes les défilés de la Sierra Morena, dans les premiers jours de novembre
1809. De là il s'élança dans les plaines de la Manche avec une impétuosité
sans pareille. Il se croyait tellement sûr de la victoire, qu'il traînait à
sa suite une troupe de comédiens qui répétaient une pièce destinée à célébrer
son entrée dans Madrid[6]. Après un petit combat de
cavalerie avec nos avant-postes à Dos Barrios, il traversa Ocaña, et arriva
jusqu'au Tage vers Aranjuez. Alors, devenu tout à coup aussi hésitant qu'il
avait été résolu, et comme étonné de sa propre audace, il perdit le temps en
tâtonnements inutiles, fit traverser le fleuve à une de ses divisions, puis
la rappela, puis enfin se reporta sur Ocaña, où semblait l'appeler son
mauvais destin. Soult,
après quelque incertitude sur les desseins de l'ennemi, avait rappelé Mortier
et le cinquième corps de Talavera sur Tolède, il avait fait passer le Tage à
Sébastiani près d'Aranjuez, et amené en outre sur ce point la division
Dessolle et la garde de Joseph. Ces forces réunies formaient 'un total d'environ
trente-cinq mille hommes d'excellentes troupes. Ses flancs étaient d'ailleurs
parfaitement couverts à droite par le deuxième corps qui le gardait à Oropesa
contre un mouvement offensif des Anglais, à gauche par Victor qui avait
remonté la vallée du Tage jusqu'à Fuente Duena. Le 18 novembre au soir, les
deux armées achevaient leur mouvement de concentration aux environs d'Ocaña,
lorsque trois de nos brigades de cavalerie se trouvèrent tout à coup en
présence de toute la cavalerie espagnole, Au lieu de se retirer devant cette
masse plus imposante que solide, elles la chargèrent avec impétuosité, et la
repoussèrent en désordre. Le
lendemain 19, sans attendre Victor, nos troupes abordèrent audacieusement
l'armée espagnole. Elle avait pris position à Ocaña, son centre en avant de
la ville, sa droite sur une colline vers Noblejas, sa gauche derrière un
ravin tellement profond qu'elle ne pouvait ni y être attaquée, ni attaquer
elle-même. L'immobilité forcée à laquelle était condamnée cette partie de
l'armée d'Areizaga, permit à Soult de jeter presque toutes ses forces sur la
droite espagnole. Elle fut chargée par la cavalerie de Sébastiani et par deux
divisions d'infanterie, pendant que Sénarmont foudroyait le centre avec
trente pièces d'artillerie. Les Espagnols soutinrent avec fermeté cette
première attaque, bien que leur cavalerie, intimidée par le combat de la
veille, ne leur fût d'aucun secours. La division Levai décimée par leur feu
dut rétrograder, et son général tomba grièvement blessé. Mais on ne leur
laissa pas le temps de mettre à profit cet avantage momentané. Mortier, ayant
aussitôt poussé en avant la division Girard, secondée au centre par celle de
Dessolle, qui fit irruption sur °caria et l'enleva à la baïonnette, la ligne
espagnole fléchit, et les troupes se débandèrent. Sébastiani fondit alors
avec toute sa cavalerie sur leurs rangs à demi rompus. Il fit mettre bas les
armes à un corps de six mille hommes, et chargea sans relâche les débris
épars d'une armée qui n'était plus qu'une multitude saisie de panique, fuyant
dans toutes les directions. La bataille avait duré trois heures. Les
Espagnols avaient perdu près de cinq mille hommes tués ou blessés, et lorsque
la nuit tomba, nous avions recueilli jusqu'à vingt-cinq mille prisonniers.
Nous n'avions perdu que mille sept cents hommes tués ou blessés[7]. On
apprit presque en même temps, que Kellermann avait pris à Alba de Termes une
revanche de l'échec de Tamamès, et bientôt après, que les défenseurs de
Girone avaient succombé (le ter décembre 1809), devant les habiles
dispositions de Saint-Cyr, après d'horribles souffrances héroïquement
supportées. Saint-Cyr, disgracié pour avoir critiqué avec trop d'indépendance
les ordres qu'on lui adressait de Paris, était rentré en France la veille de
la capitulation de la place, et tout l'honneur de ce succès fut attribué au
maréchal Augereau, son successeur, dont le court passage en Catalogne ne fut
marqué que par des revers. Ces
avantages dont on ne pouvait contester l'importance, relevèrent pour un temps
le prestige de nos armes dans la Péninsule. Des renforts considérables
pénétraient chaque jour en Espagne, par la frontière des Pyrénées. On en
attendait de plus grands encore. On connaissait à Madrid la destination que
leur réservait l'Empereur. Marcher tout d'abord aux Anglais, les pousser
jusqu'à la mer, les forcer à se rembarquer après avoir détruit leurs
établissements en Portugal, tel était le plan qu'il faisait annoncer partout,
et qu'il devait, disait-on, réaliser lui-même, avant de compléter la
soumission de la Péninsule. Mais on ne pouvait plus guère compter sur
l'achèvement de ses préparatifs, et par conséquent sur son arrivée en
Espagne, avant le milieu ou la fin du printemps prochain. D'ici là cette
armée qui venait de détruire si facilement à Ocaña les dernières troupes
régulières de l'Espagne et le seul rempart de l'Andalousie, ne pouvait-elle
plus rien entreprendre ? L'Empereur se plaignait sans cesse de notre inaction
« On ne reçoit plus de nouvelles de ce qui se fait en Espagne, écrivait-il à
Joseph le 11 novembre 1809. Cependant avec une armée si nombreuse et si bonne
et avec des ennemis si peu redoutables devant soi, comment est-il possible
qu'on n'avance pas plus les affaires ? » Joseph
était sensible à ces reproches. La victoire d'Ocaña, dont il s'attribuait à
lui-même tout le mérite, avait fait briller d'un nouvel éclat ses talents
militaires, un peu méconnus à la suite de la bataille de Talavera. Ses
troupes avaient retrouvé toute leur ardeur, mais elles mouraient de faim,
comme la cour elle-même, dans des provinces horriblement épuisées par cette
guerre interminable. A deux pas de là il y avait l'abondance pour tout le
monde dans les riches plaines de l'Andalousie, dans ses villes industrieuses
et opulentes, dont les ressources étaient encore intactes. Pourquoi ne pas
s'emparer de l'Andalousie en attendant qu'on pût entreprendre la campagne du
Portugal ? Qu'avait-on à craindre depuis que l'armée d'Andalousie était
détruite ? On savait par les Espagnols eux-mêmes que le gouvernement de la
junte centrale avait lassé tout le monde, que beaucoup de villes étaient
disposées à se soumettre pour en finir avec cette anarchie. Il était
d'ailleurs peu probable qu'on eût à rajouter une diversion des Anglais,
puisqu'ils avaient laissé succomber Areizaga, et seraient ternis en respect
par un corps d'armée laissé sur le Tage. La conquête de l'Andalousie ne
serait donc qu'une promenade militaire, elle jetterait le découragement dans
les autres provinces. Enfin cette perspective souriait à tout le monde,
particulièrement à Soult[8] qui était dégoûté du Portugal
et 'des rencontres avec les Anglais. Joseph écrivit à Napoléon pour lui
soumettre ce projet, et lui envoya son aide de camp Clermont-Tonnerre, avec mission
de lui donner toutes les explications qui pouvaient l'éclairer. Une
seule de ces considérations était de nature à influencer Napoléon, c'était
celle qu'on motivait sur les ressources fort importantes, en effet, que nous devions
trouver en Andalousie. Très-sensible d'ordinaire à ce genre d'argument, il
songeait en ce moment même à réduire les subsides qu'il accordait à son
frère, et il répétait fréquemment que les dépenses de la guerre d'Espagne
ruinaient son trésor. Mais pour un génie militaire tel que le sien, un
avantage de cet ordre ne pouvait entrer un seul instant en balance avec les
inconvénients et les dangers que présentait, au point de vue stratégique,
l'expédition d'Andalousie. L'Empereur
connaissait assez l'Espagne, après une expérience de deux années, pour savoir
que la difficulté n'était pas en général d'envahir le pays, mais de le
garder. On entrerait en Andalousie comme on était entré ailleurs, cela ne
pouvait faire aucun doute, lorsqu'on connaissait la force de l'armée
expéditionnaire. Mais il faudrait ensuite occuper et défendre ce vaste
territoire placé si loin du centre, si loin de nos lignes de communication,
il faudrait y consacrer des troupes nombreuses, en état de se suffire à
elles-mêmes, et qui ne pourraient jamais être d'aucun secours aux corps
d'armée engagés sur les points les plus essentiels de la Péninsule. Il y
avait en outre, au fond de l'Andalousie, une ville forte, Cadix, 'dont re
siège demandait à lui seul toute une armée : pouvait-on se flatter de la
soumettre en temps opportun ? Était-il sensé d'engager de pareilles forces aux
extrémités de l'Espagne, lorsque les Anglais en menaçaient le cœur ? Il
était impossible que des objections si évidentes ne s'offrissent pas au génie
de l'Empereur. Ses ennemis eux-mêmes ne pouvaient admettre qu'il commettrait
une pareille faute : « Son premier objet sera l'attaque du Portugal »
écrivait Wellington dès le 14 novembre 1809[9]. Cependant il ne répondit que
par le silence à la proposition de Joseph. Un mot de lui suffisait pour _tout
arrêter ; ce mot il s'abstint jusqu'au bout de le prononcer. Les richesses de
l'Andalousie lui firent oublier les dangers de l'expédition, et il laissa
faire ce qu'il n'eût pas voulu ordonner. Il écrivait tous les jours à Clarke
et à Berthier au sujet des affaires d'Espagne, il leur adressait les
recommandations les plus minutieuses au sujet de la réorganisation des corps
d'armée ; ses lettres ne contenaient pas une seule observation sur
l'expédition d'Andalousie. Après
d'inutiles instances pour obtenir l'autorisation qu'il demandait, le roi
Joseph prit ce silence pour un consentement et l'expédition fut résolue. Il y
avait plus d'un mois qu'elle était commencée, lorsqu'on reçut une lettre de
Napoléon, datée du 31 janvier 1810, et contenant des conseils d'ailleurs
très-justes, sur les précautions à prendre en prévision d'un mouvement des
Anglais. « Il n'y a de dangereux en Espagne que les Anglais[10], » disait l'Empereur après
avoir critiqué le plan de campagne. Mais cette désapprobation rétrospective
ne pouvait plus arrêter une entreprise inspirée par l'imprévoyance, tolérée
par la cupidité, et qui devait avoir les conséquences les plus désastreuses. L'armée
de Joseph était composée de trois corps que commandaient les maréchaux
Mortier et. Victor, le général Sébastiani, avec Soult pour chef d'état-major.
Elle comprenait en outre une réserve placée sous les ordres de Dessolle.
Quant au deuxième corps, qui était commandé maintenant par le général
Reynier, il avait été laissé en observation dans la vallée du Tage, aux
environs de Talavera. L'armée arriva vers_ le milieu de janvier au pied de la
sierra Morena. Le principal défilé de ces montagnes, celui qui passe par
Desperia Perros, la Caroline et Baylen, offrait des positions très-favorables
à la défensive ; mais on pouvait le tourner par deux côtés différents, à
droite par Almaden et Guadalcanal, à gauche par San Esteban. Dans ces
conditions, il eût fallu autre chose que les débris découragés d'Areizaga
pour défendre cette barrière, si forte qu'elle fût, contre une armée de
soixante-dix mille hommes conduite par des généraux éprouvés. Sébastiani
marcha donc par San Esteban et Victor par Almadon, tandis que notre principal
corps, conduit par Soult et Mortier, s'avançait sur la Caroline. A la vue de
ces dispositions, convaincus de l'impossibilité de nous arrêter, les
Espagnols se replièrent après une résistance insignifiante, mais non sans
laisser dans nos mains beaucoup de prisonniers. Le 22
janvier, les trois corps d'armée avaient opéré leur jonction sur le
Guadalquivir, de Cordoue à Andujar. De là Sébastiani se dirigea à gauche sur
Jaén, qui se rendit presque immédiatement. Ii s'empara ensuite de Grenade
après avoir culbuté Areizaga, qui fut poursuivi jusque dans le royaume de
Murcie, où il dut remettre son commandement à Blake. Pendant ce temps, Joseph
entrait triomphalement à Cordoue. Le 30 janvier 1810 il était à Carmona, à
quelques lieues de Séville. Une question importante à résoudre se présenta à
l'esprit des chefs de l'armée. Devait-on se diriger sur cette capitale, ou
valait-il mieux la laisser de côté pour marcher tout droit sur Cadix, place
bien autrement importante, et dont on parviendrait peut-être à s'emparer à la
faveur d'une première surprise ? On
savait, il est vrai, que les défenses de Séville ne pouvaient nous arrêter
longtemps, qu'une partie des habitants étaient bien disposés pour nous, en
haine de la junte centrale qui était tombée dans le dernier mépris, que la
chute de Séville produirait une profonde impression de découragement. Mais on
savait aussi que si Cadix n'était pas en quelque sorte emportée d'assaut,
malgré le canal qui la séparait de la terre ferme, on en viendrait à bout
très-difficilement ; on savait[11] qu'une division espagnole,
commandée par le duc d'Albuquerque, était accourue au secours de l’Andalousie,
qu'elle avait franchi la sierra Morena presque sur la même ligne que le corps
d'armée de Victor, nous avait devancés à Carmona, et qu'elle se portait à
marches forcées sur Cadix. Malgré l'avance qu'Albuquerque avait gagnée sur
nous, on pouvait espérer l'atteindre en route, peut-être aux portes mêmes de
Cadix, et dans ce cas tenter d'y pénétrer pêle-mêle avec lui. Quoi
qu'il en soit de cette hypothèse, c'était là la seule chance que nous
eussions de surprendre Cadix, et notre devoir était de la tenter. On tint
conseil à Carmona et les avis furent partagés ; mais l'opinion de Soult fit
pencher la balance en faveur de la marche sur Séville[12]. A son avis, l'effet moral
produit par la capitulation de Séville devait faire tomber Cadix : « qu'on me
réponde de Cadix et je réponds de Séville ! » s'écria-t-il en
réponse aux instances du général O'Farrill qui s'efforçait de le détourner de
ce projet. Jusqu'au
dernier moment, la junte centrale avait entretenu le peuple de Séville dans
les plus folles illusions. Le 20 janvier, lorsque nos avant-gardes étaient
déjà sur le Guadalquivir, elle annonçait encore, dans une proclamation
affichée à Séville, qu'il n'y avait rien à craindre, qu'Areizaga allait nous
arrêter dans la sierra Morena pendant que del Parque et Albuquerque
tomberaient sur nos flancs. Cette assurance, n'empêchait pas d'ailleurs, les
membres de la junte de faire leurs préparatifs de départ pour Cadix.
Lorsque l'armée française parut devant Séville, il fallut bien se rendre à
l'évidence. L'intelligence populaire, toujours si lente en pareil cas,
découvrit pour la première fois que déclamer et agir sont, deux choses fort
différentes ; que les membres de la junte n'étaient pas des héros parce
qu'ils parlaient sans cesse de vaincre ou de mourir sans sortir de leur
cabinet ; que leur incapacité, leur présomption, leur inertie bruyante et
agitée, leurs plans de campagne extravagants avaient été la cause principale,
sinon unique, de tous les désastres qu'on avait eu à déplorer depuis un an ;
que leur obstination à ajourner les élections pouvait tenir à leur conviction
peu justifiée qu'ils étaient seuls capables de sauver le pays, mais qu'elle
pouvait tenir aussi à la perverse ambition de conserver malgré la nation une
dictature qu'aucun mandat régulier ne leur avait conférée, et dont ils
n'avaient su faire que le plus pitoyable usage. On se rappelle leurs
mensonges systématiques, leurs fausses victoires, leurs actes cyniques de
despotisme toujours commis au nom de la liberté ; on les accuse d'avoir
honteusement spéculé sur les malheurs de la patrie au profit de leur intérêt
privé. La haine populaire, implacable en ses justices, parce qu'elle succède
le plus souvent à une faveur aveugle, alla les chercher jusque dans leurs demeures
; quelques-uns furent arrêtés et accablés de mauvais traitements, mais le
plus grand nombre avait fui dès la première apparence du danger. Le roi
Joseph fit son entrée à Séville le 1er février, après quelques démonstrations
de résistance qui ne furent pas soutenues, parce qu'on vit qu'elles
amèneraient la destruction de la ville, sans pouvoir nous arrêter
efficacement. Bien que les Français fussent justement exécrés en Espagne, le
caractère de Joseph y était connu et apprécié. On savait que son rêve était
de se faire aimer de ses sujets. Il fut reçu à Séville presque en libérateur,
tant le gouvernement de la junte s'y était rendu méprisable et odieux. Jamais
conquête ne s'était présentée sous de plus heureux auspices. « On pourrait
considérer la guerre comme presque terminée », écrivait Soult à Berthier, le
3 février. L'expédition n'avait été jusque-là pour notre armée qu'une marche
triomphale à travers des campagnes magnifiques, et sous le plus beau ciel du monde.
Nos soldats avaient tout en abondance, les habitants se montraient pleins de
prévenances pour eux, les contributions de guerre étaient exactement payées.
Le roi Joseph était radieux. Dans
son ravissement, il rédigeait les proclamations les plus ridicules, tantôt
déclarant en style Napoléonien « que toute résistance était inutile, que l'immuable
destin avait prononcé sur le sort de l'Espagne, » tantôt promettant aux
Espagnols « de bâtir une troisième colonne d'Hercule » à la mémoire de ceux
qui avaient cc reconquis à la France ses alliés naturels. » Il se figurait
naïvement avoir inventé une nouvelle manière de faire la guerre, qui
consistait à séduire et à charmer ses ennemis par la grâce et l'aménité des
procédés, au lieu de les attaquer brutalement à coups de canon suivant la
vieille méthode. Sébastiani venait d'entrer presque sans coup-férir à Malaga.
Joseph se persuada que, grâce au prestige qu'il venait d'acquérir en
Andalousie, de simples sommations pourraient suffire pour lui soumettre même
des places fortifiées. En même temps qu'il faisait marcher le corps d'armée
de Victor sur Cadix, il envoya Mortier sur la Guadiana pour y sommer Badajoz.
Il fit écrire à Ney, qui était de retour en Vieille-Castille, de sommer
Ciudad Rodrigo, et il prescrivit à Suchet une démonstration du même genre
contre Valence. La
nouvelle de la résistance de Cadix vint lui apporter sa première déception au
milieu d'un si beau rêve. Dédaignant les ordres de la junte centrale, qui
voulait l'attirer à Séville, où il aurait été pris sans profit pour personne,
Albuquerque avait compris qu'il n'y avait en Andalousie qu'un seul point
stratégique important, et qu'il fallait le sauver à tout prix, c'était Cadix.
Il y marcha jour et nuit sans se laisser détourner de son but ; il y fit
entrer dix mille hommes et rendit par là un service incalculable à la cause
espagnole. Entourée
presque de tous côtés par la mer, reliée par une lagune étroite à l'île de
Léon, qu'un canal large et profond sépare de la terre ferme, protégée par des
défenses formidables, alimentée par une flotte maîtresse de la mer, défendue
par une garnison nombreuse qu'allait bientôt soutenir un fort contingent
anglais envoyé de Lisbonne, la ville de Cadix était à peu près inexpugnable,
et pouvait dé fier tous les efforts de l'armée d'Andalousie. Les membres de
la junte centrale, qui s'y étaient réfugiés, furent immédiatement remplacés
par une régence composée de cinq membres. Cette régence obtint des pouvoirs
étendus et fut chargée de gouverner en attendant la prochaine convocation des
cortès. La défense, fut vigoureusement organisée, et lorsque Victor parut
devant la place, il ne put que l'investir après d'inutiles sommations, en
attendant qu'il fût en état d'entreprendre les opérations du siège. La
résistance de Cadix fut le terme des courtes prospérités de Joseph ; à dater
de ce moment tout commença à aller de mal en pis. On apprit presque en même
temps que les sommations de Suchet devant Valence, de Ney devant Ciudad
Rodrigo, de Mortier devant Badajoz n'avaient nullement suppléé au manque de
l'artillerie de siège, et n'avaient pas eu plus de succès que celles de
Victor devant Cadix. Ces maréchaux avaient dû se retirer après cette espèce
de bravade peu digne de généraux sérieux ; et cette petite déconvenue n'avait
pas contribué à les rendre plus bienveillants envers le roi Joseph. Au même
moment, Napoléon venait de porter à son frère un coup qui lui fut mille fois
plus sensible encore. Joseph était persuadé qu'il avait converti l'Empereur à
ses idées sur l'Espagne, à son plan favori de la conquérir par la douceur,
lorsqu'il reçut communication d'un décret rendu le 8 février 1810, qui
organisait toutes les provinces situées au nord de l'Èbre en gouvernements
militaires, indépendants de l'autorité royale, et soumis à la seule volonté
de Napoléon. Les généraux gouverneurs de ces provinces, Suchet, Augereau,
Reille, Thouvenot, y étaient investis de tous les droits de la souveraineté,
y compris celui de lever des impôts, et de frapper des contributions peur la
solde et l'entretien de l'armée. Napoléon réduisait à deux millions par mois
les subsides qu'il accordait à son frère. Bientôt après, d'autres décrets lui
retirèrent toute influence sur la direction des armées. Masséna eut le
commandement en chef de l'armée de Portugal, qui comprenait les corps de Ney,
de Junot, de Reynier ; Soult fut investi de celui de l'armée d'Andalousie, et
Joseph réduit à celui de la division Dessolle, sous le nom dérisoire d'armée
du centre, se trouva dépouillé de tout contrôle sur les opérations
militaires, comme il l'était déjà de toute autorité politique. Militairement,
cette innovation avait pour but de faciliter la tâche de la conquête en la
divisant. Napoléon attribuait au système d'une direction unique, personnifiée
dans le maréchal Jourdan, les fautes et les malheurs de la campagne de 1809,
sans vouloir reconnaître que ces fautes et ces malheurs étaient bien plutôt
imputables au défaut d'unité qu'à l'excès de concentration, car Jourdan avait
été sans cesse contrarié, tantôt par les ordres inopportuns de l'Empereur,
tantôt par la résistance des généraux. Multiplier les commandements et les
responsabilités n'était pas un moyen de diminuer le mal, et mieux valait
encore une direction même médiocre, mais unique, que les plus hautes
compétences, si l'action restait divisée. Au
point de vue politique, le décret du 8 février était le préliminaire d'une
réunion définitive des provinces de l'Èbre à l'empire, réunion destinée,
disait l'Empereur, à l'indemniser des dépenses et des sacrifices qu'il avait
faits pour l'Espagne ! Après avoir donné l'Espagne à son frère, il la lui
reprenait lambeaux par lambeaux pour récupérer les frais que lui occasionnait
cette même donation ; puis reconnaissant bientôt que Joseph avait aussi droit
à une compensation, il lui faisait offrir 1.e Portugal en dédommagement des
provinces de l'Ebre ! C'était à ce démembrement, à cet étrange chaos, à ce
gâchis sans nom dans les mots et dans les choses, que devaient aboutir tant
de déclarations solennelles sur l'indépendance et l'intégrité de l'Espagne.
Et c'était sans doute afin de préparer l'Europe à accepter plus facilement
les annexions de la Hollande, du Valais, des provinces de l'Elbe et du Weser,
qu'il lui notifiait ainsi des projets sur la portée desquels personne ne
pouvait se méprendre. On aurait peine à croire à une telle démence, si l'on
n'en retrouvait l'expression consignée tout au long dans la correspondance du
roi Joseph avec l'Empereur « Ce n'est qu'au bout de quelques jours,
écrivait Napoléon à Champagny, le 9 septembre 1810, que vous ferez connaître
aux ministres espagnols que je veux la rive gauche de l'Ebre pour
l'indemnité de l'argent, et de tout ce que me coûte l'Espagne jusqu'à cette
heure. » Ainsi, par une perversion d'idées qui semble d'abord une
affreuse ironie, c'étaient à ses yeux les Espagnols qui étaient ses
débiteurs, et presque ses obligés, pour les avances qu'il leur avait faites
dans tant de massacres ! Joseph
regagna sa capitale vers le milieu du mois de mai 1810, le cœur ulcéré,
exhalant les plaintes les plus amères, parlant à tout propos de donner sa
démission, mais n'ayant jamais vie courage de la maintenir, bien qu'il y fût
encouragé par ses conseillers les plus intimes[13]. Il écrivait à l'Empereur
lettres sur lettres, il lui envoyait successivement ses deux ministres
d'Azanza et Almenara pour le faire revenir sur ses décisions. Il n'était
plus, lui écrivait-il, « que le concierge des hôpitaux de Madrid ». Il
se voyait abandonné de la plupart de ses serviteurs, qu'il ne pouvait plus
nourrir. Il n'avait plus, quant à lui, d'autre ambition que celle de rentrer
dans la vie privée, « mais il pleurait sur le changement survenu dans le cœur
de son frère, sur l'affaiblissement graduel d'une gloire immense....
Je crains bien, disait-il encore, que Votre Majesté ne voie pas la fin de
cette terrible convulsion[14]. » De temps à autre il lui
échappait de véritables cris de douleur sur la pénible situation qui lui
était faite : « Votre gloire ne vous permet pas de prolonger la douloureuse
agonie d'un frère sur le trône d'Espagne[15]. » Napoléon
ne prenait plus la peine de répondre à ces lettres, qui n'étaient à ses yeux
que d'importunes jérémiades. Il ne daignait même recevoir qu'à de très-rares
intervalles les ministres de Joseph, qui n'obtenaient de lui aucune
concession sérieuse. Pour se laver, aux yeux des Espagnols, de tout soupçon
d'avoir participé au décret qui partageait leur pays, Joseph se donna le
plaisir d'une vengeance toute platonique en divisant lui-même en départements
toute l'Espagne, y compris les provinces au-delà de l’Èbre. Mais ses sujets
ne lui témoignèrent aucune reconnaissance pour cet inutile hommage rendu à
l'intégrité nationale. Ils n'avaient plus pour lui qu'un mépris peu déguisé,
et Joseph ressentait leur ingratitude avec un chagrin et une assurance dans
la bonté de ses propres intentions, qui a quelque chose de risible et de
touchant à la fois : « Je veux, écrivait-il un jour à sa femme, que la
postérité plaigne une grande nation d'avoir méconnu le roi que le Ciel lui
avait donné dans sa bonté[16] ! » Quoi qu'il en soit, l'expédition d'Andalousie n'avait été qu'une grave méprise, ajoutée à toutes les fautes que nous avions commises en Espagne. Elle nous procura à la vérité des ressources importantes, surtout au début ; elle offrit, une sorte de ravitaillement momentané à une royauté qui périssait d'inanition ; mais elle n'eut, au point de vue militaire, d'autre résultat que celui de paralyser une armée de soixante-dix mille hommes, qui eût pu être employée plus utilement sur d'autres points, dans les combats où se décida le sort de la Péninsule. Après avoir si facilement conquis l'Andalousie, cette armée avait fort à faire pour la garder. Elle n'avait d'autre alternative que de l'évacuer entièrement, ce qui eût été un véritable affront, ou d'y rester en quelque sorte prisonnière, sous prétexte de la posséder. Nos soldats semblaient tenir l'Andalousie, mais c'était en réalité l'Andalousie qui les tenait. Il fallait de vingt-cinq à trente mille hommes devant Cadix ; il en fallait presque autant pour contenir les montagnards insurgés de Honda, pour masquer Gibraltar, pour tenir en respect l'armée de Murcie et de Valence que commandait Blake ; il fallait de plus un corps d'observation du côté de Badajoz, des garnisons dans les principales villes, une division -dans la sierra Morena et la Manche pour maintenir nos communications avec Madrid. Ce n'était pas trop de l'armée d'Andalousie pour remplir cette tâche difficile. On le vit bien lorsque Masséna eut besoin de son secours. |
[1]
Mémoires de Mica de Mélito.
[2]
A Castlereagh, 24 août 1809 : Dispatches.
[3]
A Castlereagh, 24 août 1809 : Dispatches.
[4]
28 octobre 1809 : Dispatches.
[5]
Toreno.
[6]
Miot.
[7]
Soult, dans une lettre écrite au sujet de cette bataille (en date du 22
novembre 1809), n'évaluait notre perte qu'à cent cinquante tués et cent
cinquante blessés. Mais on ne doit voir là qu'un de ces mensonges de bulletin
qui étaient devenus traditionnels dans notre armée. Le rapport de Mortier était
beaucoup plus véridique : il évaluait notre perte à mille deux cents hommes.
[8]
Soult à Clarke, 14 décembre 1809.
[9]
Wellington à lord Liverpool, 14 nov. 1809.
[10]
Napoléon à Berthier, 31 janvier 1810.
[11]
C'est ce qui résulte avec évidence des lettres de Soufi à Berthier, du 23i et
du 31 janvier 1810.
[12]
Soult ne s'est pas fait faute, selon son habitude, de rejeter ce tort sur
autrui, mais on a sur ce point plusieurs témoignages qui paraissent décisifs ;
d'abord le sien propre sous une forme il est vrai dubitative : « il est
probable que Séville entraînera Cadix », écrit-il a Berthier le 27 janvier. On
a ensuite celui de Joseph, qui est très-affirmatif, et qui est contenu dans une
lettre adressée à la duchesse d'Abrantès en date du 29 août 1834 ; celui de
Miot, qui suivait l'armée et qui est en général très-exact ; enfin celui du
maréchal Jourdan, qui parle d'après le récit des généraux.
[13]
Voir à ce sujet les Mémoires de Miot de Mélito.
[14]
Joseph à Napoléon, 8 août 1810.
[15]
Joseph à Napoléon, 10 août 1810.
[16]
Joseph à la reine Julie, 8 novembre 1810.