DISTRIBUTION DES
TERRITOIRES CONQUIS - LE BLOCUS CONTINENTAL. - NAPOLÉON ET LE BOI LOUIS. - LA
HOLLANDE EST RÉUNIE A L'EMPIRE
Ainsi,
la paix de Vienne était à peine signée que déjà Napoléon, en dépit des
heureuses et rassurantes dispositions que semblait -annoncer son mariage avec
Marie-Louise, était en guerre ouverte avec l'Église, en hostilité sourde avec
la Russie. Ses relations avec les autres puissances continentales n'étaient
guère plus satisfaisantes. Qu'il eût laissé un mécontentement profond chez la
Turquie, trahie et livrée par lui, chez la Prusse, qu'il avait démembrée,
écrasée de contributions de guerre, et qu'en ce moment même il traitait en
créancier impitoyable, on ne saurait s'en étonner. Mais ses exigences et sa
mobilité poussaient à bout jusqu'à nos alliés naturels, jusqu'à ces royautés
qui étaient son œuvre et qui ne pouvaient vivre que par lui. Ses rapports avec
Murat, avec Joseph, avec Louis et Jérôme, malgré les liens de famille qui les
unissaient, étaient plus voisins de l'inimitié que de la bonne intelligence,
et malgré toute la soumission à laquelle les obligeait leur dépendance, leurs
vrais sentiments se trahissaient souvent par des paroles d'impatience et
d'irritation. Les
souverains mêmes qu'il enrichissait des dépouilles de l'Autriche, tout en se
montrant plus satisfaits, étaient au fond indisposés contre lui en raison des
charges de toute espèce dont il leur faisait payer ses bienfaits, de
l'humiliante sujétion qu'il leur imposait, et surtout du peu de sécurité que
leur assurait un système qui était un perpétuel remaniement de leurs États.
Napoléon jugeait encore nécessaire de maintenir, au moins en apparence,
l'engagement qu'il avait pris de ne pas étendre au-delà du Rhin les limites
de l'Empire ; il distribuait donc à ses vassaux de la Confédération du Rhin
les territoires conquis. Mais en donnant d'une main, il s'attribuait le droit
de reprendre de l'autre, sans tenir aucun compte des convenances du
donataire, et lorsqu'il augmentait un domaine, c'était comme un maître qui
avait le droit d'en disposer. Il donnait à la Bavière Salzbourg, Ratisbonne,
l'Innwertel, Bayreuth. Mais il lui retirait le Tyrol italien qu'elle tenait
comme le Tyrol allemand du traité de Presbourg, et qu'il voulait annexer à
l'Italie ; Ulm, qu'il voulait attribuer au Wurtemberg ; enfin certaines
parties du Palatinat qu'il réservait à Bade. Elle devait en outre payer ces
faveurs d'une somme de trente millions, et d'une quantité de dotations accordées
aux généraux français. La principauté de Ratisbonne, que venait d'acquérir la
Bavière, était retirée brusquement à un autre allié de Napoléon, au prince
primat, président de la Confédération du Rhin, qui recevait en dédommagement
la principauté de Francfort, formée des territoires de Fulde et de Hanau. Le
prince primat, duc de Dalberg, avait été antérieurement électeur et
archevêque de Mayence ; il en était à sa troisième souveraineté, et on ne lui
changeait pas seulement ses États, mais jusqu'à son héritier présomptif.
C'était le cardinal Fesch, oncle de Napoléon, que l'Empereur avait d'abord
désigné pour lui succéder dans ses titres et sa souveraineté. Aujourd'hui,
Fesch était tombé en disgrâce pour avoir défendu les intérêts de l'Église, et
on avait besoin d'une compensation pour consoler le prince Eugène déchu de
son rôle de fils adoptif, et menacé dans son titre de vice-roi. La
principauté de Francfort fut déclarée réversible sur la tête du prince
Eugène. Jérôme
ne fut point oublié dans ce partage, malgré les sujets de plainte que
Napoléon avait contre lui. Il reçut la place de Magdebourg et le Hanovre, à
la condition d'entretenir et de solder un corps d'occupation de dix-huit
mille hommes de troupes françaises, et de servir des dotations montant à un
revenu annuel de onze à douze millions. Jérôme, habitué comme ses deux
frères, Joseph et Louis, à recevoir de Napoléon beaucoup plus d'invectives
que de compliments, avait sur eux un grand avantage : il ne prenait pas sa
souveraineté au sérieux. Occupé uniquement de ses plaisirs, et ne voyant dans
la royauté qu'un moyen de satisfaire ses vices, il ne. Se souciait ni de
gagner l'affection de ses peuples, ni d'alléger le fardeau qui pesait sur
eux. Il n'avait d'ailleurs ni à soutenir une guerre comme celle qui ravageait
l'Espagne, ni à surmonter des difficultés comparables à celles que Louis
rencontrait en Hollande. De là la faveur relative dont il jouissait auprès de
Napoléon, si dur pour ses autres frères. Ce règlement des affaires allemandes avait
été accompagné de l'évacuation des provinces autrichiennes. Napoléon
retrouvait ainsi la libre disposition de ses forces militaires. Tout le monde
croyait deviner l'emploi qu'il allait en faire. Il dépendait de lui de les
tourner tout entières contre l'Espagne, le seul point du continent où l'on
osât encore lui résister. Le coup si sensible qu'il venait de porter à
l'Autriche, l’alliance peu sûre, mais momentanément efficace qu'il avait
contractée avec elle, lui garantissaient pour un temps la neutralité des
puissances au fond du cœur les plus hostiles. On ne pouvait mieux mettre à
profit ce répit inespéré qu'en se hâtant d'en finir avec cette guerre
difficile et dangereuse. Si Wellington, après sa brillante campagne de
Talavera, s'était vu forcé de se rabattre sur le Portugal en présence d'une
concentration énergique des troupes que l'Empereur avait laissées en Espagne,
comment supposer qu'il pourrait leur tenir tête, lorsqu'elles seraient
renforcées de l'armée qui venait de triompher à Wagram, et commandées par son
incomparable général ? Il faut en convenir, en dépit des formidables défenses
que Wellington accumulait alors autour de Lisbonne en prévision même de cet
événement, l'issue d'une nouvelle campagne, entreprise en Espagne par
Napoléon à la tête de son armée victorieuse, avait bien des chances pour être
décisive. Cette campagne, il la devait à ses malheureux soldats d'Espagne exténués
par une guerre de grands chemins, il se sentait lui-même l'obligation de la
faire. Il en avait pris l'engagement solennel le 3 décembre 1809 en ouvrant,
la session du Corps législatif : « Lorsque je me montrerai au-delà des
Pyrénées, avait- il dit, le léopard épouvanté cherchera l'Océan pour éviter
la honte, la défaite et la mort. » Ses ennemis croyaient à cette résolution
parce qu'elle était celle qu'ils avaient le plus intérêt à prendre et qu'ils
redoutaient le plus de sa part ; ses admirateurs, parce qu'elle était
conforme à son génie, habitué à négliger l'accessoire pour se porter
directement au point vif des difficultés, à tout ramener, à tout sacrifier au
but principal. Mais
l'illusion n'était plus possible, s'il voulait atteindre ce but comme il en
était temps encore, il devait y consacrer tous ses moyens. La démonstration
était faite à cet égard. Depuis que la lutte avait commencé en Espagne,
Napoléon y avait entretenu presque constamment une armée qui montait à près
de quatre cent mille hommes et qui était composée de ses meilleures troupes ;
il y avait envoyé ses lieutenants les plus éprouvés et les plus intrépides :
Soult, Jourdan, Ney, Lannes, Victor, Suchet, Junot, Mortier, Saint-Cyr, et
malgré leurs efforts, malgré tant de sang répandu et de batailles gagnées, la
royauté de Joseph était moins affermie que jamais. Quelque mépris qu'on
affichât pour les forces insurrectionnelles, il leur avait suffi d'un renfort
de vingt-cinq mille Anglais commandés par Wellington pour remettre en
question toute notre conquête. Après une pareille expérience, il n'était pas
permis de croire au succès des demi-mesures. On ne pouvait vaincre l'Espagne
qu'à la condition de l'écraser, et pour dompter cette résistance obstinée, ce
n'était pas trop de toutes nos forces réunies. Disons plus, ce n'était pas
trop du génie de l'Empereur en personne, et surtout de son autorité, car sa
présence seule pouvait mettre un terme aux rivalités des maréchaux, elle
seule pouvait imprimer aux opérations l'ensemble et l'unité nécessaires pour surmonter
tous les obstacles. Aussi
l'étonnement fut-il grand en Europe, et grande aussi la joie de nos ennemis,
lorsque après l'évacuation des territoires autrichiens on vit la majeure
partie de nos troupes, au lieu de prendre, comme on s'y attendait, le chemin
des Pyrénées et de l'Espagne, se diriger vers les rivages de la mer du Nord
et de la Baltique, occuper tour à tour les côtes de la Hollande, -lu Hanovre,
les bouches du Weser et de l'Elbe, les villes hanséatiques, les places fortes
de l'Oder, Stettin, Custrin, Glogau, restées dans nos mains comme gage de la
dette prussienne, et pousser leur menaçante avant-garde jusqu'à Danzig sur la
Vistule. Le sévère et inexorable Davout eut le commandement supérieur de
toutes ces forces et dut, fixer sa résidence à Hambourg. Rapp fut maintenu à Danzig.
Le blocus continental servit de prétexte à cette immense ligne d'occupation
qui embrassait presque tout le littoral du continent, des bouches de la
Vistule jusqu'à la Dalmatie. Par suite de l'extension donnée à cette ligne,
des renforts successifs montant à une centaine de mille hommes purent seuls
être acheminés vers les Pyrénées. Bientôt le développement exagéré qui fut
donné à ce fatal système, les complications que fit naître son application, offrirent
à Napoléon des motifs plausibles pour ne pas s'éloigner de Paris, et pour
éluder son engagement de paraître en personne dans un pays dont il redoutait
le fanatisme. La guerre d'Espagne resta attachée aux flancs de l'Empire,
comme une de ces maladies qu'on traite par des palliatifs lorsqu'il y faudrait
des remèdes énergiques, et dont on ajourne l'examen parce qu'on craint de
s'en avouer la gravité. Lorsque
Napoléon avait publié ses deux décrets de Berlin et de Milan, le premier, par
lequel il déclarait mettre l'Angleterre en état de blocus, alors qu'il lui
était impossible de faire tenir la mer à une simple barque ; le second, par
lequel il déclarait dénationalisés et de bonne prise tous les bâtiments
neutres qui se soumettraient aux ordres du conseil de l'amirauté britannique,
en acceptant ses permis de navigation, on avait cru de sa part à une bravade
et à un essai d'intimidation plutôt qu'à un système arrêté et suivi. Il était
en effet difficile d'imaginer qu'un homme d'un si pénétrant génie, après
avoir reconnu l'impossibilité de vaincre l'Angleterre sur mer, eût conçu la
folle idée de la forcer à capituler en fermant à son commerce tous les débouchés
du continent. La première condition pour réaliser un tel rêve était que
Napoléon fût le maître absolu du continent, et même, cette hypothèse admise,
son projet eût été d'une exécution fort difficile. Or l'Empereur était encore
loin d'en être là en 1807 et 1808. Le blocus continental, à l'époque de sa
première apparition, avait donc semblé une mesure comminatoire, un essai de
représailles sur le papier, un dernier écho des mauvaises déclamations du
comité de salut public. On le crut d'autant mieux qu'il ne fut d'abord
observé qu'avec assez de mollesse, surtout pendant la guerre contre
l'Autriche. Mais
cette illusion fut de courte durée. A peine la paix signée, Napoléon revint
avec plus d'ardeur que jamais à son idée favorite, il annonça hautement la
ferme intention de faire observer le blocus dans toute sa rigueur. Pour se
rendre compte de ce que ce système avait d'exorbitant, il importe d'en bien
connaître toutes les conséquences pratiques. Ce qu'il impliquait en effet, ce
n'était pas seulement, comme on semblait le dire, l'interdiction du commerce
anglais, mais l'interdiction de tout commerce maritime. Le premier effet des
mesures édictées par Napoléon avait été l'anéantissement ou l'immobilisation
de toute la marine des anciennes puissances neutres. Il ne se faisait plus de
commerce que par l'intermédiaire de l'Angleterre. Le blocus, c'était donc,
outre la privation des produits manufacturés de l'industrie anglaise, une
prohibition absolue de ces produits coloniaux, qui, dans le Nord surtout,
étaient devenus des objets de première nécessité, le sucre, le coton, le
café, le tabac, le thé, les épices, les bois de teinture si indispensables à
l'industrie, les produits pharmaceutiques tels que le quinine ; enfin le sel
lui-même qui, dans certains pays comme la Suède, n'arrivait que par mer. Mais
ces privations, quelque pénibles qu'elles fussent, n'étaient pas tout. En
même temps qu'à ces précieuses importations des régions plus favorisées que
les nôtres, il fallait, dans ces mêmes pays du nord Béja si maltraités,
renoncer à tout commerce d'exportation ; car leurs produits naturels, le fer,
les bois de construction, les goudrons, ne pouvaient être transportés que par
eau. Les transports par terre triplaient leur prix de revient, ce qui créait
une véritable prohibition. Ainsi,
le blocus continental équivalait, pour la plupart des États européens, à
l'anéantissement de tout commerce et de toute grande industrie, à la
privation des denrées les plus nécessaires à la vie, il leur avait coûté leur
marine et leurs colonies, il était pour eux la misère et la ruine ; enfin il
leur imposait une série de vexations insupportables, car la marchandise
prohibée était non-seulement poursuivie sur les frontières, mais recherchée
et saisie jusque chez les particuliers. Aussi a-t-on pu affirmer à bon droit,
surtout en ce qui concerne l'Allemagne, que le système continental contribua
plus encore que la conquête à soulever contre nous les peuples[1]. En
France et dans les régions méridionales de l'Europe, dont les productions
naturelles pouvaient jusqu'à un certain point suppléer aux produits
coloniaux, où l'on remplaçait, par exemple, le sucre par le sirop de raisin,
et, plus tard, par Io sucre de betteraves, les cotons d'Amérique par ceux de
Naples ou par le lin, l'indigo par le pastel, le café par la chicorée, le mal
était moins sensible. La France avait, d'ailleurs, toutes les compensations
de la victoire et les ressources d'un génie merveilleusement habile à
l'exploiter, mais, pour les pays du nord, pour les peuples habitués à
demander au commerce les produits et les denrées que leur sol leur refusait,
la soumission était un suicide. Et tous ces maux intolérables, ils devaient se
les imposer pour consolider le pouvoir de leur oppresseur On leur demandait
de les subir volontairement pour soutenir l'homme qui les avait vaincus,
humiliés, qui les maintenait encore sous un joug de fer, et pour détruire la
seule nation qui lui eût résisté avec avantage, qui luttât encore pour la
liberté des peuples. Bien plus, on se flattait qu'ils apporteraient du zèle à
l'exécution de ces mesures dont ils étaient les premières victimes, car le
moindre relâchement dans la surveillance ébranlait tout le système. On s'imaginait
qu'ils imputeraient toutes leurs souffrances non pas à l'homme qui en était
l'auteur, ni à ses agents détestés, mais au peuple qui combattait sa
tyrannie. Plus leur exaspération croîtrait, semblait-on croire, plus
l'Angleterre serait isolée et menacée. A cette
supposition qui était une pure utopie, Napoléon joignait une autre illusion,
qui n'était pas moins dangereuse. Cette illusion consistait à croire que le
blocus continental avait porté une sérieuse atteinte à la prospérité de
l'Angleterre et que son maintien la ferait bientôt périr d'inanition. Les
faits lui donnaient à cet égard le plus complet démenti. Jamais l'activité
industrielle et commerciale de l'Angleterre n'avait été plus grande, malgré
les charges d'environ deux milliards qu'elle s'imposait annuellement[2]. La dépréciation de son billet
de banque, qui perdait alors vingt pour cent, tenait à une émission exagérée
et nullement au malaise des affaires. On y remédia en abrogeant la loi qui
autorisait la Banque à suspendre lei paiements en argent[3]. Si le blocus avait fermé à
l'Angleterre beaucoup de débouchés sur le continent, la contrebande
encouragée sous-main par ceux qui étaient obligés de la proscrire
ostensiblement, lui en laissait encore un grand nombre, et le chiffre de ses
exportations en Europe seulement montait à six Cent millions ; il avait suivi
une progression constante depuis 1805[4]. Elle trouvait en outre une
large compensation dans la suppression de toute concurrence, résultat naturel
de l'immobilité forcée de la marine des neutres. En croyant la frapper, on
avait créé à son profit le monopole du commerce. Elle avait trouvé enfin un
immense dédommagement dans la saisie de la plupart des colonies européennes,
et dans l'exploitation exclusive des débouchés de l'Amérique espagnole. Au
reste, le système continental était si impraticable qu'en France même,
c'est-à-dire dans le pays où ses inconvénients étaient le plus supportables,
en raison de la richesse du sol et des profits de la conquête, on en éludait
l'application, non-seulement au moyen de la contrebande, mais au moyen d'une
fraude autorisée par le gouvernement. Cette fraude, en quelque sorte
patentée, s'exerçait à l'aide des licences, espèces de permis de circulation
qui se payaient très-cher. Grâce aux licences, des armateurs privilégiés pouvaient
porter à l'Angleterre nos blés et nos vins, qu'elle consentait à recevoir
parce qu'elle en avait besoin, nos soieries qu'on jetait à la mer parce
qu'elle n'en voulait pas. Ils en rapportaient certains produits dont notre
industrie ne pouvait se passer, tels que les bois de teinture et les huiles
de poisson. Le grand organisateur de cette fraude était Napoléon qui trouvait
dans ce trafic injuste une source énorme de revenus, et qui n'éprouvait pas
le moindre scrupule à ruiner le commerce honnête au profit des plus indignes
monopoles. Au reste, on voit par sa correspondance que les agents de sa
police ne se faisaient pas faute de l'imiter sur ce point en le trompant
lui-même[5]. Mais, en violant ainsi ses
propres lois, il entendait se réserver exclusivement le bénéfice de cette
transgression, ail n'en persistait pas moins à vouloir les imposer à ses
alliés dans toute leur rigueur. Il est facile, d'après de pareils faits, de
se faire une idée des plaintes, des subterfuges, des récriminations, des
griefs réciproques, des difficultés de toute nature, auxquels un système
ainsi appliqué devait donner lieu. En présence des dangers, des abus, des
vices criants de ce blocus qu'un de ses ministres appelait « la plus
désastreuse et la plus fausse des inventions fiscales[6] », on se demande si Napoléon,
en le poussant à outrance, y a bien réellement vu, comme on l'a toujours dit,
un moyen de forcer l'Angleterre à se rendre à merci, ou s'il n'y a pas plutôt
cherché des prétextes faciles pour s'ingérer dans l'administration des États
alliés et achever la conquête de l'Europe, qui était en effet le préliminaire
sous-entendu, mais logique et obligé du système continental. Ce qui
est certain, c'est que les difficultés naquirent dès le premier moment où le
blocus fut appliqué. Ces difficultés furent telles, qu'il dépendait
absolument de Napoléon d'en faire sortir à son gré la paix ou la guerre.
Cette situation ambiguë convenait merveilleusement à sa politique toujours à
l'affût des opportunités, et attentive à garder prise sur les autres, sans en
donner aucune sur lui-même. Quoi de plus avantageux à ce point de vue qu'un
engagement dont la stricte exécution était impossible' ? Avec son système
continental, Napoléon se trouvait placé, vis-à-vis des autres puissances
européennes, dans la situation d'un créancier vis-à-vis d'un débiteur
insolvable, qui peut toujours être poursuivi et saisi. Parmi les souverains
qui avaient souscrit à ce pacte inexécutable, il n'en était pas un qui ne se
trouvât en faute, et cela n'était pas surprenant, puisque Napoléon lui-même
était si loin d'être en règle. il avait ainsi la haute main sur eux et les
tenait sans cesse sous le coup du châtiment. Armé de
cette législation inexorable, il pouvait récriminer avec avantage contre des
alliés douteux ou malintentionnés ; il l'invoquait même contre ses propres
parents dont la bonne volonté ne pouvait lui être suspecte, mais qui
reculaient devant les impossibilités du blocus ou devant l'atrocité de
certaines mesures. A ce point de vue, ses frères Joseph, Jérôme et Louis, son
beau-frère Murat, le docile vice-roi lui-même n'étaient pas moins coupables
que les rois de Prusse et de Danemark. Les reproches incessants qu'il leur
adressait prouvent combien il devait être difficile aux autres souverains de
trouver grâce à ses yeux. Si le blocus ne ruinait pas l'Angleterre, il
offrait tout au moins à Napoléon un moyen de contrainte, d'intimidation et,
au besoin, d'intervention d'une force irrésistible, et pour lui ce genre de
mérite devait primer tous les autres. De là sa persévérance à l'imposer à
tous les États sous prétexte de défendre contre l'Angleterre la cause des
neutres. Si le blocus ne lui donnait pas la liberté des mers, il lui assurait
toute facilité pour achever la conquête du continent. Lorsque
la Suède signa avec la Russie, vers la fin de 1809, la paix désastreuse qui
lui coûta la Finlande, Napoléon tenait dans ses mains Stralsund et la
Poméranie. Au lieu de réclamer à la Suède un lambeau de son territoire, il
étonna le monde par sa modération, et se contenta de lui demander pour sa
part, une adhésion au blocus continental. Moyennant cette concession, il
consentit à tout restituer au régent que les Suédois venaient d'appeler au
gouvernement, après avoir chassé leur roi Gustave IV. Petite concession, en
effet ! c'était l'indépendance suédoise que le régent venait de lui
livrer. Mais la Suède était placée heureusement pour elle un peu loin de ses
atteintes. Peu de mois après l'adhésion de la Suède au blocus, Napoléon lui
reprochait l'inexécution du traité avec des menaces et en des termes qu'on
n'emploie qu'envers des sujets. Il exigeait impérieusement le renvoi des
consuls anglais, la saisie des marchandises coloniales, même sur bâtiments suédois,
l'extradition de Fauche Borel et des autres réfugiés français, l'abolition de
toute décoration appartenant à l'ancienne France : « Mon intention,
ajoutait-il, est de faire la guerre à la Suède plutôt que de souffrir d'être
ainsi outragé par elle[7]. » Mieux eût valu cent fois
céder une province que d'accepter une pareille ingérence ! Un mois plus tard,
ses sommations étaient encore plus menaçantes, et il faisait annoncer au
ministre de Suède, à Paris, qu'on allait lui remettre ses passeports si le
régent ne s'exécutait pas[8]. C'était
là le ton quotidien de nos rapports avec les autres États européens,
particulièrement avec le Danemark et la Prusse. La situation de la Prusse
était aggravée par le fait qu'elle nous devait encore quatre-vingt-six
millions sur les contributions de guerre. Les vœux, d'ailleurs si naturels,
qu'elle avait dû former contre nous pendant la campagne d'Autriche, lui
étaient comptés comme autant d'actes d'hostilité déclarée. Elle implora des
délais pour l'acquittement de sa dette. Le roi Frédéric Guillaume écrivit à
Napoléon, lui exposa la détresse de son royaume, lui rappela qu'il avait « résisté
aux sollicitations étrangères, étouffé les mouvements insurrectionnels »
que sa fidélité même à remplir ses engagements avait épuisé ses États, qu'il
venait tout récemment de « faire vendre ses bijoux, sa vaisselle d'or et
d'argent[9] ». L'empereur lui refusa
les adoucissements qu'il réclamait, et répondit par une froide fin de
non-recevoir à cette démarche humiliante[10]. Bientôt même les payements sur
lesquels il comptait n'étant pas effectués au terme fixé, il fit à la Prusse
l'offre dérisoire de prendre la Silésie en compensation de la dette[11]. Un peu plus tard enfin, il
consentit sur la prière du roi à favoriser l'ouverture d'un emprunt prussien
en Hollande. Avec la
Russie, Napoléon ne pouvait songer à prendre ce ton de maitre qui lui
réussissait si bien avec les États faibles. Il y avait là un gouvernement qui
l'observait de près, qui connaissait à fond ses stratagèmes, et qui bien que
décidé à garder envers lui les plus grands ménagements, osait lui dire la
vérité. Alexandre avait déjà contre Napoléon les griefs les plus légitimes ;
il ne songeait pas les relever pour le moment, mais il en prenait acte en
homme prévoyant. Il avait pris son allié en flagrant délit de duplicité
jusqu'à trois fois dans l'espace de quelques mois ; d'abord dans l'affaire
des cessions galiciennes, un peu après dans celle du mariage, où les
dénégations embrouillées de Napoléon au sujet d'une double négociation, ne
faisaient que mieux mettre en lumière sa déloyauté[12], plus tard enfin, dans le
projet de traité relatif à la Pologne. Le blocus continental ne pouvait que
lui apporter de nouveaux sujets de récriminations. C'est au moment où
Napoléon réclamait avec le plus d'instances la stricte observation du
système, qu'Alexandre eut connaissance des infractions qu'il y commettait
lui-même au moyen des licences. On devine avec quels sentiments cette
supercherie fut jugée dans un pays, où le sol naturellement pauvre avait si
grand besoin du supplément des produits exotiques, et où les exportations ne
pouvaient se faire que par mer. Si le blocus nous imposait des privations,
pour la Russie il était la ruine, et c'est nous qui avions la prétention de
le lui imposer en ne le respectant pas nous-mêmes ! Alexandre n'eut pas de peine
à faire ressortir ce qu'une telle dérogation avait d'exorbitant. Napoléon
répondit à ses plaintes en niant comme toujours le tort qu'on lui reprochait.
Il était vrai, disait-il, qu'il donnait des licences pour l'exportation de
ses vins et de ses blés, mais il n'en donnait aucune pour l'importation des
denrées coloniales[13], assertion qui était absolument
fausse. La Russie eut dès lors le droit de prendre avec le blocus toutes les
libertés qui lui parurent nécessaires pour en adoucir les rigueurs, et il
devint bientôt évident que la conquête seule pourrait le lui imposer dans
toute sa sévérité. Mais de
tous les pays de l'Europe, celui pour lequel l'application du blocus avait eu
les suites les plus désastreuses était sans contredit la Hollande. Entraînée
malgré elle dans l'orbite d'une puissance militaire dont elle partageait
toutes les charges et jamais les profits, privée coup sur coup de ses riches
colonies, de sa marine naguère si florissante, de son commerce maritime si
actif qui était devenu le commissionnaire du monde entier, réduite pour toute
ressource aux productions d'un sol insuffisant, péniblement conquis sur la
mer, épuisée en outre par l'entretien d'une armée au-dessus de ses moyens
comme de ses besoins, et dont le principal rôle consistait à la maintenir
sous le joug, la Hollande ne vivait plus depuis longtemps que des restes de
son ancienne opulence. Il ne lui restait pour toute industrie que ses banques
qui étaient encore pour l'Europe le grand marché de l'argent, ses fromages,
ses salaisons de jour en jour plus compromises par les entraves que la
surveillance anglaise mettait à l'importation du sel, qui lui arrivait par
mer. Dans de telles conditions, la priver du commerce des denrées coloniales,
déjà si réduit par la guerre maritime, c'était lui porter le dernier coup, et
l'on peut dire à la lettre que si les autres pays souffraient du blocus, la
Hollande en mourait. Quelque
attaché qu'il fût à son frère, le roi Louis n'avait pu rester insensible à
tant de maux. Esprit sans grande étendue, mais non sans sagesse et sans
lumières, caractère simple et honnête, passionné sous des dehors froids,
sincèrement philanthrope avec des accès d'humeur noire qui tenaient
principalement à sa mauvaise santé et à ses malheurs conjugaux, le roi Louis
estimait que son acceptation de la royauté hollandaise lui avait créé des
devoirs vis-à-vis de ses sujets. Dès le lendemain de son élévation au trône,
il s'était constitué auprès de Napoléon leur défenseur d'office. Comme son
frère Joseph, il n'avait pas tardé à reconnaître à ses dépens que ces
prétendues royautés créées par Napoléon n'étaient dans sa pensée que les
déguisements de la conquête et les instruments du despotisme. Elles n'avaient
eu, aux yeux de l'Empereur, d'autre but que celui de conserver sous sa main
des pays qu'il n'osait encore réunir ouvertement à l'Empire, par ménagement
pour l'opinion de l'Europe. Elles n'étaient qu'une première forme des
annexions futures. Louis
avait donc défendu de son mieux contre Napoléon la vie et la fortune de ses
sujets. Il s'était efforcé de diminuer les contingents qu'ils devaient
fournir à nos armées de terre et de mer, de réduire le nombre des vaisseaux
et des chaloupes canonnières qu'ils devaient entretenir, d'alléger les
impôts, enfin et surtout d'accorder quelque tolérance et quelques facilités
au commerce si cruellement frappé. Ces faits étaient devenus de la part de
Napoléon l'objet de reproches incessants et parfois des plus dures invectives
; aucun acte de l'administration de Louis ne trouvait plus grâce à ses yeux.
Ses fautes qui étaient d'un genre assez inoffensif, comme celles que commet
un homme qui aime à jouer au souverain, par exemple le rétablissement des
anciens titres de noblesse, la création d'un maréchalat, devenaient pour
Napoléon de véritables crimes. Bientôt il en vint à se repentir d'avoir placé
Louis sur le trône de Hollande. Dès le 27 mars 1808, en lui offrant la
couronne d'Espagne par préférence à Joseph, il lui écrivait : « le
climat de la Hollande ne vous convient pas. D'ailleurs elle ne saurait sortir
de ses ruines. » Plus tard, au mois d'août de la même année,
l'Empereur fit proposer à Louis de lui céder le Brabant et la Zélande en
échange des villes hanséatiques. Louis repoussa avec indignation ce projet de
démembrement du pays dont on lui avait confié les destinées. Ce fut
ainsi contre son propre frère, que Napoléon fut amené à user pour la première
fois de la facilité que lui offrait le système continental pour achever la
soumission de l'Europe. La résistance mesurée, mais persévérante et
invincible, que Louis opposait à une application trop stricte du système
continental, au moment où Napoléon la réclamait le plus impérieusement,
changea les velléités de l'empereur en une résolution arrêtée. A. son retour
de la campagne d'Autriche à Paris, Napoléon était décidé à détrôner son
frère, mais il voulait le faire en évitant le plus possible l'odieux d'un
pareil acte, en rejetant selon son habitude au moins quelques torts apparents
sur celui dont il méditait la perte, enfin en y procédant avec les gradations
nécessaires pour préparer l'opinion. Les relations des deux frères en étaient
arrivées à cette époque à un tel point d'aigreur, que Louis s'attendait à
chaque instant à voir la Hollande envahie, et d'avance calculait ses moyens
de défense. A la suite de l'expédition de Walcheren, la Zélande et le Brabant
furent occupées par nos troupes sous le prétexte d'une démonstration contre
les Anglais, et le roi Louis fut invité à se rendre à Paris, où son frère
venait d'arriver. Le sens de cette manœuvre n'échappa nullement à sa perspicacité.
Malgré la faiblesse de ses ressources, il songea un instant à décliner
l'invitation, et à appeler aux armes les Hollandais. Ses ministres lui
conseillèrent d'obéir ; il se rendit en France. Louis
était à peine arrivé à Paris qu'il sut à quoi s'en tenir sur les intentions
de son frère. A son grand étonnement, et sans avoir été prévenu de rien, il
lut dans tous les journaux la déclaration suivante, extraite du discours de
l'Empereur, prononcé à l'ouverture du Corps législatif : « la Hollande
placée entre la France et l'Angleterre en est également froissée ; elle est
le débouché des principales artères de mon empire. Des changements
deviendront nécessaires. La sûreté de mes frontières et l'intérêt des deux
pays l'exigent impérieusement. » Le langage du ministre de l'intérieur était
encore plus significatif : « La Hollande, disait-il, n'est réellement
qu'une portion de la France. Ce pays peut se définir en disant qu'il est
l'alluvion du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut, c'est-à-dire une des grandes
artères de l'Empire.... Froissée entre la France et l'Angleterre, la Hollande
est privée et des avantages contraires à notre système général auxquels elle
doit renoncer, et de ceux dont elle pourrait jouir. R est temps que cela
rentre dans l'ordre naturel. » Cette façon indirecte de signifier au roi
Louis qu'on allait s'emparer de ses États, était plus blessante encore que la
formule fameuse qui avait appris à l'Europe que le roi de Naples « avait
cessé de régner ». On ne lui faisait pas même l'honneur d'une mention. Il n'y
avait là pour l'empereur qu'une question géographique, et rien de plus. Du
moment où la Hollande n'était qu'une « portion de la France », cet
«ordre naturel» n'était pas difficile à découvrir. C'était un retour à la
mère-patrie. Telle
fut la forme employée par Napoléon pour faire connaître au roi Louis qu'on
avait disposé de ses États. Pour motiver une conquête, il suffisait désormais
d'une simple convenance. Le premier mouvement de Louis en reconnaissant le
piège dans lequel il était tombé, fut de chercher à s'échapper pour regagner
la Hollande. mais il s'aperçut qu'il était gardé à vue. Quelques jours après,
ayant voulu sortir de la maison de sa mère, chez laquelle il était descendu à
Paris, il fut retenu de force par des gendarmes d'élite[14]. Dans cette extrémité, il
envoya à Amsterdam son écuyer le comte de Bylandt avec l'ordre de fermer à
nos troupes l'entrée des forteresses, et surtout de la capitale. Cet
ordre fut exécuté. Malgré les déboires dont il avait été abreuvé par son
frère depuis son élévation au trône, Louis avait encore au fond du cœur le
désir de régner. Ses ministres lui conseillaient d'ailleurs la soumission,
pour conserver à leur pays, sinon l'indépendance, du moins une autonomie
nominale qui pourrait redevenir un jour plus réelle. Il se déclara prêt à
accepter toutes les conditions que l'Empereur voudrait lui imposer. Napoléon
consentit à se laisser fléchir. Dans une lettre datée du 21 décembre 1809[15], après une longue exposition de
ses griefs contre Louis, il offrit de lui rendre sa couronne en échange d'un
engagement d'interdire le commerce anglais, d'entretenir une flotte de
quatorze vaisseaux et sept frégates, une armée de vingt-cinq mille hommes, de
supprimer la noblesse et les maréchaux. Mais tout en lui faisant grâce pour
le moment, il avait soin d'ajouter : « Je ne vous cacherai pas que mon
intention est de réunir la Hollande à la France, comme le coup le plus
funeste que je puisse porter à l'Angleterre ». Il lui montra même tout rédigé
le décret qui ordonnait la réunion. Ce
décret, Napoléon avait été un instant à la veille de le publier. Mais au
moment de mettre sa menace à exécution, soit qu'il craignît de rencontrer
dans une partie de la Hollande une résistance sérieuse, soit qu'il prévit le
détestable effet que produirait en Europe un conflit qui n'avait déjà fait
que trop de bruit, il s'était décidé à ajourner ce projet. Dans son désir
d'utiliser ce grand sacrifice, il imagina de se servir de cette menace même
de réunion comme d'un moyen d'influence et de contrainte pour amener
l'Angleterre à la paix. Cette idée n'était pas nouvelle chez lui. Rien des
fois il s'était servi de ce genre d'intimidation ; bien des fois il avait
déclaré aux négociateurs de cette puissance, que l'Angleterre le forcerait à
conquérir le continent pour l'armer, disait-il, tout entier contre elle, et
en réalité pour l'armer contre lui. Aujourd'hui il allait dire aux Anglais :
faites la paix, ou je réunis la Hollande. Si la négociation venait à réussir,
ne serait-ce pas un chef-d'œuvre diplomatique que d'avoir obtenu la paix de
l'Angleterre, non pas en échange d'un avantage présent, mais en prévision
d'un dommage éventuel ? Si elle échouait, on aurait un nouveau prétexte pour
envahir la Hollande, et dans tous les cas on gagnait le temps nécessaire pour
s'épargner une précipitation et une violence également compromettantes. C'était
du roi Louis que devait émaner cet appel à la bonne volonté britannique pour
avoir quelque chance de se faire écouter. C'était pour le sauver du danger
imminent qui le menaçait lui et son royaume, que l'Angleterre devait oublier
tous ses anciens griefs contre l'envahisseur de l'Italie, de la Suisse, de
l'Espagne, du Portugal, de l'Allemagne elle-même. Ce fut en conséquence au
nom de Louis et du Cabinet d'Amsterdam, que partit dans les premiers jours de
février 1810, le négociateur désigné, M. Labouchère riche banquier
hollandais, gendre et associé du grand banquier anglais Baring. Baring était
intimement lié avec lord Wellesley, le frère aîné de Wellington, alors
ministre des affaires étrangères, et c'est pour ce motif qu'on avait choisi
Labouchère. Mais par cela même que Labouchère ne pouvait parla- qu'au nom du
Cabinet hollandais, il n'avait à offrir à l'Angleterre que des conditions
fort peu acceptables. Comment supposer en effet que le gouvernement anglais,
alors dans tout l'éclat de sa force et de sa puissance, et aussi dans toute
l'ardeur de la lutte si passionnée qu'il soutenait pour la liberté de
l'Europe, allait se laisser détourner de sa tâche par la crainte d'une
annexion de la Hollande ; qu'il allait faire la paix pour conserver un trône au
roi Louis, comme s'il ne savait pas que la Hollande était depuis longtemps
réunie de fait sinon de droit, et comme s'il n'avait pas en vue des intérêts
incomparablement plus importants ? De telles ouvertures étaient pitoyables ;
elles font peu d'honneur au génie politique de Napoléon. Elles attestent, ce
qu'on voit d'ailleurs par les éternelles déclamations du Moniteur, qu'il
n'avait aucune notion exacte de la situation réelle de l'Angleterre. Il la
considérait comme aux abois et sur le point de succomber, et jamais elle
n'avait été plus inébranlable. Elle désirait la paix, mais beaucoup moins que
nous, parce qu'elle souffrait moins de la guerre. Pour l'y décider, il
fallait des concessions tout autres que celte offre ridicule d'épargner les
Hollandais, dans le cas où elle viendrait à résipiscence. C'est selon toute
apparence le sentiment de l'inutilité d'une démarche si médiocrement conçue,
tout autant que son penchant à se mêler de tout, qui poussa Fouché à entamer
à l'insu de son maître une négociation simultanée avec le Cabinet anglais,
afin de pouvoir, après l'échec fort probable de Labouchère, apporter à
Napoléon un traité de paix qu'il n'aurait plus qu'à signer. Ce qui est
certain, c'est que l'agent de Fouché, en abordant le marquis de Wellesley,
lui soumit du moins quelques propositions sensées et acceptables, associées à
des projets chimériques. Cet agent, ancien officier irlandais au service de
Condé, nommé Pagan, fut présenté à Wellesley par lord Yarmouth. Il fit savoir
au ministre que si l'Angleterre désirait la paix, on pourrait facilement
arriver à la conclure sur la base du rétablissement des Bourbons en Espagne,
et d'une compensation à donner à Louis XVIII aux dépens des États-Unis
d'Amérique. Ce dernier arrangement était une pure rêverie, mais on n'avait
aucun parti pris absolu, et on se déclarait prêt à discuter toutes les
transactions que proposerait l'Angleterre. Les
ouvertures de Fagan devancèrent de quelques jours celles de Labouchère. Lord
Wellesley les déclina poliment, mais nettement, comme faites sans caractère
officiel et sans autorité suffisante. Quant aux propositions de Labouchère,
il ne pouvait y voir le résultat d'une intrigue, mais il lui fut difficile de
prendre beaucoup au sérieux une négociation, qui ne présentait d'autre base
que la clémence de Napoléon envers la Hollande. L'Angleterre n'ignorait
nullement que Louis n'était en Hollande que le prête-nom de son frère ; elle
n'avait pas à empêcher Napoléon de se démasquer ; elle avait bien plutôt
intérêt à le pousser dans la voie des usurpations jusqu'à ce qu'il eût
révolté tout le monde. Le
public avait été indigné en Angleterre de l'issue honteuse de l'expédition de
Walcheren ; mais une paix sans honneur l'eût bien plus indigné encore. La
conduite de lord Chatham avait été l'objet d'une enquête parlementaire, il
s'était vu contraint de donner sa démission de directeur général de
l'artillerie. Enfin, cet ignominieux échec, sans amener la chute complète du ministère,
avait renversé les deux principaux ministres, Canning et lord Castlereagh,
réduits à vider leur querelle dans le duel célèbre où Canning fut blessé.
Mais malgré les plaintes inévitables dont l'opposition fit retentir le
Parlement au sujet de la fâcheuse direction de cette guerre, la nation était
plutôt irritée qu'inquiète ou découragée. Lord Wellesley qui avait succédé à
Canning, n'était en rien solidaire des fautes de l'administration précédente
; il était populaire, grâce à de grands services rendus dans l'Inde et aux
reflets de la gloire fraternelle. Esprit d'ailleurs très-éclairé et dégagé de
tout préjugé, il n'était suspect de partager ni le parti pris des anciens
ministres à qui il fallait avant tout une revanche des humiliations de
Walcheren, ni le zèle intéressé de l'opposition en faveur de la paix. Il
était mieux placé qu'aucun des hommes d'État de son pays pour être impartial. Il
écouta avec une parfaite courtoisie les communications de Labouchère, mais il
n'eut pas de peine à établir que leur objet immédiat, c'est-à-dire le désir
de conserver nominalement à la Hollande une indépendance, qui, de fait, avait
depuis longtemps cessé d'exister, ne pouvait être pour l'Angleterre la base
d'une négociation sérieuse, En dehors de cette proposition, on ne lui
apportait que de vagues assurances dont rien ne garantissait la sincérité,
car Labouchère ne pouvait parler qu'au nom des ministres hollandais. Ce
n'était pas sur des données aussi incertaines qu'un gouvernement prudent
pouvait s'exposer à troubler l'opinion par des espérances peut-être
irréalisables et à arrêter l'élan de la nation vers la guerre, alors qu'elle
en était venue à n'en plus sentir le poids. L'Angleterre s'était habituée à
l'état de guerre ; elle y trouvait de grands avantages qui en compensaient
les maux inévitables. Si l'on voulait la paix, il fallait le dire hautement,
il fallait parler au nom de la France, apporter des conditions nettement
formulées et non des ouvertures sans précision et sans garantie. Labouchère
n'obtint rien de plus que cette déclaration verbale. Il y joignit ses propres
observations sur l'état de l'esprit public en Angleterre. Elles étaient en
parfaite conformité avec les appréciations de Wellesley[16]. Cet
accueil peu encourageant n'empêcha pas Napoléon de revenir à la charge auprès
du cabinet anglais, mais en restreignant cette fois la négociation à un
arrangement -sur les mesures du blocus. L'Angleterre retirerait ses arrêts du
Conseil de 1807, en revanche l'empereur évacuerait non-seulement la Hollande,
mais les villes hanséatiques, il rendrait aux Anglais tous leurs débouchés
sur le continent. Si ce n'était pas une paix définitive, ce serait du moins
un grand pas vers la paix. Dans les instructions remises à Labouchère, il
s'efforçait de démontrer que « la France ne souffrait nullement de l'état
actuel. » Mais à défaut d'autres faits, son insistance même n'était-elle pas
la preuve du contraire ? Et s'il y avait une apparence d'équité dans l'offre
d'un double retrait simultané des mesures de blocus, les Anglais pouvaient-
ils ignorer que leur blocus à eux était très-efficace, puisqu'il immobilisait
toutes les marines du continent, tandis que son blocus à lui était éminemment
fictif, n'arrêtait nullement leur commerce et faisait surtout du mal à ses
alliés ? Cette note de Napoléon se terminait par un mot qui définissait
admirablement l'esprit de son système : « Pour n'avoir pas fait la paix
plus tôt, disait-il, l'Angleterre a perdu Naples, l'Espagne, le Portugal, le
débouché de Trieste. Il est évident que si elle tarde à la faire, elle perdra
la Hollande, les villes hanséatiques, la Sicile[17]. » Il aurait dû ajouter,
pour dire toute sa pensée, la Prusse, le Danemark, la Suède, la Russie, car
c'était là la conséquence nécessaire de son système. Et cette conclusion
forcée, bien loin d'effrayer l'Angleterre, l'eût comblée de joie en lui
faisant entrevoir dans un avenir prochain la perle inévitable d'un esprit
assez chimérique pour fonder ses plans sur une aussi folle conception. Cette
seconde proposition ne fut pas plus heureuse que la première. Le moment était
venu de réaliser les menaces dont on avait fait tant de bruit, et de prendre
un parti à l'égard de la Hollande dont le sort restait toujours en suspens.
Pendant le cours même des négociations de Labouchère, de nouvelles
complications s'étaient produites dans la situation de Louis. Napoléon avait
appris successivement que l'entrée de Berg-op-Zoom et de Breda avait été
refusée à ses troupes, et que le ministre de la guerre Krayenhof faisait
fortifier Amsterdam. Ces graves nouvelles lui parvinrent au moment où il
croyait avoir définitivement dompté l'obstination de son frère. Elles lui
firent éprouver un véritable transport de fureur : « Le roi de Hollande
est-il devenu tout à fait fou ? écrivit-il à Fouché... Vous lui demanderez si
c'est par son ordre que ses Ministres ont agi ou si c'est de leur chef ; et
vous lui déclarerez que si c'est de leur chef, je les ferai arrêter et leur
ferai couper la tête à tous[18]. » Le malheureux Louis, qui
jusque-là avait passé tour à tour de la crainte à la colère et de la
soumission à la révolte, était toujours à Paris, à la merci de son redoutable
frère. Ses velléités de guerre à outrance n'étaient pas même soutenues par ses
ministres trop convaincus de l'inutilité d'une pareille résistance ; il
comprit cette fois qu'il fallait plier pour sauver au moins une partie de son
royaume. Il fit ouvrir ses places fortes, demanda leur démission à Krayenhof
et à Mollerus, les deux seuls ministres qui fussent d'avis de défendre
jusqu'à la dernière extrémité l'indépendance de leur pays, et se déclara prêt
à se soumettre à toutes les volontés de l'empereur. Napoléon
se trouvait ainsi ramené à son projet d'annexer la Hollande, il y tenait plus
que jamais ; mais il n'avait pas encore perdu alors (on était en mars
1810) toute
espérance d'arrangement avec l'Angleterre, il redoutait l'effet d'un scandale
trop bruyant. Il y avait d'ailleurs à peine trois mois que Montalivet, son
ministre de l'intérieur, venait de déclarer une fois de plus dans une
harangue solennelle : « qu'il lui aurait été facile d'étendre les
limites de la France au-delà du Rhin, mais que ce fleuve était la borne
invariable des États immédiats de son empire[19]. » Il préféra donc un
moyen terme, qui, tout en mettant la Hollande dans ses mains, ménagerait
encore quelques apparences et lui donnerait le droit d'en finir quand il
voudrait. Par un
traité qu'il dut signer le 16 mars 1810, Louis s'engagea non-seulement à
remplir les conditions antérieurement stipulées, et qui étaient relatives au
blocus, à l'entretien de l'armée de terre et de mer, aux maréchaux, à la
noblesse, mais à accepter un état de vassalité qui était pire qu'une
abdication. Il cédait à l'empereur toute la partie de la Hollande située sur
la rive gauche du Rhin, c'est-à-dire jusqu'au Wahal, ce qui formait environ le
quart de son territoire. Il consentait à confier la garde de ses États à un
corps d'occupation français, il recevait de la France tous les employés de
ses douanes. Il déférait à l'empereur le jugement des prises maritimes.
Enfin, il s'engageait à mettre le séquestre sur les bâtiments américains qui
se trouvaient dans ses ports. Cette
dernière stipulation était l'application anticipée d'un décret qui parut
quelques jours après (à la date du 23 mars 1810) En vertu de ce décret, tous
les bâtiments américains qui seraient entrés dans les ports de l'empire
français à partir du 20 mai 1809, devaient être saisis et vendus. Cette
mesure spoliatrice ne fut pas un des traits les moins caractéristiques du
système continental. A. la suite des décrets de Berlin et de Milan et des
représailles du conseil britannique de 1807, toutes les marines de l'Europe
avaient été frappées d'interdiction. Le commerce des neutres n'avait plus pu
se faire que sous le pavillon américain sur l'Océan, et dans la Méditerranée,
sous le pavillon turc. Mais l'Angleterre obligeant les neutres à lui payer un
droit d'octroi soit à Londres, soit à Malte, et Napoléon ayant déclaré
dénationalisés les bâtiments qui se soumettraient à cette formalité, il s'en
était suivi pour le commerce américain une série de vexations intolérables.
Il était à peu près impossible dans la pratique de distinguer les bâtiments
qui s'étaient soumis au contrôle britannique de ceux qui s'y dérobaient, et
comme tous étaient suspects, les innocents payaient souvent pour les
coupables. Pour se soustraire à des prétentions également tyranniques des
deux côtés de la Manche, les États-Unis, qui n'étaient pas alors assez
puissants pour imposer à tous le respect de leur pavillon, avaient, par un
arrêté en date du ter mars 1809, défendu à leur marine marchande l'accès des
ports de la France comme de l'Angleterre. Par une réciprocité qui n'était que
juste, ils avaient ordonné la saisie de tout bâtiment français ou anglais qui
aborderait leurs propres ports à partir du 20 mai 1809. La mesure était
incontestablement loyale. Nous étions avertis deux mois et demi à l'avance ;
nous n'avions d'ailleurs en mer qu'un nombre extrêmement restreint de
vaisseaux ; et si, comme l'affirma Napoléon, il y en eut deux ou trois
confisqués pour avoir enfreint la défense, c'est qu'ils s'exposèrent
volontairement à être saisis. Mais ce fait fut plus tard démontré faux par le
ministre Armstrong ; en réalité, il n'y eut pas une seule confiscation. C'est
sous le prétexte d'exercer des représailles contre un acte si équitable et si
modéré que Napoléon, sans aucun avis préliminaire et en donnant même à son
décret un effet manifestement rétroactif, s'empara de plusieurs centaines de
vaisseaux américains, qui, malgré la défense de leur gouvernement, avaient
continué à fréquenter nos ports. Non-seulement il n'avait en rien averti les
Américains, mais il les avait fait saisir plusieurs mois avant la publication
du décret en France, en Italie, en Espagne. Il les avait ensuite attirés de
nouveau en faisant assurer leur ministre « que la France accueillerait
les bâtiments américains lorsqu'elle serait certaine qu'ils n'auraient payé
aucun tribut ni été dénationalisés[20].» Alors parut le décret qui
leur montra trop tard le piège auquel ils s'étaient laissé prendre. Une
surprise non moins pénible les attendait encore. Le décret ne visait que la
France, ses colonies ou les pays occupés par ses armées ; les Américains pouvaient
se croire en sûreté partout ailleurs. Napoléon les fit saisir non-seulement
en Hollande et dans les villes hanséatiques, mais en Danemark, en Suède et
jusqu'en Prusse, où il offrit d'accepter leurs cargaisons en déduction de la
dette.' Aux
plaintes du général Armstrong, il répondit par d'hypocrites lamentations sur
la dure nécessité où il se trouvait de s'emparer d'un butin qui montait à des
centaines de millions. L'Angleterre seule était responsable d'un si fâcheux
état de choses et, quant à lui, il était prêt à retirer ses deux décrets de
Berlin et de Milan si elle consentait à retirer les ordres du Conseil de
1807. Du reste, l'embargo n'était mis sur les bâtiments américains que par
réciprocité, et ces bâtiments ne méritaient aucun intérêt puisqu'ils étaient
en contravention avec les lois de leur pays. « Vous expliquerez à
Armstrong, ajoutait Napoléon pour justifier l'espèce de guet-apens dont les
Américains se trouvaient victimes par suite de la tolérance qui les avait
attirés dans nos ports, que la loi d'embargo ne nous a été connue que depuis
peu, et que ce n'est que lorsque j'en ai eu connaissance, que j'ai aussitôt
prescrit la même mesure[21]. » Rien n'était plus faux
que cette assertion, toute la correspondance antérieure de l'Empereur sur ce
sujet en est la preuve. Armstrong aurait pu opposer à Champagny une note signée
de son propre nom, et dans laquelle on lisait le passage suivant écrit dès le
21 août 1809 : « Pour se dérober aux actes de violence dont cet état de choses
menaçait son commerce, l'Amérique a mis un embargo dans ses ports, et
quoique la France vît ses intérêts blessés par cette mesure, cependant l'Empereur
applaudit à cette détermination généreuse de renoncer à tout commerce plutôt
que de reconnaître la domination des tyrans des mers. » Il y avait
donc, de l'aveu de Champagny, huit mois au moins qu'on connaissait en France
l'embargo américain. De
toutes les clauses du traité si extraordinaire que Napoléon venait d'imposer
à son frère, la saisie des bâtiments américains était une de celles qui coûtaient
le plus à la loyauté du roi Louis. Quant au traité lui-même, il était à la
fois dérisoire et inexécutable. Ses conditions étaient tellement onéreuses
qu'il était impossible de les observer strictement ; il n'avait d'autre but,
en un mot, que de permettre à son auteur de s'emparer de la Hollande
lorsqu'il le voudrait. Lorsque Louis se récriait sur l'impossibilité de faire
ce qu'on lui demandait avec des finances aussi obérées et un pays ruiné,
l'empereur lui répliquait froidement qu'il n'avait qu'à faire banqueroute en
réduisant sa dette au tiers., Louis se refusait obstinément à une mesure
qu'il considérait comme déshonorante. Dans de telles conditions, il eût
sagement agi en s'abstenant de signer un pareil traité, et Fon ne peut
expliquer son acceptation que par l'état de trouble et de faiblesse auquel
l'avaient réduit les violences de l'empereur. Il ne consentit toutefois à le
ratifier qu'en y ajoutant le mot : autant que possible, formule
conditionnelle qui prouvait son peu de confiance dans la validité des
engagements qu'il contractait[22]. Ce pressentiment ne devait pas
tarder à se réaliser. Le roi
Louis rentra dans sa capitale le 11 avril 1810. Vers la fin du même mois,
l'empereur partit avec Marie-Louise pour un voyage en Belgique et dans les
deux provinces hollandaises nouvellement réunies à l'empire. La négociation
de Labouchère avec le cabinet britannique avait repris, au moment même où
elle allait tomber faute d'encouragement, une tournure un peu plus favorable,
grâce à une nouvelle intervention de Fouché, dans un domaine qui n'était
nullement le sien. Ce personnage audacieux et remuant, enhardi par l'impunité
de sa première intrigue, voyant avec un sincère regret échouer par notre
faute des propositions pacifiques dont le succès lui paraissait infaillible,
si elles étaient présentées avec modération et habileté, conçut le projet à
peine croyable, de substituer ses propres vues à celles de l'empereur. Mais
il se servit cette fois du même négociateur. Il se flattait, en cas de
succès, d'arracher à Napoléon les sacrifices nécessaires par la perspective
d'une paix immédiate, et de se faire absoudre lui-même par la grandeur des
résultats[23]. Pour
parvenir à son but, il envoya auprès de La-bouchère un de leurs amis communs,
le fournisseur Ouvrard, espèce d'aventurier de la finance, toujours prêt pour
toutes les intrigues, avec de nouvelles instructions conçues dans un sens
beaucoup plus large. Ces instructions ne pouvaient inspirer aucune défiance à
Labouchère car Ouvrard était lui-même convaincu que Fouché agissait d'après
les ordres de l'empereur. Le négociateur admettait cette fois la discussion
sur tous les points qui faisaient l'objet du débat entre la France et
l'Angleterre. Il n'en excluait ni l'Espagne, ni la Hollande, ni même Naples,
Fouché revenait en outre à sa proposition relative aux États-Unis ; il
insinuait qu'on pourrait faire la paix à leurs dépens en envoyant une armée
anglo-française en Amérique[24]. Napoléon
parcourait les villes de la Belgique avec une cour brillante, inspectant,
selon son habitude, tous les grands établissements industriels et
administratifs, encourageant les travaux d'utilité publique, distribuant des
faveurs de tout genre aux populations accourues sur son passage, lorsqu'il
apprit que Labouchère, quoique de retour en Hollande, continuait à négocier
avec le ministère anglais et avait de fréquentes conférences avec Ouvrard. Il
se fit aussitôt communiquer par le roi Louis la correspondance du
négociateur. On la lui livra, d'autant plus facilement que Labouchère croyait
reproduire les inspirations de l'empereur. Il y découvrit, avec une profonde
stupéfaction, le tour nouveau qui avait été donné, à son insu, à des
ouvertures entamées par lui dans un sens si différent. La bonne foi de
La-bouchère était évidente, mais on pouvait douter s'il avait été trompé par
Ouvrard ou par Fouché, et Napoléon hésitait à croire son ministre de la
police coupable d'une démarche aussi audacieuse. A peine de retour à Paris,
il fit venir Fouché, lui reprocha vivement sa félonie, puis, comme le
ministre rejetait toute l'intrigue sur Ouvrard, il fit sur-le-champ procéder
à l'arrestation de ce dernier, par l'entremise de Savary. Il acquit ainsi la
preuve qu'Ouvrard lui-même n'était qu'un instrument inconscient des manœuvres
de Fouché[25]. Dans le
premier emportement de la colère, Napoléon songea un instant à faire juger
l'imprudent ministre comme coupable de haute trahison. Mais il réfléchit sans
doute à l'impression de ridicule plutôt que de terreur, que produirait en
Europe, et même en France, une aussi étrange révélation. Que deviendrait le
prestige de l'autocratie impériale lorsqu'on la verrait ainsi jouée par ses
propres agents, lorsqu'on saurait que celui qui faisait trembler les rois
était lui-même la dupe de ce hardi serviteur dont le zèle
substituait avec un si merveilleux sans gêne les inspirations de sa propre
sagesse aux insanités du génie de son maitre ? Il n'était pas facile d'ailleurs
de frapper un homme qui, depuis le 18 brumaire, avait été le confident de
tant de secrets, le complice de tant d'actions suspectes ou perverses. Fouché,
après tout, n'avait pas conspiré ; la négociation qu'il avait entamée ne
pouvait aboutir à un résultat qu'à la condition d'être approuvée par
Napoléon, et si ce résultat avait été favorable, qui eût osé blâmer son
initiative ? Il n'était coupable, en définitive, que d'un excès de bonne
volonté ; il avait préjugé les intentions de l'empereur comme à l'époque des
levées de la garde nationale ; comme alors, il comptait être absous par le
succès. Il n'avait blessé aucun intérêt ; l'amour-propre seul de Napoléon
avait été atteint. Et si cet orgueil insensé avait été capable d'entendre le
conseil indirect que lui donnait Fouché, comment imaginer un plus heureux dénouement,
un parti plus avantageux pour la France, pour Napoléon, pour sa gloire et la
nôtre qu'une paix qui lui eût laissé les limites du Rhin et des Pyrénées,
presque toute l'Italie, et qui eût délivré ses frères des travaux forcés de
la royauté ? Ces
considérations, où le calcul n'avait pas moins de part que l'indulgence,
sauvèrent Fouché plus sûrement que l'intercession de ses amis ou le souvenir
des services rendus. Il échappa ainsi à une disgrâce complète et peut-être à
une condamnation infamante. On se contenta de lui retirer son ministère, et on
lui donna pour consolation le gouvernement des États romains. Mais, au moment
où il allait gagner son nouveau poste, l'empereur découvrit tout le mystère
de la négociation Fagan, qu'il avait ignorée jusque-là Cette fois il n'y tint
plus. Fouché, destitué de nouveau, reçut l'ordre de se retirer dans sa sénatorerie
d'Aix en Provence, et de restituer tous les papiers de son ministère qui
étaient restés entre ses mains. Fouché répondit qu'il les avait brûlés, songea
un instant à fuir en Amérique pour se soustraire aux vengeances qu'il
redoutait, puis, se ravisant, alla vivre obscurément dans la retraite qui lui
avait été assignée. Napoléon
lui donna pour successeur au ministère de la police, Savary, celui qu'il
appelait lui-même « un homme d'exécution ». Savary avait, en effet,
figuré comme le personnage principal dans les deux épisodes les plus odieux
de la vie de l'empereur l'exécution du duc d'Enghien et l'arrestation de
Ferdinand d'Espagne. Cette nouvelle fut accueillie à Paris par une profonde
et pénible sensation. Dans ses mémoires, qui sont un chef-d'œuvre de
falsification historique, déguisée sous des apparences de bonhomie et de
rondeur militaire, Savary décrit lui-même, dans les termes suivants, l'effet
produit sur le public par sa nomination : « J'inspirais de la
frayeur à tout le monde ; chacun faisait ses paquets ; on n'entendait parler
que d'exils et d'emprisonnements et pis encore ; enfin, je crois que la
nouvelle d'une peste sur quelque point de la côte n'aurait pas plus effrayé
que ma nomination au ministère de la police[26]. » Il est
impossible de rendre plus exactement l'impression universelle. L'avènement de
Savary au ministère de la police eut pour résultat de rendre Fouché presque
populaire. On savait que Fouché, cruel par peur comme tant d'autres à
l'époque de la terreur, était plutôt humain par tempérament. On n'ignorait
pas qu'en beaucoup d'occasions il avait adouci dans l'exécution des ordres
trop rigoureux ; qu'il avait, par d'habiles temporisations, épargné à
Napoléon bien des cruautés inutiles. Enfin, on trouvait jusque dans son
scepticisme cynique et railleur, dans sa longue expérience des choses et des
hommes, dans ses vieux instincts de révolutionnaire frondeur et blasé, la
garantie d'une certaine indépendance d'esprit. On sentait qu'il jugeait son
maître ; que Napoléon ne serait jamais pour lui une religion comme pour ceux
qu'on nommait alors les « mameluks » ; qu'il était capable de lui résister
dans une certaine mesure et, au besoin, de le mystifier, qu'il ne se
résignerait jamais à n'être qu'un instrument passif et aveugle. Savary, au
contraire, était l'homme de la consigne et de l'obéissance absolue. Il se
vantait volontiers d'un dévouement sans bornes. La crainte inspirait était
aussi illimitée que son dévouement. Les
rapports de l'empereur avec son frère ne s'étaient pas améliorés depuis que
Louis était rentré dans sa capitale. Il est facile de concevoir avec quels
sentiments ce pauvre roi était revenu parmi ses sujets après un voyage qui
leur avait coûté deux provinces, l'occupation étrangère et les intolérables
vexations de notre système douanier, sans parler des autres conditions d'un
traité désastreux. La soumission de Louis ne pouvait avoir aux yeux des
Hollandais, comme aux siens propres, qu'une seule excuse, l'espoir qu'il
rachèterait l'excès de son humiliation par l'importance de ses services. Ou
ne pouvait lui pardonner qu'à une seule condition, c'est qu'il s'efforcerait
de tout son pouvoir d'adoucir les rigueurs du pacte qu'il s'était vu
contraint de signer pour leur conserver un reste d'existence nationale. Au
reste, toutes les difficultés anciennes restaient, mais aggravées par des
complications nouvelles résultant de l'occupation militaire et douanière. Le roi
Louis donna pleine satisfaction à son frère en ce qui concernait la noblesse
et les maréchaux ; mais tout en faisant de son mieux pour relever la marine,
il ne put, avec ses finances ruinées, que rester au-dessous des exigences du
traité. C'était là suivant lui, une entreprise qui demandait du temps. Il ne
refusa pas de porter son armée à l'effectif convenu, maïs il entendit que ce
fût défalcation faite des troupes qu'il entretenait en Espagne pour le compte
de l'empereur. Il consentit à livrer les bâtiments américains, mais non les
bâtiments hollandais qui avaient emprunté le pavillon des États-Unis. Il ne
s'opposa pas à l'établissement de notre ligne douanière sur les côtes de la
Hollande ; mais lorsque les agents français, pénétrant dans tous les petits
golfes que la mer a creusés à l'intérieur du pays, s'arrogèrent un droit
d'inspection sur tous les produits de la Hollande elle-même, lorsqu'ils
ajoutèrent ainsi les vexations de l'octroi à celles des douanes, lorsqu'ils instituèrent
des commissions pour juger les délinquants, le roi protesta contre cette
usurpation de ses droits et fit mettre en liberté tous les individus arrêtés.
Plus les prérogatives qu'on lui avait laissées étaient restreintes, plus il
entendait les faire respecter. Il ne pouvait songer sans doute à manifester
son ressentiment contre l'Empereur ; mais it pensait que son droit de
souverain allait peut-être jusqu'à lui permettre de s'abstenir de tout
témoignage d'empressement. Il reçut donc avec une froideur marquée le chargé
d'affaires de France, Sérurier. Il ne prétendait nullement garder des
ministres qui avaient déplu à l'Empereur ; mais après les avoir destitués, il
estimait qu'il avait bien le droit de leur écrire un mot de consolation, ce
qu'il fit pour Mollerus. Enfin, il osa également user de ses privilèges de
roi en destituant le bourgmestre d'Amsterdam, qui s'était opposé à ce qu'ou
fortifiât la ville. En tout
cela, le roi Louis se trompait : son pouvoir n'allait pas jusque-là tant
était étrange cette royauté qu'on lui avait faite. Les lettres de I Empereur
devinrent de plus en plus impérieuses et menaçantes : Le sort
en est jeté, lui écrivait Napoléon à la date du 20 mai 1810, vous êtes
incorrigible.... Ce n'est, ni des conseils, ni des avis, ni de l'affection
qu'il faut vous montrer, mais la menace et la force. Qu'est-ce que ces
prières et ces jeûnes mystérieux que vous avez ordonnés ? Louis, vous ne
voulez pas régner longtemps ; toutes vos actions décèlent mieux que vos
lettres intimes les sentiments de votre âme. Écoutez un homme qui en sait
plus long que vous. Revenez de votre fausse route ; soyez Français de cœur, ou
votre peuple vous chassera et vous sortirez de Hollande l'objet de la pitié
et de la risée des Hollandais. C'est avec de la raison et la politique que
l'on gouverne les États, et non avec une lymphe dore et viciée[27]. » Cette
allusion cruelle aux infirmités d'un frère annonçait assez qu'on était résolu
à ne plus garder envers lui aucun ménagement. Deux jours après, le 23 mai
1810, Napoléon apprenait que Louis, dans une audience diplomatique, avait
passé devant le chargé d'affaires Sérurier sans lui adresser la parole, et
qu'un cocher à la livrée de l'ambassade avait été battu dans une rixe. Il lui
écrivit une seconde fois en l'accablant des plus sanglants reproches. Sa
lettre se terminait par ces paroles insultantes : « Ne m'écrivez plus de vos
phrases ordinaires. Voilà trois ans que vous me les répétez, et chaque jour
en prouve la fausseté. C'est la dernière lettre que de ma vie je vous écris[28]. » Après
de pareils traitements l'illusion n'était plus possible, et les derniers
doutes du roi Louis se dissipèrent à la vue du nombre croissant des troupes
françaises qui venaient sous ses yeux prendre possession de son royaume. Aux
termes du traité, leur nombre ne devait pas dépasser six mille hommes ; il
s'élevait déjà à plus de vingt mille. Au lieu de se borner à garder les côtes
comme on en était convenu, elles s'emparaient successivement de toutes les
villes, et le cercle qu'elles traçaient autour d'Amsterdam allait se
rétrécissant chaque jour. A plusieurs reprises, raconte le roi Louis, le
général qui les commandait s'efforça de l'attirer à une entrevue entre
Amsterdam et Utrecht, il déclina prudemment cette proposition. Bientôt
les troupes se rapprochèrent de la capitale. Le roi demanda des explications
au chargé d'affaires de France, qui lui répondit en déclarant dans une note officielle « que
sur les bruits qui étaient venus à S. M. l'Empereur et Roi qu'on lui
attribuait le dessein de vouloir mettre garnison dans Amsterdam, Sa Majesté
l'avait chargé de désavouer ce dessein et de déclarer qu'elle ne songeait
point à occuper cette capitale[29]. » Cet ordre fut donné
cependant très-peu de jours après par Napoléon, aussitôt qu'il eut la
certitude que la capitale n'aurait pas le temps de se mettre en défense[30]. Oudinot devait alléguer «
l'outrage fait à nos aigles à Harlem » et Sérurier devait cc insinuer que le
seul moyen de se tirer d'embarras était de recevoir les troupes françaises en
triomphe à Amsterdam. » D'après une autre lettre de Napoléon lui-même[31], l'outrage fait à ses aigles se
réduisait cc au refus de laisser passer ses patrouilles. » Mais au point
où il en était arrivé, tout prétexte lui était bon pour en finir. En présence
du danger qui le menaçait, Louis rassembla une dernière fois ses conseillers
; il leur proposa de défendre Amsterdam jusqu'à la dernière extrémité, de
rompre les digues et d'appeler toute la nation aux armes. Ils lui firent de
respectueuses représentations sur l'inutilité d'une telle défense et les
malheurs qu'elle attirerait sur leur pays. La
Hollande était trop opprimée et trop ruinée pour avoir encore l'énergie
qu'eût réclamée une telle lutte. Le roi Louis, découragé et désabusé, prit
alors le parti d'abdiquer en faveur de son fils aîné. Il rédigea en forme
d'adieu un message justificatif qu'il adressa au Corps législatif hollandais.
On y lisait ce passage touchant : « Peut-être suis-je seul un obstacle à
la réconciliation de ce pays avec la France. S'il en était, ainsi, je
pourrais trouver quelque consolation à traîner un reste de vie errante et
languissante loin des premiers objets de mes affections.... Quant à vous,
messieurs, je serais bien malheureux si je pouvais penser que vous ne
rendissiez pas justice à mes intentions. Puisse la fin de ma carrière prouver
à la nation et à vous que je ne vous ai jamais trompés ; que je n'ai eu qu'un
but, celui de l'intérêt du pays, et que les fautes que je puis avoir Commises
tiennent uniquement à mon zèle, qui me faisait désirer, non pas le bien, mais
le mieux possible malgré la difficulté des circonstances ! » Ce
message rédigé, le roi Louis, accompagné de quelques serviteurs restés
fidèles à son infortune, s'enfuit dans le plus grand secret et traversa non
sans peine nos cantonnements, abandonnant son royaume comme on s'évade d'une
prison. Les peuples sont en général bons juges des qualités de leur souverain,
à plus forte raison s'il est un étranger. Le roi Louis a laissé en Hollande
la mémoire d'un honnête homme et d'un cœur bienfaisant. On doit lui tenir
d'autant plus compte de ces vertus, qu'il leur a dû tous ses malheurs. Parti
de Harlem dans la nuit du 1er juillet 1810, il ne s'arrêta qu'aux bains de
Tœplitz, en Bohême, où il arriva le 9. Pendant près d'un mois, Napoléon
ignora comme toute l'Europe, ce que le malheureux roi en rupture de ban était
devenu. Cette disparition qui autorisait toutes les conjectures, augmenta
encore le triste effet d'une fuite si accusatrice pour l'Empereur. Cet éclat
déjouait tous ses plans. Il s'était flatté de mener jusqu'au bout
l'entreprise sans bruit et sans esclandre, d'étouffer doucement les
protestations de Louis entre les quatre murs de quelque résidence magnifique
et solitaire. Aussi parut-il comme altéré, si l'on en croit le témoignage de
Savary, lorsqu'il apprit cette nouvelle. Le masque de sagesse et de
modération qu'il avait pris en épousant Marie-Louise tombait brusquement, et
l'on voyait reparaître l'homme violent, l'usurpateur, l'oppresseur des droits
de sa propre famille. Par une coïncidence des plus fâcheuses pour lui, un
autre de ses frères, Lucien, 1ui avait vécu jusque-là dans les États romains,
ne s'y jugeant plus en sûreté depuis qu'ils étaient réunis à l'empire,
s'enfuyait par mer dans ce moment même, préférant devenir le prisonnier des
Anglais plutôt que de vivre le sujet de Napoléon. Joseph lui-même, malgré
tout son goût pour les honneurs de la royauté, paraissait à la veille d'en
faire autant : « Si les dispositions dont je suis menacé ont lieu,
écrivait-il à Napoléon, le 8 août 1810, je n'aurais plus d'autre parti que
celui de me rendre en France.... pour recouvrer dans l'obscurité des
affections et un calme que le trône m'a fait perdre sans m'avoir rien donné
en échange, puisque l'Espagne n'est pour moi qu'un lieu de supplice. »
Que Fouché parcourût l'Italie en fugitif pour se dérober aux vengeances de
l'Empereur, que le général Sarrazin s'enfuit, de Boulogne à la même époque,
sur une barque de pécheur, avec la certitude de tomber dans les mains des
Anglais, on pouvait jusqu'à un certain point se l'expliquer ; mais combien ne
fallait-il pas que cette domination fût pesante pour paraître insupportable
même à des frères, si intéressés à la soutenir ? L'Europe
apprit par un simple décret impérial, inséré au Moniteur et daté du 9 juillet
1810, que la Hollande faisait désormais partie du territoire de l'Empire. Le
prétexte invoqué à l'appui de cet acte exorbitant était la nécessité de
fermer ce pays aux Anglais et de rendre plus efficaces les mesures du blocus
continental. Mais comment ne pas voir que de tels motifs pouvaient se
retourner contre tous les États européens, et que tous devaient se sentir
également menacés dans leur existence ? Depuis six mois la Hollande était le
second pays dont Napoléon s'emparait par un décret souverain de sa volonté et
sans se croire obligé d'en rendre compte à personne. Les États romains
avaient été réunis au mois de décembre précédent. Il se contenta, pour toute
notification aux puissances étrangères, de faire dire à la Russie qu'il n'y
avait là qu'un simple changement de personnes puisque, de fait, il était
depuis longtemps le maitre de la Hollande. Tant qu'il lui convenait de
maintenir dans les pays conquis, comme à Naples, en Westphalie, en Espagne,
une ombre de gouvernement, il soutenait que ces États restaient indépendants.
Le jour où il lui plaisait de s'en emparer, il démontrait non moins
péremptoirement que cette indépendance n'avait jamais été qu'un mot, sans se
soucier autrement d'une contradiction aussi flagrante. Du reste, même avec
ses parents, qu'il ne pouvait pas espérer tromper, il rejeta toute la
responsabilité de ce malheureux événement sur l'état de maladie de son frère
Louis : « Toute sa conduite, écrivait-il le 20 juillet à sa mère et à Jérôme,
est inexplicable et ne peut être attribuée qu'à son état de maladie. » Bien
des années après, dans ses confidences de Sainte-Hélène, il imputait encore
ce qu'il appelait les travers de Louis au cruel état de sa santé, et
gémissant sur l'obstination qui l'avait poussé à s'enfuir du trône et à
prendre un esclandre pour la gloire, il ajoutait : cc Que me restait-il à
faire ? Fallait-il laisser la Hollande à nos ennemis ? Fallait-il nommer un
nouveau roi ?[32] » Il résulterait de ces plaintes rétrospectives que c'est bien à contre-cœur que Napoléon se vit forcé de réunir la Hollande. Le récit, des faits a montré ce que l'on doit penser de cette prétendue contrainte. Napoléon envoya en Hollande, pour y représenter son gouvernement, l'ancien consul Lebrun, devenu l'architrésorier impérial, dénomination byzantine qui était une définition suffisante du personnage et des services qu'on attendait de lui. Le prince Lebrun avait toutes les qualités d'un excellent préfet ; il n'en fallait pas plus pour régner sur la Hollande. Les Hollandais ne restèrent pas longtemps Cans le doute sur la nature des reproches que Napoléon adressait à l'administration de son frère. Le premier bienfait que leur apporta le représentant de l'empereur fut une banqueroute des trois quarts de la dette publique, banqueroute mensongèrement déguisée sous le nom de réduction au tiers, puisque on ne servit plus aux créanciers de l'État que vingt millions au lieu de quatre-vingts. C'était là ce que dans ses lettres à Lebrun Napoléon appelait « les économies qui devaient résulter de la réunion ». D'après son évaluation, cette réduction de la dette publique était une première économie. Et il ajoutait : « le Corps législatif sera un autre objet d'économie ; les relations extérieures seront un objet d'économie ; le Conseil d'État sera un objet d'économie, la liste civile, etc., encore un objet d'économie[33]. » Toutes ces économies qu'allait faire la Hollande se résumaient en une seule : c'était l'économie de sa liberté et de son indépendance nationale. Rien de moins dispendieux en effet que la servitude, mais aussi rien de plus improductif, de plus stérile, de plus ruineux, et si on eût consulté les Hollandais, ils eussent répondu dès lors que ces économies leur coûtaient trop cher ; elles leur coûtaient leur patrie ! |
[1]
Mémoires du comte de Senfft, ancien ministre du roi de Saxe.
[2]
Ces charges montaient pour l'année 1809 à un milliard neuf cent quarante mille
francs, dont un milliard et demi environ perçu par voie d'impôt.
[3]
Annual Register : rapport du Bullion Comittee, en août 1810. La
banque profita du délai qui lui était laissé pour ajourner la mesure.
[4]
Annual Register for the year 1809 : rapport du comité de la chambre des
communes, 18 avril 1810. Stats papers.
[5]
Voir notamment une lettre de Napoléon à Fouché, en date du 29 novembre 1809.
[6]
Mollien, Mémoires d'un ministre du trésor, t. III.
[7]
Napoléon à Champagny, 16 mai 1810.
[8]
Napoléon à Champagny, 16 juin 1810.
[9]
Lettre du roi de Prusse à Napoléon en date du 18 octobre 1809.
[10]
Napoléon au roi Frédéric-Guillaume III, 6 novembre 1809.
[11]
A Champagny, 12 février 1810.
[12]
Napoléon à Champagny, 16 mars 1810.
[13]
A Champagny, 18 février 1810.
[14]
Documents historiques sur la hollande, par le roi Louis, tome III.
[15]
Cette lettre, qui est des plus remarquables, n'a pas été insérée dans la Correspondance
de Napoléon.
[16]
Note de communication verbale du marquis de Wellesley, à M. Labouchère, 12
février 1810. — Compte-rendu de M. Labouchère, 12 février 1810.
[17]
Napoléon è Champagny, 20 mars 1810.
[18]
Cette lettre, citée par M. Thiers, et datée du 3 mars 1810, n'a pas été insérée
dans la Correspondance.
[19]
Exposé de la situation de t'Empire, du 12 décembre 1809
[20]
Projet de note au ministre d'Amérique, 25 janvier 1810.
[21]
Napoléon à Champagny, 20 mars 1810.
[22]
Documents historiques sur la hollande, par le roi Louis, tome III.
[23]
On est autorisé à croire, d'après une conversation que raconte Mollien (Mémoires
d'un ministre du Trésor, t. III), que Fouché eut un instant la pensée de
mêler à la négociation quelques-uns de ses collègues, afin d'agir plus sûrement
sur l'esprit de Napoléon.
[24]
Voir sur ce point une note de police reproduite dans la Correspondance de
Napoléon, à la date du 9 juillet 1810.
[25]
Comparer sur cette singulière intrigue le récit do Savary avec les Mémoires
d'Ouvrard, ceux de Mollien, et l'histoire de M. Thiers, Ouvrard assure qu'il
avait fait connaître à Napoléon la négociation dont il était chargé, mais il
n'apporte aucune preuve à l'appui de cette assertion.
[26]
Mémoires du duc de Rovigo, tome IV.
[27]
Cette lettre n'a pas été reproduite par la Correspondance de Napoléon.
[28]
Cette lettre, d'une authenticité incontestée comme toutes celles que j'ai
citées plus haut, manque également dans la Correspondance. Des lacunes aussi
nombreuses et aussi graves disent suffisamment dans quel esprit de partialité
et d'apologie à outrance a été formé ce recueil. Il n'en est d'ailleurs pas
moins précieux pour l'histoire, parce que ses auteurs, tout en supprimant ou en
mutilant beaucoup de pièces importantes, n'ont pas toujours compris le sens et
la portée de celles qu'ils laissaient subsister. Mais en s'astreignant à
reproduire exclusivement les pièces que l'empereur lui-même aurait consenti à
publier, selon la consigne singulière qui leur a été imposée par le prince
Jérôme Napoléon, leur président, les éditeurs de la Correspondance auraient pu
tout au moins se dispenser d'y ajouter des documents manifestement faux et
fabriqués à Sainte-Hélène pour les besoins de la cause. J'ai déjà fait justice,
dans un précédent volume, d'une prétendue lettre de Napoléon à Murat, censée
écrite le 29 mars 1808, lettre dont l'authenticité est absolument insoutenable
et. qui, pendant cinquante ans, a trompé l'histoire. Les éditeurs de la
Correspondance ont reproduit, en l'empruntant à la meule source, c'est-à-dire
au Mémorial de Las Cases, une autre lettre, qui fait encore moins honneur, si
c'est possible, à leurs scrupules et à leur sens critique. Cette lettre, que
Las Cases public dans le Mémorial : comme lui ayant été communiquée par le
prisonnier de Sainte-Hélène, est censée avoir été adressée au roi Louis par
l'empereur, à la date du 3 avril 1808. Elle offre tous les caractères d'une
falsification historique et ne supporte pas un instant l'examen. Non-seulement
elle est datée du château de Marrac, où l'empereur n'arriva que quinze jours
plus tard, et n'a laissé aucune trace aux archives, chose remarquable pour un
document d'une longueur aussi démesurée, mais elle forme un tel contraste de
ton et de style avec toutes les autres lettres que Napoléon écrivit alors à son
frère Louis, qu'il suffit de la lire à la suite de ces dernières pour être
aussitôt averti qu'on est en présence d'un document apocryphe. C'est, à propos
d'un petit fait de contrebande, une interminable et verbeuse apologie du
système continental et des bonnes intentions de l'empereur. Lui qui n'avait
jamais pour son frère que de dures paroles et de sévères conseils, il lui parle
avec complaisance « de la bonté de son cœur, de la simplicité de ses manières,
de la douceur de son caractère, de l'amour que les Hollandais ont pour lui » il
se pique de bienveillance et d'impartialité même à l'égard de l'Angleterre : «
Chaque jour je sens que la paix devient plus nécessaire (c'était le moment où
il préparait le guet-apens de Bayonne !) ; je n'ai contre l'Angleterre ni
prévention passionnée ni haine invincible... que l'Angleterre soit riche et
prospère, peu m'importe, pourvu que la France et ses alliés le soient comme
elle. » Au lieu d'employer avec son frère la forme directe, comme dans ses
autres lettres, il lui donne le titre de « Votre Majesté », ce qu'il ne faisait
jamais que pour les communications ostensibles. Enfin, autant il est
d'ordinaire bref, précis, substantiel, autant ce long plaidoyer en faveur du
blocus est vague, diffus et freinant. On voit que, s'il est écrit par le même
personnage, c'est à une grande distance des événements, sur des souvenirs à
demi effacés, et avec des préoccupations complétement étrangères à celles du
moment où l'on suppose qu'il a été rédigé. A ce moment, en effet, Napoléon
était avant tout occupé des affaires espagnoles, et il venait précisément
d'écrire à Louis pour lui offrir le trône d'Espagne ; il y avait cinq jours
qu'il lui avait fait cette offre (le 27 mars 1808) ; il attendait impatiemment
sa réponse, et n'était certes pas d'humeur à lui adresser ce hors-d'œuvre aussi
déclamatoire qu'inutile. A toutes ces présomptions morales de la fausseté de la
lettre du 3 avril 1808, j'ajouterai une preuve de fait qui démontre jusqu'à
l'évidence son défaut d'authenticité. L'Empereur, pour justifier les mesures de
blocus, rappelle à son frère que « toutes les marines de l'Europe ont été
détruites » par l'Angleterre, et il ajoute ; « La Russie, la Suède, la France,
l'Espagne, qui ont tant de moyens d'avoir des vaisseaux et des matelots,
n'osent hasarder une escadre hors de leurs rades. N'est-il pas étrange que
Napoléon ignore à ce point que la Suède, bien loin d'être unie alors à notre
système, était en guerre avec nous, ainsi qu'avec la Russie, que Bernadotte
marchait contre elle avec une armée ; que l'Angleterre, bien loin de détruire
sa marine, lui servait un subside de trente millions ? On avait oublié à
Sainte—Hélène que la Suède ne fit sa paix avec nous que près de deux ans plus
tard. Aussi écrivait-on encore dans la même lettre, et par suite de la même
méprise, que le Portugal allait être soumis et que, par suite de cette
soumission, « le littoral entier de l'Europe serait fermé aux Anglais, à
l'exception de celui de la Turquie », second oubli au sujet de la Suède, non
moins inexplicable que le premier, si l'on admet l'authenticité de la lettre.
Mais autant on comprend l'erreur de Napoléon travaillant loin des sources
d'information à réhabiliter son règne et à altérer des faits accablants pour sa
mémoire, autant l'on conçoit peu de pareilles distractions chez des hommes qui
se sont donné pour mission d'éclairer l'histoire. Les éditeurs de la
Correspondance de napoléon auraient pu élever un monument à la vérité : ils
n'ont fait trop souvent qu'une œuvre de parti. Et, chose assez curieuse, en
suivant avec docilité le programme que leur traçait le prince Jérôme, ils ne
faisaient que réaliser une pensée de Napoléon. Celui qui écrit ces lignes a eu
sous les yeux un commencement de transcription de la Correspondance corrigée
par Bourrienne sur les ordres de l'empereur, et d'où l'on avait effacé avec
soin tous les passages scabreux ou gênants. Ce travail, qui ne fut conduit que
jusque vers le milieu de la campagne d'Italie, laissait bien loin derrière lui
les timides altérations des éditeurs de la Correspondance. Il eût rendu
inutiles tous les mensonges de Ste-Hélène.
[29]
Note de Sérurier, adressée à Rœll, ministre des affaires étrangères, en date du
16 juin 1810.
[30]
Napoléon à Champagny et à Clarke, 24 juin 1810.
[31]
A Champagny, 27 juin.
[32]
Mémorial de Las Cases.
[33]
Napoléon au prince Lebrun, 23 juillet 1810.