SESSIONS LÉGISLATIVES
DE 1809 ET 1810. - CRÉATION DU DOMAINE EXTRAORDINAIRE. - LES PRISONS D'ÉTAT.
- SAISIE DU LIVRE : DE L'ALLEMAGNE, DE MNE DE STAËL. - LES PRIX DÉCENNAUX
Le
Corps législatif était arrivé, à cette époque, à remplir presque parfaitement
le rôle que Napoléon lui avait de tout temps assigné dans sa pensée. Il
faisait si peu parler de lui qu'on savait à peine s'il existait encore, et
l'année 1809, presque tout entière, s'était écoulée sans qu'on s'aperçût que
le corps qui représentait la nation n'avait pas tenu sa session habituelle.
Cette assemblée ne pouvait mieux prouver combien elle s'était pénétrée de
l'esprit qui avaient présidé â sa dernière transformation ; mais, par un
malheur qui semblait attaché à son existence même, sa docilité, son
insignifiance actuelle ne la servaient pas mieux que ses anciennes ambitions.
On ne disait plus qu'elle était dangereuse, on disait qu'elle était inutile.
Il n'était plus question du Corps législatif' devant l'Empereur sans qu'il se
récriât sur le non-sens d'une pareille institution. Toutes les lois les plus
importantes paraissaient, en effet, sous forme de décrets ou de
sénatus-consultes ; le plus souvent le Corps législatif n'était pas même
appelé à les ratifier. On ne lui laissait pour toute occupation que la
révision du Code élaboré au conseil d'État, et les lois d'intérêt local ;
encore se plaignait-on amèrement du retard que subissaient ces lois, comme si
elles avaient pu être votées par un Corps législatif absent. D'ordinaire,
l'Assemblée votait sans discussion aucune les projets présentés par le
gouvernement. Le compte rendu officiel des deux sessions de 1809 et 1810
n'équivaut pas à un vingtième d'une seule de nos sessions actuelles, et
cependant la moitié au moins de ces courtes séances est consacrée à l'analyse
des ouvrages dont les écrivains du temps faisaient hommage au Corps
législatif, dans le but évident d'occuper ses loisirs. A
défaut d'autre tort, le Corps législatif avait celui de rappeler, par son nom
même, que la France avait possédé autrefois une représentation nationale.
C'était assez pour sa condamnation, et on le traitait dès-lors avec un dédain
qui annonçait la suppression prochaine et définitive de cette importune
superfétation. La session s'ouvrit le 3 décembre 1809. Un cinquième des
députés dont le mandat expirait, devait être réélu le 31 décembre ; un
sénatus-consulte vint les dispenser de cette inutile cérémonie, et décida que
ces députés resteraient en fonction, non-seulement jusqu'a la fin de la
session de 1809, mais aussi pendant celle de 1810. De nouveaux départements
avaient été réunis à l'empire ; ils avaient des députés à nommer, un autre
sénatus-consulte leur épargna à la fois les fatigues électorales et
l'embarras du choix, en statuant que ces députés seraient nommés par le
Sénat. Ce n'était pas tout. La session de 1809, quelque courte qu'elle fût,
devait nécessairement, par suite même du retard qu'on lui avait fait subir,
se prolonger jusque dans le premier mois de 1810 ; à quoi bon dès-lors faire
une nouvelle convocation, et un nouveau discours d'ouverture pour l'année
1810 ? C'étaient là bien des complications pour si peu de chose ! On décida
que la session de 1810 suivrait immédiatement celle de 1809, et ne ferait
qu'un avec elle sans tout ce vain appareil qui donnait au public de fausses
idées sur l'importance de ce corps. Enfin, comme pour compléter aux yeux de
la France l'avilissement de cette malheureuse assemblée, la présidence en
étant devenue vacante par la démission de Fontanes qui venait d'être nommé
grand-maitre de l'Université, l'Empereur lui donna pour président son grand
chambellan Montesquiou. La représentation nationale se trouva ainsi associée
au service du Palais en la personne de celui qui avait pour mission de faire
respecter ses droits. Les
travaux de cette double session de 1809-1810 auraient, d'ailleurs, pu honorer
les derniers jours du Corps législatif, s'ils avaient été autre chose qu'un
enregistrement pur et simple des volontés impériales. Niais une longue et
cruelle expérience avait convaincu les députés que toute velléité de critique
ou de réforme à l'égard des projets du gouvernement, les plus étrangers à la
politique, n'avait d'autre résultat que d'irriter le maitre, et de faire
faire par des décrets ce qui aurait dû être décidé par une loi. On se bornait
donc à une fastidieuse et invariable approbation des mesures les plus
contraires à tous les principes. C'est ainsi que l'Empereur ayant, de son
autorité privée, fait vendre les canaux (fui étaient la propriété de l'État,
sous prétexte d'affecter le produit de cette vente à l'achèvement des
nouveaux travaux de canalisation, et le Corps législatif hésitant à approuver
cette aliénation illégale d'une portion si précieuse du domaine de l'État,
Napoléon avait passé -outre au moyen de simples décrets (à la date des
17 mai et 10 août 1809).
Le Corps législatif dut en prendre son parti et convertir en loi une mesure
qu'il considérait, à bon droit, comme une spoliation du domaine public. La
discussion sommaire du Code pénal, qui fut adopté en bloc et presque sans
débats préalables dans le cours de la session de 1810, offrit un exemple
encore plus frappant de cette résignation forcée. Tous les criminalistes du
temps repoussaient comme inique et immorale la peine de la confiscation,
non-seulement parce qu'elle faisait retomber sur les enfants le crime du
père, mais parce qu'elle intéressait en quelque sorte le pouvoir à trouver
des coupables, tentation toujours dangereuse quand le pouvoir est représenté
par un homme. Napoléon lui-même, en restituant à beaucoup d'émigrés les biens
qui leur avaient été confisqués par la Révolution, s'était associé au
sentiment de réprobation qui avait suivi l'abus qu'on avait fait alors de
cette pénalité. Mais comme il ne l'avait réprouvée que pour gagner des
partisans, il était parfaitement conséquent avec lui-même en voulant la
maintenir pour effrayer ses ennemis. Il déclara hautement au sein du conseil
d'État[1] qu'il ne se dessaisirait jamais
d'une arme aussi redoutée ; les légistes du conseil s'inclinèrent, comme
toujours, devant sa volonté. S'il y avait eu encore au sein du Corps
législatif une ombre d'indépendance et de dignité, c'est en cette
circonstance qu'il l'aurait montrée, car l'opinion des hommes éclairés était
unanime pour flétrir la peine de la confiscation. Elle était déshonorée à ce
point, qu'on en était venu à voir des criminels, non pas dans ceux que la loi
frappait, mais dans les juges qui l'appliquaient. Au point de vue
philosophique et social, il avait là tout au moins un sujet de discussion de
l'intérêt le plus élevé. Le
projet fut présenté par Treilhard, qui réfuta en quelques paroles
dédaigneuses les objections qu'on élevait contre la confiscation : « On
objecte, dit-il, que la peine de la confiscation réfléchit sur des enfants
qui peuvent n'être pas complices du crime de leur père. Mais qui donc
souffrira pour les fautes du père, si ce ne sont les enfants ? » En
vertu d'une pareille déduction, on pouvait tout aussi équitablement les faire
participer à la peine de mort. Quelques jours après, le rapporteur de la
commission législative, Daubersaert, déclara à son tour que la confiscation
était une peine excellente, d'une efficacité infaillible : « L'ambitieux,
dit-il, ne pense pas seulement à son élévation personnelle, il croit
travailler pour sa postérité ; c'est pour sa famille qu'il s'expose. La crainte
de réduire ses enfants à l'indigence sera un moyen plus efficace que la mort
même pour détourner son bras parricide[2]. » Aucune voix ne s'éleva dans
l'Assemblée pour combattre ces singulières théories, et bien que le sentiment
général fut très-opposé au maintien de cette peine, la confiscation resta
inscrite dans nos lois pénales. Le projet présenté par Treilhard, et comprenant
tout un livre du Code, fut adopté silencieusement à la suite d'un rapport de
quelques pages par deux cent vingt-cinq voix contre trente-cinq, et pas une
protestation, pas une réflexion, pas un mot, n'apprirent au monde que, dans
cette occasion comme dans beaucoup d'autres, c'était la volonté d'un seul
homme qui venait de prévaloir contre le sentiment de toute une nation Mais
pourquoi s'étonner de ce mutisme sur une question si inoffensive en apparence
? Effacer la confiscation de nos codes, n'était-ce pas la condamner au dehors
comme au dedans, et que devenait le système financier de l'empire sans la
ressource des confiscations dans les pays conquis ? Il n'est pas question ici
des énormes contributions que Napoléon levait sur les nations vaincues ; mais
en dehors de ces tributs qui, selon son expression, devaient nourrir la
guerre, et qui équilibraient ses budgets, que de richesses qui ne provenaient
que des confiscations ! domaines princiers saisis en tous pays pour faire
retour à la couronne impériale ou servir de dotation à ses généraux,
séquestration des biens des grands d'Espagne, vente des laines espagnoles,
saisie des marchandises anglaises, saisie des bâtiments américains, saisie
des biens du clergé italien, autant de confiscations dont on ne rendait
compte à personnel Toutes ces mesures, dites d'exception, étaient devenues
d'un usage constant et régulier ; elles donnaient des recettes sur lesquelles
on s'était habitué à compter, et comment ne pas y voir une confiscation
permanente et universelle ? Le
Corps législatif eût été d'autant plus mal venu à repousser la confiscation,
que l'Empereur venait justement de présenter à l'approbation du Sénat une loi
dont le principal but était de donner, sous le nom de domaine
extraordinaire, une sorte de consécration légale à cette source impure de
revenus. Jusque-là l'Empereur s'était attribué à lui-même, d'abord sous la
dénomination de recettes extérieures, et plus tard sous celle de trésor de
l'armée, la libre disposition de tous les profits de la victoire. Il s'était
considéré comme le propriétaire légitime et le dispensateur souverain des
biens conquis avec le sang de nos soldats ; il en avait disposé à sa guise,
sans souffrir que personne fût appelé à en contrôler l'emploi, ou osât
contester le droit qu'il lui plaisait de s'attribuer. Ce n'était pas là la
moins exorbitante de ses usurpations ; mais enfin, il était peut-être bon
pour la moralité publique que la nation parût ignorer les exactions qu'elle
ne pouvait empêcher, et que lui seul fût responsable des iniquités qu'il
avait seul. commises. Aujourd'hui la possession de fait ne lui suffisait
plus, il exigea qu'elle lui fût conférée par une loi ; il voulut que, par un
acte solennel, la nation toute entière fût associée à la responsabilité sans
être appelée au partage, qui resta exclusivement à sa discrétion. La création
du domaine extraordinaire faisait partie de tout un ensemble de dispositions,
qui allaient avoir pour effet d'accroître dans des proportions inouïes la
fortune publique et privée de l'Empereur. Le projet, présenté au Sénat le 20
janvier 181u, et voté par lui le 30, sans discussion, comprenait, outre le
domaine extraordinaire, la dotation de la couronne, le domaine privé,
l'apanage et la dotation des princes et princesses. Héritière d'un état de choses
mal défini où le domaine de la couronne absorbait le plus souvent le domaine
de l'État, la Constituante avait, en 1791, rendu selon les vrais principes
les biens de la couronne au domaine national, en décidant que le prince n'en
aurait que la jouissance et qu'il ne posséderait en toute propriété qu'une
liste civile en argent. Elle n'avait pas voulu que le souverain eût un
intérêt distinct de celui de l'État. L'Empire, en 1804, avait adopté purement
et simplement la loi de 1791. Nul n'aurait osé proposer alors qu'on attribuât
à l'Empereur au-delà de sa liste civile et de l'usufruit des anciens domaines
de la couronne. Depuis
lors, l'Empereur s'était emparé, dans les pays conquis, d'une quantité de
palais et de domaines appartenant aux anciens souverains. Le sénatus-consulte
réunissait toutes ces acquisitions au domaine de la couronne. Tout en
proclamant l'inaliénabilité de ce domaine, il en faisait une propriété
distincte de celui de l'État, qui perdait le droit d'en disposer. L'Empereur,
outre sa liste civile et la jouissance du domaine de la couronne, devait
posséder un domaine privé provenant soit d'acquisitions, soit de successions
ou de donations à lui attribuées, soit enfin des biens meubles de la couronne
au-delà de trente millions. Il pouvait en disposer à volonté, sans être lié,
disait le sénatus-consulte, par aucune des dispositions du Gode. » Il n'était
que trop facile d'imaginer la tentation constante, qui devait accroître le
domaine privé aux dépens de celui de la couronne et de celui de l'État : «
Mais quoi répondait Regnault de Saint-Jean d'Angély dans son exposé des
motifs, si l'Empereur regrettait le plaisir attaché à la possession d'une propriété
privée, voulait-on qu'il pût envier quelque chose à ses sujets ? Et si ce
sentiment, ou si l'on veut cette faiblesse, trouvait accès dans le cœur du
monarque, serait-elle juste, la loi qui le placerait entre le sacrifice de
ses goûts et le sacrifice de ses devoirs ?[3] » Excellent
moyen assurément de prévenir toute faiblesse de la part du prince que
d'autoriser sa faiblesse par une loi ! Au reste, ajoutait Regnault, c'était
là chez l'Empereur un acte bien désintéressé ; il n'avait pensé en cela qu'à
sa postérité (qui n'existait encore qu'à l'état de projet) ; « et ses regards, qui
embrassaient le monde, ne s'étaient jamais arrêtés sur les charmes attachés à
la propriété individuelle. Sa Majesté en a sans doute remarqué des exemples
et conçu la possibilité, mais elle n'en a pas, je crois, connu le sentiment.
» Le sénatus-consulte que présentait Regnault et qui mettait dans les mains
d'un seul homme les richesses de plusieurs nations, ne semblait pas en
parfait accord avec cette délicate flatterie. La création du domaine
extraordinaire était justifiée par des considérations encore moins sérieuses.
L'orateur reconnaissait qu'à toutes les époques et chez tous les peuples, le
produit des conquêtes avait été réuni au domaine de la couronne, c'est-à-dire
en définitive au domaine de l'État. L'Empereur dérogeait à cet antique usage.
; mais on lui en faisait un titre de gloire, car, disait Regnault, « l'Empereur
trouvait suffisante la dotation de la couronne, » et s'il retenait ces biens
c'était seulement pour s'en faire l'administrateur et le dispensateur,
c'était pour les distribuer à ses compagnons d'armes : « La Providence
française avait pourvu ainsi aux besoins de l'armée, elle avait pu encore
faire de riches réserves et conserver de vastes domaines dans le pays où nos
aigles avaient été plantées.... Enfin, elle avait fait du laurier un arbre
fécond dont les fruits ont nourri les braves que ses branches avaient
couronnés[4]. » On
n'aurait pas la vraie couleur des événements, si l'on ne voyait, par quelques
citations de l'éloquence du temps, à quel langage à la fois grotesque et
dégradant le despotisme a pu faire descendre des hommes qui comptaient encore
parmi les meilleurs et les plus éclairés de leur génération. Regnault
insistait surtout sur la nécessité « d'intéresser chaque soldat à la
conservation du bien de tous en assurant la part de l'armée dans les fruits
de ses victoires. » Le domaine extraordinaire avait été en effet affecté en
partie à cette destination, et cette mesure n'avait pas contribué à relever
le moral de notre armée. Malgré le fonds admirable de générosité et de
désintéressement qu'elle avait gardé des premières guerres de la Révolution,
elle avait présenté en plus d'une circonstance le spectacle d'une armée (lui
se bat pour le butin. Mais c'était surtout le caractère des chefs qui avait
souffert de cette contagion des fortunes mal acquises, et Napoléon, qui
s'applaudissait aujourd'hui de cette espèce de corruption où il avait trouvé
le gage de leur docilité, devait un jour se repentir amèrement de leur avoir
créé, en les enrichissant, un intérêt distinct du sien. Un jour vint en effet
où il s'écria avec découragement : « Ils ne veulent plus se battre, je les ai
faits trop riches ! » Et de quel droit leur eût-il interdit un égoïsme qu'il
avait encouragé à la fois et par ses excitations et par son exemple ?
Berthier, à lui seul, avait en dotation un revenu de 1.350.800 francs, Davout
un revenu de 910.000 francs, Ney de 728.000 francs, Soult de 305.000 francs,
Masséna de 500.000 francs, etc. Cependant
le domaine extraordinaire était bien loin d'avoir été affecté tout entier aux
dotations de l'armée. Il comprenait également des dotations civiles destinées
à entretenir le zèle des hauts fonctionnaires, ou à récompenser le dévouement
de certains personnages privilégiés, dont plusieurs appartenaient à
l'ancienne aristocratie. Be montant des dotations, tant civiles que
militaires, à la fin de 1810, s'élevait à la somme de 28.327.472 francs, sans
préjudice de gratifications qui avaient au moins égalé cette somme. Le
domaine extraordinaire avait servi en outre à doter différents établissements
publics, à faire élever des monuments et surtout à combler le déficit annuel
que la guerre laissait dans nos budgets. Pour faire face à toutes ces
dépenses, il avait des biens immobiliers dont le revenu était évalué à
environ 40 millions. Quant aux capitaux mobiliers, il résulte d'un compte
officiel arrêté le 31 décembre 1810, qu'à cette date le total des fonds
entrés dans le domaine extraordinaire, à la suite des trois dernières
guerres, était de 754.257.174 francs. Cet état était d'ailleurs très-loin
d'être complet, car les sommes qu'on y voit figurer comme représentant la
saisie des marchandises anglaises ou les confiscations espagnoles, sont
infiniment au-dessous du chiffre réel de ces recettes. Les dépenses étant
montées à une somme de 433.030.228 francs, il restait un fonds disponible de
321.226.046 francs. La plus
forte partie de ces dépenses avait été absorbée par la guerre. Il ne se
passait pas d'année sans que Napoléon renouvelât en présence du Corps
législatif l'engagement de ne pas augmenter l'impôt, et de maintenir le
budget au chiffre immuable de 730 millions. Mais, malgré toute son habileté
pour faire supporter aux pays étrangers l'entretien de ses troupes, il
dépassait, en temps de guerre, d'environ une centaine de millions ses
ressources budgétaires, et c'était avec les capitaux de son domaine extraordinaire
qu'il réparait la brèche faite à ses finances. Les ministres ne manquaient
pas de faire ressortir à cette occasion, que c'était grâce à ses largesses
qu'on avait pu parer aux mécomptes du budget, comme si ces fonds avaient été
pris sur son patrimoine personnel. Et cependant, lorsqu'il offrait en
payement ces contributions frappées sur l'ennemi, n'était-ce pas toujours la
nation qui payait avec son sang, au lieu de payer avec son argent ? Cette
prétendue fixité du budget n'était d'ailleurs qu'une apparence destinée à
tromper le bon public. Il suffit de jeter un regard sur les budgets de cette
époque pour s'apercevoir que si l'on a maintenu le chiffre sacramentel de 730
millions, c'est à l'aide d'un artifice fort peu loyal, qui a consisté à
porter au compte des départements et des communes, des dépenses qui jusque-là
étaient supportées par l'État. Grâce à ce subterfuge, l'impôt général restait
ostensiblement le même, mais on augmentait impunément toutes les impositions
locales. On mettait à la charge des départements et des communes,
non-seulement la portion la plus onéreuse des frais du culte, mais la moitié
des traitements des préfets et sous-préfets, l'entretien des maisons de
détention, des dépôts de mendicité, des établissements d'enfants trouvés,
dépenses qui étaient auparavant couvertes par le budget. Cette
dissimulation coupable, imaginée dans le but de retirer à la nation jusqu'à
l'ombre du contrôle qu'on lui avait laissé en matière de finances, avait été
opérée par décret[5], comme toutes les mesures qui
étaient de nature à exercer une influence active sur la marche des affaires.
Ce n'était pas là de la part du gouvernement, un caprice accidentel, mais un
système absolu et invariable. Le Corps législatif faisait encore des lois,
mais il obéissait aux décrets- qui dominaient la loi elle-même, et qui le
dépouillaient de toute autorité effective. Si jamais mesure a été considérée
de tout temps et dans tout pays comme étant du domaine de la loi, ce sont
sans contredit les règlements qui touchent à la liberté individuelle, à la
presse, à l'imprimerie et à la librairie. Ces questions furent soustraites au
contrôle législatif, avec non moins de sollicitude que la nouvelle
répartition budgétaire ou la constitution du domaine extraordinaire, et
Napoléon les résolut par des décrets qui organisaient arbitrairement des
prisons d'État, une censure, une direction générale de l'imprimerie et de la
librairie. La
seule chose dont on puisse s'étonner en ceci, c'est qu'il ait jugé à propos
de prendre une peine aussi superflue. Tout ce que ces nouveaux décrets
autorisèrent, il le pratiquait depuis longtemps et sans la moindre
contestation. Depuis longtemps il faisait arrêter, emprisonner, exiler qui
bon lui semblait, supprimer les écrits, expulser les écrivains, interdire les
journaux, fermer les imprimeries, sans avoir le moindre compte à rendre à
personne. Il est inutile de rappeler ici des faits déjà constatés. On devine
assez comment devait se comporter envers des individus obscurs, sans autre
défense que leur droit, l'homme qui gardait un pape sous les verrous, qui
avait fait chasser de Paris par ses agents de police jusqu'à des femmes, que
désignait à sa haine une opinion indépendante unie à la beauté, à l'esprit,
au génie. Aujourd'hui ce pouvoir ne lui suffisait plus. Il fallait que ces
actes hideux de tyrannie parussent être l'ouvrage, non pas de sa volonté,
mais de.la loi. Dès
1809, il avait chargé le conseil d'État de lui préparer un projet de loi sur
je rétablissement des prisons d'État. Ce projet lui fut présenté. Il n'était
précédé d'aucun préambule. C'était le fait lui-même dans sa terrible
concision, le despotisme sans phrase. L'Empereur recula lui-même devant
l'impression qu'un tel document devait produire. Il lui échappa en plein conseil
d'État un mot vraiment sublime : « Il me faut, dit-il, deux pages de
considérants qui contiennent des idées libérales ! » Voilà une de ces paroles
caractéristiques qui expliquent mieux peut-être qu'aucune de ses victoires la
merveilleuse fortune de l'Empereur, et son ascendant si extraordinaire sur le
génie français. Oh ! qu'il connaissait bien cette malheureuse nation,
toujours dupe des mots et toujours prête pour tous les charlatanismes ! De
quels dithyrambes, de quelles imprécations n'avait-on pas fait retentir le
monde au sujet de la Bastille et des lettres de cachet ! Que de sang répandu
pour la détruire ? Que d'enthousiasme pour ses vainqueurs ! Ce n'était plus
l'inoffensive bastille du faible roi Louis XVI qu'on rétablissait
aujourd'hui, c'étaient huit bastilles réparties sur toute la surface du
territoire, et à la discrétion d'un pouvoir ombrageux et inexorable ; mais on
les relevait au nom des idées libérales, et dès lors tout était dit, tout le
monde s'inclinait ; on n'entendit pas une protestation pas un murmure.
L'homme qu'on avait porté en triomphe le jour de la prise de la Bastille
n'était-il pas aujourd'hui le sénateur comte Que demander de plus ?
N'était-ce pas là tout le but de la Révolution française ? Quelques
libéraux que fussent ces considérants qui formaient le préambule du décret
sur les prisons d'État, ils ne pouvaient taire un fait trop connu, c'est
qu'il existait déjà un grand nombre de détenus politiques dans les prisons de
l'Empire. Mais ce n'était pas pour aggraver leur sort qu'on leur ouvrait
l'asile des prisons d'État, bien loin de là ! le préambule faisait remarquer,
au contraire, que si on les livrait à la justice ordinaire, « ils seraient
condamnés à des peines capitales. » C'était donc pour les soustraire au
supplice qu'on évitait de les mettre en jugement. On ajoutait qu'un certain
nombre d'autres de ces coupables « n'auraient pu être condamnés par les
cours d'assises, quoiqu'elles eussent la certitude de leur culpabilité, » ce
qui signifiait qu'on manquait de preuves contre eux, mais qu'on voulait
cependant les maintenir en prison. Une troisième catégorie concernait les
employés de la police à l'étranger, qui avaient manqué à leur devoir, et
qu'on ne pouvait « ni élargir ni traduire devant les tribunaux sans
compromettre le salut de l'État. » Pour tous ces malheureux mis hors la loi,
on voulait instituer « des formes légales et solennelles » destinées à
assurer un examen impartial de leur cause. Ces formes légales et solennelles
consistaient tout entières dans la nécessité pour chaque détention « d'une
décision du conseil privé rendue sur le rapport du grand juge ou du ministre
de la police. » Tous les ans, le tableau des prisonniers d'État devait être
mis sous les yeux de l'Empereur, et la détention de chacun d'eux devait être
autorisée « dans un nouveau conseil privé. » Une
révision annuelle, faite par un conseil composé des familiers et des
serviteurs les plus intimes de l'Empereur, voilà à quoi se réduisaient en
définitive les garanties octroyées si solennellement aux prisonniers d'État.
Un seul fait se dégageait de tous ces semblants de procédure, ce fait c'est
que l'Empereur avait le droit de jeter et de maintenir en prison, sans
jugement, qui bon lui semblait. Le décret ne fut pas moins annoncé comme une
faveur insigne ; et, pour rendre l'illusion plus complète, on le publia dans
le numéro du Moniteur, qui contenait les premières félicitations des corps de
l'État au sujet du mariage[6]. On en fit une largesse au
peuple, et c'est ainsi qu'il fut envisagé. Au reste, ces dispositions
dérisoires ne furent jamais observées. Le seul article du décret qui reçut
son application, fut l'article 38, qui décidait qu'il y aurait huit prisons
d'État et qu'elles seraient établies dans les châteaux de Saumur, de Ham,
d'If, de Landskrown, de Pierrechâtel, de Fenestrelle, de Campiano et de
Vincennes. Cette nomenclature disait à elle seule qu'on avait étendu le
bienfait à toutes les parties anciennes ou nouvelles de l'empire. Le
décret sur la presse, la censure et l'imprimerie suggère les mêmes réflexions
que celui sur les prisons d'État. On eût dit que l'arbitraire une fois
sanctionné par un décret allait changer de nature et devenir légitime, que
les abus de pouvoir érigés en règle paraîtraient plus respectables qu'à
l'état d'exception et d'illégalité. La presse avait été jusque-là soumise au
bon plaisir de l'Empereur et de sa police ; il n'en fut pas autrement sous le
régime des nouveaux décrets ; mais il semblait que ces abus, décorés
désormais d'une apparence de légalité, s'exerceraient en vertu d'une autorité
plus haute, tant le respect de la loi s'impose à ceux mêmes qui en font une
contrefaçon et un mensonge. L'Empereur était d'ailleurs mécontent de l'usage
que Fouché avait fait en mainte occasion de son pouvoir discrétionnaire.
Fouché était indulgent par nature ; il l'était aussi par prévoyance et par
calcul. Bien des fois, pendant les fréquentes absences de l'Empereur, il
avait épargné à de mal- heureux écrivains des mesures impitoyables dont il avait
à dessein retardé l'exécution. Il agissait souvent d'après ses propres
inspirations et se montrait capable d'y tenir. Aussi Napoléon l'accusait-il
assez singulièrement « de n'avoir pas assez de légalité dans la tête »,
ou de vouloir se faire une popularité à ses dépens. Ce qui est certain, c'est
qu'un des buts apparents du décret était de lui retirer la juridiction de la
presse ; pour la donner au ministre de l'intérieur, ce qui n'empêcha
nullement Savary de la reprendre aussitôt qu'il eut remplacé Fouché au
ministère de la police. Dans la
discussion assez longue du projet de décret qui eut lieu au conseil d'État,
les orateurs qui soutinrent la mesure, et l'Empereur lui-même, envisagèrent
la presse, non comme un droit assuré aux citoyens de faire connaître leurs
opinions, d'exprimer leurs pensées et au besoin leurs griefs, mais comme un «
mode d'enseignement, » comme une « institution sociale ». L'Empereur
alla plus loin encore en disant : « que c'était une fonction publique.
» Il en résultait que tous ceux qui se servaient de la voie de la presse
devenaient des espèces de fonctionnaires, placés sous l'œil et sous la main
de l'État, instruments et interprètes de ses volontés, responsables devant lui.
Ce n'était donc qu'en vertu d'une patente émanée de l'État, qu'on pouvait
publier ses opinions, et il avait le droit strict d'arrêter et de supprimer
tout ce qui allait à l'encontre de ses intérêts ou de ses convenances. La
conséquence de ces principes était le rétablissement pur et simple de la
censure. Mais pour déguiser ce retour trop peu dissimulé à l'ancien régime,
l'Empereur voulut que la censure fût déclarée facultative, c'est-à-dire que
les auteurs qui avaient volontairement soumis leurs ouvrages à la censure, et
obtenu son approbation en faisant les retranchements exigés, fussent mis à
l'abri de toute rigueur nouvelle. Mais ce mot n'était qu'une supercherie qui
avait à peu près la même valeur que les considérants libéraux du décret sur
les prisons d'État. Tous les écrits, en effet, de quelque genre qu'ils
fussent, n'en étaient pas moins soumis à une censure préalable, puisque
l'imprimeur était tenu d'appeler lui-même l'attention des censeurs sur tous
les livres qu'il publiait ; d'autre part, un article du même décret stipulait
qu'après le satisfecit donné -par la censure, le ministre de la police avait
encore le droit de faire saisir l'ouvrage. Le décret instituait en outre une
direction générale de la librairie, qui était placée sous les ordres du
ministre de l'intérieur. Elle avait pour mission spéciale de surveiller les
imprimeurs et les libraires. Le directeur choisi par Napoléon fut Portalis,
le fils de l'ancien ministre des cultes, jeune conseiller d'État qui s'était
fait remarquer dans les délibérations du Conseil par la violence de ses
opinions contre la presse. Les imprimeurs comme les libraires étaient
brevetés, assermentés, réduits à un nombre strictement limité, assujettis à
un certificat de bonne vie et mœurs, et enfin soumis à une série de
déclarations et de constatations d'une minutie incroyable[7]. Les peines, en cas de
contravention, étaient la confiscation, l'emprisonnement et l'amende. Il
était cependant une circonstance où la loi s'adoucissait singulièrement pour
l'imprimeur comme pour le vendeur d'un écrit coupable, et c'était le Code
pénal qui s'était chargé lui-même de définir ce motif d'indulgence. Dans le
cas où le libraire ou l'imprimeur consentaient à dénoncer l'auteur, ils en
étaient récompensés par la clémence de la loi, et n'étaient plus passibles que
de peines insignifiantes (art. 284 et 288 du Code pénal). Quel
que fût son état de langueur ou plutôt d'anéantissement, la presse périodique
ne pouvait manquer d'avoir sa part dans cette distribution des faveurs
impériales. Après tous les coups qui avaient été portés à la presse des
journaux, depuis le 18 brumaire, il était surprenant qu'il se trouvât encore
des écrivains pour les rédiger, et c'est seulement par leur petit nombre et
par leurs épreuves mêmes, qui les mettaient à l'abri de toute concurrence,
qu'on Meut expliquer les charges énormes qu'ils supportaient. Non-seulement,
ils étaient contraints de payer de leurs propres deniers le censeur qui les
surveillait, mais c'était encore sur leurs revenus que l'empereur payait ces
pensions, accordées aux gens de lettres et aux savants, dont il se montrait
si fier plus tard, lorsqu'il se plaisait à énumérer tout ce qu'il avait fait
pour encourager les lettres, les sciences et les arts. Un directeur de
journal apprenait à l'improviste que l'empereur venait d'hypothéquer, en
quelque sorte, sur sa feuille, une ou plusieurs pensions de six, huit, dix
mille francs ; il s'exécutait en silence, trop heureux qu'on lui permit
encore de vivre, et par ce moyen, aussi simple qu'économique, ce grand
protecteur de la littérature prenait place dans l'histoire, à côté d'Auguste
et de Louis XIV. Il atteignait par là un autre but qui ne devait pas lui être
moins cher, c'était de faire vivre une moitié des gens de lettres aux dépens
de l'autre moitié, de les armer les uns contre les autres, de rendre
impossible entre eux toute entente et toute action commune ; d'intéresser les
écrivains eux-mêmes à l'avilissement de leur noble profession. On
rougit d'avouer que des hommes tels que Bernardin de Saint-Pierre, Chénier,
Monge, consentaient à prélever cet impôt sur le travail de leurs humbles
confrères[8]. En dépit de ces entraves
onéreuses, acceptées avec une docilité sans limites, les journaux politiques
qui avaient conservé un reste de vie, grâce à la tolérance de la police,
paraissaient encore trop nombreux et trop indépendants à l'empereur. Il
décida qu'il n'y aurait plus qu'un seul journal par département, excepté dans
le département de la Seine, et ce journal unique dut être publié sous
l'autorité du préfet et avec son approbation. C'était décréter qu'il n'y
aurait plus désormais en France que des journaux officiels. Un peu plus tard,
enfin, ce n'était plus un impôt qu'il frappait sur un journal sous forme de
pension, c'était le journal lui-même qu'il donnait en toute propriété à
quelqu'un de ses familiers et sans aucune indemnité pour le propriétaire
dépossédé. Au
reste, si ces décrets, tout favorables qu'ils fussent à l'arbitraire du
gouvernement, étaient obligatoires pour les écrivains, ils ne l'étaient
nullement pour le pouvoir qui les avait rendus. Napoléon ne montra jamais le
moindre souci d'y conformer sa conduite. Cette loi, comme toutes les autres,
resta soumise au bon plaisir de l'empereur. Ses sujets pouvaient y trouver
une aggravation de rigueur, jamais une garantie, et elle ne fut pas plutôt
édictée qu'il s'empressa de la violer avec un mépris brutal et cynique pour
les droits qu'il avait laissé subsister. Quelques mois à peine s'étaient
écoulés depuis la publication du décret, qu'il faisait saisir et supprimer
par sa police le livre de l'Allemagne, par Mme de Staël. Cette
femme illustre s'était depuis peu rapprochée de Paris pour revoir les
épreuves de son livre. Elle résidait aux environs de Blois, c'est-à-dire,
comme le disait Sismondi, à la distance constitutionnelle de quarante lieues.
Elle s'était soumise volontairement aux formalités de la censure facultative.
Le censeur Esménard, un de ces littérateurs que l'empire avait dressés à se
faire de gros revenus en opprimant la littérature, un homme duquel Savary a
pu dire dans ses Mémoires : « Je me l'attachai ; il m'a fidèlement servi »,
avait minutieusement examiné l'ouvrage. Il en avait retranché tous les
passages suspects qu'y pouvait découvrir la servilité la plus raffinée. Il
avait, par exemple, exigé la suppression de hardiesses dans le genre de
celle-ci : « Paris est le lieu du monde où l'on peut le plus
facilement se passer de bonheur[9] ». La phrase avait sans
doute paru factieuse, parce qu'elle semblait admettre la possibilité qu'on ne
fût pas heureux à Paris. Le permis d'imprimer avait été donné, l'ouvrage tiré
à dix mille exemplaires allait paraître, lorsque des gendarmes envoyés par Savary
vinrent saisir chez le libraire l'édition entière, qui fut mise au pilon et
transformée en carton. La vente de ce carton produisit une somme de vingt
louis que Savary, avec le tact exquis qui le caractérisait, fit transmettre
au malheureux libraire pour le dédommager de la perte de ses frais. Ce droit
de saisie avait été en effet réservé en faveur du ministre de la police,
comme une dernière menace toujours suspendue sur la tête des écrivains, même
après l'autorisation de la censure ; mais le décret du 5 février statuait
que, dans ce cas, le conseil d'État serait immédiatement appelé à examiner
l'affaire. Il ne fut pas question un seul instant de lui déférer ce délit. En
même temps, Mme de Staël recevait l'ordre de quitter la France dans les vingt-quatre
heures. Elle écrivit au ministre pour implorer de lui un délai de quelques
jours, en exprimant la supposition qu'elle était sans doute punie pour
n'avoir fait aucune mention de l'Empereur dans son livre : « Il ne faut
point, lui répondit Savary, rechercher la cause de l'ordre que je vous ai
signifié dans le silence que vous avez gardé à l'égard de l'Empereur dans
votre dernier ouvrage, ce serait une erreur ; il ne pouvait pas y trouver
de place qui fût digne de lui, mais votre exil est une conséquence naturelle
de la marche que vous suivez depuis plusieurs années. Il m'a paru que
l'air de ce pays ne vous convenait pas, et nous n'en sommes pas réduits à
chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. Votre ouvrage n'est
pas français, c'est moi qui en ai arrêté l'impression[10]. » On a tout dit sur un régime lorsqu'on a
constaté qu’un homme comme Savary, le héros de tant de besognes basses ou
sinistres, s'y trouvait en position de prendre ce ton de commandement et de
mépris à l'égard d'une femme dont le génie a honoré non-seulement son temps
et son pays, mais l'humanité elle-même. Quel était le nouveau crime reproché
à Mme de Staël ? Il serait difficile de le dire, même aujourd'hui, et l'on
comprend que Napoléon ait reculé devant la nécessité de motiver dans un acte
public la mesure aussi lâche que cruelle dont il la frappait. Depuis le mois
de septembre 1803, époque de son premier exil, elle n'avait pas reparu à
Paris ; elle s'en était seulement rapprochée au moment de la publication de Corinne,
mais elle avait reçu presque aussitôt l'ordre de s'éloigner. Elle avait
voyagé en Italie, en Suisse, en Allemagne, toujours fidèle à ses libérales
opinions ; mais sans les manifester autrement que dans des conversations
privées. Son
livre sur l'Allemagne, plein d'aperçus nouveaux, d'observations vives et
originales dont presque tous les traits principaux sont restés vrais, malgré
les changements inévitables que le temps opère chez les peuples comme chez
les individus, était pour la France une véritable révélation ; mais il ne
sortait pas du domaine philosophique et littéraire, et il serait difficile
d'y signaler une allusion, même lointaine, à la politique. C'était une
initiation à tout un monde d'idées et de sentiments que la France ignorait.
Il y avait alors, au point de vue intellectuel comme au point de vue
commercial, une sorte de mur de la Chine autour de nos frontières, et cette
prohibition des œuvres de la pensée, maintenue par les préjugés autant que
par le despotisme, avait appauvri et stérilisé l'esprit français. Notre
littérature se mourait de langueur sous la double oppression d'un régime
hostile à tout mouvement d'idées, et d'une orthodoxie littéraire étroite et
formaliste, qui après avoir depuis longtemps cessé de s'imposer par l'éclat
de ses œuvres, ne se défendait plus que par son intolérance. C'était une
littérature d'État qui s'était moulée en quelque sorte sur la société
politique, et qui avait ses conventions, ses formules officielles, ses types
consacrés, en dehors desquels il n'était pas permis de sentir ou de penser.
Elle avait l'uniformité et la sécheresse d'une administration comme elle en
avait la discipline. On n'y retrouvait plus aucun des traits caractéristiques
de notre esprit national ; elle en reproduisait assidûment les formes
vieillies, mais sans la vie qui les avait animées autrefois. Aussi
rencontre-t-on chez les auteurs en vogue de ce temps-là les Delille, les
Fontanes, une science prodigieuse du procédé unie à une nullité presque
absolue de l'inspiration. Il n'y a de sève, de vigueur, d'originalité que
chez les écrivains qui ont respiré l'air du dehors : Chateaubriand, Joseph de
Maistre, Mme de Staël, Benjamin Constant. Il faut à tout prix chercher une
autre atmosphère ou se résigner à l'élégante banalité de la littérature
orthodoxe. Si, d'aventure, il se rencontre dans ce milieu ingrat un esprit.
d'une réelle distinction, qui répugne à adopter l'un ou l'autre de ces deux
partis, c'est un talent condamné au tourment d'une laborieuse impuissance avec
toutes les ambitions de la supériorité. Ce sera Joubert, talent d'une rare
délicatesse, mais talent maladif, maniéré, sans tempérament, improductif à
force de scrupules, ayant en horreur le grand air, le mouvement, la lumière,
dilettante incomparable, écrivain avorté. Ouvrir
à l'esprit français de nouveaux horizons dans l'espèce de prison
intellectuelle où il était renfermé, lui faire connaître des idées et des
formes nouvelles, des inspirations spontanées dans la poésie, dans le drame,
dans la philosophie, dans l'histoire, c'était lui apporter le seul genre de
renouvellement qui pût lui rendre, sinon son ancienne originalité pour
longtemps disparue, du moins sa puissance créatrice. On le vit bien au
magnifique essor qu'il prit aussitôt que la Restauration eut fait tomber les
barrières qui empêchaient l'air extérieur de pénétrer chez nous. C'est ce
réveil du génie national qu'avait voulu préparer Mme de Staël en nous
initiant à la renaissance intellectuelle de l'Allemagne de la fin du
dix-huitième siècle, en nous révélant des types nouveaux, des formes
rajeunies de la beauté, un sentiment plus intime de la nature, des
conceptions profondes malgré leur bizarrerie, enfin, toutes ces sources vives
d'imagination et de pensée qui s'appelaient Gœthe, Schiller, Lessing, Kant,
Fichte, Herder. C'était
pour avoir voulu nous assurer ce bienfait que Mme de Staël était si durement
frappée. Au reste, Napoléon ne se trompait, ni dans sa haine contre une femme
qui- était la personnification de ce qu'il détestait le plus au monde,
l'élévation des idées, l'indépendance du caractère, la noblesse et la fierté
du cœur, ni dans l'accès de colère brutale que lui avait inspiré le beau
livre dont il venait d'ordonner la suppression. Au fond, tous les genres
d'émancipation se tiennent, et quiconque travaille à élever, à ennoblir, à
vivifier l'esprit d'un peuple travaille par cela même à sa liberté future.
L'Allemagne offrait alors un exemple bien frappant de- cette vérité. C'était
aux chefs glorieux de sa renaissance intellectuelle, qu'à la suite de sa
longue léthargie du dix- huitième siècle, elle avait dû le premier sentiment
de son existence comme nation ; et ce sentiment était si fort, qu'il
survivait à tous les coups que lui avait portés Napoléon. Il l'avait coupée
par tronçons, il avait chassé ou corrompu ses souverains, détruit ses
anciennes institutions, fusillé ses patriotes. Les Allemands trouvaient comme
une seconde patrie dans leur littérature qui entretenait le sentiment
national et la haine de l'étranger. L'esprit resta libre sous les liens qui
enchaînaient le corps, et leur pays se releva en 1813 plus vivant que jamais.
A ce point de vue, on peut dire qu'un homme de paix comme Gœthe, si hostile
par nature à toute littérature militante, a plus fait que toute une armée
pour la liberté et l'indépendance de son pays. Mais ce
qui était une insulte gratuite à la vérité aussi bien qu'au génie, c'était de
faire écrire à Mme de Staël par cet homme de police que « son, livre n'était
pas français » parce qu'il allait porter une consolation à une nation
injustement opprimée. Ce livre était au contraire imprégné à toutes les pages
de la qualité française par excellence, d'une vertu que la France a gardée à
travers toutes ses épreuves et qui lui a toujours valu l'estime de ses
ennemis, la générosité, le seul héritage peut-être, qu'en aucun temps on
n'ait pu contester au peuple qui a fait les croisades, la chevalerie, la
guerre d'Amérique, et de nos jours la guerre d'Italie. Oui, l'histoire doit
le constater à l'honneur d'une nation tour à tour méconnue à l'excès ou
adulée sans mesure, cette voix qui s'élevait en faveur des vaincus, ces
sympathies qui venaient les consoler dans leur défaite, cette main tendue au
malheur, ces paroles d'espérance et d'encouragement, c'était en France et
sous l'épée même du vainqueur qu'on les rencontrait ! C'était en France qu'on
s'exposait à la proscription pour saluer l'infortune de l'Allemagne humiliée
I Quelques-uns ne s'en tinrent pas à cette généreuse intercession ; ils
allèrent jusqu'à renier leur passé, à s'armer contre leur patrie, à sacrifier
volontairement leur mémoire et leur vie à ce qu'ils considéraient comme la
cause du genre humain. Les Allemands ont été les premiers à remarquer que les
jugements de Mme de Staël au sujet de leur caractère national péchaient par
un excès d'indulgence. Ils ont relevé, non sans une certaine ironie, ses
éloges de la candeur," de la simplicité, de la bonhomie germaines et
toutes les appréciations où sa générosité faisait tort à sa clairvoyance.
Noble, touchante exagération d'une vertu dont ils ont eu depuis lors
l'occasion de nous indiquer la vraie mesure !... mais ils ne se sont pas
souciés d'ajouter cette leçon à toutes celles qu'ils nous ont données. La
peine qui venait de frapper Mme de Staël fut étendue successivement à la
plupart des amis qui consolaient son exil, à Mme Récamier, à Mathieu de
Montmorency, à Schlegel, à Barante, le préfet de Genève, subitement destitué
pour lui avoir témoigné des égards. Un jour vint où, pour échapper à ces
persécutions, elle se décida à la longue et pénible odyssée dont elle nous a
légué l'émouvant récit. Ainsi fut dispersée cette petite société de Genève si
intéressante par son activité d'esprit, un des derniers cercles où l'on ait
osé parler et penser librement. Ainsi disparut ce cénacle, illustre et
modeste à la fois, où tout ce qui comptait par l'intelligence en Europe
tenait à honneur de se faire présenter, où Benjamin Constant apportait la
souplesse, la variété, la justesse de l'esprit le plus rare et le plus
étendu, Sismondi son solide bon sens, sa science d'économiste et d'historien,
Schlegel ses intarissables fantaisies critiques, Bonstetten sa causticité ;
Gérando son esprit philosophique, Mine Récamier sa grâce et sa beauté, Mme de
Staël sa grande âme éloquente, inspirée, sorte d'écho toujours vibrant où
tout ce qui s'agitait de glorieux dans ce siècle trouvait son retentissement.
Par une
de ces singulières coïncidences que l’historien doit toujours relever
lorsqu'elles servent à mieux caractériser les faits, c'est au moment où Mme
de Staël était chassée comme une criminelle, et son livre jeté au pilon,
qu'un jury nommé par l'Institut proclamait ces prix décennaux annoncés naguère
avec tant de fracas, et destinés à faire revivre les grands siècles
littéraires : c< Les prix décennaux, avait dit le ministre de l'intérieur
dans son Exposé de la situation de l'Empire, vont être donnés par la main
même de celui qui est la source de toute vraie gloire. » C'était sans doute
par une flatterie ingénieuse que la plupart des lauréats s'étaient dispensés
de demander leur gloire à une autre source, car si cette longue liste offrait
dans la littérature quelques noms estimables, elle n'en présentait aucun qui
fût attaché à une œuvre glorieuse ou seulement durable. Rulhière était
couronné pour l'histoire, Raynouard, Legouvé, Delrieu, Baour-Lormian, Lehoc
pour la tragédie, Duval pour la comédie, Sainte-Croix et Villers pour la
critique, Delille pour la Poésie didactique, Saint-Lambert et Julien pour la
philosophie morale, etc.[11] SAISIE
DU LIVRE DE MADAME DE STAEL. 311 Voilà
les écrivains qui étaient proclamés dignes d'une récompense publique,
lorsqu'on n'avait que des persécutions el des outrages pour tous ceux qui
honoraient la nation par leur caractère et leurs talents. Mais la postérité,
qui remet tout le monde à sa place, a plongé ces noms dans le plus profond
oubli ; elle n'a conservé de souvenir que pour ceux que la servilité
officielle a passés sous silence. La
liste des prix donnés à la science offrait les grands noms de Lagrange, de
Laplace, de Berthollet, de Cuvier, véritables illustrations de ce temps,
mérites supérieurs à toutes les récompenses, et qui ne pouvaient porter aucun
ombrage au pouvoir en raison même de la spécialité de leurs travaux. Mais par
une particularité qui mérite d'être signalée, non-seulement ces hommes
éminents avaient conquis leur célébrité à une époque déjà éloignée, mais ils
étaient couronnés pour des ouvrages dont la date était antérieure à l'Empire,
qui voulait s'approprier leur gloire. On décernait un prix au Calcul des
fonctions de Lagrange, publié en 1797, à la Mécanique céleste de Lagrange,
publiée en 1798, aux Connaissances chimiques de Fourcroy, publiées en 1791,
aux Leçons d'anatomie de Cuvier, publiées en 1802, au Traité de calcul
différentiel et intégral de Lacroix, qui était de l'année 1796, à l'Histoire
des poissons de Lacépède, qui était de 1798, à la. Statique chimique de
Berthollet, de 18 c3. Cette observation n'avait pas échappé au jury chargé de
décerner les prix, car il avait écarté du concours plusieurs ouvrages comme
trop anciens, mais il s'était relâché de sa rigueur en faveur des ouvrages
couronnés ou parce qu'ils avaient été augmentés d'un volume additionnel, ou
parce que l'auteur en avait publié une nouvelle édition quelque peu remaniée,
C'était par une fiction analogue qu'on avait couronné l'histoire de
l'Anarchie de Pologne de Rulhière, qui était mort depuis trente ans. A ce
compte on aurait aussi bien pu remonter jusqu'à Tacite, le véritable
historien de ce temps-là On avait mis le plus possible à contribution les
richesses du passé pour suppléer à l'indigence du présent, et pour donner au
dispensateur de toutes les gloires l'illusion de croire qu'il était aussi
l'inspirateur de tous les talents. Mais tous ces frais d'adulation furent dépensés en pure perte. Soit que l'Empereur fin frappé de l'insignifiance de ses poètes césaréens, soit qu'il jugeât son argent mieux employé dans les dépenses de la guerre, il s'abstint de distribuer les prix décernés par le jury, et il ne resta de la magnifique institution des prix décennaux que le souvenir d'une solennelle mystification. Si l'on en croit son apologiste Thibaudeau, Napoléon déclara en plein conseil d'État « que son but en les instituant n'avait été que de fournir une occupation aux esprits pour les empêcher de s'occuper de choses plus sérieuses. » Ce qui donne à penser toutefois que son cortège triomphal de renommées littéraires lui avait paru un peu mince, c'est une note adressée au ministre de l'intérieur[12], et dans laquelle il s'informe des raisons qui ont déterminé l'Institut à ne pas mentionner le Génie du christianisme de Châteaubriand. On peut conclure de là qu'il aurait voulu renforcer cette glorieuse élite dans la crainte qu'elle ne fit une assez triste figure devant la postérité. Il ne pouvait aimer Châteaubriand depuis sa courageuse démission à l'époque de l'exécution du duc d'Enghien. Il avait confisqué le Mercure qui était sa propriété, pour te punir d'une allusion trop hardie ; mais il avait un goût naturel pour son style imagé et pour ce qu'il y avait d'intempérant dans son imagination ; il écoutait volontiers ses protecteurs Fontanes et Molé ; enfin le Génie du christianisme avait le mérite d'avoir popularisé ce titre de restaurateur des autels, auquel il tenait plus que jamais depuis qu'il était en guerre ouverte avec le pape. Chateaubriand venait d'ailleurs de publier ses Martyrs. Il y avait reproduit et soutenu la doctrine de l'Église catholique sur la nécessité d'obéir aux pouvoirs établis, même lorsqu'ils sont fondés sur l'usurpation, et cette doctrine n'était pas faite pour déplaire à l'Empereur. Ainsi s'explique l'indulgence de Napoléon, et sa fugitive velléité d'enrôler Châteaubriand dans la phalange des gloires officielles. |
[1]
Séance du 21 janvier 1809.
[2]
Archives parlementaires, publiées par Mavidal et Laurent. — Séance du 2
février 1810.
[3]
Archives parlementaires, séance du 20 janvier 1810.
[4]
Archives parlementaires, séance du Sénat du 20 janvier 1810
[5]
A la date du 11 juin 1809.
[6]
Moniteur du 5 mars 1810.
[7]
Voir au Bulletin des Lois, le décret du 5 février 1810.
[8]
Voir l'état de ces pensions dans une lettre de Napoléon à Montalivet, à la date
du 3 janvier 1810.
[9]
Voir dans le livre de l'Allemagne les passages supprimés par la censure.
[10]
Lettre de Savary en date du 30 octobre 1810. — Voir Dix ans d'exil, par
Mme de Staël, la préface de l'Allemagne et la Correspondance de
Mme Récamier. Il faut lire dans les Mémoires de Savary ce qu'il écrit au
sujet de cet épisode, pour avoir une idée de la fourberie de ce personnage.
[11]
Voir dans les Mémoires de l'Institut le volume intitulé : Rapports
de toutes les classes de l'Institut de France sur les ouvrages admis au
concours pour les prix décennaux. Novembre 1810. Le Moniteur des mois de
juillet et août 1810 publia de longs extraits de ce rapport.
[12]
A la date du 9 décembre 1810.