HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME CINQUIÈME

 

CHAPITRE V. — NOVEMBRE 1809-JUILLET 1810

 

 

DISTRIBUTION DES TERRITOIRES CONQUIS - LE BLOCUS CONTINENTAL. - NAPOLÉON ET LE BOI LOUIS. - LA HOLLANDE EST RÉUNIE A L'EMPIRE

 

Ainsi, la paix de Vienne était à peine signée que déjà Napoléon, en dépit des heureuses et rassurantes dispositions que semblait -annoncer son mariage avec Marie-Louise, était en guerre ouverte avec l'Église, en hostilité sourde avec la Russie. Ses relations avec les autres puissances continentales n'étaient guère plus satisfaisantes. Qu'il eût laissé un mécontentement profond chez la Turquie, trahie et livrée par lui, chez la Prusse, qu'il avait démembrée, écrasée de contributions de guerre, et qu'en ce moment même il traitait en créancier impitoyable, on ne saurait s'en étonner. Mais ses exigences et sa mobilité poussaient à bout jusqu'à nos alliés naturels, jusqu'à ces royautés qui étaient son œuvre et qui ne pouvaient vivre que par lui. Ses rapports avec Murat, avec Joseph, avec Louis et Jérôme, malgré les liens de famille qui les unissaient, étaient plus voisins de l'inimitié que de la bonne intelligence, et malgré toute la soumission à laquelle les obligeait leur dépendance, leurs vrais sentiments se trahissaient souvent par des paroles d'impatience et d'irritation.

Les souverains mêmes qu'il enrichissait des dépouilles de l'Autriche, tout en se montrant plus satisfaits, étaient au fond indisposés contre lui en raison des charges de toute espèce dont il leur faisait payer ses bienfaits, de l'humiliante sujétion qu'il leur imposait, et surtout du peu de sécurité que leur assurait un système qui était un perpétuel remaniement de leurs États. Napoléon jugeait encore nécessaire de maintenir, au moins en apparence, l'engagement qu'il avait pris de ne pas étendre au-delà du Rhin les limites de l'Empire ; il distribuait donc à ses vassaux de la Confédération du Rhin les territoires conquis. Mais en donnant d'une main, il s'attribuait le droit de reprendre de l'autre, sans tenir aucun compte des convenances du donataire, et lorsqu'il augmentait un domaine, c'était comme un maître qui avait le droit d'en disposer. Il donnait à la Bavière Salzbourg, Ratisbonne, l'Innwertel, Bayreuth. Mais il lui retirait le Tyrol italien qu'elle tenait comme le Tyrol allemand du traité de Presbourg, et qu'il voulait annexer à l'Italie ; Ulm, qu'il voulait attribuer au Wurtemberg ; enfin certaines parties du Palatinat qu'il réservait à Bade. Elle devait en outre payer ces faveurs d'une somme de trente millions, et d'une quantité de dotations accordées aux généraux français. La principauté de Ratisbonne, que venait d'acquérir la Bavière, était retirée brusquement à un autre allié de Napoléon, au prince primat, président de la Confédération du Rhin, qui recevait en dédommagement la principauté de Francfort, formée des territoires de Fulde et de Hanau.

Le prince primat, duc de Dalberg, avait été antérieurement électeur et archevêque de Mayence ; il en était à sa troisième souveraineté, et on ne lui changeait pas seulement ses États, mais jusqu'à son héritier présomptif. C'était le cardinal Fesch, oncle de Napoléon, que l'Empereur avait d'abord désigné pour lui succéder dans ses titres et sa souveraineté. Aujourd'hui, Fesch était tombé en disgrâce pour avoir défendu les intérêts de l'Église, et on avait besoin d'une compensation pour consoler le prince Eugène déchu de son rôle de fils adoptif, et menacé dans son titre de vice-roi. La principauté de Francfort fut déclarée réversible sur la tête du prince Eugène.

Jérôme ne fut point oublié dans ce partage, malgré les sujets de plainte que Napoléon avait contre lui. Il reçut la place de Magdebourg et le Hanovre, à la condition d'entretenir et de solder un corps d'occupation de dix-huit mille hommes de troupes françaises, et de servir des dotations montant à un revenu annuel de onze à douze millions. Jérôme, habitué comme ses deux frères, Joseph et Louis, à recevoir de Napoléon beaucoup plus d'invectives que de compliments, avait sur eux un grand avantage : il ne prenait pas sa souveraineté au sérieux. Occupé uniquement de ses plaisirs, et ne voyant dans la royauté qu'un moyen de satisfaire ses vices, il ne. Se souciait ni de gagner l'affection de ses peuples, ni d'alléger le fardeau qui pesait sur eux. Il n'avait d'ailleurs ni à soutenir une guerre comme celle qui ravageait l'Espagne, ni à surmonter des difficultés comparables à celles que Louis rencontrait en Hollande. De là la faveur relative dont il jouissait auprès de Napoléon, si dur pour ses autres frères.

 Ce règlement des affaires allemandes avait été accompagné de l'évacuation des provinces autrichiennes. Napoléon retrouvait ainsi la libre disposition de ses forces militaires. Tout le monde croyait deviner l'emploi qu'il allait en faire. Il dépendait de lui de les tourner tout entières contre l'Espagne, le seul point du continent où l'on osât encore lui résister. Le coup si sensible qu'il venait de porter à l'Autriche, l’alliance peu sûre, mais momentanément efficace qu'il avait contractée avec elle, lui garantissaient pour un temps la neutralité des puissances au fond du cœur les plus hostiles. On ne pouvait mieux mettre à profit ce répit inespéré qu'en se hâtant d'en finir avec cette guerre difficile et dangereuse. Si Wellington, après sa brillante campagne de Talavera, s'était vu forcé de se rabattre sur le Portugal en présence d'une concentration énergique des troupes que l'Empereur avait laissées en Espagne, comment supposer qu'il pourrait leur tenir tête, lorsqu'elles seraient renforcées de l'armée qui venait de triompher à Wagram, et commandées par son incomparable général ? Il faut en convenir, en dépit des formidables défenses que Wellington accumulait alors autour de Lisbonne en prévision même de cet événement, l'issue d'une nouvelle campagne, entreprise en Espagne par Napoléon à la tête de son armée victorieuse, avait bien des chances pour être décisive. Cette campagne, il la devait à ses malheureux soldats d'Espagne exténués par une guerre de grands chemins, il se sentait lui-même l'obligation de la faire. Il en avait pris l'engagement solennel le 3 décembre 1809 en ouvrant, la session du Corps législatif : « Lorsque je me montrerai au-delà des Pyrénées, avait- il dit, le léopard épouvanté cherchera l'Océan pour éviter la honte, la défaite et la mort. » Ses ennemis croyaient à cette résolution parce qu'elle était celle qu'ils avaient le plus intérêt à prendre et qu'ils redoutaient le plus de sa part ; ses admirateurs, parce qu'elle était conforme à son génie, habitué à négliger l'accessoire pour se porter directement au point vif des difficultés, à tout ramener, à tout sacrifier au but principal.

Mais l'illusion n'était plus possible, s'il voulait atteindre ce but comme il en était temps encore, il devait y consacrer tous ses moyens. La démonstration était faite à cet égard. Depuis que la lutte avait commencé en Espagne, Napoléon y avait entretenu presque constamment une armée qui montait à près de quatre cent mille hommes et qui était composée de ses meilleures troupes ; il y avait envoyé ses lieutenants les plus éprouvés et les plus intrépides : Soult, Jourdan, Ney, Lannes, Victor, Suchet, Junot, Mortier, Saint-Cyr, et malgré leurs efforts, malgré tant de sang répandu et de batailles gagnées, la royauté de Joseph était moins affermie que jamais. Quelque mépris qu'on affichât pour les forces insurrectionnelles, il leur avait suffi d'un renfort de vingt-cinq mille Anglais commandés par Wellington pour remettre en question toute notre conquête. Après une pareille expérience, il n'était pas permis de croire au succès des demi-mesures. On ne pouvait vaincre l'Espagne qu'à la condition de l'écraser, et pour dompter cette résistance obstinée, ce n'était pas trop de toutes nos forces réunies. Disons plus, ce n'était pas trop du génie de l'Empereur en personne, et surtout de son autorité, car sa présence seule pouvait mettre un terme aux rivalités des maréchaux, elle seule pouvait imprimer aux opérations l'ensemble et l'unité nécessaires pour surmonter tous les obstacles.

Aussi l'étonnement fut-il grand en Europe, et grande aussi la joie de nos ennemis, lorsque après l'évacuation des territoires autrichiens on vit la majeure partie de nos troupes, au lieu de prendre, comme on s'y attendait, le chemin des Pyrénées et de l'Espagne, se diriger vers les rivages de la mer du Nord et de la Baltique, occuper tour à tour les côtes de la Hollande, -lu Hanovre, les bouches du Weser et de l'Elbe, les villes hanséatiques, les places fortes de l'Oder, Stettin, Custrin, Glogau, restées dans nos mains comme gage de la dette prussienne, et pousser leur menaçante avant-garde jusqu'à Danzig sur la Vistule. Le sévère et inexorable Davout eut le commandement supérieur de toutes ces forces et dut, fixer sa résidence à Hambourg. Rapp fut maintenu à Danzig. Le blocus continental servit de prétexte à cette immense ligne d'occupation qui embrassait presque tout le littoral du continent, des bouches de la Vistule jusqu'à la Dalmatie. Par suite de l'extension donnée à cette ligne, des renforts successifs montant à une centaine de mille hommes purent seuls être acheminés vers les Pyrénées. Bientôt le développement exagéré qui fut donné à ce fatal système, les complications que fit naître son application, offrirent à Napoléon des motifs plausibles pour ne pas s'éloigner de Paris, et pour éluder son engagement de paraître en personne dans un pays dont il redoutait le fanatisme. La guerre d'Espagne resta attachée aux flancs de l'Empire, comme une de ces maladies qu'on traite par des palliatifs lorsqu'il y faudrait des remèdes énergiques, et dont on ajourne l'examen parce qu'on craint de s'en avouer la gravité.

Lorsque Napoléon avait publié ses deux décrets de Berlin et de Milan, le premier, par lequel il déclarait mettre l'Angleterre en état de blocus, alors qu'il lui était impossible de faire tenir la mer à une simple barque ; le second, par lequel il déclarait dénationalisés et de bonne prise tous les bâtiments neutres qui se soumettraient aux ordres du conseil de l'amirauté britannique, en acceptant ses permis de navigation, on avait cru de sa part à une bravade et à un essai d'intimidation plutôt qu'à un système arrêté et suivi. Il était en effet difficile d'imaginer qu'un homme d'un si pénétrant génie, après avoir reconnu l'impossibilité de vaincre l'Angleterre sur mer, eût conçu la folle idée de la forcer à capituler en fermant à son commerce tous les débouchés du continent. La première condition pour réaliser un tel rêve était que Napoléon fût le maître absolu du continent, et même, cette hypothèse admise, son projet eût été d'une exécution fort difficile. Or l'Empereur était encore loin d'en être là en 1807 et 1808. Le blocus continental, à l'époque de sa première apparition, avait donc semblé une mesure comminatoire, un essai de représailles sur le papier, un dernier écho des mauvaises déclamations du comité de salut public. On le crut d'autant mieux qu'il ne fut d'abord observé qu'avec assez de mollesse, surtout pendant la guerre contre l'Autriche.

Mais cette illusion fut de courte durée. A peine la paix signée, Napoléon revint avec plus d'ardeur que jamais à son idée favorite, il annonça hautement la ferme intention de faire observer le blocus dans toute sa rigueur. Pour se rendre compte de ce que ce système avait d'exorbitant, il importe d'en bien connaître toutes les conséquences pratiques. Ce qu'il impliquait en effet, ce n'était pas seulement, comme on semblait le dire, l'interdiction du commerce anglais, mais l'interdiction de tout commerce maritime. Le premier effet des mesures édictées par Napoléon avait été l'anéantissement ou l'immobilisation de toute la marine des anciennes puissances neutres. Il ne se faisait plus de commerce que par l'intermédiaire de l'Angleterre. Le blocus, c'était donc, outre la privation des produits manufacturés de l'industrie anglaise, une prohibition absolue de ces produits coloniaux, qui, dans le Nord surtout, étaient devenus des objets de première nécessité, le sucre, le coton, le café, le tabac, le thé, les épices, les bois de teinture si indispensables à l'industrie, les produits pharmaceutiques tels que le quinine ; enfin le sel lui-même qui, dans certains pays comme la Suède, n'arrivait que par mer. Mais ces privations, quelque pénibles qu'elles fussent, n'étaient pas tout. En même temps qu'à ces précieuses importations des régions plus favorisées que les nôtres, il fallait, dans ces mêmes pays du nord Béja si maltraités, renoncer à tout commerce d'exportation ; car leurs produits naturels, le fer, les bois de construction, les goudrons, ne pouvaient être transportés que par eau. Les transports par terre triplaient leur prix de revient, ce qui créait une véritable prohibition.

Ainsi, le blocus continental équivalait, pour la plupart des États européens, à l'anéantissement de tout commerce et de toute grande industrie, à la privation des denrées les plus nécessaires à la vie, il leur avait coûté leur marine et leurs colonies, il était pour eux la misère et la ruine ; enfin il leur imposait une série de vexations insupportables, car la marchandise prohibée était non-seulement poursuivie sur les frontières, mais recherchée et saisie jusque chez les particuliers. Aussi a-t-on pu affirmer à bon droit, surtout en ce qui concerne l'Allemagne, que le système continental contribua plus encore que la conquête à soulever contre nous les peuples[1].

En France et dans les régions méridionales de l'Europe, dont les productions naturelles pouvaient jusqu'à un certain point suppléer aux produits coloniaux, où l'on remplaçait, par exemple, le sucre par le sirop de raisin, et, plus tard, par Io sucre de betteraves, les cotons d'Amérique par ceux de Naples ou par le lin, l'indigo par le pastel, le café par la chicorée, le mal était moins sensible. La France avait, d'ailleurs, toutes les compensations de la victoire et les ressources d'un génie merveilleusement habile à l'exploiter, mais, pour les pays du nord, pour les peuples habitués à demander au commerce les produits et les denrées que leur sol leur refusait, la soumission était un suicide. Et tous ces maux intolérables, ils devaient se les imposer pour consolider le pouvoir de leur oppresseur On leur demandait de les subir volontairement pour soutenir l'homme qui les avait vaincus, humiliés, qui les maintenait encore sous un joug de fer, et pour détruire la seule nation qui lui eût résisté avec avantage, qui luttât encore pour la liberté des peuples. Bien plus, on se flattait qu'ils apporteraient du zèle à l'exécution de ces mesures dont ils étaient les premières victimes, car le moindre relâchement dans la surveillance ébranlait tout le système. On s'imaginait qu'ils imputeraient toutes leurs souffrances non pas à l'homme qui en était l'auteur, ni à ses agents détestés, mais au peuple qui combattait sa tyrannie. Plus leur exaspération croîtrait, semblait-on croire, plus l'Angleterre serait isolée et menacée.

A cette supposition qui était une pure utopie, Napoléon joignait une autre illusion, qui n'était pas moins dangereuse. Cette illusion consistait à croire que le blocus continental avait porté une sérieuse atteinte à la prospérité de l'Angleterre et que son maintien la ferait bientôt périr d'inanition. Les faits lui donnaient à cet égard le plus complet démenti. Jamais l'activité industrielle et commerciale de l'Angleterre n'avait été plus grande, malgré les charges d'environ deux milliards qu'elle s'imposait annuellement[2]. La dépréciation de son billet de banque, qui perdait alors vingt pour cent, tenait à une émission exagérée et nullement au malaise des affaires. On y remédia en abrogeant la loi qui autorisait la Banque à suspendre lei paiements en argent[3]. Si le blocus avait fermé à l'Angleterre beaucoup de débouchés sur le continent, la contrebande encouragée sous-main par ceux qui étaient obligés de la proscrire ostensiblement, lui en laissait encore un grand nombre, et le chiffre de ses exportations en Europe seulement montait à six Cent millions ; il avait suivi une progression constante depuis 1805[4]. Elle trouvait en outre une large compensation dans la suppression de toute concurrence, résultat naturel de l'immobilité forcée de la marine des neutres. En croyant la frapper, on avait créé à son profit le monopole du commerce. Elle avait trouvé enfin un immense dédommagement dans la saisie de la plupart des colonies européennes, et dans l'exploitation exclusive des débouchés de l'Amérique espagnole.

Au reste, le système continental était si impraticable qu'en France même, c'est-à-dire dans le pays où ses inconvénients étaient le plus supportables, en raison de la richesse du sol et des profits de la conquête, on en éludait l'application, non-seulement au moyen de la contrebande, mais au moyen d'une fraude autorisée par le gouvernement. Cette fraude, en quelque sorte patentée, s'exerçait à l'aide des licences, espèces de permis de circulation qui se payaient très-cher. Grâce aux licences, des armateurs privilégiés pouvaient porter à l'Angleterre nos blés et nos vins, qu'elle consentait à recevoir parce qu'elle en avait besoin, nos soieries qu'on jetait à la mer parce qu'elle n'en voulait pas. Ils en rapportaient certains produits dont notre industrie ne pouvait se passer, tels que les bois de teinture et les huiles de poisson. Le grand organisateur de cette fraude était Napoléon qui trouvait dans ce trafic injuste une source énorme de revenus, et qui n'éprouvait pas le moindre scrupule à ruiner le commerce honnête au profit des plus indignes monopoles. Au reste, on voit par sa correspondance que les agents de sa police ne se faisaient pas faute de l'imiter sur ce point en le trompant lui-même[5]. Mais, en violant ainsi ses propres lois, il entendait se réserver exclusivement le bénéfice de cette transgression, ail n'en persistait pas moins à vouloir les imposer à ses alliés dans toute leur rigueur. Il est facile, d'après de pareils faits, de se faire une idée des plaintes, des subterfuges, des récriminations, des griefs réciproques, des difficultés de toute nature, auxquels un système ainsi appliqué devait donner lieu. En présence des dangers, des abus, des vices criants de ce blocus qu'un de ses ministres appelait « la plus désastreuse et la plus fausse des inventions fiscales[6] », on se demande si Napoléon, en le poussant à outrance, y a bien réellement vu, comme on l'a toujours dit, un moyen de forcer l'Angleterre à se rendre à merci, ou s'il n'y a pas plutôt cherché des prétextes faciles pour s'ingérer dans l'administration des États alliés et achever la conquête de l'Europe, qui était en effet le préliminaire sous-entendu, mais logique et obligé du système continental.

Ce qui est certain, c'est que les difficultés naquirent dès le premier moment où le blocus fut appliqué. Ces difficultés furent telles, qu'il dépendait absolument de Napoléon d'en faire sortir à son gré la paix ou la guerre. Cette situation ambiguë convenait merveilleusement à sa politique toujours à l'affût des opportunités, et attentive à garder prise sur les autres, sans en donner aucune sur lui-même. Quoi de plus avantageux à ce point de vue qu'un engagement dont la stricte exécution était impossible' ? Avec son système continental, Napoléon se trouvait placé, vis-à-vis des autres puissances européennes, dans la situation d'un créancier vis-à-vis d'un débiteur insolvable, qui peut toujours être poursuivi et saisi. Parmi les souverains qui avaient souscrit à ce pacte inexécutable, il n'en était pas un qui ne se trouvât en faute, et cela n'était pas surprenant, puisque Napoléon lui-même était si loin d'être en règle. il avait ainsi la haute main sur eux et les tenait sans cesse sous le coup du châtiment.

Armé de cette législation inexorable, il pouvait récriminer avec avantage contre des alliés douteux ou malintentionnés ; il l'invoquait même contre ses propres parents dont la bonne volonté ne pouvait lui être suspecte, mais qui reculaient devant les impossibilités du blocus ou devant l'atrocité de certaines mesures. A ce point de vue, ses frères Joseph, Jérôme et Louis, son beau-frère Murat, le docile vice-roi lui-même n'étaient pas moins coupables que les rois de Prusse et de Danemark. Les reproches incessants qu'il leur adressait prouvent combien il devait être difficile aux autres souverains de trouver grâce à ses yeux. Si le blocus ne ruinait pas l'Angleterre, il offrait tout au moins à Napoléon un moyen de contrainte, d'intimidation et, au besoin, d'intervention d'une force irrésistible, et pour lui ce genre de mérite devait primer tous les autres. De là sa persévérance à l'imposer à tous les États sous prétexte de défendre contre l'Angleterre la cause des neutres. Si le blocus ne lui donnait pas la liberté des mers, il lui assurait toute facilité pour achever la conquête du continent.

Lorsque la Suède signa avec la Russie, vers la fin de 1809, la paix désastreuse qui lui coûta la Finlande, Napoléon tenait dans ses mains Stralsund et la Poméranie. Au lieu de réclamer à la Suède un lambeau de son territoire, il étonna le monde par sa modération, et se contenta de lui demander pour sa part, une adhésion au blocus continental. Moyennant cette concession, il consentit à tout restituer au régent que les Suédois venaient d'appeler au gouvernement, après avoir chassé leur roi Gustave IV. Petite concession, en effet ! c'était l'indépendance suédoise que le régent venait de lui livrer. Mais la Suède était placée heureusement pour elle un peu loin de ses atteintes. Peu de mois après l'adhésion de la Suède au blocus, Napoléon lui reprochait l'inexécution du traité avec des menaces et en des termes qu'on n'emploie qu'envers des sujets. Il exigeait impérieusement le renvoi des consuls anglais, la saisie des marchandises coloniales, même sur bâtiments suédois, l'extradition de Fauche Borel et des autres réfugiés français, l'abolition de toute décoration appartenant à l'ancienne France : « Mon intention, ajoutait-il, est de faire la guerre à la Suède plutôt que de souffrir d'être ainsi outragé par elle[7]. » Mieux eût valu cent fois céder une province que d'accepter une pareille ingérence ! Un mois plus tard, ses sommations étaient encore plus menaçantes, et il faisait annoncer au ministre de Suède, à Paris, qu'on allait lui remettre ses passeports si le régent ne s'exécutait pas[8].

C'était là le ton quotidien de nos rapports avec les autres États européens, particulièrement avec le Danemark et la Prusse. La situation de la Prusse était aggravée par le fait qu'elle nous devait encore quatre-vingt-six millions sur les contributions de guerre. Les vœux, d'ailleurs si naturels, qu'elle avait dû former contre nous pendant la campagne d'Autriche, lui étaient comptés comme autant d'actes d'hostilité déclarée. Elle implora des délais pour l'acquittement de sa dette. Le roi Frédéric Guillaume écrivit à Napoléon, lui exposa la détresse de son royaume, lui rappela qu'il avait « résisté aux sollicitations étrangères, étouffé les mouvements insurrectionnels » que sa fidélité même à remplir ses engagements avait épuisé ses États, qu'il venait tout récemment de « faire vendre ses bijoux, sa vaisselle d'or et d'argent[9] ». L'empereur lui refusa les adoucissements qu'il réclamait, et répondit par une froide fin de non-recevoir à cette démarche humiliante[10]. Bientôt même les payements sur lesquels il comptait n'étant pas effectués au terme fixé, il fit à la Prusse l'offre dérisoire de prendre la Silésie en compensation de la dette[11]. Un peu plus tard enfin, il consentit sur la prière du roi à favoriser l'ouverture d'un emprunt prussien en Hollande.

Avec la Russie, Napoléon ne pouvait songer à prendre ce ton de maitre qui lui réussissait si bien avec les États faibles. Il y avait là un gouvernement qui l'observait de près, qui connaissait à fond ses stratagèmes, et qui bien que décidé à garder envers lui les plus grands ménagements, osait lui dire la vérité. Alexandre avait déjà contre Napoléon les griefs les plus légitimes ; il ne songeait pas les relever pour le moment, mais il en prenait acte en homme prévoyant. Il avait pris son allié en flagrant délit de duplicité jusqu'à trois fois dans l'espace de quelques mois ; d'abord dans l'affaire des cessions galiciennes, un peu après dans celle du mariage, où les dénégations embrouillées de Napoléon au sujet d'une double négociation, ne faisaient que mieux mettre en lumière sa déloyauté[12], plus tard enfin, dans le projet de traité relatif à la Pologne. Le blocus continental ne pouvait que lui apporter de nouveaux sujets de récriminations. C'est au moment où Napoléon réclamait avec le plus d'instances la stricte observation du système, qu'Alexandre eut connaissance des infractions qu'il y commettait lui-même au moyen des licences. On devine avec quels sentiments cette supercherie fut jugée dans un pays, où le sol naturellement pauvre avait si grand besoin du supplément des produits exotiques, et où les exportations ne pouvaient se faire que par mer. Si le blocus nous imposait des privations, pour la Russie il était la ruine, et c'est nous qui avions la prétention de le lui imposer en ne le respectant pas nous-mêmes ! Alexandre n'eut pas de peine à faire ressortir ce qu'une telle dérogation avait d'exorbitant. Napoléon répondit à ses plaintes en niant comme toujours le tort qu'on lui reprochait. Il était vrai, disait-il, qu'il donnait des licences pour l'exportation de ses vins et de ses blés, mais il n'en donnait aucune pour l'importation des denrées coloniales[13], assertion qui était absolument fausse. La Russie eut dès lors le droit de prendre avec le blocus toutes les libertés qui lui parurent nécessaires pour en adoucir les rigueurs, et il devint bientôt évident que la conquête seule pourrait le lui imposer dans toute sa sévérité.

Mais de tous les pays de l'Europe, celui pour lequel l'application du blocus avait eu les suites les plus désastreuses était sans contredit la Hollande. Entraînée malgré elle dans l'orbite d'une puissance militaire dont elle partageait toutes les charges et jamais les profits, privée coup sur coup de ses riches colonies, de sa marine naguère si florissante, de son commerce maritime si actif qui était devenu le commissionnaire du monde entier, réduite pour toute ressource aux productions d'un sol insuffisant, péniblement conquis sur la mer, épuisée en outre par l'entretien d'une armée au-dessus de ses moyens comme de ses besoins, et dont le principal rôle consistait à la maintenir sous le joug, la Hollande ne vivait plus depuis longtemps que des restes de son ancienne opulence. Il ne lui restait pour toute industrie que ses banques qui étaient encore pour l'Europe le grand marché de l'argent, ses fromages, ses salaisons de jour en jour plus compromises par les entraves que la surveillance anglaise mettait à l'importation du sel, qui lui arrivait par mer. Dans de telles conditions, la priver du commerce des denrées coloniales, déjà si réduit par la guerre maritime, c'était lui porter le dernier coup, et l'on peut dire à la lettre que si les autres pays souffraient du blocus, la Hollande en mourait.

Quelque attaché qu'il fût à son frère, le roi Louis n'avait pu rester insensible à tant de maux. Esprit sans grande étendue, mais non sans sagesse et sans lumières, caractère simple et honnête, passionné sous des dehors froids, sincèrement philanthrope avec des accès d'humeur noire qui tenaient principalement à sa mauvaise santé et à ses malheurs conjugaux, le roi Louis estimait que son acceptation de la royauté hollandaise lui avait créé des devoirs vis-à-vis de ses sujets. Dès le lendemain de son élévation au trône, il s'était constitué auprès de Napoléon leur défenseur d'office. Comme son frère Joseph, il n'avait pas tardé à reconnaître à ses dépens que ces prétendues royautés créées par Napoléon n'étaient dans sa pensée que les déguisements de la conquête et les instruments du despotisme. Elles n'avaient eu, aux yeux de l'Empereur, d'autre but que celui de conserver sous sa main des pays qu'il n'osait encore réunir ouvertement à l'Empire, par ménagement pour l'opinion de l'Europe. Elles n'étaient qu'une première forme des annexions futures.

Louis avait donc défendu de son mieux contre Napoléon la vie et la fortune de ses sujets. Il s'était efforcé de diminuer les contingents qu'ils devaient fournir à nos armées de terre et de mer, de réduire le nombre des vaisseaux et des chaloupes canonnières qu'ils devaient entretenir, d'alléger les impôts, enfin et surtout d'accorder quelque tolérance et quelques facilités au commerce si cruellement frappé. Ces faits étaient devenus de la part de Napoléon l'objet de reproches incessants et parfois des plus dures invectives ; aucun acte de l'administration de Louis ne trouvait plus grâce à ses yeux. Ses fautes qui étaient d'un genre assez inoffensif, comme celles que commet un homme qui aime à jouer au souverain, par exemple le rétablissement des anciens titres de noblesse, la création d'un maréchalat, devenaient pour Napoléon de véritables crimes. Bientôt il en vint à se repentir d'avoir placé Louis sur le trône de Hollande. Dès le 27 mars 1808, en lui offrant la couronne d'Espagne par préférence à Joseph, il lui écrivait : « le climat de la Hollande ne vous convient pas. D'ailleurs elle ne saurait sortir de ses ruines. » Plus tard, au mois d'août de la même année, l'Empereur fit proposer à Louis de lui céder le Brabant et la Zélande en échange des villes hanséatiques. Louis repoussa avec indignation ce projet de démembrement du pays dont on lui avait confié les destinées.

Ce fut ainsi contre son propre frère, que Napoléon fut amené à user pour la première fois de la facilité que lui offrait le système continental pour achever la soumission de l'Europe. La résistance mesurée, mais persévérante et invincible, que Louis opposait à une application trop stricte du système continental, au moment où Napoléon la réclamait le plus impérieusement, changea les velléités de l'empereur en une résolution arrêtée. A. son retour de la campagne d'Autriche à Paris, Napoléon était décidé à détrôner son frère, mais il voulait le faire en évitant le plus possible l'odieux d'un pareil acte, en rejetant selon son habitude au moins quelques torts apparents sur celui dont il méditait la perte, enfin en y procédant avec les gradations nécessaires pour préparer l'opinion. Les relations des deux frères en étaient arrivées à cette époque à un tel point d'aigreur, que Louis s'attendait à chaque instant à voir la Hollande envahie, et d'avance calculait ses moyens de défense. A la suite de l'expédition de Walcheren, la Zélande et le Brabant furent occupées par nos troupes sous le prétexte d'une démonstration contre les Anglais, et le roi Louis fut invité à se rendre à Paris, où son frère venait d'arriver. Le sens de cette manœuvre n'échappa nullement à sa perspicacité. Malgré la faiblesse de ses ressources, il songea un instant à décliner l'invitation, et à appeler aux armes les Hollandais. Ses ministres lui conseillèrent d'obéir ; il se rendit en France.

Louis était à peine arrivé à Paris qu'il sut à quoi s'en tenir sur les intentions de son frère. A son grand étonnement, et sans avoir été prévenu de rien, il lut dans tous les journaux la déclaration suivante, extraite du discours de l'Empereur, prononcé à l'ouverture du Corps législatif : « la Hollande placée entre la France et l'Angleterre en est également froissée ; elle est le débouché des principales artères de mon empire. Des changements deviendront nécessaires. La sûreté de mes frontières et l'intérêt des deux pays l'exigent impérieusement. » Le langage du ministre de l'intérieur était encore plus significatif : « La Hollande, disait-il, n'est réellement qu'une portion de la France. Ce pays peut se définir en disant qu'il est l'alluvion du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut, c'est-à-dire une des grandes artères de l'Empire.... Froissée entre la France et l'Angleterre, la Hollande est privée et des avantages contraires à notre système général auxquels elle doit renoncer, et de ceux dont elle pourrait jouir. R est temps que cela rentre dans l'ordre naturel. » Cette façon indirecte de signifier au roi Louis qu'on allait s'emparer de ses États, était plus blessante encore que la formule fameuse qui avait appris à l'Europe que le roi de Naples « avait cessé de régner ». On ne lui faisait pas même l'honneur d'une mention. Il n'y avait là pour l'empereur qu'une question géographique, et rien de plus. Du moment où la Hollande n'était qu'une « portion de la France », cet «ordre naturel» n'était pas difficile à découvrir. C'était un retour à la mère-patrie.

Telle fut la forme employée par Napoléon pour faire connaître au roi Louis qu'on avait disposé de ses États. Pour motiver une conquête, il suffisait désormais d'une simple convenance. Le premier mouvement de Louis en reconnaissant le piège dans lequel il était tombé, fut de chercher à s'échapper pour regagner la Hollande. mais il s'aperçut qu'il était gardé à vue. Quelques jours après, ayant voulu sortir de la maison de sa mère, chez laquelle il était descendu à Paris, il fut retenu de force par des gendarmes d'élite[14]. Dans cette extrémité, il envoya à Amsterdam son écuyer le comte de Bylandt avec l'ordre de fermer à nos troupes l'entrée des forteresses, et surtout de la capitale.

Cet ordre fut exécuté. Malgré les déboires dont il avait été abreuvé par son frère depuis son élévation au trône, Louis avait encore au fond du cœur le désir de régner. Ses ministres lui conseillaient d'ailleurs la soumission, pour conserver à leur pays, sinon l'indépendance, du moins une autonomie nominale qui pourrait redevenir un jour plus réelle. Il se déclara prêt à accepter toutes les conditions que l'Empereur voudrait lui imposer. Napoléon consentit à se laisser fléchir. Dans une lettre datée du 21 décembre 1809[15], après une longue exposition de ses griefs contre Louis, il offrit de lui rendre sa couronne en échange d'un engagement d'interdire le commerce anglais, d'entretenir une flotte de quatorze vaisseaux et sept frégates, une armée de vingt-cinq mille hommes, de supprimer la noblesse et les maréchaux. Mais tout en lui faisant grâce pour le moment, il avait soin d'ajouter : « Je ne vous cacherai pas que mon intention est de réunir la Hollande à la France, comme le coup le plus funeste que je puisse porter à l'Angleterre ». Il lui montra même tout rédigé le décret qui ordonnait la réunion.

Ce décret, Napoléon avait été un instant à la veille de le publier. Mais au moment de mettre sa menace à exécution, soit qu'il craignît de rencontrer dans une partie de la Hollande une résistance sérieuse, soit qu'il prévit le détestable effet que produirait en Europe un conflit qui n'avait déjà fait que trop de bruit, il s'était décidé à ajourner ce projet. Dans son désir d'utiliser ce grand sacrifice, il imagina de se servir de cette menace même de réunion comme d'un moyen d'influence et de contrainte pour amener l'Angleterre à la paix. Cette idée n'était pas nouvelle chez lui. Rien des fois il s'était servi de ce genre d'intimidation ; bien des fois il avait déclaré aux négociateurs de cette puissance, que l'Angleterre le forcerait à conquérir le continent pour l'armer, disait-il, tout entier contre elle, et en réalité pour l'armer contre lui. Aujourd'hui il allait dire aux Anglais : faites la paix, ou je réunis la Hollande. Si la négociation venait à réussir, ne serait-ce pas un chef-d'œuvre diplomatique que d'avoir obtenu la paix de l'Angleterre, non pas en échange d'un avantage présent, mais en prévision d'un dommage éventuel ? Si elle échouait, on aurait un nouveau prétexte pour envahir la Hollande, et dans tous les cas on gagnait le temps nécessaire pour s'épargner une précipitation et une violence également compromettantes.

C'était du roi Louis que devait émaner cet appel à la bonne volonté britannique pour avoir quelque chance de se faire écouter. C'était pour le sauver du danger imminent qui le menaçait lui et son royaume, que l'Angleterre devait oublier tous ses anciens griefs contre l'envahisseur de l'Italie, de la Suisse, de l'Espagne, du Portugal, de l'Allemagne elle-même. Ce fut en conséquence au nom de Louis et du Cabinet d'Amsterdam, que partit dans les premiers jours de février 1810, le négociateur désigné, M. Labouchère riche banquier hollandais, gendre et associé du grand banquier anglais Baring. Baring était intimement lié avec lord Wellesley, le frère aîné de Wellington, alors ministre des affaires étrangères, et c'est pour ce motif qu'on avait choisi Labouchère. Mais par cela même que Labouchère ne pouvait parla- qu'au nom du Cabinet hollandais, il n'avait à offrir à l'Angleterre que des conditions fort peu acceptables. Comment supposer en effet que le gouvernement anglais, alors dans tout l'éclat de sa force et de sa puissance, et aussi dans toute l'ardeur de la lutte si passionnée qu'il soutenait pour la liberté de l'Europe, allait se laisser détourner de sa tâche par la crainte d'une annexion de la Hollande ; qu'il allait faire la paix pour conserver un trône au roi Louis, comme s'il ne savait pas que la Hollande était depuis longtemps réunie de fait sinon de droit, et comme s'il n'avait pas en vue des intérêts incomparablement plus importants ?

 De telles ouvertures étaient pitoyables ; elles font peu d'honneur au génie politique de Napoléon. Elles attestent, ce qu'on voit d'ailleurs par les éternelles déclamations du Moniteur, qu'il n'avait aucune notion exacte de la situation réelle de l'Angleterre. Il la considérait comme aux abois et sur le point de succomber, et jamais elle n'avait été plus inébranlable. Elle désirait la paix, mais beaucoup moins que nous, parce qu'elle souffrait moins de la guerre. Pour l'y décider, il fallait des concessions tout autres que celte offre ridicule d'épargner les Hollandais, dans le cas où elle viendrait à résipiscence. C'est selon toute apparence le sentiment de l'inutilité d'une démarche si médiocrement conçue, tout autant que son penchant à se mêler de tout, qui poussa Fouché à entamer à l'insu de son maître une négociation simultanée avec le Cabinet anglais, afin de pouvoir, après l'échec fort probable de Labouchère, apporter à Napoléon un traité de paix qu'il n'aurait plus qu'à signer. Ce qui est certain, c'est que l'agent de Fouché, en abordant le marquis de Wellesley, lui soumit du moins quelques propositions sensées et acceptables, associées à des projets chimériques. Cet agent, ancien officier irlandais au service de Condé, nommé Pagan, fut présenté à Wellesley par lord Yarmouth. Il fit savoir au ministre que si l'Angleterre désirait la paix, on pourrait facilement arriver à la conclure sur la base du rétablissement des Bourbons en Espagne, et d'une compensation à donner à Louis XVIII aux dépens des États-Unis d'Amérique. Ce dernier arrangement était une pure rêverie, mais on n'avait aucun parti pris absolu, et on se déclarait prêt à discuter toutes les transactions que proposerait l'Angleterre.

Les ouvertures de Fagan devancèrent de quelques jours celles de Labouchère. Lord Wellesley les déclina poliment, mais nettement, comme faites sans caractère officiel et sans autorité suffisante. Quant aux propositions de Labouchère, il ne pouvait y voir le résultat d'une intrigue, mais il lui fut difficile de prendre beaucoup au sérieux une négociation, qui ne présentait d'autre base que la clémence de Napoléon envers la Hollande. L'Angleterre n'ignorait nullement que Louis n'était en Hollande que le prête-nom de son frère ; elle n'avait pas à empêcher Napoléon de se démasquer ; elle avait bien plutôt intérêt à le pousser dans la voie des usurpations jusqu'à ce qu'il eût révolté tout le monde.

Le public avait été indigné en Angleterre de l'issue honteuse de l'expédition de Walcheren ; mais une paix sans honneur l'eût bien plus indigné encore. La conduite de lord Chatham avait été l'objet d'une enquête parlementaire, il s'était vu contraint de donner sa démission de directeur général de l'artillerie. Enfin, cet ignominieux échec, sans amener la chute complète du ministère, avait renversé les deux principaux ministres, Canning et lord Castlereagh, réduits à vider leur querelle dans le duel célèbre où Canning fut blessé. Mais malgré les plaintes inévitables dont l'opposition fit retentir le Parlement au sujet de la fâcheuse direction de cette guerre, la nation était plutôt irritée qu'inquiète ou découragée. Lord Wellesley qui avait succédé à Canning, n'était en rien solidaire des fautes de l'administration précédente ; il était populaire, grâce à de grands services rendus dans l'Inde et aux reflets de la gloire fraternelle. Esprit d'ailleurs très-éclairé et dégagé de tout préjugé, il n'était suspect de partager ni le parti pris des anciens ministres à qui il fallait avant tout une revanche des humiliations de Walcheren, ni le zèle intéressé de l'opposition en faveur de la paix. Il était mieux placé qu'aucun des hommes d'État de son pays pour être impartial.

Il écouta avec une parfaite courtoisie les communications de Labouchère, mais il n'eut pas de peine à établir que leur objet immédiat, c'est-à-dire le désir de conserver nominalement à la Hollande une indépendance, qui, de fait, avait depuis longtemps cessé d'exister, ne pouvait être pour l'Angleterre la base d'une négociation sérieuse, En dehors de cette proposition, on ne lui apportait que de vagues assurances dont rien ne garantissait la sincérité, car Labouchère ne pouvait parler qu'au nom des ministres hollandais. Ce n'était pas sur des données aussi incertaines qu'un gouvernement prudent pouvait s'exposer à troubler l'opinion par des espérances peut-être irréalisables et à arrêter l'élan de la nation vers la guerre, alors qu'elle en était venue à n'en plus sentir le poids. L'Angleterre s'était habituée à l'état de guerre ; elle y trouvait de grands avantages qui en compensaient les maux inévitables. Si l'on voulait la paix, il fallait le dire hautement, il fallait parler au nom de la France, apporter des conditions nettement formulées et non des ouvertures sans précision et sans garantie. Labouchère n'obtint rien de plus que cette déclaration verbale. Il y joignit ses propres observations sur l'état de l'esprit public en Angleterre. Elles étaient en parfaite conformité avec les appréciations de Wellesley[16].

Cet accueil peu encourageant n'empêcha pas Napoléon de revenir à la charge auprès du cabinet anglais, mais en restreignant cette fois la négociation à un arrangement -sur les mesures du blocus. L'Angleterre retirerait ses arrêts du Conseil de 1807, en revanche l'empereur évacuerait non-seulement la Hollande, mais les villes hanséatiques, il rendrait aux Anglais tous leurs débouchés sur le continent. Si ce n'était pas une paix définitive, ce serait du moins un grand pas vers la paix. Dans les instructions remises à Labouchère, il s'efforçait de démontrer que « la France ne souffrait nullement de l'état actuel. » Mais à défaut d'autres faits, son insistance même n'était-elle pas la preuve du contraire ? Et s'il y avait une apparence d'équité dans l'offre d'un double retrait simultané des mesures de blocus, les Anglais pouvaient- ils ignorer que leur blocus à eux était très-efficace, puisqu'il immobilisait toutes les marines du continent, tandis que son blocus à lui était éminemment fictif, n'arrêtait nullement leur commerce et faisait surtout du mal à ses alliés ? Cette note de Napoléon se terminait par un mot qui définissait admirablement l'esprit de son système : « Pour n'avoir pas fait la paix plus tôt, disait-il, l'Angleterre a perdu Naples, l'Espagne, le Portugal, le débouché de Trieste. Il est évident que si elle tarde à la faire, elle perdra la Hollande, les villes hanséatiques, la Sicile[17]. » Il aurait dû ajouter, pour dire toute sa pensée, la Prusse, le Danemark, la Suède, la Russie, car c'était là la conséquence nécessaire de son système. Et cette conclusion forcée, bien loin d'effrayer l'Angleterre, l'eût comblée de joie en lui faisant entrevoir dans un avenir prochain la perle inévitable d'un esprit assez chimérique pour fonder ses plans sur une aussi folle conception.

Cette seconde proposition ne fut pas plus heureuse que la première. Le moment était venu de réaliser les menaces dont on avait fait tant de bruit, et de prendre un parti à l'égard de la Hollande dont le sort restait toujours en suspens. Pendant le cours même des négociations de Labouchère, de nouvelles complications s'étaient produites dans la situation de Louis. Napoléon avait appris successivement que l'entrée de Berg-op-Zoom et de Breda avait été refusée à ses troupes, et que le ministre de la guerre Krayenhof faisait fortifier Amsterdam. Ces graves nouvelles lui parvinrent au moment où il croyait avoir définitivement dompté l'obstination de son frère. Elles lui firent éprouver un véritable transport de fureur : « Le roi de Hollande est-il devenu tout à fait fou ? écrivit-il à Fouché... Vous lui demanderez si c'est par son ordre que ses Ministres ont agi ou si c'est de leur chef ; et vous lui déclarerez que si c'est de leur chef, je les ferai arrêter et leur ferai couper la tête à tous[18]. » Le malheureux Louis, qui jusque-là avait passé tour à tour de la crainte à la colère et de la soumission à la révolte, était toujours à Paris, à la merci de son redoutable frère. Ses velléités de guerre à outrance n'étaient pas même soutenues par ses ministres trop convaincus de l'inutilité d'une pareille résistance ; il comprit cette fois qu'il fallait plier pour sauver au moins une partie de son royaume. Il fit ouvrir ses places fortes, demanda leur démission à Krayenhof et à Mollerus, les deux seuls ministres qui fussent d'avis de défendre jusqu'à la dernière extrémité l'indépendance de leur pays, et se déclara prêt à se soumettre à toutes les volontés de l'empereur.

Napoléon se trouvait ainsi ramené à son projet d'annexer la Hollande, il y tenait plus que jamais ; mais il n'avait pas encore perdu alors (on était en mars 1810) toute espérance d'arrangement avec l'Angleterre, il redoutait l'effet d'un scandale trop bruyant. Il y avait d'ailleurs à peine trois mois que Montalivet, son ministre de l'intérieur, venait de déclarer une fois de plus dans une harangue solennelle : « qu'il lui aurait été facile d'étendre les limites de la France au-delà du Rhin, mais que ce fleuve était la borne invariable des États immédiats de son empire[19]. » Il préféra donc un moyen terme, qui, tout en mettant la Hollande dans ses mains, ménagerait encore quelques apparences et lui donnerait le droit d'en finir quand il voudrait.

Par un traité qu'il dut signer le 16 mars 1810, Louis s'engagea non-seulement à remplir les conditions antérieurement stipulées, et qui étaient relatives au blocus, à l'entretien de l'armée de terre et de mer, aux maréchaux, à la noblesse, mais à accepter un état de vassalité qui était pire qu'une abdication. Il cédait à l'empereur toute la partie de la Hollande située sur la rive gauche du Rhin, c'est-à-dire jusqu'au Wahal, ce qui formait environ le quart de son territoire. Il consentait à confier la garde de ses États à un corps d'occupation français, il recevait de la France tous les employés de ses douanes. Il déférait à l'empereur le jugement des prises maritimes. Enfin, il s'engageait à mettre le séquestre sur les bâtiments américains qui se trouvaient dans ses ports.

Cette dernière stipulation était l'application anticipée d'un décret qui parut quelques jours après (à la date du 23 mars 1810) En vertu de ce décret, tous les bâtiments américains qui seraient entrés dans les ports de l'empire français à partir du 20 mai 1809, devaient être saisis et vendus. Cette mesure spoliatrice ne fut pas un des traits les moins caractéristiques du système continental. A. la suite des décrets de Berlin et de Milan et des représailles du conseil britannique de 1807, toutes les marines de l'Europe avaient été frappées d'interdiction. Le commerce des neutres n'avait plus pu se faire que sous le pavillon américain sur l'Océan, et dans la Méditerranée, sous le pavillon turc. Mais l'Angleterre obligeant les neutres à lui payer un droit d'octroi soit à Londres, soit à Malte, et Napoléon ayant déclaré dénationalisés les bâtiments qui se soumettraient à cette formalité, il s'en était suivi pour le commerce américain une série de vexations intolérables. Il était à peu près impossible dans la pratique de distinguer les bâtiments qui s'étaient soumis au contrôle britannique de ceux qui s'y dérobaient, et comme tous étaient suspects, les innocents payaient souvent pour les coupables. Pour se soustraire à des prétentions également tyranniques des deux côtés de la Manche, les États-Unis, qui n'étaient pas alors assez puissants pour imposer à tous le respect de leur pavillon, avaient, par un arrêté en date du ter mars 1809, défendu à leur marine marchande l'accès des ports de la France comme de l'Angleterre. Par une réciprocité qui n'était que juste, ils avaient ordonné la saisie de tout bâtiment français ou anglais qui aborderait leurs propres ports à partir du 20 mai 1809. La mesure était incontestablement loyale. Nous étions avertis deux mois et demi à l'avance ; nous n'avions d'ailleurs en mer qu'un nombre extrêmement restreint de vaisseaux ; et si, comme l'affirma Napoléon, il y en eut deux ou trois confisqués pour avoir enfreint la défense, c'est qu'ils s'exposèrent volontairement à être saisis. Mais ce fait fut plus tard démontré faux par le ministre Armstrong ; en réalité, il n'y eut pas une seule confiscation.

C'est sous le prétexte d'exercer des représailles contre un acte si équitable et si modéré que Napoléon, sans aucun avis préliminaire et en donnant même à son décret un effet manifestement rétroactif, s'empara de plusieurs centaines de vaisseaux américains, qui, malgré la défense de leur gouvernement, avaient continué à fréquenter nos ports. Non-seulement il n'avait en rien averti les Américains, mais il les avait fait saisir plusieurs mois avant la publication du décret en France, en Italie, en Espagne. Il les avait ensuite attirés de nouveau en faisant assurer leur ministre « que la France accueillerait les bâtiments américains lorsqu'elle serait certaine qu'ils n'auraient payé aucun tribut ni été dénationalisés[20].» Alors parut le décret qui leur montra trop tard le piège auquel ils s'étaient laissé prendre. Une surprise non moins pénible les attendait encore. Le décret ne visait que la France, ses colonies ou les pays occupés par ses armées ; les Américains pouvaient se croire en sûreté partout ailleurs. Napoléon les fit saisir non-seulement en Hollande et dans les villes hanséatiques, mais en Danemark, en Suède et jusqu'en Prusse, où il offrit d'accepter leurs cargaisons en déduction de la dette.'

Aux plaintes du général Armstrong, il répondit par d'hypocrites lamentations sur la dure nécessité où il se trouvait de s'emparer d'un butin qui montait à des centaines de millions. L'Angleterre seule était responsable d'un si fâcheux état de choses et, quant à lui, il était prêt à retirer ses deux décrets de Berlin et de Milan si elle consentait à retirer les ordres du Conseil de 1807. Du reste, l'embargo n'était mis sur les bâtiments américains que par réciprocité, et ces bâtiments ne méritaient aucun intérêt puisqu'ils étaient en contravention avec les lois de leur pays. « Vous expliquerez à Armstrong, ajoutait Napoléon pour justifier l'espèce de guet-apens dont les Américains se trouvaient victimes par suite de la tolérance qui les avait attirés dans nos ports, que la loi d'embargo ne nous a été connue que depuis peu, et que ce n'est que lorsque j'en ai eu connaissance, que j'ai aussitôt prescrit la même mesure[21]. » Rien n'était plus faux que cette assertion, toute la correspondance antérieure de l'Empereur sur ce sujet en est la preuve. Armstrong aurait pu opposer à Champagny une note signée de son propre nom, et dans laquelle on lisait le passage suivant écrit dès le 21 août 1809 : « Pour se dérober aux actes de violence dont cet état de choses menaçait son commerce, l'Amérique a mis un embargo dans ses ports, et quoique la France vît ses intérêts blessés par cette mesure, cependant l'Empereur applaudit à cette détermination généreuse de renoncer à tout commerce plutôt que de reconnaître la domination des tyrans des mers. » Il y avait donc, de l'aveu de Champagny, huit mois au moins qu'on connaissait en France l'embargo américain.

De toutes les clauses du traité si extraordinaire que Napoléon venait d'imposer à son frère, la saisie des bâtiments américains était une de celles qui coûtaient le plus à la loyauté du roi Louis. Quant au traité lui-même, il était à la fois dérisoire et inexécutable. Ses conditions étaient tellement onéreuses qu'il était impossible de les observer strictement ; il n'avait d'autre but, en un mot, que de permettre à son auteur de s'emparer de la Hollande lorsqu'il le voudrait. Lorsque Louis se récriait sur l'impossibilité de faire ce qu'on lui demandait avec des finances aussi obérées et un pays ruiné, l'empereur lui répliquait froidement qu'il n'avait qu'à faire banqueroute en réduisant sa dette au tiers., Louis se refusait obstinément à une mesure qu'il considérait comme déshonorante. Dans de telles conditions, il eût sagement agi en s'abstenant de signer un pareil traité, et Fon ne peut expliquer son acceptation que par l'état de trouble et de faiblesse auquel l'avaient réduit les violences de l'empereur. Il ne consentit toutefois à le ratifier qu'en y ajoutant le mot : autant que possible, formule conditionnelle qui prouvait son peu de confiance dans la validité des engagements qu'il contractait[22]. Ce pressentiment ne devait pas tarder à se réaliser.

Le roi Louis rentra dans sa capitale le 11 avril 1810. Vers la fin du même mois, l'empereur partit avec Marie-Louise pour un voyage en Belgique et dans les deux provinces hollandaises nouvellement réunies à l'empire. La négociation de Labouchère avec le cabinet britannique avait repris, au moment même où elle allait tomber faute d'encouragement, une tournure un peu plus favorable, grâce à une nouvelle intervention de Fouché, dans un domaine qui n'était nullement le sien. Ce personnage audacieux et remuant, enhardi par l'impunité de sa première intrigue, voyant avec un sincère regret échouer par notre faute des propositions pacifiques dont le succès lui paraissait infaillible, si elles étaient présentées avec modération et habileté, conçut le projet à peine croyable, de substituer ses propres vues à celles de l'empereur. Mais il se servit cette fois du même négociateur. Il se flattait, en cas de succès, d'arracher à Napoléon les sacrifices nécessaires par la perspective d'une paix immédiate, et de se faire absoudre lui-même par la grandeur des résultats[23].

Pour parvenir à son but, il envoya auprès de La-bouchère un de leurs amis communs, le fournisseur Ouvrard, espèce d'aventurier de la finance, toujours prêt pour toutes les intrigues, avec de nouvelles instructions conçues dans un sens beaucoup plus large. Ces instructions ne pouvaient inspirer aucune défiance à Labouchère car Ouvrard était lui-même convaincu que Fouché agissait d'après les ordres de l'empereur. Le négociateur admettait cette fois la discussion sur tous les points qui faisaient l'objet du débat entre la France et l'Angleterre. Il n'en excluait ni l'Espagne, ni la Hollande, ni même Naples, Fouché revenait en outre à sa proposition relative aux États-Unis ; il insinuait qu'on pourrait faire la paix à leurs dépens en envoyant une armée anglo-française en Amérique[24].

Napoléon parcourait les villes de la Belgique avec une cour brillante, inspectant, selon son habitude, tous les grands établissements industriels et administratifs, encourageant les travaux d'utilité publique, distribuant des faveurs de tout genre aux populations accourues sur son passage, lorsqu'il apprit que Labouchère, quoique de retour en Hollande, continuait à négocier avec le ministère anglais et avait de fréquentes conférences avec Ouvrard. Il se fit aussitôt communiquer par le roi Louis la correspondance du négociateur. On la lui livra, d'autant plus facilement que Labouchère croyait reproduire les inspirations de l'empereur. Il y découvrit, avec une profonde stupéfaction, le tour nouveau qui avait été donné, à son insu, à des ouvertures entamées par lui dans un sens si différent. La bonne foi de La-bouchère était évidente, mais on pouvait douter s'il avait été trompé par Ouvrard ou par Fouché, et Napoléon hésitait à croire son ministre de la police coupable d'une démarche aussi audacieuse. A peine de retour à Paris, il fit venir Fouché, lui reprocha vivement sa félonie, puis, comme le ministre rejetait toute l'intrigue sur Ouvrard, il fit sur-le-champ procéder à l'arrestation de ce dernier, par l'entremise de Savary. Il acquit ainsi la preuve qu'Ouvrard lui-même n'était qu'un instrument inconscient des manœuvres de Fouché[25].

Dans le premier emportement de la colère, Napoléon songea un instant à faire juger l'imprudent ministre comme coupable de haute trahison. Mais il réfléchit sans doute à l'impression de ridicule plutôt que de terreur, que produirait en Europe, et même en France, une aussi étrange révélation. Que deviendrait le prestige de l'autocratie impériale lorsqu'on la verrait ainsi jouée par ses propres agents, lorsqu'on saurait que celui qui faisait trembler les rois était lui-même la dupe de ce hardi serviteur dont

le zèle substituait avec un si merveilleux sans gêne les inspirations de sa propre sagesse aux insanités du génie de son maitre ? Il n'était pas facile d'ailleurs de frapper un homme qui, depuis le 18 brumaire, avait été le confident de tant de secrets, le complice de tant d'actions suspectes ou perverses. Fouché, après tout, n'avait pas conspiré ; la négociation qu'il avait entamée ne pouvait aboutir à un résultat qu'à la condition d'être approuvée par Napoléon, et si ce résultat avait été favorable, qui eût osé blâmer son initiative ? Il n'était coupable, en définitive, que d'un excès de bonne volonté ; il avait préjugé les intentions de l'empereur comme à l'époque des levées de la garde nationale ; comme alors, il comptait être absous par le succès. Il n'avait blessé aucun intérêt ; l'amour-propre seul de Napoléon avait été atteint. Et si cet orgueil insensé avait été capable d'entendre le conseil indirect que lui donnait Fouché, comment imaginer un plus heureux dénouement, un parti plus avantageux pour la France, pour Napoléon, pour sa gloire et la nôtre qu'une paix qui lui eût laissé les limites du Rhin et des Pyrénées, presque toute l'Italie, et qui eût délivré ses frères des travaux forcés de la royauté ?

Ces considérations, où le calcul n'avait pas moins de part que l'indulgence, sauvèrent Fouché plus sûrement que l'intercession de ses amis ou le souvenir des services rendus. Il échappa ainsi à une disgrâce complète et peut-être à une condamnation infamante. On se contenta de lui retirer son ministère, et on lui donna pour consolation le gouvernement des États romains. Mais, au moment où il allait gagner son nouveau poste, l'empereur découvrit tout le mystère de la négociation Fagan, qu'il avait ignorée jusque-là Cette fois il n'y tint plus. Fouché, destitué de nouveau, reçut l'ordre de se retirer dans sa sénatorerie d'Aix en Provence, et de restituer tous les papiers de son ministère qui étaient restés entre ses mains. Fouché répondit qu'il les avait brûlés, songea un instant à fuir en Amérique pour se soustraire aux vengeances qu'il redoutait, puis, se ravisant, alla vivre obscurément dans la retraite qui lui avait été assignée.

Napoléon lui donna pour successeur au ministère de la police, Savary, celui qu'il appelait lui-même « un homme d'exécution ». Savary avait, en effet, figuré comme le personnage principal dans les deux épisodes les plus odieux de la vie de l'empereur l'exécution du duc d'Enghien et l'arrestation de Ferdinand d'Espagne. Cette nouvelle fut accueillie à Paris par une profonde et pénible sensation. Dans ses mémoires, qui sont un chef-d'œuvre de falsification historique, déguisée sous des apparences de bonhomie et de rondeur militaire, Savary décrit lui-même, dans les termes suivants, l'effet produit sur le public par sa nomination : « J'inspirais de la frayeur à tout le monde ; chacun faisait ses paquets ; on n'entendait parler que d'exils et d'emprisonnements et pis encore ; enfin, je crois que la nouvelle d'une peste sur quelque point de la côte n'aurait pas plus effrayé que ma nomination au ministère de la police[26]. »

Il est impossible de rendre plus exactement l'impression universelle. L'avènement de Savary au ministère de la police eut pour résultat de rendre Fouché presque populaire. On savait que Fouché, cruel par peur comme tant d'autres à l'époque de la terreur, était plutôt humain par tempérament. On n'ignorait pas qu'en beaucoup d'occasions il avait adouci dans l'exécution des ordres trop rigoureux ; qu'il avait, par d'habiles temporisations, épargné à Napoléon bien des cruautés inutiles. Enfin, on trouvait jusque dans son scepticisme cynique et railleur, dans sa longue expérience des choses et des hommes, dans ses vieux instincts de révolutionnaire frondeur et blasé, la garantie d'une certaine indépendance d'esprit. On sentait qu'il jugeait son maître ; que Napoléon ne serait jamais pour lui une religion comme pour ceux qu'on nommait alors les « mameluks » ; qu'il était capable de lui résister dans une certaine mesure et, au besoin, de le mystifier, qu'il ne se résignerait jamais à n'être qu'un instrument passif et aveugle. Savary, au contraire, était l'homme de la consigne et de l'obéissance absolue. Il se vantait volontiers d'un dévouement sans bornes. La crainte inspirait était aussi illimitée que son dévouement.

Les rapports de l'empereur avec son frère ne s'étaient pas améliorés depuis que Louis était rentré dans sa capitale. Il est facile de concevoir avec quels sentiments ce pauvre roi était revenu parmi ses sujets après un voyage qui leur avait coûté deux provinces, l'occupation étrangère et les intolérables vexations de notre système douanier, sans parler des autres conditions d'un traité désastreux. La soumission de Louis ne pouvait avoir aux yeux des Hollandais, comme aux siens propres, qu'une seule excuse, l'espoir qu'il rachèterait l'excès de son humiliation par l'importance de ses services. Ou ne pouvait lui pardonner qu'à une seule condition, c'est qu'il s'efforcerait de tout son pouvoir d'adoucir les rigueurs du pacte qu'il s'était vu contraint de signer pour leur conserver un reste d'existence nationale. Au reste, toutes les difficultés anciennes restaient, mais aggravées par des complications nouvelles résultant de l'occupation militaire et douanière.

Le roi Louis donna pleine satisfaction à son frère en ce qui concernait la noblesse et les maréchaux ; mais tout en faisant de son mieux pour relever la marine, il ne put, avec ses finances ruinées, que rester au-dessous des exigences du traité. C'était là suivant lui, une entreprise qui demandait du temps. Il ne refusa pas de porter son armée à l'effectif convenu, maïs il entendit que ce fût défalcation faite des troupes qu'il entretenait en Espagne pour le compte de l'empereur. Il consentit à livrer les bâtiments américains, mais non les bâtiments hollandais qui avaient emprunté le pavillon des États-Unis. Il ne s'opposa pas à l'établissement de notre ligne douanière sur les côtes de la Hollande ; mais lorsque les agents français, pénétrant dans tous les petits golfes que la mer a creusés à l'intérieur du pays, s'arrogèrent un droit d'inspection sur tous les produits de la Hollande elle-même, lorsqu'ils ajoutèrent ainsi les vexations de l'octroi à celles des douanes, lorsqu'ils instituèrent des commissions pour juger les délinquants, le roi protesta contre cette usurpation de ses droits et fit mettre en liberté tous les individus arrêtés. Plus les prérogatives qu'on lui avait laissées étaient restreintes, plus il entendait les faire respecter. Il ne pouvait songer sans doute à manifester son ressentiment contre l'Empereur ; mais it pensait que son droit de souverain allait peut-être jusqu'à lui permettre de s'abstenir de tout témoignage d'empressement. Il reçut donc avec une froideur marquée le chargé d'affaires de France, Sérurier. Il ne prétendait nullement garder des ministres qui avaient déplu à l'Empereur ; mais après les avoir destitués, il estimait qu'il avait bien le droit de leur écrire un mot de consolation, ce qu'il fit pour Mollerus. Enfin, il osa également user de ses privilèges de roi en destituant le bourgmestre d'Amsterdam, qui s'était opposé à ce qu'ou fortifiât la ville.

En tout cela, le roi Louis se trompait : son pouvoir n'allait pas jusque-là tant était étrange cette royauté qu'on lui avait faite. Les lettres de I Empereur devinrent de plus en plus impérieuses et menaçantes :

Le sort en est jeté, lui écrivait Napoléon à la date du 20 mai 1810, vous êtes incorrigible.... Ce n'est, ni des conseils, ni des avis, ni de l'affection qu'il faut vous montrer, mais la menace et la force. Qu'est-ce que ces prières et ces jeûnes mystérieux que vous avez ordonnés ? Louis, vous ne voulez pas régner longtemps ; toutes vos actions décèlent mieux que vos lettres intimes les sentiments de votre âme. Écoutez un homme qui en sait plus long que vous. Revenez de votre fausse route ; soyez Français de cœur, ou votre peuple vous chassera et vous sortirez de Hollande l'objet de la pitié et de la risée des Hollandais. C'est avec de la raison et la politique que l'on gouverne les États, et non avec une lymphe dore et viciée[27]. »

Cette allusion cruelle aux infirmités d'un frère annonçait assez qu'on était résolu à ne plus garder envers lui aucun ménagement. Deux jours après, le 23 mai 1810, Napoléon apprenait que Louis, dans une audience diplomatique, avait passé devant le chargé d'affaires Sérurier sans lui adresser la parole, et qu'un cocher à la livrée de l'ambassade avait été battu dans une rixe. Il lui écrivit une seconde fois en l'accablant des plus sanglants reproches. Sa lettre se terminait par ces paroles insultantes : « Ne m'écrivez plus de vos phrases ordinaires. Voilà trois ans que vous me les répétez, et chaque jour en prouve la fausseté. C'est la dernière lettre que de ma vie je vous écris[28]. »

Après de pareils traitements l'illusion n'était plus possible, et les derniers doutes du roi Louis se dissipèrent à la vue du nombre croissant des troupes françaises qui venaient sous ses yeux prendre possession de son royaume. Aux termes du traité, leur nombre ne devait pas dépasser six mille hommes ; il s'élevait déjà à plus de vingt mille. Au lieu de se borner à garder les côtes comme on en était convenu, elles s'emparaient successivement de toutes les villes, et le cercle qu'elles traçaient autour d'Amsterdam allait se rétrécissant chaque jour. A plusieurs reprises, raconte le roi Louis, le général qui les commandait s'efforça de l'attirer à une entrevue entre Amsterdam et Utrecht, il déclina prudemment cette proposition.

Bientôt les troupes se rapprochèrent de la capitale. Le roi demanda des explications au chargé d'affaires de France, qui lui répondit en déclarant dans une note officielle « que sur les bruits qui étaient venus à S. M. l'Empereur et Roi qu'on lui attribuait le dessein de vouloir mettre garnison dans Amsterdam, Sa Majesté l'avait chargé de désavouer ce dessein et de déclarer qu'elle ne songeait point à occuper cette capitale[29]. » Cet ordre fut donné cependant très-peu de jours après par Napoléon, aussitôt qu'il eut la certitude que la capitale n'aurait pas le temps de se mettre en défense[30]. Oudinot devait alléguer « l'outrage fait à nos aigles à Harlem » et Sérurier devait cc insinuer que le seul moyen de se tirer d'embarras était de recevoir les troupes françaises en triomphe à Amsterdam. » D'après une autre lettre de Napoléon lui-même[31], l'outrage fait à ses aigles se réduisait cc au refus de laisser passer ses patrouilles. » Mais au point où il en était arrivé, tout prétexte lui était bon pour en finir. En présence du danger qui le menaçait, Louis rassembla une dernière fois ses conseillers ; il leur proposa de défendre Amsterdam jusqu'à la dernière extrémité, de rompre les digues et d'appeler toute la nation aux armes. Ils lui firent de respectueuses représentations sur l'inutilité d'une telle défense et les malheurs qu'elle attirerait sur leur pays.

La Hollande était trop opprimée et trop ruinée pour avoir encore l'énergie qu'eût réclamée une telle lutte. Le roi Louis, découragé et désabusé, prit alors le parti d'abdiquer en faveur de son fils aîné. Il rédigea en forme d'adieu un message justificatif qu'il adressa au Corps législatif hollandais. On y lisait ce passage touchant : « Peut-être suis-je seul un obstacle à la réconciliation de ce pays avec la France. S'il en était, ainsi, je pourrais trouver quelque consolation à traîner un reste de vie errante et languissante loin des premiers objets de mes affections.... Quant à vous, messieurs, je serais bien malheureux si je pouvais penser que vous ne rendissiez pas justice à mes intentions. Puisse la fin de ma carrière prouver à la nation et à vous que je ne vous ai jamais trompés ; que je n'ai eu qu'un but, celui de l'intérêt du pays, et que les fautes que je puis avoir Commises tiennent uniquement à mon zèle, qui me faisait désirer, non pas le bien, mais le mieux possible malgré la difficulté des circonstances ! »

Ce message rédigé, le roi Louis, accompagné de quelques serviteurs restés fidèles à son infortune, s'enfuit dans le plus grand secret et traversa non sans peine nos cantonnements, abandonnant son royaume comme on s'évade d'une prison. Les peuples sont en général bons juges des qualités de leur souverain, à plus forte raison s'il est un étranger. Le roi Louis a laissé en Hollande la mémoire d'un honnête homme et d'un cœur bienfaisant. On doit lui tenir d'autant plus compte de ces vertus, qu'il leur a dû tous ses malheurs.

Parti de Harlem dans la nuit du 1er juillet 1810, il ne s'arrêta qu'aux bains de Tœplitz, en Bohême, où il arriva le 9. Pendant près d'un mois, Napoléon ignora comme toute l'Europe, ce que le malheureux roi en rupture de ban était devenu. Cette disparition qui autorisait toutes les conjectures, augmenta encore le triste effet d'une fuite si accusatrice pour l'Empereur. Cet éclat déjouait tous ses plans. Il s'était flatté de mener jusqu'au bout l'entreprise sans bruit et sans esclandre, d'étouffer doucement les protestations de Louis entre les quatre murs de quelque résidence magnifique et solitaire. Aussi parut-il comme altéré, si l'on en croit le témoignage de Savary, lorsqu'il apprit cette nouvelle. Le masque de sagesse et de modération qu'il avait pris en épousant Marie-Louise tombait brusquement, et l'on voyait reparaître l'homme violent, l'usurpateur, l'oppresseur des droits de sa propre famille. Par une coïncidence des plus fâcheuses pour lui, un autre de ses frères, Lucien, 1ui avait vécu jusque-là dans les États romains, ne s'y jugeant plus en sûreté depuis qu'ils étaient réunis à l'empire, s'enfuyait par mer dans ce moment même, préférant devenir le prisonnier des Anglais plutôt que de vivre le sujet de Napoléon. Joseph lui-même, malgré tout son goût pour les honneurs de la royauté, paraissait à la veille d'en faire autant : « Si les dispositions dont je suis menacé ont lieu, écrivait-il à Napoléon, le 8 août 1810, je n'aurais plus d'autre parti que celui de me rendre en France.... pour recouvrer dans l'obscurité des affections et un calme que le trône m'a fait perdre sans m'avoir rien donné en échange, puisque l'Espagne n'est pour moi qu'un lieu de supplice. » Que Fouché parcourût l'Italie en fugitif pour se dérober aux vengeances de l'Empereur, que le général Sarrazin s'enfuit, de Boulogne à la même époque, sur une barque de pécheur, avec la certitude de tomber dans les mains des Anglais, on pouvait jusqu'à un certain point se l'expliquer ; mais combien ne fallait-il pas que cette domination fût pesante pour paraître insupportable même à des frères, si intéressés à la soutenir ?

L'Europe apprit par un simple décret impérial, inséré au Moniteur et daté du 9 juillet 1810, que la Hollande faisait désormais partie du territoire de l'Empire. Le prétexte invoqué à l'appui de cet acte exorbitant était la nécessité de fermer ce pays aux Anglais et de rendre plus efficaces les mesures du blocus continental. Mais comment ne pas voir que de tels motifs pouvaient se retourner contre tous les États européens, et que tous devaient se sentir également menacés dans leur existence ? Depuis six mois la Hollande était le second pays dont Napoléon s'emparait par un décret souverain de sa volonté et sans se croire obligé d'en rendre compte à personne. Les États romains avaient été réunis au mois de décembre précédent. Il se contenta, pour toute notification aux puissances étrangères, de faire dire à la Russie qu'il n'y avait là qu'un simple changement de personnes puisque, de fait, il était depuis longtemps le maitre de la Hollande. Tant qu'il lui convenait de maintenir dans les pays conquis, comme à Naples, en Westphalie, en Espagne, une ombre de gouvernement, il soutenait que ces États restaient indépendants. Le jour où il lui plaisait de s'en emparer, il démontrait non moins péremptoirement que cette indépendance n'avait jamais été qu'un mot, sans se soucier autrement d'une contradiction aussi flagrante. Du reste, même avec ses parents, qu'il ne pouvait pas espérer tromper, il rejeta toute la responsabilité de ce malheureux événement sur l'état de maladie de son frère Louis : « Toute sa conduite, écrivait-il le 20 juillet à sa mère et à Jérôme, est inexplicable et ne peut être attribuée qu'à son état de maladie. » Bien des années après, dans ses confidences de Sainte-Hélène, il imputait encore ce qu'il appelait les travers de Louis au cruel état de sa santé, et gémissant sur l'obstination qui l'avait poussé à s'enfuir du trône et à prendre un esclandre pour la gloire, il ajoutait : cc Que me restait-il à faire ? Fallait-il laisser la Hollande à nos ennemis ? Fallait-il nommer un nouveau roi ?[32] »

Il résulterait de ces plaintes rétrospectives que c'est bien à contre-cœur que Napoléon se vit forcé de réunir la Hollande. Le récit, des faits a montré ce que l'on doit penser de cette prétendue contrainte. Napoléon envoya en Hollande, pour y représenter son gouvernement, l'ancien consul Lebrun, devenu l'architrésorier impérial, dénomination byzantine qui était une définition suffisante du personnage et des services qu'on attendait de lui. Le prince Lebrun avait toutes les qualités d'un excellent préfet ; il n'en fallait pas plus pour régner sur la Hollande. Les Hollandais ne restèrent pas longtemps Cans le doute sur la nature des reproches que Napoléon adressait à l'administration de son frère. Le premier bienfait que leur apporta le représentant de l'empereur fut une banqueroute des trois quarts de la dette publique, banqueroute mensongèrement déguisée sous le nom de réduction au tiers, puisque on ne servit plus aux créanciers de l'État que vingt millions au lieu de quatre-vingts. C'était là ce que dans ses lettres à Lebrun Napoléon appelait « les économies qui devaient résulter de la réunion ». D'après son évaluation, cette réduction de la dette publique était une première économie. Et il ajoutait : « le Corps législatif sera un autre objet d'économie ; les relations extérieures seront un objet d'économie ; le Conseil d'État sera un objet d'économie, la liste civile, etc., encore un objet d'économie[33]. » Toutes ces économies qu'allait faire la Hollande se résumaient en une seule : c'était l'économie de sa liberté et de son indépendance nationale. Rien de moins dispendieux en effet que la servitude, mais aussi rien de plus improductif, de plus stérile, de plus ruineux, et si on eût consulté les Hollandais, ils eussent répondu dès lors que ces économies leur coûtaient trop cher ; elles leur coûtaient leur patrie !

 

 

 



[1] Mémoires du comte de Senfft, ancien ministre du roi de Saxe.

[2] Ces charges montaient pour l'année 1809 à un milliard neuf cent quarante mille francs, dont un milliard et demi environ perçu par voie d'impôt.

[3] Annual Register : rapport du Bullion Comittee, en août 1810. La banque profita du délai qui lui était laissé pour ajourner la mesure.

[4] Annual Register for the year 1809 : rapport du comité de la chambre des communes, 18 avril 1810. Stats papers.

[5] Voir notamment une lettre de Napoléon à Fouché, en date du 29 novembre 1809.

[6] Mollien, Mémoires d'un ministre du trésor, t. III.

[7] Napoléon à Champagny, 16 mai 1810.

[8] Napoléon à Champagny, 16 juin 1810.

[9] Lettre du roi de Prusse à Napoléon en date du 18 octobre 1809.

[10] Napoléon au roi Frédéric-Guillaume III, 6 novembre 1809.

[11] A Champagny, 12 février 1810.

[12] Napoléon à Champagny, 16 mars 1810.

[13] A Champagny, 18 février 1810.

[14] Documents historiques sur la hollande, par le roi Louis, tome III.

[15] Cette lettre, qui est des plus remarquables, n'a pas été insérée dans la Correspondance de Napoléon.

[16] Note de communication verbale du marquis de Wellesley, à M. Labouchère, 12 février 1810. — Compte-rendu de M. Labouchère, 12 février 1810.

[17] Napoléon è Champagny, 20 mars 1810.

[18] Cette lettre, citée par M. Thiers, et datée du 3 mars 1810, n'a pas été insérée dans la Correspondance.

[19] Exposé de la situation de t'Empire, du 12 décembre 1809

[20] Projet de note au ministre d'Amérique, 25 janvier 1810.

[21] Napoléon à Champagny, 20 mars 1810.

[22] Documents historiques sur la hollande, par le roi Louis, tome III.

[23] On est autorisé à croire, d'après une conversation que raconte Mollien (Mémoires d'un ministre du Trésor, t. III), que Fouché eut un instant la pensée de mêler à la négociation quelques-uns de ses collègues, afin d'agir plus sûrement sur l'esprit de Napoléon.

[24] Voir sur ce point une note de police reproduite dans la Correspondance de Napoléon, à la date du 9 juillet 1810.

[25] Comparer sur cette singulière intrigue le récit do Savary avec les Mémoires d'Ouvrard, ceux de Mollien, et l'histoire de M. Thiers, Ouvrard assure qu'il avait fait connaître à Napoléon la négociation dont il était chargé, mais il n'apporte aucune preuve à l'appui de cette assertion.

[26] Mémoires du duc de Rovigo, tome IV.

[27] Cette lettre n'a pas été reproduite par la Correspondance de Napoléon.

[28] Cette lettre, d'une authenticité incontestée comme toutes celles que j'ai citées plus haut, manque également dans la Correspondance. Des lacunes aussi nombreuses et aussi graves disent suffisamment dans quel esprit de partialité et d'apologie à outrance a été formé ce recueil. Il n'en est d'ailleurs pas moins précieux pour l'histoire, parce que ses auteurs, tout en supprimant ou en mutilant beaucoup de pièces importantes, n'ont pas toujours compris le sens et la portée de celles qu'ils laissaient subsister. Mais en s'astreignant à reproduire exclusivement les pièces que l'empereur lui-même aurait consenti à publier, selon la consigne singulière qui leur a été imposée par le prince Jérôme Napoléon, leur président, les éditeurs de la Correspondance auraient pu tout au moins se dispenser d'y ajouter des documents manifestement faux et fabriqués à Sainte-Hélène pour les besoins de la cause. J'ai déjà fait justice, dans un précédent volume, d'une prétendue lettre de Napoléon à Murat, censée écrite le 29 mars 1808, lettre dont l'authenticité est absolument insoutenable et. qui, pendant cinquante ans, a trompé l'histoire. Les éditeurs de la Correspondance ont reproduit, en l'empruntant à la meule source, c'est-à-dire au Mémorial de Las Cases, une autre lettre, qui fait encore moins honneur, si c'est possible, à leurs scrupules et à leur sens critique. Cette lettre, que Las Cases public dans le Mémorial : comme lui ayant été communiquée par le prisonnier de Sainte-Hélène, est censée avoir été adressée au roi Louis par l'empereur, à la date du 3 avril 1808. Elle offre tous les caractères d'une falsification historique et ne supporte pas un instant l'examen. Non-seulement elle est datée du château de Marrac, où l'empereur n'arriva que quinze jours plus tard, et n'a laissé aucune trace aux archives, chose remarquable pour un document d'une longueur aussi démesurée, mais elle forme un tel contraste de ton et de style avec toutes les autres lettres que Napoléon écrivit alors à son frère Louis, qu'il suffit de la lire à la suite de ces dernières pour être aussitôt averti qu'on est en présence d'un document apocryphe. C'est, à propos d'un petit fait de contrebande, une interminable et verbeuse apologie du système continental et des bonnes intentions de l'empereur. Lui qui n'avait jamais pour son frère que de dures paroles et de sévères conseils, il lui parle avec complaisance « de la bonté de son cœur, de la simplicité de ses manières, de la douceur de son caractère, de l'amour que les Hollandais ont pour lui » il se pique de bienveillance et d'impartialité même à l'égard de l'Angleterre : « Chaque jour je sens que la paix devient plus nécessaire (c'était le moment où il préparait le guet-apens de Bayonne !) ; je n'ai contre l'Angleterre ni prévention passionnée ni haine invincible... que l'Angleterre soit riche et prospère, peu m'importe, pourvu que la France et ses alliés le soient comme elle. » Au lieu d'employer avec son frère la forme directe, comme dans ses autres lettres, il lui donne le titre de « Votre Majesté », ce qu'il ne faisait jamais que pour les communications ostensibles. Enfin, autant il est d'ordinaire bref, précis, substantiel, autant ce long plaidoyer en faveur du blocus est vague, diffus et freinant. On voit que, s'il est écrit par le même personnage, c'est à une grande distance des événements, sur des souvenirs à demi effacés, et avec des préoccupations complétement étrangères à celles du moment où l'on suppose qu'il a été rédigé. A ce moment, en effet, Napoléon était avant tout occupé des affaires espagnoles, et il venait précisément d'écrire à Louis pour lui offrir le trône d'Espagne ; il y avait cinq jours qu'il lui avait fait cette offre (le 27 mars 1808) ; il attendait impatiemment sa réponse, et n'était certes pas d'humeur à lui adresser ce hors-d'œuvre aussi déclamatoire qu'inutile. A toutes ces présomptions morales de la fausseté de la lettre du 3 avril 1808, j'ajouterai une preuve de fait qui démontre jusqu'à l'évidence son défaut d'authenticité. L'Empereur, pour justifier les mesures de blocus, rappelle à son frère que « toutes les marines de l'Europe ont été détruites » par l'Angleterre, et il ajoute ; « La Russie, la Suède, la France, l'Espagne, qui ont tant de moyens d'avoir des vaisseaux et des matelots, n'osent hasarder une escadre hors de leurs rades. N'est-il pas étrange que Napoléon ignore à ce point que la Suède, bien loin d'être unie alors à notre système, était en guerre avec nous, ainsi qu'avec la Russie, que Bernadotte marchait contre elle avec une armée ; que l'Angleterre, bien loin de détruire sa marine, lui servait un subside de trente millions ? On avait oublié à Sainte—Hélène que la Suède ne fit sa paix avec nous que près de deux ans plus tard. Aussi écrivait-on encore dans la même lettre, et par suite de la même méprise, que le Portugal allait être soumis et que, par suite de cette soumission, « le littoral entier de l'Europe serait fermé aux Anglais, à l'exception de celui de la Turquie », second oubli au sujet de la Suède, non moins inexplicable que le premier, si l'on admet l'authenticité de la lettre. Mais autant on comprend l'erreur de Napoléon travaillant loin des sources d'information à réhabiliter son règne et à altérer des faits accablants pour sa mémoire, autant l'on conçoit peu de pareilles distractions chez des hommes qui se sont donné pour mission d'éclairer l'histoire. Les éditeurs de la Correspondance de napoléon auraient pu élever un monument à la vérité : ils n'ont fait trop souvent qu'une œuvre de parti. Et, chose assez curieuse, en suivant avec docilité le programme que leur traçait le prince Jérôme, ils ne faisaient que réaliser une pensée de Napoléon. Celui qui écrit ces lignes a eu sous les yeux un commencement de transcription de la Correspondance corrigée par Bourrienne sur les ordres de l'empereur, et d'où l'on avait effacé avec soin tous les passages scabreux ou gênants. Ce travail, qui ne fut conduit que jusque vers le milieu de la campagne d'Italie, laissait bien loin derrière lui les timides altérations des éditeurs de la Correspondance. Il eût rendu inutiles tous les mensonges de Ste-Hélène.

[29] Note de Sérurier, adressée à Rœll, ministre des affaires étrangères, en date du 16 juin 1810.

[30] Napoléon à Champagny et à Clarke, 24 juin 1810.

[31] A Champagny, 27 juin.

[32] Mémorial de Las Cases.

[33] Napoléon au prince Lebrun, 23 juillet 1810.