EXCÈS ET FOLIES DU
BLOCUS CONTINENTAL. - ÉLECTION DE BERNADOTTE AU TRÔNE DE SUÈDE. - DERNIÈRES
RÉUNIONS DE TERRITOIRES
La
solennité des prix décennaux était venue surprendre l'Empereur au milieu de
préoccupations dont la gravité explique suffisamment son dédain pour cette
inutile cérémonie. Les intolérables vexations du système continental
commençaient à porter leurs fruits ; des événements irréparables s'étaient
accomplis. Nos alliés poussés à bout étaient encore maintenus par la terreur
; mais la paix de l'Europe était plus que jamais compromise, et des
préparatifs secrets se faisaient de toutes parts pour une lutte gigantesque.
A. voir le blocus continental produire si promptement ses conséquences
naturelles, on a peine à comprendre qu'il se soit trouvé des historiens pour
admirer cette conception insensée, dans laquelle il est impossible de démêler
même un système suivi. Nous avons vu comment Napoléon en était venu
successivement à fermer les ports de la France, puis ceux de l'Europe aux
Anglais, ensuite à les interdire aux neutres qui se seraient soumis aux
ordres du conseil de 1807, plus tard à tous les neutres indistinctement, sous
prétexte qu'il était impossible de reconnaître à des signes certains ceux qui
avaient refusé de se soumettre à l'octroi britannique. La conséquence de
l'interdiction des neutres était la saisie des marchandises coloniales
partout où on les rencontrait, et cette saisie avait été, en effet, ordonnée.
Mais Napoléon, tout en prétendant imposer ces prohibitions ruineuses à ses
alliés qui les avaient subies par force, s'y dérobait lui-même par le système
des licences appliqué d'abord à certains produits, étendu ensuite à toutes
les denrées coloniales. En
dépit de ses dénégations, ces licences introduisaient en France une immense
quantité de marchandises. De cette exception naissait un nouvel embarras pour
l'application du système continental. Comment distinguer, dans les saisies
ordonnées par Napoléon, les marchandises qui avaient cette origine légale de
celles qui avaient été introduites par fraude ? Il s'en trouvait, en outre,
sur tous les marchés des quantités non moins considérables, qui avaient été
vendues aux enchères à la suite des confiscations ou des prises opérées par
nos corsaires ; elles avaient également acquis par ce fait une origine
légale. Comment les distinguer des provenances de la contrebande ? Napoléon
avait été frappé d'un autre fait non moins important. A la suite de la
réunion de la Hollande, il avait permis aux négociants de ce pays d'écouler
en France leurs fonds de marchandises coloniales, moyennant un droit de 50
pour 100, et nonobstant cette surcharge, ils s'en étaient débarrassés avec
une extrême facilité. Il en conclut que ce prix de 50 pour 100 représentait à
peu près les frais et bénéfices perçus par la contrebande, et marquait la
limite à laquelle on pouvait impunément élever les droits sur la marchandise
tolérée. Tel
fut, autant qu'on peut l'entrevoir, le mobile qui lui inspira le nouveau
remaniement opéré dans le système continental par le décret du 5 août 1810.
Il est impossible, en effet, de prendre au sérieux le motif qu'il allègue
dans une circulaire adressée aux agents extérieurs, à savoir le désir de
rendre les prix uniformes sur tout le continent. Pour réaliser cette
uniformité, il eût fallu d'abord que la taxe fût graduée selon les pays. Il
ne changea rien à ses interdictions contre les neutres, qui continuèrent à se
voir repoussés des ports européens, mais toutes les marchandises coloniales
existant sur le continent furent frappées ; quelle que fût leur origine,
d'un droit d'environ 50 pour 100 ; tous les négociants furent astreints à en
faire la déclaration, et à acquitter le droit en argent ou en nature, sous
peine de les voir confisquées. Napoléon déclara, en outre, que les dépôts de
ces marchandises, établis dans un rayon de quatre journées des frontières de
l'empire, étaient qualifiés dépôts clandestins, et comme tels devenaient
saisissables. Il fit aussitôt marcher dans toutes les directions des troupes
françaises qui allèrent opérer ces confiscations sur les territoires voisins,
en Suisse, à Francfort, en Espagne, dans les villes hanséatiques, sans le
moindre ménagement pour ces divers États. Tous les gouvernements de l'Europe
furent invités, en termes pressants jusqu'à la menace, à se conformer à ce
nouveau règlement. Un autre décret, publié à la date du 18 octobre 1810,
décida que les marchandises anglaises manufacturées seraient brûlées
publiquement. Et comme les lois pénales ordinaires, quelle que fût leur
rigueur, étaient jugées insuffisantes pour assurer l'exécution de ces
mesures, un troisième décret[1] institua une juridiction
spéciale, et des pénalités exceptionnelles, pour la répression d'un délit qui
trouvait partout des complices. On créa sept cours prévôtales et
trente-quatre tribunaux spéciaux, prononçant les uns en premier, les autres
en dernier ressort, contre les contrebandiers, fraudeurs et détenteurs, les
peines de la mort, des travaux forcés, de la marque. Ce n'était pas tout de
réprimer, on voulait encourager et récompenser la répression ; on donna en
conséquence une part proportionnelle sur le produit des saisies au
dénonciateur, au soldat, au douanier qui les avaient opérées. Ces
mesures furent exécutées avec une sévérité d'autant plus impitoyable qu'elles
rapportaient au Trésor des sommes immenses, qui représentaient au décuple le
déficit que les douanes avaient laissé dans notre budget des recettes. Les
droits acquittés en nature, au moyen de l'abandon de la moitié des
marchandises, par les malheureux négociants qui ne pouvaient les payer en
argent, mettaient aux mains du gouvernement d'énormes quantités de denrées
dont il trafiquait lui-même. On ne voyait partout que soldats et douaniers
occupés tantôt à forcer la porte des magasins pour y faire des fouilles ou y
opérer les saisies, tantôt à brûler sur les places publiques les marchandises
prohibées, tantôt à traquer ceux qui s'étaient laissé prendre en
contravention. Napoléon avait beau faire déclarer par ses chambres de commerce
dans des adresses dictées par la contrainte « que les cendres de ces
bûchers fertiliseraient le sol français[2] », les particuliers n'en
étaient pas moins ruinés, car, ainsi que l'a remarqué Mollien, ce n'était pas
sur les Anglais, mais sur les Français que retombait la perte des
marchandises brûlées. C'était -à peu de chose près le spectacle, indéfiniment
reproduit, d'une ville mise au pillage par ceux qui étaient chargés de la
défendre, avec cette différence que ces scènes, démoralisantes pour ceux qui
y présidaient autant que pour ceux qui en étaient victimes, étaient protégées
par la loi, et se renouvelaient sans cesse. Et pour quel résultat
subissait-on de pareils traitements ? Quel esprit sensé pouvait croire à
l'efficacité du décret du 5 août ? Comment ne pas voir que ce droit de 50
pour 100, frappé sur des marchandises qui avaient déjà acquitté l'impôt si onéreux
des licences ou celui des saisies antérieures, n'était en réalité qu'une
prime donnée à la contrebande ? qu'il sacrifiait le négociant honnête au
fraudeur, qui malgré toutes les entraves pourrait toujours amener ses
produits à bien plus bas prix sur le marché[3] ? Mais
ces maux, quelque insupportables qu'ils fussent pour les peuples comme pour
les individus, étaient peu de chose auprès des graves complications
politiques que ces mesures commençaient à nous créer à l'extérieur. Les
gouvernements étrangers s'étaient soumis au blocus continental à leur corps
défendant, et pour échapper à une ruine complète ; mais du moment où le
blocus ne faisait que leur apporter, sous une autre forme, une ruine non
moins certaine, il était à prévoir qu'ils feraient tout pour s'y soustraire.
Comment se retrouver d'ailleurs dans le dédale de règlements et de décrets de
ce prétendu système qui se démentait sans cesse, que son auteur était le
premier à enfreindre, où il était impossible de démêler une idée suivie, qui
n'était en un mot que la démence de l'arbitraire ? Non, en se résignant le
couteau sur la gorge à déclarer la guerre à l'Angleterre et à lui fermer
leurs ports, ils n'avaient pas pu s'engager à faire aussi la guerre à tous
les neutres, à faire périr leurs peuples d'inanition et de misère, à obéir à
tous les caprices d'un homme qui n'était pas lié par ses propres lois ! S'ils
avaient pu faire une telle promesse, cette promesse était nulle comme
entachée de violence, et il était insensé de compter sur son exécution, car
ils avaient le droit et le devoir de ne pas la remplir. On
comprendrait à la - rigueur cette illusion chez l'Empereur, si, en observant
lui-même ses décrets, il avait en même temps offert à ses alliés quelques
dédommagements en compensation des privations qu'il leur imposait, s'il leur
avait assuré par exemple le bienfait d'une union douanière qui aurait établi
dans toute l'Europe une sorte de solidarité industrielle et commerciale. Mais
il n'en était rien, pas même pour les pays placés sous sa dépendance immédiate,
tels que la Suisse et l'Italie. En même temps qu'il envoyait six mille hommes
en Suisse pour y saisir les marchandises coloniales, il interdisait aux
tissus et autres produits manufacturés de ce pays les débouchés de l'Italie.
Il interdisait de même, par la surélévation de ses tarifs, aux soies italiennes,
l'accès du marché suisse et allemand, afin de les attirer exclusivement à
Lyon[4] ; ce qui avait pour effet,
selon la remarque du prince Eugène, de ruiner les producteurs italiens au
profit des fabricants de Lyon, affranchis par-là de toute concurrence. En
présence de pareils faits, on eût dit que Napoléon s'ingéniait à augmenter
l'intérêt que toutes les nations avaient à enfreindre le système continental,
afin de trouver dans leur résistance un prétexte pour justifier ses
envahissements. Le sort de la Hollande était un avertissement bien fait pour
leur inspirer de sages réflexions. Mais la facilité avec laquelle cette
révolution s'était accomplie, était aussi un piège bien dangereux pour un
homme si prompt à passer de la menace à l'exécution, et ses ennemis avaient
de justes raisons d'espérer que ce succès l'encouragerait à de nouvelles
entreprises non moins compromettantes. Les gouvernements européens étaient
unanimes dans leur manière d'apprécier les nouvelles mesures continentales
qui aggravaient si fâcheusement leur situation ; mais ils n'étaient pour la
plupart nullement en état de faire valoir leurs objections. Ils y résistèrent
en proportion de la distance ou de la force qui les protégeait contre leur
terrible adversaire. La Prusse, n'était pas même en position de se plaindre ;
elle se soumit le désespoir dans le cœur, mais sans protester. Le Danemark
avait sa frontière à quelques marches du quartier général de Davout, il avait
besoin de la protection de l'Empereur pour se défendre contre les convoitises
de la Suède sur la Norvège, et pour appuyer ses propres prétentions à la
succession du roi de Suède, il renonça momentanément à toute opposition au
système continental, quelque préjudiciable qu'il fût à ses intérêts. Mais la
Suède, qui se trouvait au moins en partie protégée par la mer contre les
atteintes de Napoléon, s'efforça de tout son pouvoir d'éluder l'application
de mesures mille fois plus désastreuses pour elle que pour la France, en
raison de l'infériorité de ses ressources, suivant en cela l'exemple que lui
donnait Napoléon lui-même. Quant à la Russie, elle parla seule en Europe le
langage d'un État indépendant. Elle refusa nettement d'obéir à des décrets
sur lesquels on ne l'avait pas consultée, et déclara s'en tenir à ses
engagements de Tilsit. L'empereur
n'avait encore aucun moyen de contrainte à employer contre la Russie, mais il
n'était pas d'humeur à tolérer l'opposition de la Suède. Il aurait sans doute
pris immédiatement des mesures coercitives, si un événement aussi singulier
qu'inattendu n'était venu le distraire un instant de sa préoccupation
dominante. Dans le cours de ce même mois d'août, qui fut témoin d'une si
déplorable aggravation du système continental, les Suédois venaient d'appeler
le général Bernadotte à la succession du trône de Suède. Cet événement
extraordinaire s'était accompli avec la soudaineté d'un coup de théâtre, au
point de mettre en défaut la prévoyance de Napoléon lui-même ; il n'était
cependant pas sans avoir quelque raison d'être dans les faits. Le roi Charles
XIII, porté au trône par la volonté de la nation après l'expulsion de Gustave
IV, n'avait pas de successeur direct ; il avait adopté le prince
d'Augustenbourg, allié par son frère au roi de Danemark et destiné, selon
certains bruits mal fondés, à rétablir un jour l'union scandinave en
réunissant sur sa tête les trois couronnes norvégienne, suédoise et danoise.
Malheureusement pour ce projet, le prince d'Augustenbourg, frappé d'une
attaque d'apoplexie en passant une revue, mourut au mois de mai 1810. Sa
mort, quoique naturelle, fut attribuée par le peuple aux partisans du
monarque déchu ; le comte de Fersen fut mis en pièces dans une émeute, et
l'ancienne famille royale se vit plus sévèrement proscrite que jamais. Le
trône de Suède se trouvait de nouveau sans successeur. Le roi Charles XIII
aurait voulu choisir pour héritier le frère du 'prince d'Augustenbourg, mais
il se trouvait déjà tellement placé sous la dépendance de la France, qu'il
n'osa prendre une telle décision sans l'assentiment de l'empereur. Il lui
écrivit, lui soumit son choix, réclama son appui et ses conseils[5]. Napoléon, préférait un autre
candidat, mais il ne voulait pas se prononcer ostensiblement. Il agréa les
vœux du roi, lui donna son entière approbation, mais en même temps il poussa sous-main
le roi de Danemark à poser lui-même sa candidature au trône de Suède. Ce
prince fit, en effet, cette démarche en adressant au roi de Suède une lettre
dans laquelle il sollicitait ouvertement l'honneur de son choix. Le roi de
Danemark, à tort ou à raison, était extrêmement impopulaire en Suède. La
seule annonce de sa candidature y causa un soulèvement universel, et selon le
témoignage même de notre chargé d'affaires, Désaugiers, cette antipathie ne
s'adoucit nullement lorsqu'on apprit par un article sel-ni-officiel du Journal
de l'Empire, que Napoléon lui était favorable. Cependant Désaugiers
affirmait « qu'un mot de l'Empereur suffirait pour tout décider. »
Il sollicitait ce mot dans- toutes ses dépêches. On le laissa sans
instructions. Tel était le déguisement inaccoutumé auquel l'empereur se
croyait obligé d'avoir recours cette fois pour exercer une influence dont il
avait si souvent abusé. Le roi
était fort embarrassé d'avoir à se prononcer entre un prétendant odieux à la
nation, et un candidat désagréable à l'empereur des Français. Dans cette
circonstance critique, il arriva ce qu'on avait vu si souvent en Italie à
d'autres époques ; on songea à choisir un étranger. Des Suédois de
distinction s'étaient trouvés en rapport avec Bernadotte à l'époque où nos
armées occupaient la Poméranie. Bernadotte s'était rendu populaire en Suède
par ses ménagements pour les habitants, il avait charmé tous ceux qui
l'avaient approché par l'aménité de ses manières, par la vivacité de son
esprit, par l'étendue de ses connaissances. Un membre assez obscur de la
Diète, simple lieutenant dans l'armée suédoise, le baron Marner, eut, à ce
qu'il semble, le premier l'idée de faire de Bernadotte un roi, et il le fit.
Il vint à Paris, se présenta à lui au nom d'un parti qui n'existait pas, lui
offrit une couronne dont il n'avait aucun droit de disposer. Napoléon le sut,
et continua à ne pas agir. M'orner était déjà de retour à Stockholm,
travaillant avec ardeur pour son candidat, lorsque Lagerbielke, le ministre
de Suède à Paris, fut informé de l'intrigue. Consulté par Lagerbielke au
sujet des intentions de l'Empereur, Champagny affecta, comme Napoléon, de ne
pas prendre l'aventure au sérieux et de laisser toute liberté au peuple
suédois. Les partisans de Bernadotte mirent à profit cette indécision[6]. Au mois
d'août 1810, les états de Suède étaient assemblés. Leur comité persistait à
se prononcer pour le duc d'Augustenbourg, qui n'était pas moins tenace dans
ses refus, lorsque tout à coup un agent secret, ancien vice-consul français
établi à Gœthenborg, arrive de France. Un bruit se répand que non-seulement
Bernadotte accepte, mais qu'il a obtenu l'assentiment de l'Empereur. Toutes
les difficultés avec la France vont être aplanies, il apporte avec lui
l'influence politique d'un prince allié à la famille impériale, l'éclat de sa
réputation militaire, la prospérité, l'alliance intime entre les deux pays.
Le peuple va jusqu'à dire « qu'il acquittera la dette publique avec sa
fortune ! » Le nom de Bernadotte est aussitôt salué par une immense
acclamation. Le roi le recommande à la Diète dans les termes les plus
flatteurs ; les états lui décernent, à une grande majorité, le titre de
prince royal de Suède (17 août 1810). L'Empereur
venait seulement d'apprendre le départ de l'agent chargé des intérêts de
Bernadotte. Il fit aussitôt lancer à toute vitesse une dépêche pour le
désavouer : « Je ne puis croire, fit-il écrire à Désaugiers, que cet individu
ait l'impudence de se dire chargé d'une mission quelconque. » Mais le désaveu
arriva trop tard. Napoléon, embarrassé dans les embûches qu'il avait lui-même
dressées, dut à regret s'incliner devant un fait accompli, et consacrer la
fortune d'un homme pour lequel il n'avait depuis longtemps que des sentiments
de haine. Il ne sut pas dissimuler sa mauvaise humeur au roi de Suède,
lorsque ce prince lui notifia le choix des états : « J'étais peu préparé à
cette nouvelles[7] » lui répondit-il un peu
sèchement. Telle fut la part assez involontaire, comme on le voit, qu'il prit
à l'élévation de Bernadotte, ce qui n'empêche pas que Bernadotte ne soit un
des hommes sur l'ingratitude desquels il a le plus gémi. L'ingratitude de Bernadotte
était plus tard un de ses thèmes favoris, comme celle de l'empereur
d'Autriche, auquel il avait pris la moitié de ses États. Général dès l'année
1793, ministre de la guerre sous le Directoire, Bernadotte avait conquis
lui-même tous ses grades ; par les services qu'il avait rendus sous l'empire,
en dépit de la malveillance persévérante dont il avait été l'objet et des
pièges qui lui avaient été tendus, il avait amplement payé sa dette envers
l'Empereur. Les
Suédois ne tardèrent pas à apprendre, comme toute l'Europe, que l'Empereur
s'était résigné à l'élection de Bernadotte, mais n'en avait été nullement
satisfait. Aussitôt le premier moment de surprise passé, il reprit avec le
gouvernement suédois son dialogue irrité et menaçant au sujet du blocus
continental. Il se livra envers l'ambassadeur suédois Lagerbielke à une de
ces scènes d'emportement dans lesquelles il excellait, l'accabla
d'invectives, lui reprocha toutes les infractions que la Suède commettait
envers le système, la tolérance du gouvernement suédois à l'égard des
immenses entrepôts de marchandises coloniales qui s'étaient établis à Gœthenborg
; puis il' conclut cette véhémente apostrophe en lui disant : « Choisissez,
ou des boulets de canon aux Anglais, ou la guerre avec la France. » Bernadotte
répondit lui-même à l'Empereur ; il voulut plaider en personne la cause de
son pays d'adoption. Il lui écrivit trois •lettres successives pour lui
exposer la triste situation à laquelle la Suède se trouvait réduite, par
suite de l'anéantissement de son commerce ; il établit l'insuffisance de ses
moyens pour soutenir la guerre, la pénurie de ses ressources financières. Si
on voulait l'astreindre à des charges qu'elle était hors d'état de supporter,
il fallait lui fournir les ressources qui lui manquaient et que la France
plus favorisée avait en abondance : « Nous vous offrons des bras et du fer,
disait Bernadotte en terminant sa dernière lettre, donnez-nous en retour les
moyens que la nature nous a refusés[8]. » Rien de plus juste et de
plus naturel qu'une telle demande dans la situation où se trouvait la Suède.
L'histoire en fournissait mille exemples. Napoléon accueillit cette ouverture
avec un froid dédain. Il fit répondre à Bernadotte par son ministre Alquier « qu'il
n'entretenait jamais de correspondance avec aucun prince royal, pas même avec
ses propres frères[9], » assertion dont
Bernadotte, en sa qualité de beau-frère du-roi Joseph, connaissait mieux que
personne la fausseté. Pour subvenir aux besoins de la Suède, il offrit de
prendre à sa solde un régiment de Suédois et quelques centaines de matelots.
Le roi Charles XIII n'accepta pas cette proposition dérisoire, mais il
détourna les coups dont le menaçait Napoléon en consentant à déclarer la
guerre à l'Angleterre, faute de pouvoir la déclarer à l'Empereur. Alliance
vraiment précieuse pour la France, et bien digne par sa solidité de la
politique qui l'avait préparée Avec la
Russie, ce ton impérieux n'était pas de mise, mais Napoléon convaincu par la
calme résistance qu'il avait rencontrée chez l'empereur Alexandre de
l'impossibilité de le plier à ses changeantes volontés, s'habituait peu à peu
à l'idée de l'y contraindre par la force, et se préparait dans le plus grand secret
à passer de la parole aux actes. Alexandre avait accepté loyalement les
conséquences de sa déclaration de guerre à l'Angleterre, il avait rempli son
engagement de lui fermer ses ports ; mais il ne s'était, cru engagé ni à
déclarer la guerre aux neutres, ni à se soumettre à tous les caprices de son
allié. De ce qu'il était difficile de distinguer les faux neutres des vrais,
il ne s'en suivait nullement que ceux-ci n'existaient pas, comme le
prétendait Napoléon, et qu'il n'y avait plus ni marine américaine, ni marine
turque, ni bâtiments de commerce appartenant à d'autres nations. Il
connaissait d'ailleurs toutes les dérogations commises par Napoléon au
préjudice du blocus, et il prétendait avec raison avoir -un droit égal de régler
son commerce, et de modifier ses tarifs. Il n'ignorait pas non-plus les
négociations entamées à son insu avec l'Angleterre, par l'entremise de
Labouchère, bien que Napoléon eût pris la peine de les démentir[10], pour les avouer un peu plus
tard dans un document public. A la
fermeté du langage de la Russie, Napoléon s'aperçut de bonne heure qu'il
faudrait en venir à la guerre pour faire céder Alexandre. Dès le 4 août 1810,
avant même de lui avoir communiqué le décret du 5 août, on le voit faire ses
premiers préparatifs militaires contre la Russie. Il indique au roi de Saxe les
travaux à entreprendre pour faire de Torgau la place d'armes de dépôt de son
royaume, les fortifications à exécuter à Modlin pour avoir un pont sur la
Vistule ; il désigne à Clarke les renforts à envoyer à Danzig, à Glogau, à Küstrin,
à Stettin[11]. Ses instances auprès
d'Alexandre n'en deviennent pas moins pressantes. Il a appris que six cents
bâtiments anglais ou neutres errent dans la Baltique, sous le coup d'une
panique, il l'adjure de les faire saisir et de contraindre par là
l'Angleterre à la paix, il sait qu'elle est aux abois[12]. Alexandre reste fidèle à son
système ; il fait saisir les bâtiments anglais, mais il respecte les neutres.
Un mois après, nouvelles instances : il n'y a pas de vrais neutres ; tous
sont des Anglais masqués sous divers pavillons et porteurs de faux papiers.
Il faut les confisquer et l'Angleterre est perdue. » En même temps, le
solliciteur s'apprête à passer de la prière à la contrainte. Il active plus
que jamais ses préparatifs ; il fortifie les places de la Vistule, il fait
préparer à Clarke les cadres d'une armée de trois cent mille hommes pour
l'Allemagne, et de deux cent mille hommes pour l'Italie'. Il fait expédier
secrètement soixante mille fusils et des canons au roi de Saxe ; il envoie
des renforts considérables à Davout sur l'Elbe, à Rapp sur la Vistule. Il y
avait plusieurs mois que Napoléon organisait ces préparatifs de guerre contre
la Russie, lorsqu'il apprit tout à coup, vers le commencement de décembre,
que les Russes exécutaient de leur côté quelques travaux défensifs, non pas
comme lui à cinq cents lieues en avant de leur frontière, mais à environ cent
lieues en arrière c'est-à-dire sur la Dwina et sur le Dniester. Il en fut
indigné : « On ne peut pas se dissimuler, fit-il écrire à Caulaincourt, que
ces ouvrages montrent de mauvaises dispositions chez les Russes. Voudraient-ils
faire la paix avec l'Angleterre et violer le traité de Tilsit ? ce serait
incontinent la cause de la guerre[13] ». Ces menaces se
trompaient d'adresse. Alexandre écouta avec beaucoup de douceur les
représentations de Caulaincourt, puis il énuméra avec une. minutieuse
exactitude, devant notre ambassadeur étonné, les travaux que Napoléon faisait
exécuter lui- même à Modlin, à Praga, à Sierok, à Thorn, à Danzig, les envois
d'armes et de troupes en Saxe et dans le grand-duché de Varsovie ; il fit
ressortir le caractère éminemment offensif de ces précautions militaires,= l'attitude
au contraire toute défensive de la Russie qui se bornait à fortifier quelques
villes éloignées de la frontière, Dunabourg, Riga, Revel, Smolensk ; à ramener
quelques troupes de la Finlande en Lithuanie ; il rappela tous ses légitimes
sujets de plainte contre la France, les cessions galiciennes, le rejet de la convention
polonaise, la duplicité offensante avec laquelle on l'avait traité dans
l'affaire du mariage, nos nouveaux envahissements en Italie et en Hollande, la
mauvaise foi qu'on mettait à éluder au moyen des licences ce système
continental dont on prétendait lui imposer les dures prescriptions. Cet
exposé terminé, il se borna à prendre amicalement pour juge Caulaincourt
lui-même, esprit juste et droit, qui connaissait beaucoup moins bien notre
situation qu'Alexandre, et qui ne put que ratifier tantôt par sors silence,
tantôt par des explications embarrassées, la légitimité de ces griefs. Quelque
inquiétants que fussent des sujets de plainte que Napoléon semblait prendre à
tâche de raviver sans cesse, au lieu de chercher à les faire oublier, ils
furent comme effacés en un seul jour par le nouvel attentat contre le droit
des gens, qui vint frapper l'Europe de stupeur, au moment même où Alexandre
adressait à Caulaincourt ces équitables remontrances. Le 10 décembre 1810,
c'est-à-dire à pleine paix continentale, si l'on faisait abstraction d
l'Espagne, et sans qu'on pût invoquer l'ombre d'un prétexte ou d'une
provocation, un message de l'Empereur, adressé au Sénat, fit connaître aux
gouvernements européens que Napoléon venait de réunir à l'empire le Valais,
une partie du Hanovre, les villes hanséatiques, le Lauenbourg, le duché
d'Oldenbourg, et toutes les côtes depuis l'Ems jusqu'à l'Elbe. Cet acte,
extraordinaire même chez l'auteur de tant d'usurpations, était motivé par des
considérations plus extraordinaires encore : « Les Anglais ont déchiré
le droit public de l'Europe, disait Napoléon ; un nouvel ordre de choses
régit l'univers. De nouvelles garanties m'étant devenues nécessaires, la
réunion des embouchures de l'Escaut, de la Meuse, du Rhin, de l'Ems, du
Weser, et de l'Elbe à l'Empire m'ont paru être les premières et les plus
importantes... La réunion du Valais est une conséquence prévue des travaux
immenses que je fais faire depuis dix ans dans cette partie des Alpes. » Et c'était tout. Pour justifier de pareilles violences, il ne daignait même plus alléguer des prétextes, faire naître des occasions trop lentes à se produire, mettre la ruse au service de la force ; il ne consultait plus que sa politique, c'est-à-dire son bon plaisir. Pour s'emparer d'un pays, il lui suffisait que ce pays fût à sa convenance ; il le disait tout haut, comme la chose la plus simple du monde ; et il jugeait à propos d'ajouter que ces nouvelles usurpations n'étaient qu'un commencement, et, selon son expression, les premières de celles qui lui semblaient encore nécessaires ! Et c'était à l'Europe mécontente, humiliée, poussée à bout par les barbares inepties du système continental, qu'il osait signifier de pareils défis, comme s'il eût voulu la convaincre à tout prix que tout accommodement, toute conciliation étaient impossibles ; que pour les gouvernements comme pour tous les hommes de cœur, il n'y avait plus qu'un seul parti honorable, c'était de combattre jusqu'à la mort. Marmont raconte dans ses mémoires que, se trouvant à Paris vers cette époque, il alla voir son ami et compatriote Decrès, le ministre de la marine, homme plein de bon sens et d'esprit qui l'étonna beaucoup. Marmont partageait l'ivresse encore générale surtout parmi les militaires ; il croyait fermement à la perpétuité de la fantasmagorie impériale. Il croyait de bonne foi que cette création chimérique était fondée sur des assises inébranlables, que nous avions succédé à la grandeur romaine, que cette nation spirituelle et mobile, si incapable de se gouverner elle-même, était appelée à gouverner le monde. Et toute la France prenait, comme lui, si bien au sérieux cette vision, qu'elle en resta éblouie et affolée de longues années après que le rêve avait disparu : « Eh bien, Marmont, lui dit Decrès, vous voilà bien content parce que vous venez d'être fait maréchal. Vous voyez tout en beau. Voulez-vous que moi je vous dise la vérité et que je vous dévoile l'avenir ? l'Empereur est fou, tout à fait fou, il nous culbutera tous tant que nous sommes, et tout cela finira par une épouvantable catastrophe ! » |
[1]
Décret du 25 novembre 1810.
[2]
Adresse de la chambre de commerce d'Agen, Moniteur du 12 février 1811.
[3]
C'est l'appréciation de Mollien le ministre de Napoléon : « Par une
contradiction inexplicable, dit-il, ces taxes même rendaient aux produits de
l'industrie anglaise plus d'avantages que la prohibition ne leur en faisait
perdre. » (Mémoires d'un ministre du trésor, tome III.)
[4]
Napoléon au prince Eugène, 6 août 1810.
[5]
Charles XIII à Napoléon, 2 juin 1810.
[6]
Archives des affaires étrangères, Suède, 294. Dépêches do
Désaugiers de juillet et août 1810.
[7]
Cette lettre inédite de Napoléon au roi de Suède est datée du 6 septembre 1810.
Elle est aux Archives des affaires étrangères, Suède, 293.
[8]
Bernadotte à Napoléon, 8 décembre 1810 : Recueil des lettres, discours et
proclamations de Charles-Jean, roi de Suède, Stockholm, 1858.
[9]
Napoléon à Champagny, 22 décembre 1810.
[10]
A la date du 16 mai 1810.
[11]
Napoléon au roi de Saxe et à Clarke, 4 août 1810.
[12]
Napoléon à Alexandre, 23 octobre. 1810.
[13]
Napoléon à Champagny, 5 décembre 1810.