HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME CINQUIÈME

 

CHAPITRE VIL — JUILLET-DÉCEMBRE 1810

 

 

EXCÈS ET FOLIES DU BLOCUS CONTINENTAL. - ÉLECTION DE BERNADOTTE AU TRÔNE DE SUÈDE. - DERNIÈRES RÉUNIONS DE TERRITOIRES

 

La solennité des prix décennaux était venue surprendre l'Empereur au milieu de préoccupations dont la gravité explique suffisamment son dédain pour cette inutile cérémonie. Les intolérables vexations du système continental commençaient à porter leurs fruits ; des événements irréparables s'étaient accomplis. Nos alliés poussés à bout étaient encore maintenus par la terreur ; mais la paix de l'Europe était plus que jamais compromise, et des préparatifs secrets se faisaient de toutes parts pour une lutte gigantesque. A. voir le blocus continental produire si promptement ses conséquences naturelles, on a peine à comprendre qu'il se soit trouvé des historiens pour admirer cette conception insensée, dans laquelle il est impossible de démêler même un système suivi. Nous avons vu comment Napoléon en était venu successivement à fermer les ports de la France, puis ceux de l'Europe aux Anglais, ensuite à les interdire aux neutres qui se seraient soumis aux ordres du conseil de 1807, plus tard à tous les neutres indistinctement, sous prétexte qu'il était impossible de reconnaître à des signes certains ceux qui avaient refusé de se soumettre à l'octroi britannique. La conséquence de l'interdiction des neutres était la saisie des marchandises coloniales partout où on les rencontrait, et cette saisie avait été, en effet, ordonnée. Mais Napoléon, tout en prétendant imposer ces prohibitions ruineuses à ses alliés qui les avaient subies par force, s'y dérobait lui-même par le système des licences appliqué d'abord à certains produits, étendu ensuite à toutes les denrées coloniales.

En dépit de ses dénégations, ces licences introduisaient en France une immense quantité de marchandises. De cette exception naissait un nouvel embarras pour l'application du système continental. Comment distinguer, dans les saisies ordonnées par Napoléon, les marchandises qui avaient cette origine légale de celles qui avaient été introduites par fraude ? Il s'en trouvait, en outre, sur tous les marchés des quantités non moins considérables, qui avaient été vendues aux enchères à la suite des confiscations ou des prises opérées par nos corsaires ; elles avaient également acquis par ce fait une origine légale. Comment les distinguer des provenances de la contrebande ? Napoléon avait été frappé d'un autre fait non moins important. A la suite de la réunion de la Hollande, il avait permis aux négociants de ce pays d'écouler en France leurs fonds de marchandises coloniales, moyennant un droit de 50 pour 100, et nonobstant cette surcharge, ils s'en étaient débarrassés avec une extrême facilité. Il en conclut que ce prix de 50 pour 100 représentait à peu près les frais et bénéfices perçus par la contrebande, et marquait la limite à laquelle on pouvait impunément élever les droits sur la marchandise tolérée.

Tel fut, autant qu'on peut l'entrevoir, le mobile qui lui inspira le nouveau remaniement opéré dans le système continental par le décret du 5 août 1810. Il est impossible, en effet, de prendre au sérieux le motif qu'il allègue dans une circulaire adressée aux agents extérieurs, à savoir le désir de rendre les prix uniformes sur tout le continent. Pour réaliser cette uniformité, il eût fallu d'abord que la taxe fût graduée selon les pays. Il ne changea rien à ses interdictions contre les neutres, qui continuèrent à se voir repoussés des ports européens, mais toutes les marchandises coloniales existant sur le continent furent frappées ; quelle que fût leur origine, d'un droit d'environ 50 pour 100 ; tous les négociants furent astreints à en faire la déclaration, et à acquitter le droit en argent ou en nature, sous peine de les voir confisquées. Napoléon déclara, en outre, que les dépôts de ces marchandises, établis dans un rayon de quatre journées des frontières de l'empire, étaient qualifiés dépôts clandestins, et comme tels devenaient saisissables. Il fit aussitôt marcher dans toutes les directions des troupes françaises qui allèrent opérer ces confiscations sur les territoires voisins, en Suisse, à Francfort, en Espagne, dans les villes hanséatiques, sans le moindre ménagement pour ces divers États. Tous les gouvernements de l'Europe furent invités, en termes pressants jusqu'à la menace, à se conformer à ce nouveau règlement. Un autre décret, publié à la date du 18 octobre 1810, décida que les marchandises anglaises manufacturées seraient brûlées publiquement. Et comme les lois pénales ordinaires, quelle que fût leur rigueur, étaient jugées insuffisantes pour assurer l'exécution de ces mesures, un troisième décret[1] institua une juridiction spéciale, et des pénalités exceptionnelles, pour la répression d'un délit qui trouvait partout des complices. On créa sept cours prévôtales et trente-quatre tribunaux spéciaux, prononçant les uns en premier, les autres en dernier ressort, contre les contrebandiers, fraudeurs et détenteurs, les peines de la mort, des travaux forcés, de la marque. Ce n'était pas tout de réprimer, on voulait encourager et récompenser la répression ; on donna en conséquence une part proportionnelle sur le produit des saisies au dénonciateur, au soldat, au douanier qui les avaient opérées.

Ces mesures furent exécutées avec une sévérité d'autant plus impitoyable qu'elles rapportaient au Trésor des sommes immenses, qui représentaient au décuple le déficit que les douanes avaient laissé dans notre budget des recettes. Les droits acquittés en nature, au moyen de l'abandon de la moitié des marchandises, par les malheureux négociants qui ne pouvaient les payer en argent, mettaient aux mains du gouvernement d'énormes quantités de denrées dont il trafiquait lui-même. On ne voyait partout que soldats et douaniers occupés tantôt à forcer la porte des magasins pour y faire des fouilles ou y opérer les saisies, tantôt à brûler sur les places publiques les marchandises prohibées, tantôt à traquer ceux qui s'étaient laissé prendre en contravention. Napoléon avait beau faire déclarer par ses chambres de commerce dans des adresses dictées par la contrainte « que les cendres de ces bûchers fertiliseraient le sol français[2] », les particuliers n'en étaient pas moins ruinés, car, ainsi que l'a remarqué Mollien, ce n'était pas sur les Anglais, mais sur les Français que retombait la perte des marchandises brûlées. C'était -à peu de chose près le spectacle, indéfiniment reproduit, d'une ville mise au pillage par ceux qui étaient chargés de la défendre, avec cette différence que ces scènes, démoralisantes pour ceux qui y présidaient autant que pour ceux qui en étaient victimes, étaient protégées par la loi, et se renouvelaient sans cesse. Et pour quel résultat subissait-on de pareils traitements ? Quel esprit sensé pouvait croire à l'efficacité du décret du 5 août ? Comment ne pas voir que ce droit de 50 pour 100, frappé sur des marchandises qui avaient déjà acquitté l'impôt si onéreux des licences ou celui des saisies antérieures, n'était en réalité qu'une prime donnée à la contrebande ? qu'il sacrifiait le négociant honnête au fraudeur, qui malgré toutes les entraves pourrait toujours amener ses produits à bien plus bas prix sur le marché[3] ?

Mais ces maux, quelque insupportables qu'ils fussent pour les peuples comme pour les individus, étaient peu de chose auprès des graves complications politiques que ces mesures commençaient à nous créer à l'extérieur. Les gouvernements étrangers s'étaient soumis au blocus continental à leur corps défendant, et pour échapper à une ruine complète ; mais du moment où le blocus ne faisait que leur apporter, sous une autre forme, une ruine non moins certaine, il était à prévoir qu'ils feraient tout pour s'y soustraire. Comment se retrouver d'ailleurs dans le dédale de règlements et de décrets de ce prétendu système qui se démentait sans cesse, que son auteur était le premier à enfreindre, où il était impossible de démêler une idée suivie, qui n'était en un mot que la démence de l'arbitraire ? Non, en se résignant le couteau sur la gorge à déclarer la guerre à l'Angleterre et à lui fermer leurs ports, ils n'avaient pas pu s'engager à faire aussi la guerre à tous les neutres, à faire périr leurs peuples d'inanition et de misère, à obéir à tous les caprices d'un homme qui n'était pas lié par ses propres lois ! S'ils avaient pu faire une telle promesse, cette promesse était nulle comme entachée de violence, et il était insensé de compter sur son exécution, car ils avaient le droit et le devoir de ne pas la remplir.

On comprendrait à la - rigueur cette illusion chez l'Empereur, si, en observant lui-même ses décrets, il avait en même temps offert à ses alliés quelques dédommagements en compensation des privations qu'il leur imposait, s'il leur avait assuré par exemple le bienfait d'une union douanière qui aurait établi dans toute l'Europe une sorte de solidarité industrielle et commerciale. Mais il n'en était rien, pas même pour les pays placés sous sa dépendance immédiate, tels que la Suisse et l'Italie. En même temps qu'il envoyait six mille hommes en Suisse pour y saisir les marchandises coloniales, il interdisait aux tissus et autres produits manufacturés de ce pays les débouchés de l'Italie. Il interdisait de même, par la surélévation de ses tarifs, aux soies italiennes, l'accès du marché suisse et allemand, afin de les attirer exclusivement à Lyon[4] ; ce qui avait pour effet, selon la remarque du prince Eugène, de ruiner les producteurs italiens au profit des fabricants de Lyon, affranchis par-là de toute concurrence.

En présence de pareils faits, on eût dit que Napoléon s'ingéniait à augmenter l'intérêt que toutes les nations avaient à enfreindre le système continental, afin de trouver dans leur résistance un prétexte pour justifier ses envahissements. Le sort de la Hollande était un avertissement bien fait pour leur inspirer de sages réflexions. Mais la facilité avec laquelle cette révolution s'était accomplie, était aussi un piège bien dangereux pour un homme si prompt à passer de la menace à l'exécution, et ses ennemis avaient de justes raisons d'espérer que ce succès l'encouragerait à de nouvelles entreprises non moins compromettantes. Les gouvernements européens étaient unanimes dans leur manière d'apprécier les nouvelles mesures continentales qui aggravaient si fâcheusement leur situation ; mais ils n'étaient pour la plupart nullement en état de faire valoir leurs objections. Ils y résistèrent en proportion de la distance ou de la force qui les protégeait contre leur terrible adversaire. La Prusse, n'était pas même en position de se plaindre ; elle se soumit le désespoir dans le cœur, mais sans protester. Le Danemark avait sa frontière à quelques marches du quartier général de Davout, il avait besoin de la protection de l'Empereur pour se défendre contre les convoitises de la Suède sur la Norvège, et pour appuyer ses propres prétentions à la succession du roi de Suède, il renonça momentanément à toute opposition au système continental, quelque préjudiciable qu'il fût à ses intérêts. Mais la Suède, qui se trouvait au moins en partie protégée par la mer contre les atteintes de Napoléon, s'efforça de tout son pouvoir d'éluder l'application de mesures mille fois plus désastreuses pour elle que pour la France, en raison de l'infériorité de ses ressources, suivant en cela l'exemple que lui donnait Napoléon lui-même. Quant à la Russie, elle parla seule en Europe le langage d'un État indépendant. Elle refusa nettement d'obéir à des décrets sur lesquels on ne l'avait pas consultée, et déclara s'en tenir à ses engagements de Tilsit.

L'empereur n'avait encore aucun moyen de contrainte à employer contre la Russie, mais il n'était pas d'humeur à tolérer l'opposition de la Suède. Il aurait sans doute pris immédiatement des mesures coercitives, si un événement aussi singulier qu'inattendu n'était venu le distraire un instant de sa préoccupation dominante. Dans le cours de ce même mois d'août, qui fut témoin d'une si déplorable aggravation du système continental, les Suédois venaient d'appeler le général Bernadotte à la succession du trône de Suède. Cet événement extraordinaire s'était accompli avec la soudaineté d'un coup de théâtre, au point de mettre en défaut la prévoyance de Napoléon lui-même ; il n'était cependant pas sans avoir quelque raison d'être dans les faits. Le roi Charles XIII, porté au trône par la volonté de la nation après l'expulsion de Gustave IV, n'avait pas de successeur direct ; il avait adopté le prince d'Augustenbourg, allié par son frère au roi de Danemark et destiné, selon certains bruits mal fondés, à rétablir un jour l'union scandinave en réunissant sur sa tête les trois couronnes norvégienne, suédoise et danoise. Malheureusement pour ce projet, le prince d'Augustenbourg, frappé d'une attaque d'apoplexie en passant une revue, mourut au mois de mai 1810. Sa mort, quoique naturelle, fut attribuée par le peuple aux partisans du monarque déchu ; le comte de Fersen fut mis en pièces dans une émeute, et l'ancienne famille royale se vit plus sévèrement proscrite que jamais.

Le trône de Suède se trouvait de nouveau sans successeur. Le roi Charles XIII aurait voulu choisir pour héritier le frère du 'prince d'Augustenbourg, mais il se trouvait déjà tellement placé sous la dépendance de la France, qu'il n'osa prendre une telle décision sans l'assentiment de l'empereur. Il lui écrivit, lui soumit son choix, réclama son appui et ses conseils[5]. Napoléon, préférait un autre candidat, mais il ne voulait pas se prononcer ostensiblement. Il agréa les vœux du roi, lui donna son entière approbation, mais en même temps il poussa sous-main le roi de Danemark à poser lui-même sa candidature au trône de Suède. Ce prince fit, en effet, cette démarche en adressant au roi de Suède une lettre dans laquelle il sollicitait ouvertement l'honneur de son choix. Le roi de Danemark, à tort ou à raison, était extrêmement impopulaire en Suède. La seule annonce de sa candidature y causa un soulèvement universel, et selon le témoignage même de notre chargé d'affaires, Désaugiers, cette antipathie ne s'adoucit nullement lorsqu'on apprit par un article sel-ni-officiel du Journal de l'Empire, que Napoléon lui était favorable. Cependant Désaugiers affirmait « qu'un mot de l'Empereur suffirait pour tout décider. » Il sollicitait ce mot dans- toutes ses dépêches. On le laissa sans instructions. Tel était le déguisement inaccoutumé auquel l'empereur se croyait obligé d'avoir recours cette fois pour exercer une influence dont il avait si souvent abusé.

Le roi était fort embarrassé d'avoir à se prononcer entre un prétendant odieux à la nation, et un candidat désagréable à l'empereur des Français. Dans cette circonstance critique, il arriva ce qu'on avait vu si souvent en Italie à d'autres époques ; on songea à choisir un étranger. Des Suédois de distinction s'étaient trouvés en rapport avec Bernadotte à l'époque où nos armées occupaient la Poméranie. Bernadotte s'était rendu populaire en Suède par ses ménagements pour les habitants, il avait charmé tous ceux qui l'avaient approché par l'aménité de ses manières, par la vivacité de son esprit, par l'étendue de ses connaissances. Un membre assez obscur de la Diète, simple lieutenant dans l'armée suédoise, le baron Marner, eut, à ce qu'il semble, le premier l'idée de faire de Bernadotte un roi, et il le fit. Il vint à Paris, se présenta à lui au nom d'un parti qui n'existait pas, lui offrit une couronne dont il n'avait aucun droit de disposer. Napoléon le sut, et continua à ne pas agir. M'orner était déjà de retour à Stockholm, travaillant avec ardeur pour son candidat, lorsque Lagerbielke, le ministre de Suède à Paris, fut informé de l'intrigue. Consulté par Lagerbielke au sujet des intentions de l'Empereur, Champagny affecta, comme Napoléon, de ne pas prendre l'aventure au sérieux et de laisser toute liberté au peuple suédois. Les partisans de Bernadotte mirent à profit cette indécision[6].

Au mois d'août 1810, les états de Suède étaient assemblés. Leur comité persistait à se prononcer pour le duc d'Augustenbourg, qui n'était pas moins tenace dans ses refus, lorsque tout à coup un agent secret, ancien vice-consul français établi à Gœthenborg, arrive de France. Un bruit se répand que non-seulement Bernadotte accepte, mais qu'il a obtenu l'assentiment de l'Empereur. Toutes les difficultés avec la France vont être aplanies, il apporte avec lui l'influence politique d'un prince allié à la famille impériale, l'éclat de sa réputation militaire, la prospérité, l'alliance intime entre les deux pays. Le peuple va jusqu'à dire « qu'il acquittera la dette publique avec sa fortune ! » Le nom de Bernadotte est aussitôt salué par une immense acclamation. Le roi le recommande à la Diète dans les termes les plus flatteurs ; les états lui décernent, à une grande majorité, le titre de prince royal de Suède (17 août 1810).

L'Empereur venait seulement d'apprendre le départ de l'agent chargé des intérêts de Bernadotte. Il fit aussitôt lancer à toute vitesse une dépêche pour le désavouer : « Je ne puis croire, fit-il écrire à Désaugiers, que cet individu ait l'impudence de se dire chargé d'une mission quelconque. » Mais le désaveu arriva trop tard. Napoléon, embarrassé dans les embûches qu'il avait lui-même dressées, dut à regret s'incliner devant un fait accompli, et consacrer la fortune d'un homme pour lequel il n'avait depuis longtemps que des sentiments de haine. Il ne sut pas dissimuler sa mauvaise humeur au roi de Suède, lorsque ce prince lui notifia le choix des états : « J'étais peu préparé à cette nouvelles[7] » lui répondit-il un peu sèchement. Telle fut la part assez involontaire, comme on le voit, qu'il prit à l'élévation de Bernadotte, ce qui n'empêche pas que Bernadotte ne soit un des hommes sur l'ingratitude desquels il a le plus gémi. L'ingratitude de Bernadotte était plus tard un de ses thèmes favoris, comme celle de l'empereur d'Autriche, auquel il avait pris la moitié de ses États. Général dès l'année 1793, ministre de la guerre sous le Directoire, Bernadotte avait conquis lui-même tous ses grades ; par les services qu'il avait rendus sous l'empire, en dépit de la malveillance persévérante dont il avait été l'objet et des pièges qui lui avaient été tendus, il avait amplement payé sa dette envers l'Empereur.

Les Suédois ne tardèrent pas à apprendre, comme toute l'Europe, que l'Empereur s'était résigné à l'élection de Bernadotte, mais n'en avait été nullement satisfait. Aussitôt le premier moment de surprise passé, il reprit avec le gouvernement suédois son dialogue irrité et menaçant au sujet du blocus continental. Il se livra envers l'ambassadeur suédois Lagerbielke à une de ces scènes d'emportement dans lesquelles il excellait, l'accabla d'invectives, lui reprocha toutes les infractions que la Suède commettait envers le système, la tolérance du gouvernement suédois à l'égard des immenses entrepôts de marchandises coloniales qui s'étaient établis à Gœthenborg ; puis il' conclut cette véhémente apostrophe en lui disant : « Choisissez, ou des boulets de canon aux Anglais, ou la guerre avec la France. »

Bernadotte répondit lui-même à l'Empereur ; il voulut plaider en personne la cause de son pays d'adoption. Il lui écrivit trois •lettres successives pour lui exposer la triste situation à laquelle la Suède se trouvait réduite, par suite de l'anéantissement de son commerce ; il établit l'insuffisance de ses moyens pour soutenir la guerre, la pénurie de ses ressources financières. Si on voulait l'astreindre à des charges qu'elle était hors d'état de supporter, il fallait lui fournir les ressources qui lui manquaient et que la France plus favorisée avait en abondance : « Nous vous offrons des bras et du fer, disait Bernadotte en terminant sa dernière lettre, donnez-nous en retour les moyens que la nature nous a refusés[8]. » Rien de plus juste et de plus naturel qu'une telle demande dans la situation où se trouvait la Suède. L'histoire en fournissait mille exemples. Napoléon accueillit cette ouverture avec un froid dédain. Il fit répondre à Bernadotte par son ministre Alquier « qu'il n'entretenait jamais de correspondance avec aucun prince royal, pas même avec ses propres frères[9], » assertion dont Bernadotte, en sa qualité de beau-frère du-roi Joseph, connaissait mieux que personne la fausseté. Pour subvenir aux besoins de la Suède, il offrit de prendre à sa solde un régiment de Suédois et quelques centaines de matelots. Le roi Charles XIII n'accepta pas cette proposition dérisoire, mais il détourna les coups dont le menaçait Napoléon en consentant à déclarer la guerre à l'Angleterre, faute de pouvoir la déclarer à l'Empereur. Alliance vraiment précieuse pour la France, et bien digne par sa solidité de la politique qui l'avait préparée

Avec la Russie, ce ton impérieux n'était pas de mise, mais Napoléon convaincu par la calme résistance qu'il avait rencontrée chez l'empereur Alexandre de l'impossibilité de le plier à ses changeantes volontés, s'habituait peu à peu à l'idée de l'y contraindre par la force, et se préparait dans le plus grand secret à passer de la parole aux actes. Alexandre avait accepté loyalement les conséquences de sa déclaration de guerre à l'Angleterre, il avait rempli son engagement de lui fermer ses ports ; mais il ne s'était, cru engagé ni à déclarer la guerre aux neutres, ni à se soumettre à tous les caprices de son allié. De ce qu'il était difficile de distinguer les faux neutres des vrais, il ne s'en suivait nullement que ceux-ci n'existaient pas, comme le prétendait Napoléon, et qu'il n'y avait plus ni marine américaine, ni marine turque, ni bâtiments de commerce appartenant à d'autres nations. Il connaissait d'ailleurs toutes les dérogations commises par Napoléon au préjudice du blocus, et il prétendait avec raison avoir -un droit égal de régler son commerce, et de modifier ses tarifs. Il n'ignorait pas non-plus les négociations entamées à son insu avec l'Angleterre, par l'entremise de Labouchère, bien que Napoléon eût pris la peine de les démentir[10], pour les avouer un peu plus tard dans un document public.

A la fermeté du langage de la Russie, Napoléon s'aperçut de bonne heure qu'il faudrait en venir à la guerre pour faire céder Alexandre. Dès le 4 août 1810, avant même de lui avoir communiqué le décret du 5 août, on le voit faire ses premiers préparatifs militaires contre la Russie. Il indique au roi de Saxe les travaux à entreprendre pour faire de Torgau la place d'armes de dépôt de son royaume, les fortifications à exécuter à Modlin pour avoir un pont sur la Vistule ; il désigne à Clarke les renforts à envoyer à Danzig, à Glogau, à Küstrin, à Stettin[11]. Ses instances auprès d'Alexandre n'en deviennent pas moins pressantes. Il a appris que six cents bâtiments anglais ou neutres errent dans la Baltique, sous le coup d'une panique, il l'adjure de les faire saisir et de contraindre par là l'Angleterre à la paix, il sait qu'elle est aux abois[12]. Alexandre reste fidèle à son système ; il fait saisir les bâtiments anglais, mais il respecte les neutres. Un mois après, nouvelles instances : il n'y a pas de vrais neutres ; tous sont des Anglais masqués sous divers pavillons et porteurs de faux papiers. Il faut les confisquer et l'Angleterre est perdue. » En même temps, le solliciteur s'apprête à passer de la prière à la contrainte. Il active plus que jamais ses préparatifs ; il fortifie les places de la Vistule, il fait préparer à Clarke les cadres d'une armée de trois cent mille hommes pour l'Allemagne, et de deux cent mille hommes pour l'Italie'. Il fait expédier secrètement soixante mille fusils et des canons au roi de Saxe ; il envoie des renforts considérables à Davout sur l'Elbe, à Rapp sur la Vistule.

Il y avait plusieurs mois que Napoléon organisait ces préparatifs de guerre contre la Russie, lorsqu'il apprit tout à coup, vers le commencement de décembre, que les Russes exécutaient de leur côté quelques travaux défensifs, non pas comme lui à cinq cents lieues en avant de leur frontière, mais à environ cent lieues en arrière c'est-à-dire sur la Dwina et sur le Dniester. Il en fut indigné : « On ne peut pas se dissimuler, fit-il écrire à Caulaincourt, que ces ouvrages montrent de mauvaises dispositions chez les Russes. Voudraient-ils faire la paix avec l'Angleterre et violer le traité de Tilsit ? ce serait incontinent la cause de la guerre[13] ». Ces menaces se trompaient d'adresse. Alexandre écouta avec beaucoup de douceur les représentations de Caulaincourt, puis il énuméra avec une. minutieuse exactitude, devant notre ambassadeur étonné, les travaux que Napoléon faisait exécuter lui- même à Modlin, à Praga, à Sierok, à Thorn, à Danzig, les envois d'armes et de troupes en Saxe et dans le grand-duché de Varsovie ; il fit ressortir le caractère éminemment offensif de ces précautions militaires,= l'attitude au contraire toute défensive de la Russie qui se bornait à fortifier quelques villes éloignées de la frontière, Dunabourg, Riga, Revel, Smolensk ; à ramener quelques troupes de la Finlande en Lithuanie ; il rappela tous ses légitimes sujets de plainte contre la France, les cessions galiciennes, le rejet de la convention polonaise, la duplicité offensante avec laquelle on l'avait traité dans l'affaire du mariage, nos nouveaux envahissements en Italie et en Hollande, la mauvaise foi qu'on mettait à éluder au moyen des licences ce système continental dont on prétendait lui imposer les dures prescriptions. Cet exposé terminé, il se borna à prendre amicalement pour juge Caulaincourt lui-même, esprit juste et droit, qui connaissait beaucoup moins bien notre situation qu'Alexandre, et qui ne put que ratifier tantôt par sors silence, tantôt par des explications embarrassées, la légitimité de ces griefs.

Quelque inquiétants que fussent des sujets de plainte que Napoléon semblait prendre à tâche de raviver sans cesse, au lieu de chercher à les faire oublier, ils furent comme effacés en un seul jour par le nouvel attentat contre le droit des gens, qui vint frapper l'Europe de stupeur, au moment même où Alexandre adressait à Caulaincourt ces équitables remontrances. Le 10 décembre 1810, c'est-à-dire à pleine paix continentale, si l'on faisait abstraction d l'Espagne, et sans qu'on pût invoquer l'ombre d'un prétexte ou d'une provocation, un message de l'Empereur, adressé au Sénat, fit connaître aux gouvernements européens que Napoléon venait de réunir à l'empire le Valais, une partie du Hanovre, les villes hanséatiques, le Lauenbourg, le duché d'Oldenbourg, et toutes les côtes depuis l'Ems jusqu'à l'Elbe. Cet acte, extraordinaire même chez l'auteur de tant d'usurpations, était motivé par des considérations plus extraordinaires encore : « Les Anglais ont déchiré le droit public de l'Europe, disait Napoléon ; un nouvel ordre de choses régit l'univers. De nouvelles garanties m'étant devenues nécessaires, la réunion des embouchures de l'Escaut, de la Meuse, du Rhin, de l'Ems, du Weser, et de l'Elbe à l'Empire m'ont paru être les premières et les plus importantes... La réunion du Valais est une conséquence prévue des travaux immenses que je fais faire depuis dix ans dans cette partie des Alpes. »

Et c'était tout. Pour justifier de pareilles violences, il ne daignait même plus alléguer des prétextes, faire naître des occasions trop lentes à se produire, mettre la ruse au service de la force ; il ne consultait plus que sa politique, c'est-à-dire son bon plaisir. Pour s'emparer d'un pays, il lui suffisait que ce pays fût à sa convenance ; il le disait tout haut, comme la chose la plus simple du monde ; et il jugeait à propos d'ajouter que ces nouvelles usurpations n'étaient qu'un commencement, et, selon son expression, les premières de celles qui lui semblaient encore nécessaires ! Et c'était à l'Europe mécontente, humiliée, poussée à bout par les barbares inepties du système continental, qu'il osait signifier de pareils défis, comme s'il eût voulu la convaincre à tout prix que tout accommodement, toute conciliation étaient impossibles ; que pour les gouvernements comme pour tous les hommes de cœur, il n'y avait plus qu'un seul parti honorable, c'était de combattre jusqu'à la mort. Marmont raconte dans ses mémoires que, se trouvant à Paris vers cette époque, il alla voir son ami et compatriote Decrès, le ministre de la marine, homme plein de bon sens et d'esprit qui l'étonna beaucoup. Marmont partageait l'ivresse encore générale surtout parmi les militaires ; il croyait fermement à la perpétuité de la fantasmagorie impériale. Il croyait de bonne foi que cette création chimérique était fondée sur des assises inébranlables, que nous avions succédé à la grandeur romaine, que cette nation spirituelle et mobile, si incapable de se gouverner elle-même, était appelée à gouverner le monde. Et toute la France prenait, comme lui, si bien au sérieux cette vision, qu'elle en resta éblouie et affolée de longues années après que le rêve avait disparu : « Eh bien, Marmont, lui dit Decrès, vous voilà bien content parce que vous venez d'être fait maréchal. Vous voyez tout en beau. Voulez-vous que moi je vous dise la vérité et que je vous dévoile l'avenir ? l'Empereur est fou, tout à fait fou, il nous culbutera tous tant que nous sommes, et tout cela finira par une épouvantable catastrophe ! »

 

 

 



[1] Décret du 25 novembre 1810.

[2] Adresse de la chambre de commerce d'Agen, Moniteur du 12 février 1811.

[3] C'est l'appréciation de Mollien le ministre de Napoléon : « Par une contradiction inexplicable, dit-il, ces taxes même rendaient aux produits de l'industrie anglaise plus d'avantages que la prohibition ne leur en faisait perdre. » (Mémoires d'un ministre du trésor, tome III.)

[4] Napoléon au prince Eugène, 6 août 1810.

[5] Charles XIII à Napoléon, 2 juin 1810.

[6] Archives des affaires étrangères, Suède, 294. Dépêches do Désaugiers de juillet et août 1810.

[7] Cette lettre inédite de Napoléon au roi de Suède est datée du 6 septembre 1810. Elle est aux Archives des affaires étrangères, Suède, 293.

[8] Bernadotte à Napoléon, 8 décembre 1810 : Recueil des lettres, discours et proclamations de Charles-Jean, roi de Suède, Stockholm, 1858.

[9] Napoléon à Champagny, 22 décembre 1810.

[10] A la date du 16 mai 1810.

[11] Napoléon au roi de Saxe et à Clarke, 4 août 1810.

[12] Napoléon à Alexandre, 23 octobre. 1810.

[13] Napoléon à Champagny, 5 décembre 1810.