HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME CINQUIÈME

 

CHAPITRE IV. — JUILLET 1809-MAI 1810

 

 

LA PAIX DE VIENNE. - LE DIVORCE ET LE MARIAGE AUTRICHIEN. - RÉUNION DES ÉTATS DU PAPE A L'EMPIRE. - PROJETS DE NAPOLÉON SUR L'ÉGLISE CATHOLIQUE

 

Les négociations engagées à Altenbourg entre Napoléon et l'empereur François, à la suite de l'armistice de Znaïm, étaient restées à peu près stationnaires tant que l'issue des événements d'Espagne et de Belgique avait été incertaine. Tout le monde sentait en effet que ces trois affaires, débattues à de si grandes distances, constituaient ce qu'on appelle une partie liée, et qu'une bataille perdue sur le Tage ou sur l'Escaut remettait en question tous les avantages obtenus sur le Danube. Jamais il ne fut plus facile de constater, selon une parole célèbre, que : « si ce sont les diplomates qui rédigent les traités de paix, ce sont les généraux qui les font[1]. » Jusqu'au moment où l'on apprit l'échec définitif de la campagne de Wellington dans la vallée du Tage, et de la tentative des Anglais pour s'emparer d'Anvers, les conférences d'Altenbourg ne furent qu'une espèce d'escarmouche diplomatique, où des deux côtés l'on bataillait plutôt pour gagner du temps que pour connaître les véritables intentions de ses adversaires. Aux prétentions inadmissibles que Napoléon mettait en avant, c'est-à-dire au principe de l'uti possidetis qui consistait à considérer tout le territoire occupé par nos troupes, avec ses neuf millions d'habitants, comme une possession acquise, destinée à devenir dans la négociation un objet d'échange en retour des portions du domaine impérial que l'Autriche préférerait céder, on répondait du côté des négociateurs autrichiens par le principe de l'intégrité de l'empire, et par l'offre d'une indemnité purement pécuniaire, proposition qu'on savait bien n'avoir aucune chance d'être acceptée par un vainqueur aussi exigeant que l'était Napoléon[2].

Au fond, les idées de l'empereur sur les cessions à exiger de l'Autriche furent assez promptement arrêtées, et il n'est pas difficile de les dégager des feintes diplomatiques sous lesquelles il les enveloppa d'abord. Sur sa frontière italienne, il voulait une portion de territoire de nature à établir une communication par terre entre la Vénétie et ses possessions de Dalmatie, c'est-à-dire la Carinthie, la Carniole et la partie de la Croatie qui longe l'Adriatique jusqu'à la Dalmatie. Sur l'Inn, il voulait avancer la frontière bavaroise le plus près possible de Vienne. En Galicie enfin, il voulait, sous prétexte d'arrondir et de fortifier le royaume de Saxe qui était son œuvre, agrandir ce grand-duché de Varsovie qui était comme la pierre d'attente d'une reconstitution de la Pologne. Mais sur ce dernier point il avait pour parvenir à son but à tromper les défiances justement inquiètes de la politique russe, avec laquelle il avait pris les engagements les plus formels. Il y avait à méconnaître ces engagements un danger des plus graves, car ce n'était pas l'empereur Alexandre, personnellement sympathique aux Polonais, c'était la nation russe elle-même que ce nom seul de Pologne irritait jusqu'à la fureur. Le czar eût certainement exposé sa couronne et sa vie s'il eût voulu se mettre en opposition avec une haine nationale aussi puissante. Chose bien caractéristique, tant que la guerre avec la Russie avait duré, Napoléon avait refusé de rien faire pour la Pologne, alors qu'il pouvait au moins le tenter avec impunité, sinon avec avantage. C'était depuis qu'il s'était engagé formellement à n'y plus penser que la tentation agissait sur son esprit, et qu'il encourageait sous main les patriotes polonais. On le savait à Pétersbourg. Aussi n'avait-on pas perdu une occasion de le prémunir contre de semblables visées, de l'avertir que ce serait là la fin de l'alliance. C'était le sujet le plus habituel des entretiens du czar avec notre ambassadeur Caulaincourt. Au moment même de l'ouverture des conférences d'Altenbourg, Alexandre avait renouvelé l'avertissement dans les termes les moins équivoques. Invité à s'y faire représenter par un négociateur et prévoyant qu'il serait peut-être amené par-là à accepter la solidarité d'actes qu'il ne pourrait approuver, il avait préféré s'en rapporter à ce que Napoléon déciderait dans l'intérêt commun des deux puissances. Mais il lui avait de nouveau recommandé avec une insistance toute particulière de ne pas toucher à la question polonaise : « Mes intérêts sont dans les mains de Votre Majesté, lui écrivait-il le 21 août 1809. J'aime à placer ma confiance entière dans son amitié pour moi. Elle peut m'en donner un gage certain en se rappelant ce que je lui ai bien souvent répété à Tilsit et à Erfurt sur les intérêts de la Russie par rapport aux affaires de la ci-devant Pologne, et ce que j'ai chargé depuis son ambassadeur de lui répéter. »

La cour d'Autriche n'ignorait nullement que ce terrain était dangereux pour notre politique ; aussi ne négligeait-elle rien pour y attirer Napoléon, dont l'œil pénétrant voyait très-bien le piège, sans qu'il pût toutefois s'empêcher de céder à l'attrait du fruit défendu. Il prévoyait que l'Autriche exploiterait contre lui ce grief à Pétersbourg afin d'entraver les négociations. Il voulait donc ne prononcer que le plus tard possible ces noms dangereux de Galicie et de Pologne, puis, au dernier moment imposer ses volontés par un brusque fait accompli aux répugnances de la Russie, en alléguant pour prétexte l'impossibilité morale d'abandonner aux vengeances de l'Autriche les Polonais, qui s'étaient exposés pour nous. Il fallait tromper jusque-là cette puissance, empêcher qu'on ne pût l'accuser prématurément lui-même de songer à la Galicie. C'est dans ce but qu'il insista pour qu'on tînt un protocole détaillé des conférences, proposition qui excita au plus haut point le mécontentement de M. de Metternich et de Nugent, les deux négociateurs auxquels était échue la pénible tâche de lui disputer les lambeaux de la monarchie autrichienne. On s'explique difficilement que l'empressement de la cour de Vienne à le pousser dans cette voie si périlleuse, n'ait pas fait reculer Napoléon au moment de conclure une transaction qui devait aboutir fatalement à la guerre de Russie. Mais on ne peut nier qu'il n'ait agi à bon escient, en homme parfaitement averti et informé : « Mandez bien à Caulaincourt, écrivait-il à Champagny, le 211 août, de prévenir M. de Romanzoff de se tenir en garde contre les insinuations de l'Autriche, de l'assurer que le mot de Galicie n'a pas été prononcé, que nous ne voulons pas le prononcer, quoique l'on voie que les Autrichiens cherchent les moyens de commencer par-là la question[3]. »

Il le voulait en dépit de ces rassurantes protestations. Mais ne pouvant avouer ses projets sans compromettre sérieusement l'issue de la négociation, il prit un chemin détourné. En présence du mutisme consterné et persistant des négociateurs autrichiens, il s'était départi peu à peu de la rigueur de ses premières exigences. Il leur donna à entendre que si l'Autriche consentait à des sacrifices équivalents à ceux qu'elle avait faits lors de la paix de Presbourg, il accepterait volontiers de son côté une moyenne entre ces sacrifices et la base de l’uti possidetis, c'est-à-dire une cession de quatre ou cinq millions d'habitants, au lieu de neuf millions qu'il avait demandés d'abord. Il les amena ensuite à admettre en principe que cette cession aurait lieu d'abord sur la frontière italienne, puis dans la haute Autriche. Arrivé là ne voulant pas encore parler de la Galicie tout en proposant d'arrondir la Saxe, il demanda qu'on annexât à ce royaume trois cercles de la Bohème, persuadé que l'empereur François en viendrait de lui-même à leur substituer une portion de la Galicie, acquisition nouvelle et à laquelle il ne pouvait tenir autant qu'aux vieilles possessions de la monarchie. En échange de ces cessions diverses, il restituait, disait-il, Vienne, les cercles de Brünn et de Znaïm, toute la basse Autriche et la Styrie[4]. C'était donner à entendre assez clairement qu'il mettrait encore en avant de nouvelles exigences ; car nos troupes et celles de notre alliée la Russie n'occupaient pas seulement ces provinces, elles occupaient aussi près de la moitié de la Galicie, qu'il n'avait pas été question de restituer. A cet égard, Champagny devait déclarer que « ces pays devaient être l'objet d'une discussion particulière, et former un uti possidetis à part. »

Tout accablée qu'elle fût des dures conditions que lui faisait son vainqueur, la cour d'Autriche dut éprouver une satisfaction profonde lorsqu'elle le vit enfin, après de si longues hésitations, étendre une main furtive vers la proie qu'il convoitait. L'empereur François devint tout à coup beaucoup plus communicatif qu'il n'avait été jusque-là Il envoya à Napoléon son aide de camp, M. de Bubna, affectant de rejeter la lenteur des négociations d'Altenbourg sur le formalisme de Metternich, de dire qu'on s'entendrait beaucoup plus vite sans l'intermédiaire des diplomates. Napoléon accueillit Bubna avec une courtoisie mêlée de familiarité, il prit la peine de déployer envers lui ces grâces félines auxquelles il en était venu lui-même, après ses flatteurs, à attribuer une sorte de pouvoir fascinateur ; il alla, dans le cours de l'entretien, jusqu'à lui tirer la moustache, ce qui passait pour une faveur tout à fait hors ligne. Il feignit de lui ouvrir son âme tout entière, de n'avoir plus rien de caché pour lui. Il ne demandait qu'à vivre en paix avec l'Autriche, ne tenait nullement à la démembrer, mais il était forcé de prendre ses précautions contre la faiblesse de l'empereur François, qui était devenu l'instrument de l'Angleterre et qui « était toujours de l'avis de celui qui lui parlait le dernier. » Si l'Autriche avait eu un souverain auquel il pût se fier, comme, par exemple, le grand-duc de Würzbourg, l'ancien grand-duc de Toscane, frère de l'empereur actuel, Napoléon se disait prêt à lui restituer tout le territoire qu'il occupait. Là-dessus, Bubna se récriant pour affirmer que l'empereur d'Autriche n'hésiterait pas à abdiquer s'il en était ainsi, Napoléon affecta de ne pas le croire, Il voyait bien, disait-il, qu'on voulait l'obliger à recommencer la guerre, à répandre encore du sang ; mais, dans ce cas, il ne se retirerait pas avant d'avoir séparé les trois couronnes. Si l'on voulait la paix, il fallait le prouver en se résignant aux concessions indispensables. Il insista sur la nécessité de prendre des gages contre un souverain dont il avait éprouvé l'ingratitude et dont les intérêts étaient d'ailleurs si opposés aux siens propres : « Votre maître et moi, lui dit-il avec cette trivialité qu'il prenait pour de la franchise militaire, nous sommes comme deux taureaux qui veulent coucher avec la Germanie et l'Italie[5]. » Il repoussa d'ailleurs avec vivacité une demande de Bubna relative à la restitution du Tyrol à la maison d'Autriche, mais il réduisit sensiblement ses prétentions en se déclarant prêt à accepter un sacrifice analogue à celui de Presbourg, ce qui n'était plus exiger qu'environ trois millions cinq cent mille habitants.

A la suite de l'entrevue avec Bubna, Napoléon se détermina à faire le pas décisif. On connaissait maintenant à n'en plus douter l'échec définitif de l'expédition d'Anvers comme la retraite de Wellington sur le Portugal. L'Autriche n'avait plus aucun secours à attendre de personne ; elle devait donc être résignée à en finir, et la démarche personnelle de l'empereur François auprès de Napoléon semblait indiquer cette disposition. D'autre part, nos succès, quoique incontestables, n'avaient pas eu ce caractère foudroyant qu'ils avaient eu à d'autres époques. En Autriche, une bataille plus que douteuse, Essling, et une autre très-disputée, Wagram ; en Espagne, une bataille perdue, Talavera ; en Hollande, un coup manqué par l'impéritie de nos adversaires beaucoup plus que grâce au mérite de nos combinaisons, ce n'étaient pas là des avantages qui nous permissent d'abuser beaucoup de la victoire. Il fallait en conséquence réduire nos prétentions au minimum et dicter la paix au plus vite. Napoléon sembla en effet comprendre la nécessité d'une prompte conclusion, mais c'était moins pour hâter la paix que pour prévenir l'immixtion de la Russie dans un traité qui allait être fait en partie contre elle. Il prit donc le parti de démasquer enfin ses vues réelles, et le 15 septembre, il écrivit à M. de Champagny « de presser le plus qu'il pourrait les négociations », et de faire savoir aux diplomates autrichiens que « pour mettre une prompte fin aux maux de la guerre qui affligent les peuples et spécialement cette bonne nation autrichienne, » il était prêt à conclure sur la base d'une cession de population de un million six cent mille âmes sur les frontières de l'Inn et en Italie, et de deux millions en Galicie « à partager entre la Saxe et la Russie[6]. »

Ce prétendu partage n'était dans son esprit qu'un mot destiné à apaiser l'empereur Alexandre, car il lui réservait tout au plus un cinquième du territoire qu'il demandait en Galicie. Ainsi se découvrit enfin cette arrière-pensée funeste, si grosse de complications présentes et futures. L'agrandissement du duché de Varsovie, c'est-à-dire de la Pologne, dont il n'avait pas été question jusque-là dépassait à lui seul celui qu'on avait réclamé pour l'Italie et la Bavière. Cette divulgation tardive d'une convoitise long- temps inavouée dévoilait à la fois les plans ultérieurs qu'on avait en vue, et la cause des dissimulations qu'on avait cru devoir s'imposer d'abord. La cour d'Autriche n'eut garde de repousser une prétention qui lui était au fond si avantageuse ; elle fit fort peu d'objections à nos demandes au sujet de la Galicie, elle nous eût au besoin cédé cette province tout entière, mais elle s'attacha avec passion à nous disputer son territoire sur les autres points en litige. Maintenant que Napoléon s'était démasqué, elle avait autant d'intérêt à prolonger cette discussion qu'il en avait à l'abréger. Ce calcul n'échappa point à son pénétrant adversaire qui en ressentit une violente irritation. Avec tout son génie, Napoléon était à la fois trop impatient et trop impérieux pour être un bon diplomate. Dans toutes les négociations qu'il conduisait en personne, après avoir préparé avec un art consommé le piège où il voulait faire tomber ses 'antagonistes, il lui arrivait rarement de ne pas se laisser deviner avant l'heure, et de perdre ainsi tout le bénéfice de ses, stratagèmes ; alors, pour dernière raison, il leur montrait la pointe de son épée. Cet argument était souverain en effet, mais il ajoutait l'humiliation à la défaite, et suscitait chez les vaincus des ressentiments d'autant plus profonds qu'on avait d'abord fait appel à des idées de transaction et d'équité. Dans son dépit d'avoir fait une fausse démarche, il accabla l'empereur et ses conseillers des plus injurieuses invectives : « Je ne sais pas, écrivait-il à Champagny, comment on fait dire à ce prince de pareilles bêtises ; il faut que messieurs de la cour de Dotis n'aient aucune notion de géographie... il faut leur laisser les rabâchages.... L'empereur ne sait ce qu'il dit[7]. »

Ces rabâchages avaient pour but de lui arracher quelques milliers de sujets, de gagner encore du temps, s'il était possible, et c'était là en effet ce que l'Autriche pouvait faire de plus habile. Mais Napoléon n'était pas homme à laisser tirer avantage de la fausse position où il -venait de se placer. La diplomatie étant devenue inutile depuis qu'il avait résolu d'imposer à tout prix ses volontés, il attira brusquement à lui la négociation, et traita directement avec Butina et le prince Jean Liechtenstein, le même qu'il avait si bien su ménager, caresser et enguirlander à la suite de la bataille d'Austerlitz. C'était dire à l'avance que les choses allaient être menées militairement et que les conférences d'Altenbourg étaient désormais inutiles. Il fit prendre ostensiblement à son armée des positions stratégiques, en inspecta les principaux postes, la passa en revue, puis, ces précautions prises, il signifia aux deux généraux son ultimatum. Sur la frontière italienne, il se contenta de la Carniole ; en Carinthie, du cercle de Villach ; en Croatie, de la rive droite de la Save jusqu'à la Bosnie ; sur la frontière de Bavière, il céda Lintz et garda Salzbourg. C'était en tout un million cinq cent mille âmes, au lieu de un million six cent mille. En Galicie, il se contenta d'une population d'un peu plus de deux millions d'âmes. Il demanda en outre la réduction de l'armée autrichienne à cent cinquante mille hommes, l'exclusion des étrangers qui servaient en Autriche, enfin une contribution de guerre de cent millions (30 septembre).

Les démonstrations menaçantes dont il accompagna ces demandes produisirent leur effet sur la cour de Dotis, et l'on ne disputa plus que sur le montant de la contribution de guerre. L'obstination que Napoléon mettait à ne rien céder sur le chiffre qu'il avait d'abord fixé semblait devoir prolonger ce dernier débat au-delà de toute limite raisonnable, lorsqu'un incident bien propre à frapper son esprit vint lui faire sentir la nécessité d'y mettre fin. Le 12 octobre 1809, au moment où il passait ses troupes en revue à Schœnbrünn, un jeune homme sort de la foule et cherche à s'approcher de lui. Repoussé une première fois, il s'approche de nouveau, et par son insistance- attire l'attention de l'entourage de l'Empereur. Rapp et Berthier le font arrêter ; on le fouille et on découvre un long couteau très-affilé qu'il portait caché sous son habit. C'était un jeune homme de dix-sept ans, presque un enfant, à la physionomie triste et douce, fils d'un pauvre pasteur de Naumbourg ; il se nommait Frédéric Staabs. Interrogé par l'Empereur en présence de Corvisart, il répondit avec un calme, une assurance qui dénotaient une résolution inflexible. Corvisart ne put que constater la parfaite régularité de son pouls. Staabs déclara sans aucune forfanterie qu'il s'était déterminé à tuer Napoléon pour délivrer l'Allemagne de son oppresseur. Du reste, il n'avait eu ni confidents ni complices, et ne témoigna ni regret ni repentir. « Je n'ai démêlé en lui ni fanatisme religieux ni fanatisme politique, » écrivait Napoléon à Fouché le jour même en lui rendant compte de l'événement. C'était donc le patriotisme seul qui avait armé son bras.

Cette première apparition des implacables passions de 1813 ne produisit sur l'esprit de Napoléon qu'une impression passagère, et la leçon que contenait cet acte de fanatisme fut perdue pour lui. Elle ne lui suggéra d'autre idée que la nécessité de s'éloigner au plus vite d'une résidence devenue malsaine. Il n'y vit pas un témoignage de la haine des peuples, mais le crime d'une exaltation solitaire, et il eût volontiers fait passer Staabs pour un malade atteint d'aliénation mentale, si l'on n'avait constaté sa parfaite lucidité. Du reste, très-soigneux de sa sûreté personnelle, il n'eut pas à se défendre contre des sentiments de clémence qui ne furent jamais dans son cœur. Il ne sut pas comprendre qu'ayant eu avec Staabs un entretien personnel, il lui devait sa grâce. La vraie grandeur est toujours généreuse ; entrer en discussion avec un ennemi vaincu, c'est lui pardonner.

Il n'ignorait pas combien ces actes désespérés sont contagieux ; il recommanda qu'on fît le moins de bruit possible de l'attentat comme de l'expiation. Il donna l'ordre à M. de Champagny de signer immédiatement la paix, en transigeant s'il le fallait sur le chiffre des cent millions. Bubna et Liechtenstein consentirent à accepter celui de quatre-vingt-cinq millions, en réservant la ratification de leur cour. Napoléon n'attendit pas que les ratifications fussent échangées. Ajoutant une dernière ruse à tous les artifices qu'il avait mis en œuvre dans le cours de ces négociations, quitta Vienne le 15 octobre, après avoir bruyamment annoncé à tout le monde une paix qui n'était pas encore conclue. Cette nouvelle si longtemps attendue provoqua partout des manifestations de joie, qui rendaient tout retour en arrière impossible à la cour d'Autriche, quoique fussent son dépit et son désappointement.

L'échange des ratifications eut lieu en effet le 20 octobre, au grand déplaisir de cette cour, qui avait tout intérêt à faire durer la discussion. Peu de jours après, les troupes françaises évacuèrent la ville de Vienne, en faisant sauter les remparts inoffensifs de cette capitale, mesquines représailles, cruauté inutile qui détruisait, non une fortification, mais un souvenir historique et une promenade chère aux Viennois, comme pour les punir d'avoir osé arrêter pendant deux jours le roi des rois. D'après le Moniteur lui-même, les Viennois avaient admirablement soigné nos blessés de Wagram. Notre état-major les en avait chaleureusement remerciés dans une proclamation qui se terminait ainsi « Le grand Napoléon saura que vous avez des droits à sa bienveillance ![8] » Il leur témoigna sa reconnaissance en mutilant leur ville. Cette exécution sommaire rappela aux populations, trop promptes à l'oublier, que leur empereur n'était plus que le vassal du plus impitoyable des maîtres.

La paix de Vienne avait été achetée à de telles conditions qu'elle ne pouvait laisser derrière elle qu'humiliations, ressentiments, haines nationales. Cependant, grâce à la politique tortueuse que nous avions suivie, ce n'est pas chez le peuple vaincu, mais chez le peuple qui avait avec nous profité de la victoire, qu'elle provoqua le plus de mécontentement. En apprenant les dispositions du traité relatives à la Galicie, l'empereur Alexandre fut blessé au vif. Il parcourut en silence ce document en présence de notre ambassadeur Caulaincourt ; puis, lorsqu'il eut achevé sa lecture, il prit sur la table un ordre du jour qui destituait le général prince Gortchakoff pour avoir exprimé des sympathies en faveur de l'Autriche, il fit remarquer à Caulaincourt la date toute récente de ce jugement, qui était un témoignage irrécusable de sa fidélité à l'alliance, et là-dessus rompit l'entretien sans vouloir écouter les justifications embarrassées du diplomate.

La violation des engagements contractés à Tilsit était aussi flagrante qu'elle pouvait l'être, et Napoléon ne s'était pas dissimulé la mauvaise impression qu'on en ressentirait à Pétersbourg. Mais il s'était flatté de la dissiper promptement, soit par les avantages qu'il assurait à la Russie, soit par ses protestations en faveur du maintien de l'alliance, soit enfin par la crainte qu'il inspirait. Dans son désir de désarmer à tout prix cette couvi, il voulut qu'Alexandre connût la réparation en même temps que l'offense, et lui offrit spontanément une sorte de garantie pour l'avenir. Le jour même de la signature du traité de Vienne, c'est-à-dire le 20 octobre 1869, Champagny adressait à M. de Romanzoff -une longue apologie au sujet des cessions galiciennes. Il assurait que Napoléon n'y avait consenti qu'à son corps défendant, afin de dérober aux vengeances de l'Autriche des hommes qui s'étaient sacrifiés pour lui, qu'il veillerait à réprimer tout esprit révolutionnaire dans les pays cédés à la Saxe, enfin qu' « il était prêt à accepter que les noms de Pologne et de Polonais disparussent, non-seulement de toute transaction, mais même de l'histoire. »

De telles assurances dépassaient la mesure, et ce n'était pas par un manque de dignité qu'on pouvait effacer un manque de bonne foi. Elles ne dissipèrent nullement la défiance d'Alexandre. Il garda son grief, mais il conçut un instant l'espérance de tirer parti de la garantie qui lui était offerte. Cette illusion ne tarda pas à se dissiper, et les choses s'envenimèrent peu à peu : il résulta bientôt de cette paix tant vantée une sorte de querelle ouverte entre la Russie et nous.

Pendant que la maison d'Autriche signait la paix avec Napoléon, on continuait à mourir pour elle dans une des provinces que les guerres antérieures avaient détachées de la monarchie. Le Tyrol, dont l'insurrection eût été si utile à l'Autriche s'il avait été géographiquement placé au cœur de l'empire, au lieu d'être situé dans une position excentrique et isolée, avait été négligé après les premiers efforts de Lefebvre pour le soumettre, comme une sorte de forteresse dont on se borne à occuper les avenues et à masquer les débouchés. La fin des grandes opérations et la signature de la paix permirent à Napoléon de concentrer contre cette malheureuse province les forces nécessaires pour la réduire, et la remettre sous le joug détesté de la Bavière. Drouet, Wrède, Vial et Baraguey d'Huiliers y pénétrèrent en même temps par les vallées du nord et par celles du sud, avec de fortes colonnes dont le nombre devait écraser toute résistance. Avant de reprendre les hostilités, le prince Eugène fit offrir aux insurgés une amnistie qu'ils semblèrent un instant disposés à accepter. Mais, enthousiaste mystique et ignorant, mené par des fanatiques qui exploitaient sa crédulité et son courage, Hofer refusa de céder aux conseils qu'on lui faisait donner de Vienne ; il reprit les armes après quelques hésitations. Battu, forcé de s'enfuir dans la montagne, il fut saisi à la suite d'une dénonciation, dans l'asile où il se cachait, et conduit prisonnier à Mantoue (19 janvier 1810).

Le prince Eugène, dont l'âme était humaine et généreuse, aurait voulu sauver ce hardi chef de partisans, qui avait plus d'une fois arraché nos soldats prisonniers à la fureur des vengeances populaires. Le crime de Hofer n'était après tout que du patriotisme ; il méritait quelque indulgence de notre part, car c'était par de semblables criminels que la France avait été sauvée sous la révolution. Mais de telles inspirations furent toujours étrangères à une âme qui ne connut jamais que le calcul : « Mon fils, écrivit Napoléon à Eugène le 11 février 1810, je vous avais mandé de faire venir Hofer à Paris ; mais puisqu'il est à Mantoue, envoyez l'ordre de former sur-le-champ une commission militaire pour le juger et le faire fusiller à l'endroit où votre ordre arrivera. Que tout cela soit l'affaire de vingt-quatre heures[9]. » Cet ordre montre par un trait frappant ce que c'était que cette justice impériale qui pouvait prescrire à la fois la mise en jugement, la sentence et l'exécution sans révolter jamais l'indépendance des juges. André Hofer fut fusillé à Mantoue le 25 'février 1810. Il refusa jusqu'au bout à ses juges le désaveu qu'ils sollicitaient de lui, pour un recours en grâce qui eût soulagé leur conscience ; il mourut sans repentir et sans faiblesse simple, fidèle, intrépide, comme on doit mourir pour son pays, laissant chez ses concitoyens la mémoire d'un patriote et d'un héros[10].

Au moment où Hofer tombait dans les fossés de Mantoue, victime de son dévouement à la monarchie autrichienne, une grande et solennelle réconciliation s'opérait entre l'auteur du meurtre et celui qui avait bénéficié du sacrifice. L'empereur François donnait sa fille en mariage à Napoléon, sans que ni Fun ni l'autre parussent soupçonner combien cette tache de sang était d'un mauvais augure sur un pareil contrat. Mais, si l'on y réfléchit bien, chaque ligne de ce contrat extraordinaire n'était-elle pas en quelque sorte écrite avec du sang ? Que de vies généreuses n'avait-il pas fallu immoler de part et d'autre pour qu'une semblable alliance fût possible entre l'ancien et le nouveau César !

La pensée d'une alliance de famille avec une des races royales de l'Europe était déjà ancienne chez Napoléon ; elle était conforme à tous ses instincts de restaurateur de l'ancien régime : mais les événements ne lui avaient pas permis jusque-là de la réaliser. Il n'avait pu y songer au milieu de guerres sans cesse renaissantes, et d'ailleurs l'éclat inouï de sa fortune ne lui avait pas encore tout fait pardonner. Dès l'époque de la loi sur le divorce, on avait attribué au secret désir de contracter un second mariage l'étrange facilité qu'il avait fait prévaloir en matière de rupture du lien conjugal, et Joséphine avait suivi les discussions du conseil d'État avec un intérêt plein d'une douloureuse anxiété. A plus d'une reprise les courtisans, toujours empressés de deviner les volontés du maitre, avaient devancé par leurs indiscrètes prévisions son projet de divorcer avec Joséphine. A Erfurt il avait pour la première fois osé dire son secret, en faisant pressentir Alexandre sur la possibilité d'un mariage avec la grande-duchesse Catherine, l'une des sœurs du czar. Alexandre, tout en se montrant favorablement disposé, pour son compte personnel, avait allégué la difficulté de vaincre la résistance de sa mère, et la négociation n'avait pas été poussée plus loin. Aujourd'hui, entouré du prestige nouveau que lui donnait la paix de Vienne, plus puissant en apparence qu'à Erfurt, quoique moins solide en réalité, Napoléon était en droit de croire qu'on ne lui opposerait plus ni faux fuyants ni prétextes. Il n'y avait plus autour de lui sur les trônes de l'Europe que des vassaux ou des complaisants ; il était certain de voir sa demande agréée ou de faire payer cher un refus ; son parti était pris.

Quelle était en ceci sa pensée dominante ? Était-ce orgueil ? désir de s'affermir lui-même en gagnant un allié parmi les souverains de l'Europe ? Ou bien, comme il s'en est vanté, sacrifiait-il à l'État ses affections personnelles dans le but d'assurer un héritier à l'empire ? Le lien qui unissait Napoléon à Joséphine n'était plus depuis longtemps qu'un attachement où l'habitude avait plus de part que la tendresse, et qui était sujet à beaucoup de variations. Avant d'être rompu par le divorce, combien de fois ce lien n'avait-il pas été dénoué par le caprice ? On pouvait donc contester le mérite d'un sacrifice qui consistait à substituer une femme jeune et belle à une épouse vieillie et délaissée. Quant aux idées d'avenir que supposait ce désir, aussi tardif qu'immodéré, de laisser un héritier, elles ont en général pour résultat de rendre l'homme prévoyant, prudent, ménager de ses ressources, en lui donnant cette sagesse qui, selon le langage de nos lois, appartient au « bon père de famille » ; or il est difficile de ne pas remarquer combien elles parassent avoir été étrangères à l'esprit de Napoléon jusqu'à la fin de son étonnante carrière. Quelque chimérique qu'il fût à certains égards, surtout lorsqu'il s'agissait d'enfanter des projets, est-il admissible qu'il ait poussé l'illusion jusqu'à croire que l'empire, avec ses proportions démesurées, pourrait être maintenu par un autre que par lui-même ? Les idées de durée, de consolidation, de perpétuité n'étaient-elles pas incompatibles avec l'audace et la mobilité de ce joueur incorrigible, toujours prêt à risquer sa fortune sur un coup de dé ? Il avait toute sa vie rêvé la gloire d'Alexandre et l'éblouissement du monde, et non la carrière sévère, patiente et laborieuse des véritables fondateurs d'empire. Ce mariage avec une fille de race royale était d'ailleurs le complément naturel de ce système monarchique dont il avait relevé avec tant de soin les mœurs, le cérémonial et jusqu'aux préjugés. De tous les emprunts qu'il avait voulu faire au passé, un seul s'était trouvé hors de sa portée, celui du prestige héréditaire. Il avait cru y suppléer en parlant à tout propos de « son prédécesseur Charlemagne », mais on n'avait guère pris au sérieux cette parenté carlovingienne. Il se flattait d'obtenir plus de succès en se parant des souvenirs d'une antique dynastie. Il est donc permis de croire que, tout en se rendant compte de l'effet rassurant qu'un tel acte était appelé à produire sur les esprits, par cela seul qu'il annonçait pour l'avenir des vues prévoyantes, des dispositions sages et pacifiques, son principal mobile était surtout d'effacer en lui le dernier stigmate du révolutionnaire et du parvenu, de traiter d'égal à égal avec les souverains par la grâce de Dieu, d'humilier enfin ces vieilles dynasties autrefois si dédaigneuses, en leur ôtant la seule consolation qui leur restât, l'orgueil de naissance et de race. Au reste, l'impatience et la susceptibilité excessive dont Napoléon fit preuve dans la négociation relative à son second mariage, montrèrent bientôt combien la vanité avait plus de part à cette détermination que les considérations de sagesse dont on a voulu lui faire honneur.

Le 26 octobre 1809, il arrivait à Fontainebleau avant toute sa cour, à laquelle il avait donné rendez-vous dans cette résidence, et il s'ouvrait aussitôt à son confident Cambacérès du projet qui occupait toutes ses pensées. Ce prudent personnage fut frappé du ton de majestueuse hauteur et de souveraine assurance que prit l'Empereur en lui exposant ses vues. Napoléon, a-t-il écrit, « avait l'air de se promener au milieu de sa gloire[11] » ; image qui rend bien le changement qu'une infatuation, trop concevable après de si grands succès, avait apporté dans ses manières autrefois brusques et inquiètes plutôt que solennelles. Cambacérès était trop sensé, il connaissait trop bien son maître, pour ne pas comprendre qu'une alliance avec les vieilles dynasties, loin de le rendre plus sage, aurait pour effet de porter au paroxysme un enivrement devenu si dangereux. Mais la confiance même qu'on lui témoignait, prouvait assez que l'archichancelier ne se compromettrait jamais par des avis inopportuns. Il se borna à alléguer timidement la popularité dont jouissait Joséphine, le danger d'indisposer la nation en lui faisant craindre une restauration de l'ancien régime. Mais, aussitôt qu'il vit que c'était chez l'Empereur une résolution bien arrêtée, il se chargea lui-même, comme toujours, de préparer les voies et d'aplanir les difficultés.

Après avoir longtemps redouté le malheur qui allait fondre sur elle, l'impératrice Joséphine avait fini par ne plus y croire à force de le voir ajourné. Pendant des années, l'éventualité d'un divorce avait fait la préoccupation et le tourment de sa vie ; elle était redevenue calme et confiante au moment même ou l'événement était à la veille de se réaliser. On n'avait rien fait pour l'y préparer. On possède encore la lettre dans laquelle Napoléon lui faisait savoir sa prochaine arrivée à Fontainebleau. Les termes en étaient plus affectueux que jamais, comme s'il eût voulu entretenir ses illusions jusqu'au moment où ii lui porterait un coup si douloureux. « Je me fais une fête de te revoir, lui écrivait-il de Nymphenburg, le 21 octobre ; j'attends ce moment avec impatience. Je t'embrasse. Tout à toi[12]. » A Fontainebleau, pourtant, elle fut frappée de sa contrainte et de sa froideur, des airs triomphants de ses ennemis jurés, les frères et les sœurs de Bonaparte, qui s'étaient empressés n'accourir auprès de lui, les uns, pour lui présenter leurs hommages, les autres, pour rajeunir une faveur compromise par cette longue absence.

Une particularité significative vint ajouter aux angoisses qu'il lui fallait cacher sous un front riant, au milieu des fêtes quotidiennes de la cour de Fontainebleau. Elle s'aperçut que la communication secrète de son appartement avec celui de l'empereur avait été interrompue, comme si on avait voulu l'avertir que c'en était fait de l'intimité d'autrefois[13], La cour quitta Fontainebleau le 15 novembre, pour revenir à Paris. Tous les souverains soumis au système de Napoléon, et fidèles satellites de sa puissance, avaient été convoqués par des invitations qui étaient des ordres déguisés. Là les bruits de divorce prirent une telle consistance que l'infortunée ne put bientôt plus douter du sort qui l'attendait. Le soir du 30 novembre, le préfet du palais était de service dans une pièce contiguë au salon où se trouvaient l'Empereur et Joséphine, lorsqu'il entendit retentir des cris déchirants, et reconnut avec stupeur la voix de l'impératrice. Quelques instants après la porte s'ouvrit, et Napoléon l'ayant fait entrer, il put voir l'Impératrice en proie à une violente attaque de nerfs, proférant des paroles de détresse et de désespoir. Il aida Napoléon à la transporter dans son appartement et à lui donner les premiers soins, non sa.as avoir eu Occasion de s'apercevoir que si la douleur n'était pas feinte, l'évanouissement avait été joué[14].

L'éclat tant redouté avait eu lieu. L'Empereur, d'abord décidé à attendre l'arrivée du prince Eugène à Paris, afin d'adoucir par la présence et les consolations d'un fils tendrement aimé, l'amertume de la communication qu'il voulait faire à Joséphine, avait laissé échapper son secret dans une heure d'impatience et de dureté. Lorsqu'il annonça cette terrible nouvelle, qu'elle seule était encore à ignorer, à la femme qui avait si exceptionnellement contribué à sa fortune en lui apportant dans sa corbeille de mariage le commandement en chef de l'armée d'Italie, il y avait déjà huit jours qu'il avait chargé Champagny de demander pour lui la main de la sœur de l'empereur Alexandre. C'était à la Russie son alliée, qu'il avait jugé devoir s'adresser d'abord de préférence sur l'Autriche, soit que cette dernière puissance lui partit avoir été trop cruellement traitée pour être séduite par l'appas d'une union de famille, soit qu'un refus lui semblât moins probable de la part d'Alexandre, soit enfin qu'il estimât avec raison plus dangereux de blesser un souverain si redoutable que d'ajouter un déplaisir aux disgrâces d'une monarchie affaiblie et vaincue. Le 22 novembre, Champagny écrivait à Caulaincourt qu'à Erfurt l'empereur Alexandre avait dit à Napoléon « que la princesse Anne sa sœur était à sa disposition », altération étrange d'une proposition qui était venue non de la Russie mais de nous, et imaginée par Napoléon dans le but de rendre le refus plus difficile. Caulaincourt devait en conséquence aborder la question simplement et franchement avec Alexandre, et lui dire « que l'Empereur, pressé par toute la France, se disposait au divorce. Pouvait-on compter sur la sœur du czar ? Que Sa Majesté y pense deux jours, et réponde franchement non comme à l'ambassadeur de France, mais comme à une personne passionnée pour les deux familles[15]. »

L'affaire n'était ni aussi simple ni aussi aisée qu'on feignait de le croire à Paris, surtout depuis qu'on avait blessé au vif le sentiment national des Russes en faisant reparaître si fâcheusement à leurs yeux le spectre menaçant de la Pologne. Quant aux difficultés que pouvait soulever le divorce, elles n'étaient pas de nature à embarrasser la toute-puissance de Napoléon. L'archichancelier avait indiqué la procédure à suivre. La dissolution du lien civil était facile à obtenir, puisqu'il suffisait d'après le Code, du consentement mutuel pour que le divorce fût prononcé. Il y avait bien une disposition d'un certain décret qui interdisait le divorce aux membres de la famille impériale[16]. Mais si l'empereur trouvait bon que cet article fût appliqué au roi Louis son frère dont les infortunes conjugales étaient si connues, il n'entendait nullement s'y soumettre lui-même. Et d'ailleurs, qui eût osé l'invoquer contre lui ? En revanche, la dissolution du lien religieux présentait plus d'un obstacle, car elle dépendait de la juridiction ecclésiastique. A l'époque du sacre, dans le but de dissiper les craintes de Joséphine et d'apaiser les scrupules du pape, Napoléon avait consenti, sur les instances du cardinal Fesch son oncle, à contracter secrètement un mariage religieux, et la consécration lui avait été donnée par le cardinal lui-même dans un appartement des Tuileries. L'Église catholique n'admettait, pas le divorce, ou du moins elle ne l'avait toléré que dans des cas très-rares, pour payer certaines faveurs qui lui coûtaient cher, puisqu'elle les achetait au prix de sa considération. Il fallait donc faire prononcer la nullité du mariage religieux, ce qui revenait au même que le divorce. Mais l'autorité compétente en ce qui concernait les souverains était le pape, et le pape était le prisonnier de Napoléon ; on ne pouvait rien attendre de sa complaisance. Ici encore le savant et avisé jurisconsulte prit sur lui de dénouer, par des moyens sûrs et discrets, la difficulté qu'il y eût eu scandale et péril à trancher trop brusquement.

Depuis la triste scène qui avait divulgué les déchirements intimes de la famille impériale, le divorce était devenu l'entretien de la cour et de la ville. La malheureuse Joséphine, soutenue par l'affection de ses enfants qui n'étaient guère moins frappés qu'elle., et convaincue de l'inutilité de sa résistance, s'était soumise, sinon résignée, après de mortelles angoisses à une volonté désormais inflexible. Pour paraître consentante, il fallait qu'elle se montrât. On la traînait donc dans toutes les grandes réceptions officielles, et le public, avide de médisances, épiait sur ses traits l'étendue et les progrès de sa disgrâce. Les échos du palais répétèrent plus d'une fois ses plaintes et ses sanglots ; mais on voulait que cette victime de l'orgueil et de la politique parût heureuse du sacrifice, et on ne lui fit pas grâce d'une représentation. Dans les fêtes qui furent données au commencement de décembre, pour célébrer l'anniversaire du couronnement, Paris la vit, la mort dans l'âme et le sourire sur les lèvres, portant avec grâce le désespoir qui la torturait, jouant pour la dernière fois son rôle de souveraine, entourée de ses enfants qui, selon" l'expression d'un contemporain, dansèrent aux funérailles de leur mère.

Le 15 décembre 1809, dans un conseil de famille auquel assistaient tous les membres.de la famille impériale présents à Paris, l'Empereur lut une déclaration destinée à faire connaître la détermination qu'il avait prise de se séparer de Joséphine : « La politique de sa monarchie, l'intérêt et le besoin de ses peuples, voulaient qu'après lui il laissât à des enfants, héritiers de son amour pour eux, le trône où la Providence l'avait placé. Depuis plusieurs années il avait perdu l'espérance d'avoir des enfants de son mariage avec sa bien-aimée épouse, c'est ce qui le portait à sacrifier les plus douces affections de son cœur, à n'écouter que le bien de l'État et à vouloir la dissolution de leur mariage... » Lorsque Joséphine se leva pour lire à son tour la déclaration qu'on lui avait remise toute rédigée, et qui constatait un consentement si peu en accord avec ses vrais sentiments, les sanglots lui coupèrent la parole. Il lui fut impossible, malgré ses efforts, d'articuler une seule phrase de ce rôle étudié, on ne vit plus que les convulsions de sa douleur, et pour un instant la vérité seule apparut au-dessus des mensonges officiels. Regnault de Saint-Jean d'Angély, prenant le papier des mains tremblantes de Joséphine, donna lecture de ce document, qui dissimulait sous des formules de convention, les tortures d’une âme blessée à mort par l'humiliation, les regrets et le désespoir. Le lendemain, 16 décembre, le procès-verbal de cette double déclaration fut présenté au Sénat avec le sénatus-consulte destiné à légaliser la dissolution du mariage. Ce sénatus-consulte déclarait dissous le mariage contracté entre Napoléon et Joséphine ; il fixait à deux millions de revenu annuel sur le trésor de l'État le douaire de l'Impératrice divorcée, qui conservait son titre et son rang. L'Empereur ajouta à cette dotation une rente d'un million sur la liste civile.

Le prince Eugène, qui avait cruellement ressenti le coup porté à sa mère, et qui venait de perdre lui-même ses espérances de royauté en Italie, dut venir témoigner devant le Sénat des sentiments de reconnaissance de sa famille, et, ce qui dépassait peut-être la mesure, « de la satisfaction mêlée d'orgueil avec laquelle sa mère verrait tout ce que ses sacrifices devaient produire d'heureux pour la patrie et pour l'Empereur. » Regnault célébra dans un discours larmoyant « Joséphine immolant sa tendresse pour le meilleur des époux, par dévouement pour le meilleur des rois, par attachement pour le meilleur des peuples » ; il adjura les sénateurs « d'accepter au nom de la France attendrie, aux yeux de l'Europe étonnée, ce sacrifice, le plus grand qui eût été tait sur la terre ![17] » Cette hyperbole rendait l'adulation bien difficile à ceux qui devaient parler après lui. Lacépède, à qui l'attendrissement ne faisait pas perdre son esprit d'à-propos, préféra offrir son encens au sacrificateur plutôt qu'à la victime. Il fit observer au Sénat que « chose bien digne de remarque, parmi les treize rois de France que leur devoir de souverain avait contraints à dissoudre les nœuds qui les unissaient à leurs épouses, on devait compter quatre des monarques les plus admirés et les plus chéris, Charlemagne, Philippe Auguste, Louis XII et Henri IV. » Grâce à cette interprétation de l'histoire, quoi que fit désormais Napoléon, il ressemblait désormais à un grand homme, et le divorce n'était qu'une perfection de plus du moment où c'était Napoléon qui divorçait. A la suite de ces deux discours, le sénatus-consulte fut voté par quatre-vingts voix contre sept.

La dissolution du lien religieux, poursuivie devant l'officialité diocésaine, provoqua d'abord quelques scrupules chez les membres de ce tribunal ecclésiastique, qui se fussent récusés avec joie, si on leur en avait laissé la faculté. Compétents vis-à-vis des particuliers, ils alléguaient, non sans apparence de raison, leur incompétence vis-à-vis d'un souverain, et le long usage qui attribuait aux papes cette juridiction spéciale. Le subtil Cambacérès répondait que l'intervention du pape, nécessaire peut-être pour dissoudre un mariage régulier, était inutile pour prononcer la nullité d'un mariage dans lequel aucune règle n'avait été observée, où il n'y avait eu ni témoins, ni propre prêtre, ni même consentement. En effet, disait la requête impériale, appuyée des témoignages de Duroc, de Talleyrand et de Berthier, l'Empereur n'avait donné qu'un simulacre de consentement, dans le but d'apaiser Joséphine et de rassurer la conscience du pape ; mais il n'avait pas sérieusement consenti, puisqu'il avait dès lors la certitude de se voir obligé de contracter un second mariage. En d'autres termes, il avait trompé à la fois Joséphine, le cardinal Fesch et le pape[18].

Cambacérès ne refusa pas toutefois de calmer les consciences timorées de l'officialité. Il leur apporta une déclaration d'un comité, composé de sept évêques, certifiant que le tribunal de l'officialité était compétent pour trancher la question. L'officialité commença donc un semblant d'instruction sur les moyens de nullité invoqués par l'Empereur. L'argument tiré de l'absence de témoins et du propre prêtre, c'est-à-dire du curé de la paroisse, aurait eu une grande valeur, si le cardinal Fesch n'avait déclaré, avec une franchise qui n'était pas sans courage, que le pape l'avait expressément dispensé, en raison des circonstances, de suivre les formes ordinaires ; particularité embarrassante pour des consciences catholiques. Ce fut donc sur le défaut de consentement de l'Empereur, sur l'espèce de violence morale que ce singulier mineur avait subie, c'est-à-- dire, en réalité, sur la tromperie calculée dont Joséphine avait été victime de la part de son mari, que les ayants cause durent insister. Mais l'argument sur lequel ils comptaient le plus, et qui avait le plus de prise sur l'esprit de ces malheureux juges, était celui qu'on ne disait pas c'était le pouvoir sans limites et le caractère connu de ce terrible justiciable. Le tribunal de l'officialité ne se piquait pas de plus de vertu que Pie VII lui-même n'en avait montré à une autre époque ; il ne demandait qu'un prétexte pour se soumettre. Il prononça, en conséquence, l'annulation du mariage religieux ; et le tribunal métropolitain s'empressa de confirmer cette sentence (janvier 1810).

Joséphine, que la solitude était venue chercher au milieu même de la cour des Tuileries avant que la répudiation fût consommée, alla ensevelir ses chagrins à la Malmaison, où elle acheva ses jours, peu d'années après, dans l'isolement et l'abandon. Napoléon alla chasser à Trianon pendant une semaine, afin de marquer la séparation qui commençait. Les négociations avec Pétersbourg pour la conclusion d'un mariage russe ne s'étaient pas ralenties un seul instant. Le 28 décembre 1809, Caulaincourt avait fait à l'empereur Alexandre l'ouverture dont Champagny l'avait chargé. Lorsque cette demande fort inattendue vint le surprendre, Alexandre était encore tout entier à ses appréhensions au sujet du rétablissement de la Pologne, appréhensions provoquées par les cessions galiciennes, et qui se traduisaient chez toute la nation russe par une vive et profonde irritation. Sous l'influence de ses propres craintes, et sous le coup des reproches que lui adressait assez ouvertement l'opinion publique, qui était alors beaucoup plus libre en Russie qu'en France, il avait accueilli avec un_ empressement facile à imaginer, l'offre inespérée que lui avait fait faire Napoléon, à la date du 20 octobre précédent, de concourir avec lui à effacer tous les anciens souvenirs, et « à faire disparaître le nom de Pologne et de Polonais, non-seulement de toute transaction politique, mais même de l'histoire. » S'il obtenait seulement qu'on le fit disparaître du Moniteur où il figurait presque chaque jour, la concession ne serait pas sans importance.

Connaissant le caractère de son allié, et désirant que de telles promesses ne restassent pas à l'état de vaines paroles, il s'occupa immédiatement de les faire formuler en un projet de convention destiné à avoir force de loi. Ce projet fut rédigé sur les bases suivantes 1° engagement réciproque à ne jamais laisser rétablir la Pologne ; 2° suppression des noms de Pologne et de Polonais dans tous les actes publics et privés ; 3° suppression des anciens ordres de Pologne et de toute autonomie du duché de Varsovie. Ce fut au moment où Alexandre et ses conseillers étaient en train de débattre avec Caulaincourt les termes de cette convention, que la demande en mariage vint leur apprendre quel prix Napoléon entendait mettre à son abandon de la Pologne ; car il était difficile de croire que le hasard seul avait réuni deux propositions si différentes.

Pour donner une idée des sentiments que la demande de Napoléon dut inspirer à Alexandre, il suffit de dire que le czar avait pénétré à fond son allié. Son jugement intime était donc fort éloigné de l'admiration banale et officielle qu'il se croyait obligé de professer pour lui. Non-seulement il avait eu avec lui des rapports personnels fréquents, qui auraient suffi pour une appréciation des moindres nuances du caractère, mais il avait pu le mettre à l'épreuve dans la paix comme dans la guerre, dans les petites comme dans les grandes affaires. Alexandre, dont le seul défaut, au milieu de qualités généreuses et élevées, a été un penchant marqué pour la ruse, était un observateur assez pénétrant pour voir juste, On a de lui, datées de cette époque même (novembre et décembre 1809), des conversations recueillies jour par jour par son interlocuteur, le prince Adam Czartoryski, et dans lesquelles il est facile de saisir son jugement sur Napoléon. Tout en exprimant son opinion avec beaucoup de calme et de réserve, il manifestait envers lui une défiance extrême. Il déclarait que « c'était un homme à qui tous les moyens étaient bons, pourvu qu'il parvint à son but, et chez qui tout était calcul jusqu'à l'emportement. » Il affirmait avoir la preuve en main qu'au moment même où Napoléon lui proposait d'effacer de l'histoire les noms de Pologne et de Polonais, et faisait faire au Corps législatif, par M. de Montalivet, des déclarations équivalentes, il faisait assurer aux Polonais que c'étaient là de pures feintes destinées à tromper leurs communs ennemis. Enfin, son sentiment dominant au sujet de Napoléon était celui que peut inspirer une puissance redoutable et perverse, à un caractère naturellement bienveillant, c'est-à-dire une aversion mêlée de crainte[19].

Ces dispositions pouvaient passer pour amicales auprès de celles dont la cour et la nation étaient alors animées à notre égard, par suite des encouragements donnés à la Pologne et des vexations provoquées par le blocus continental. Alexandre ne put donc qu'être surpris très-désagréablement par l'ouverture inattendue que lui fit Caulaincourt. Trop politique et trop courtois pour ne pas dissimuler sa contrariété, il déclara que pour son compte il verrait avec plaisir une union si bien faite pour fortifier l'alliance entre les deux pays. Mais la décision, ajouta-t-il, ne dépendait pas de lui seul. Un ukase spécial de l'empereur Paul, son père, avait donné à l'impératrice mère la disposition exclusive de ses filles ; il s'efforcerait donc d'obtenir son consentement ; mais pour ménager la susceptibilité de l'Empereur, il ne parlerait de sa demande que comme d'une démarche possible et éventuelle[20].

Les sentiments de sa mère à l'égard de Napoléon lui étaient depuis longtemps connus. C'était pour échapper à une première ouverture de mariage, qu'après Erfurt, l'impératrice mère avait mis une si grande hâte à marier la grande-duchesse Catherine au duc d'Oldenbourg, quelque peu brillante que fût cette alliance. Alexandre ne pouvait donc se méprendre sur le résultat de sa tentative ; mais il voulait, d'une part, convaincre Napoléon qu'il avait tout fait pour réussir ; de l'autre, il tenait à conclure dans toute éventualité la convention qu'on lui avait promise relativement à la Pologne, et qu'on entendait lui faire payer d'une rançon si chère et si nouvelle. De son côté, Caulaincourt avait reçu de Champagny l'autorisation de signer tout ce qu'on lui demanderait au sujet des Polonais, en réservant toutefois la ratification de Napoléon, précaution aussi significative que cette latitude était inusitée. Dans son désir de mener à bonne fin la négociation du mariage, notre ambassadeur devait tout naturellement s'exagérer l'in fluence que la conclusion de la convention exercerait sur l'heureuse issue du projet de mariage. Le 4 janvier 1810, au moment où Alexandre commençait à lui exprimer l'espoir de fléchir sa mère, Caulaincourt signa la convention relative à la Pologne, persuadé que cette importante concession de notre part allait décider du mariage, tandis que, par un calcul tout semblable, le czar traînait en longueur les pourparlers avec sa mère, et laissait espérer le mariage, persuadé que Napoléon allait ratifier le traité.

Les choses en étaient là lorsque, le I 0 janvier 1810, Caulaincourt reçut l'ordre de demander une réponse catégorique dans un délai de dix jours. Cet ultimatum, vraiment extraordinaire en pareille situation, a été attribué jusqu'ici à l'impatience et â l'irritation que Napoléon aurait éprouvées eu présence des lenteurs de la cour de Russie. Un simple examen des dates suffit pour démontrer le peu de fondement de cette supposition. L'empereur Alexandre avait été absent de Pétersbourg jusqu'au 27 décembre, le fait est constaté par le Moniteur lui-même[21], et c'est seulement le 28 qu'il avait eu pour la première fois connaissance de la demande exprimée par Napoléon. Caulaincourt avait transmis sa réponse le jour même, mais comme les courriers mettaient alors de quinze à vingt jours pour aller de Pétersbourg à Paris, il était matériellement impossible que Napoléon connût la première dépêche de Caulaincourt, lorsqu'il imposa à ce diplomate la démarche singulière et presque blessante, que l'ambassadeur de France dut faire auprès d'Alexandre le 10 janvier 1810. Par une coïncidence remarquable, c'est au moment même où Caulaincourt demandait à Alexandre la main de la grande-duchesse Anne, que Napoléon renonçait définitivement à ce projet d'alliance, car il était trop perspicace pour se dissimuler qu'une rupture était l'inévitable résultat d'un ultimatum aussi peu convenable[22]. Que s'était-il donc passé de nature à modifier si brusquement ses résolutions ? La perspective d'un mariage non pas plus honorable ni plus avantageux, mais au point de vue dynastique plus flatteur pour l'orgueil de Napoléon, s'était présentée, et il l'avait embrassée aussitôt avec le capricieux engouement d'un enfant gâté de la fortune, sans se préoccuper des suites politiques d'un pareil revirement.

Lors de la dernière soirée que l'impératrice Joséphine présida aux Tuileries, c'est-à-dire un peu avant le 15 décembre, date de son départ pour la Malmaison, un secrétaire de l'ambassade d'Autriche, M. de Floret, causant avec M. de Sémonville, un des esprits les plus déliés du temps, lui exprima dans la conversation son regret de voir le divorce aboutir à un mariage russe, tandis que l'Autriche eût été, selon lui, enchantée de donner à Napoléon une de ses archiduchesses. Sémonville feignit la surprise, et affecta de ne voir dans les paroles du diplomate qu'un regret de politesse. Sur les assurances réitérées de M. de Floret qu'il parlait très-sérieusement, Sémonville s'empressa de rapporter le propos au duc de Bassano, qui le répéta immédiatement à l'Empereur. Napoléon venait de recevoir des renseignements tout semblables sur les dispositions de la cour de Vienne par M. de Narbonne, alors de passage dans cette capitale[23]. Il chargea en conséquence le duc de Bassano de faire, aussi secrètement que possible, une ouverture dans ce sens au prince de Schwarzenberg, ambassadeur d'Autriche, en s'efforçant d'obtenir sa parole sans s'engager lui-même. M. de Laborde, qui avait servi en Autriche pendant l'émigration, et qui était, lié avec le prince de Schwarzenberg, fut l'intermédiaire choisi pour cette négociation délicate. Il trouva le prince désolé du mariage russe, qu'il considérait comme un nouveau malheur pour l'Autriche. Dès les premiers mots de M. de Laborde, l'ambassadeur saisit comme une bonne fortune inespérée l'occasion qui lui était offerte. Il s'empressa d'en écrire à sa cour, qui était dévorée des mêmes regrets et des mêmes inquiétudes.

C'est qu'en effet le projet de mariage russe était une conjoncture bien grave et bien menaçante pour la cour de Vienne. Pendant tout le cours des négociations qui avaient précédé la paix, l'Autriche n'avait poursuivi qu'un but, indépendamment de sa préoccupation bien naturelle d'alléger le plus possible les charges que lui imposait la défaite, celui d'indisposer la Russie contre la France, de mettre fin à une alliance qui était un insurmontable obstacle au rétablissement de sa puissance. Ce but, elle l'avait en partie atteint en offrant la Galicie aux convoitises de Napoléon ; et au moment où elle s'applaudissait de son ouvrage, et voyait avec une joie secrète grandir la mésintelligence entre Alexandre et Napoléon, surgissait un événement imprévu qui allait mettre à néant toutes ses espérances. Bien qu'il fût impossible à des esprits vraiment politiques de se faire beaucoup illusion sur les avantages d'une alliance dynastique, dans une époque de révolution et avec un souverain tel que Napoléon, la cour de Vienne savait que, pour quelques années au moins, l'intimité entre les deux empereurs en serait plus étroite, et les deux États n'ayant presque en toute chose que des intérêts communs et pas une opposition réelle et profonde, il y avait de sérieuses chances pour que l'alliance s'affermit avec le temps au lieu de se dissoudre. Ce mariage était donc un coup de grâce pour l'Autriche ; il ne lui laissait aucun espoir de se relever dans un temps prochain.

On devine, d'après ces circonstances, avec quels sentiments la communication du prince de Schwarzenberg dut être accueillie à Vienne. On lui transmit immédiatement l'avis que si la demande à laquelle il faisait allusion était faite, elle recevrait une réponse favorable ; et c'est évidemment sur cette assurance que Napoléon fit adresser à Alexandre l'espèce de sommation peu convenable, sinon blessante, d'avoir à se prononcer dans un délai de dix jours. Une autre preuve non moins forte que sa préférence était donnée à l'Autriche, résulte de la démarche publique qu'il fit à ce moment, comme pour se fournir à lui-même, aux yeux de l'Europe, de nouveaux arguments à l'appui de la résolution qu'il avait prise. L'ultimatum signifié à Alexandre lui laissait jusqu'au 20 janvier 1810, pour donner une réponse définitive. Dès le 21 janvier, c'est-à-dire quinze jours au moins avant de connaître cette réponse, Napoléon réunissait aux Tuileries un conseil privé, composé de tous les grands dignitaires de l'empire, pour soumettre à leurs délibérations le choix entre les deux grandes alliances qui s'offraient à lui. Une semblable discussion, ouverte en un pareil moment, était souverainement offensante pour la Russie, puisqu'elle donnait à entendre aussi clairement que possible qu'on ne se considérait nullement comme engagé par la demande qu'on lui avait faite. De l'étude attentive des faits et des dates, il résulte donc avec évidence que Napoléon renonça au mariage russe, au moment même où son ambassadeur Caulaincourt formait la demande auprès d'Alexandre, et que le conseil privé, dans lequel fut débattue la question des alliances, n'était à ses yeux qu'un moyen de se dégager dans le cas où la réponse du Czar eût été favorable.

Napoléon connaissait trop bien, en effet, ses conseillers pour ne pas savoir que la majorité se prononcerait toujours dans le sens de ses propres désirs. Jamais il ne se décida d'après leurs avis ; ce n'était pas un conseil qu'il leur demandait dans cette circonstance, mais une manifestation qui eût le double avantage de lui offrir à la fois un de ces effets de théâtre qu'il aimait tant, et un prétexte pour masquer sous un prétendu intérêt d'État une volte-face inspirée par la vanité. L'intérêt d'État n'était pas douteux, quoi qu'on pût dire ; il était tout entier du côté de l'alliance russe. Le mariage autrichien pouvait-il nous rendre l'amitié de la cour de Vienne ? Comment le croire après tous les coups successifs dont nous avions frappé cette puissance, après les guerres qui lui avaient fait perdre en si peu d'années tant de belles provinces, la Lombardie, la Vénétie, le Tyrol, la Souabe, la Dalmatie, -l'Illyrie, la nouvelle Galicie sans parler de la Belgique, de la couronne impériale d'Allemagne, enfin du grand-duché de Toscane qui appartenait à un de ses archiducs ? Comment supposer que le bonheur de donner une archiduchesse à un parvenu si longtemps l'objet de sa haine, allait lui faire oublier tant de pertes et de griefs ? Mais ce mariage n'était pour elle qu'un sacrifice et une humiliation de plus, si l'on ne supposait pas qu'elle y voyait un grand avantage politique. La douloureuse confession que fit plus tard l'empereur François ne permet aucun doute à cet égard : « Pour conjurer des maux incurables, disait-il dans son manifeste du 12 août 1813, et pour s'assurer le gage d'un meilleur avenir, S. M. livra ce qui était le plus cher à son cœur ! » Au reste plus ce calcul était humiliant, plus il importait de nous le faire pardonner. Si Napoléon était disposé à faire à l'Autriche des restitutions de nature à la satisfaire, l'alliance autrichienne pouvait être un événement heureux, une garantie pour la paix de l'Europe ; mais rien n'était plus éloigné de sa pensée qu'un acte semblable. C'était donc une ennemie intime qu'on allait avoir en elle, au lieu d'une ennemie déclarée, et ses menées devaient être d'autant plus dangereuses, que son désappointement aurait été plus amer.

On pouvait non sans vérité, reprocher à l'alliance russe d'encourager Napoléon à une politique d'aventures qui n'était que trop conforme aux tendances de son génie, mais l'impunité avec laquelle il avait pu jusque-là s'exposer à ce danger, attestait la sécurité qu'il y trouvait, même lorsque la Russie ne le secondait qu'à demi, comme dans la dernière campagne. Elle lui donnait du moins la force, elle ne lui coûtait ni rétrocessions ni sacrifices, elle ne lui imposait que le maintien du statu quo au sujet de la Pologne. Il convient d'ajouter à ces considérations qu'un refus n'avait rien de blessant pour l'Autriche, puisque de ce côté-là on n'avait pas à retirer une demande qu'on n'avait pas faite, tandis qu'une simple renonciation était offensante pour la Russie, même dans le cas où elle n'eût pas été disposée à accorder ce qu'on lui demandait, parce qu'on n'avait pas attendu sa réponse pour se décider. Conclure avec la Russie, c'était porter un dernier coup à l'Autriche déjà accablée ; mais conclure avec l'Autriche, c'était rompre avec la Russie encore puissante et intacte.

On n'a aucun compte rendu officiel de la délibération du conseil privé ; mais cette lacune ne paraît pas fort à regretter. La plupart des personnages qui étaient appelés à s'y faire entendre, savaient de reste à quoi s'en tenir sur l'importance de l'avis qu'on leur demandait. On n'y vit en général qu'une cérémonie destinée à faire connaître au monde entier que toutes les maisons souveraines d'Europe se disputaient l'honneur de donner une épouse à Napoléon. Des deux opinions qui avaient le plus de poids, celle de Talleyrand fut favorable à l'Autriche, et celle de Cambacérès à la Russie ; et toutes deux furent également bien motivées, à cette différence près que le système préconisé par Talleyrand, praticable après Austerlitz, avec les tempéraments et les concessions que lui-même jugeait alors nécessaires, exigeait aujourd'hui beaucoup plus de sacrifices, et aussi de sagesse politique qu'on n'en pouvait espérer de Napoléon. Les autres avis étaient dictés ou par la complaisance ou par la situation personnelle de leurs auteurs. Le prince Eugène, préoccupé surtout de l'idée de conserver la paix en Italie et de maintenir l'intégrité du royaume de son beau-père, le roi de Bavière, se prononça pour l'Autriche, tandis que Murat, animé de l'hostilité que nourrissait la famille Bonaparte contre les Beauharnais, se déclara avec énergie pour le mariage russe, au nom des principes et des intérêts de la Révolution menacés, disait-il, par une union dans laquelle la nation verrait une sorte de réconciliation avec l'ancien régime. En résumé, deux voix se prononcèrent pour la Russie, cinq pour l'Autriche, deux pour le mariage avec une princesse saxonne dont il n'avait pas été question sérieusement, et qui ne figurait là que pour faire nombre. On affirme d'ordinaire, dans les comptes rendus qui ont été faits de cette singulière délibération, que Napoléon se borna en cette circonstance à écouter les avis sans en émettre aucun_ Cependant le roi Louis, qui assista à ce conseil et opina pour la princesse saxonne, assure dans ses Mémoires, que Napoléon répondit à Murat et se déclara avec chaleur pour l'alliance autrichienne.

Le 10 janvier, Caulaincourt fit connaître à Alexandre le terme que Napoléon lui fixait pour répondre. Cette exigence, qui ne pouvait s'expliquer que par l'arrière-pensée de rompre la négociation était d'autant plus singulière qu'il S'agissait, on ne pouvait l'ignorer à Paris, d'une jeune fille à peine âgée de seize ans. Il était impossible de résoudre dans un délai si court les questions très-délicates qui se liaient à ce projet. Il est fort probable qu'Alexandre n'eût jamais accepté un ultimatum aussi insolite, s'il n'avait été avant tout préoccupé de faire ratifier la convention relative à la Pologne. Il s'efforça donc de ne pas décourager Caulaincourt, tout en évitant avec soin de s'engager formellement. Il lui dit qu'il avait le plus grand espoir de venir à bout des résistances de sa mère, mais qu'on devait tenir compte de ses scrupules et de ses craintes. Elle avait perdu deux de ses filles pour les avoir mariées trop jeunes. La grande-duchesse Anne n'était pas encore nubile ; il fallait par conséquent attendre un ou deux ans. La différence de religion était une autre difficulté. L'impératrice voulait que non-seulement sa fille ne changeât pas de communion religieuse, maïs que l'exercice du culte grec lui fût assuré, dans tous les cas. Elle rappelait que ce rite ne permet pas le mariage avec un homme divorcé, qu'elle s'était liée antérieurement par une promesse faite à un duc de Cobourg. Enfin ni les objections ni les prétextes ne lui manquèrent pour justifier ses répugnances, et le délai fixé par Napoléon s'écoula sans que l'empereur Alexandre eût pu lui faire transmettre autre chose que des assurances de bonne volonté.

Les dépêches de Caulaincourt annonçant que la cour de Russie n'avait pas encore pris de détermination, arrivèrent à Paris le 6 février. Sur l'heure même, Napoléon lui fit écrire qu'il se considérait comme dégagé à l'égard d'Alexandre. Et ce qui prouve à la fois combien il comptait sur ce dénouement, et combien les négociations avec la cour de Vienne avaient marché pendant ce mois où il était censé attendre une réponse favorable de Pétersbourg, c'est qu'il put le jour même faire rédiger son contrat de mariage avec l'archiduchesse Marie-Louise, et le faire signer le lendemain 7 février 1810, par le prince Schwarzenberg Les raisons qu'il allégua pour motiver sa renonciation à la main de la sœur d'Alexandre, tendraient à démontrer que son thème était fait même pour le cas, assez invraisemblable il est vrai, où sa demande aurait été agréée. « Vous lui ferez connaître, écrivait-il à Champagny, qu'un conseil a eu lieu il y a peu de jours, et que les opinions y ont été partagées entre les princesses russe et autrichienne ; que les opinions sont partagées en France spécialement à cause de la religion, et que les personnes qui attachent le moins d'importance à la religion, ne peuvent s'accoutumer à l'idée de ne pas voir l'impératrice suivre les cérémonies de l'Église à côté de l'Empereur ; que la présence d'un pope paraît un plus grand inconvénient encore et que ce serait se reconnaitre une grande infériorité que de constater par un traité, la présence d'un pope aux Tuileries... L'Empereur a remarqué que la princesse Anne n'était pas encore réglée, que parfois les filles restent deux années entre les premiers signes de la nubilité et la maturité, et rester trois ans sans espérance d'avoir des enfants contrarierait les intentions de l'Empereur. » Champagny devait faire observer, en outre, combien les lenteurs de la Russie contrastaient « avec l'empressement et le dévouement de l'Autriche, » afin sans doute qu'Alexandre sût avec certitude qu'on avait négocié avec cette puissance en même temps qu'avec lui. Il devait conclure en déclarant que Napoléon se considérait comme délié « non d'un engagement, puisqu'il n'y en avait jamais eu, mais d'une obligation de tacite honnêteté que lui imposait son amitié pour Alexandre, par le délai d'un mois qu'il avait mis à répondre à une question si simple[24]. » Un message daté du lendemain devait faire connaître « qu'il s'était décidé pour l'Autrichienne. »

Mais ce n'était pas assez pour son ressentiment de rompre, avec cette brusquerie presque injurieuse, un projet qu'il ne pardonnait pas à Alexandre d'avoir accueilli froidement, bien qu'il y eût si vite renoncé lui-même. Il tint à lui prouver immédiatement que ce n'était pas là de sa part l'effet d'un dépit momentané, mais bien un véritable changement de politique, comme s'il avait craint qu'Alexandre ne fût pas assez sensible à l'inconvenance de ses procédés. Le même jour 6 février, il fit notifier à la Russie son refus de ratifier la convention signée par Caulaincourt, et dont il avait provoqué lui-même la conclusion. Lui qui avait offert d'effacer de la politique et même de l'histoire le nom de Pologne et de Polonais, il déclarait « contraire à sa dignité » de déclarer « que le royaume de Pologne ne serait jamais rétabli » (art. 1er de la convention). Et quant aux dénominations de Pologne et de Polonais, il était « absurde et ridicule » de prendre l'engagement de les supprimer[25]. Il n'acceptait pas même la clause qui abolissait les anciens ordres de chevalerie polonais. Il avait des objections contre tous les autres articles de la convention, et leur substituait un projet de sa façon, dont la rédaction ambiguë se prêtait aux plus subtiles interprétations, mais dont le but principal était véritablement de contredire et de mécontenter une puissance qui ne devait pas tarder à relever ses défis.

L'empereur Alexandre était trop fier pour laisser percer le moindre dépit au sujet de la rupture du mariage ; il affecta même de féliciter Caulaincourt des heureux effets que ce rapprochement avec l'Autriche allait produire pour la paix de l'Europe. Nais comme il était aussi trop clairvoyant pour être dupe des défaites fort peu satisfaisantes qu'on lui offrait, il fit observer à notre ambassadeur combien il était impossible que le contrat de mariage eût été signé le 7 février, si l'on n'avait pas négocié avec la cour de Vienne longtemps avant cette date, c'est-à-dire à une époque où l'on n'avait encore aucune réponse de Pétersbourg. Pour que les choses fussent aussi avancées à ce moment-là il fallait de toute évidence que les négociations eussent commencé dès le mois de décembre. A cet argument sans réplique, il ajouta une autre observation qui n'était pas moins embarrassante. Sans relever ce qu'avait de peu sérieux la crainte de blesser les susceptibilités religieuses des Français, par la présence d'un pope aux Tuileries, dans la bouche d'un homme qui avait enlevé le souverain pontife de Rome et qui le retenait captif à Savone, il se borna à rappeler à Caulaincourt la déclaration qu'on lui avait faite dès le début, à savoir, « que la différence de religion ne serait point un obstacle. » L'ambassadeur n'avait aucune bonne raison à opposer à ces reproches, il se contenta de déplorer les lenteurs qui, selon lui, avaient tout perdu. Ces justes griefs n'étaient pas de nature à rendre plus facile l'acceptation du projet que Napoléon avait substitué à la convention russe. Alexandre en fit ressortir avec une certaine amertume les équivoques et les sous-entendus ; il opposa à la rédaction de Napoléon un nouveau contre-projet plus net, sans se dissimuler le peu de chance qu'il avait d'être accueilli, et il laissa échapper devant Caulaincourt ces paroles remarquables, qui prouvent qu'il ne se faisait aucune illusion sur la portée de l'alliance autrichienne : « Ce n'est pas moi qui troublerai la paix de l'Europe ni qui attaquerai personne ; mais si on vient me chercher, je me défendrai[26]. »

Pendant que ce point noir, si imperceptible encore, si facile à dissiper jusqu'au moment où il éclata par le coup de foudre de la guerre de Russie, grossissait insensiblement à l'horizon, Paris se livrait avec une aveugle confiance aux fêtes, aux démonstrations, aux transports de joie qui saluaient partout le grand, l'heureux événement destiné à assurer la paix du monde. La paix, tel était le sens qu'on était convenu universellement d'attacher au mariage, comme pour enchaîner l'Empereur par l'expression des vœux publics. « Elle annonce à la terre des jours sereins. » Cette inscription semblait la devise de la nouvelle impératrice. Napoléon, pour mieux marquer sa métamorphose définitive de parvenu en souverain de l'ancien régime, avait voulu copier en tout le cérémonial employé aux noces de Louis XVI avec Marie-Antoinette. On reproduisit non-seulement mot pour mot le contrat de mariage et les formules épistolaires de la vieille cour de France, mais jusqu'aux moindres minuties de l'étiquette. Une commission du ministère des affaires étrangères fut spécialement chargée du soin de reconstituer cette archéologie galante.

Marie-Louise, épousée à Vienne par l'archiduc Charles, au nom de l'empereur Napoléon, fut remise le 16 mars, à Braunau, à la reine de Naples. Là conformément à un antique usage, on la déshabilla des pieds à la tête, et elle revêtit de nouveaux vêtements, symbole de la vie nouvelle dans laquelle elle allait entrer. A Compiègne, par une infraction assez malséante au cérémonial convenu, Napoléon passa plusieurs nuits sous le même toit que Marie-Louise ; mais cette dérogation même était encore un plagiat : il imitait Henri IV, qui en avait agi ainsi, disait-on, avec Marie de Médicis. Le 2 avril, les deux fiancés firent leur entrée dans Paris au milieu d'un cortège de rois et de reines, et d'une véritable cohue de chambellans, de dames d'honneur, de pages et de courtisans de toute grandeur. Les représentants les plus illustres de l'ancienne aristocratie s'étaient disputé l'honneur de faire partie de leur suite. Un prélat catholique, un Rohan, avait demandé à être attaché à leurs « augustes personnes, » et il avait écrit : « Le grand Napoléon est mon Dieu tutélaire ![27] »

Ce n'étaient partout que banquets, illuminations, danses, concerts, distributions de vivres au peuple. Le lendemain eut lieu le mariage. Le même jour, à la même heure, dans tous les lycées de l'empire, tous les professeurs de rhétorique prononcèrent un discours latin sur les gloires de cet hymen ; dans toutes les églises, tous les prêtres durent le célébrer et le bénir. Plus de cent cinquante poètes le chantèrent dans leurs épithalames. Le Sénat, le Corps législatif, le conseil d'État se surpassèrent eux-mêmes par des adulations qui touchaient à l'apothéose. Mais ils s'attachèrent surtout à démontrer que le mariage c'était la paix : « Et cette paix, s’écria Regnault dans son discours au Sénat, quelle garantie l'Europe vient d'acquérir pour sa solidité et sa durée ! Vous avez vu arriver au sein de la France transportée de joie et d'amour une auguste messagère de paix, un gage révéré d'une alliance éternelle ! le monde y voit le présage du repos de l'univers ! » Le président du Sénat ne fut pas moins lyrique dans ses confiantes prédictions : « Quel intérêt a répandu sur nos travaux ce glorieux hyménée Quelles longues années de douceur et de repos se sont présentées à nos souvenirs et à nos espérances ! » Folles espérances, justement déçues ! propos d'esclaves se flattant d'influencer un maitre qu'ils se repentent d'avoir fait, et qu'ils n'oseraient contredire. Malgré tout, ces journées d'ivresse et d'illusion n'avaient pas le profond contentement des prospérités durables. Elles n'étaient que l'éblouissement passager de tout un peuple. Ces fêtes bruyantes, ces transports d'allégresse, ces pompes d'une magnificence inouïe n'étaient qu'une apparence, une grossière tromperie qui nous dérobaient le piège où nous allions bientôt tomber. La vérité de notre situation n'était pas là ; elle était dans les événements qui s'accomplissaient aux confins de la péninsule ibérique, sur ces 'rochers de Torrès Vedras, témoins déjà désignés du désastre de notre armée d'Espagne ; elle était sous ce sombre ciel du Nord où commençaient à se montrer les signes précurseurs de la catastrophe de 1812.

Quelque imposant que fût le spectacle de ces splendeurs et de ces prospérités, il était trop artificiel pour que la réalité ne s'y trahît pas par quelque note discordante. Ce fut pendant la cérémonie même du mariage qu'éclata cette dissonance. L'office religieux venait à peine de commencer, lorsqu'on vit Napoléon lancer des regards furieux vers les bancs à moitié dégarnis où devaient siéger les vingt-sept cardinaux présents à Paris, puis s'adressant à l'archevêque de Malines : « Où sont les cardinaux ? lui dit-il, je ne les vois point.» Comme le prélat énumérait ceux qui assistaient à la cérémonie, et cherchait à excuser les absents sur leurs infirmités : « Ah les sots ! » s'écria-t-il à plusieurs reprises avec l'accent d'une vengeance concentrée[28]. Cette scène déchirait brusquement le voile de convention qui cachait aux yeux l'état réel de ses relations avec l'Église. Elle eût pu se renouveler pour chacun des représentants des puissances qui assistaient au mariage, s'il leur avait été permis de montrer leurs véritables sentiments,' car tous n'y pouvaient figurer qu'à contre-cœur ; celui de la Russie, parce qu'on avait trahi l'alliance ; celui de la Prusse, parce qu'il subissait en ce jour, une nouvelle défaite ; celui de l'Autriche elle-même, parce qu'en attendant les bénéfices fort problématiques du mariage, sa cour n'en avait recueilli qu'une humiliation de plus. Si les mouvements du cœur avaient pu se montrer à la place, des démonstrations officielles, sur tous les visages où se lisait uni satisfaction de commande, on aurait vu éclater les défiances, les rancunes, la haine et la guerre.

La seule présence de ces cardinaux à Paris disait assez dans quel bouleversement profond l'Église venait d'être jetée, par celui qu'un peu auparavant elle nommait avec tant de complaisance « le restaurateur des autels. » A la suite de son enlèvement de Rome, le pape Pie VII avait été traîné de ville en ville jusqu'à Grenoble, puis de là ramené à Savone où il était gardé prisonnier. Mais la captivité du pontife n'avait été que le prélude des mesures de Napoléon pour transformer l'Église. Craignant avec raison ce que les cardinaux pourraient entreprendre pour suppléer à cette sorte de vacance du Saint-Siège, et déterminé à les entraîner de gré ou de force dans la direction nouvelle qu'il entendait imprimer à la religion catholique, il avait enlevé de Rome et dirigé sur Paris le collège des cardinaux tout entier, en exceptant seulement ceux qui avaient allégué pour excuse leur grand âge ou leurs infirmités. On peut facilement apprécier d'après ces faits, quel était le degré de culpabilité des cardinaux qui n'avaient pas cru devoir figurer à la cérémonie du mariage. Amenés par force à Paris, il eût été de leur droit strict, autant que de leur dignité de ne paraître dans aucune réunion officielle, mais ils étaient loin d'avoir poussé l'audace jusque-là Leur crime consistait uniquement dans le refus de s'associer à un acte qu'ils considéraient comme la méconnaissance des droits de leur chef spirituel, seul juge à leurs yeux des difficultés relatives aux mariages dei souverains« Si c'était une protestation, elle était bien timide, puisqu'elle ne se manifestait que par le silence et l'abstention. Dès le lendemain, ils étaient à la réception des Tuileries, comme pour racheter par une prompte soumission leur hardiesse d'un instant. C'est là que les attendait une vengeance aussi cruelle que raffinée. Après les avoir maintenus pendant plusieurs heures dans l'incertitude, exposés aux regards moqueurs des courtisans, Napoléon les fit chasser du palais comme des serviteurs infidèles. Non content de leur infliger publiquement cette sanglante injure, il les fit dépouiller de la pourpre, leur intima la défense de porter désormais aucun des insignes du cardinalat, fit confisquer leurs biens personnels, supprimer leurs traitements en ne leur laissant pour toute ressource qu'une paye insuffisante à leur entretien, et enfin les relégua deux par deux dans différentes villes de province[29].

Ces procédés « du nouveau Charlemagne » à l'égard des cardinaux, donnent une juste idée de l'autorité qu'il entendait exercer désormais sur l'Église catholique. Il agissait envers elle comme un créateur, et il entendait être obéi sans un murmure, Il se rendait un compte fort exact de l'état d'anéantissement dans lequel il l'avait trouvée à l'époque du concordat, et de la puissance qu'il lui avait rendue. L'Église l'avait célébré alors comme son sauveur et le mot n'était point exagéré. Mais en se rappelant ses propres bienfaits, Napoléon avait complétement perdu la mémoire des services qu'il avait lui-même reçus et de la part que l'Église avait eue à son élévation. H oubliait aussi la force de résistance et de propagande qu'il avait rendue aux idées religieuses. Dans la dernière révolution consommée à Rome par le décret de Schönbrunn, comme dans tous les actes qui l'avaient préparée, il avait rencontré chez le souverain pontife, comme chez les princes de l'Église, tant de douceur, de résignation, de faiblesse, qu'il s'était dit que rien, ni dans ces caractères amollis ni dans ces institutions vieillies, n'était plus de force à résister à ses volontés. Il agirait donc à l'égard de Rome comme à l'égard de tant d'autres États, également usés par le temps, qu'il avait transformés pour mieux les assimiler et les soumettre ; il agirait comme un réorganisateur qui achève et perfectionne un merveilleux instrument de règne.

Ce n'étaient pas seulement les cardinaux qu'il voulait avoir à Paris ; le Pape lui-même devait bientôt y être attiré à son tour, et moitié séduction, moitié crainte il y subirait inévitablement son ascendant. Pie VII ne tarderait pas à comprendre que mieux valait pour lui partager avec l'Empereur le gouvernement du monde, accepter de lui un magnifique établissement soit à Saint-Denis soit à Reims, rendre la paix à l'Église en acceptant la loi d'un pouvoir si redoutable, que de persévérer dans une bouderie inutile et une opposition sans espoir. En attendant celte soumission prévue, Napoléon avait voulu selon sa constante méthode accumuler en peu de temps les transformations et les faits accomplis de façon à rendre tout retour en arrière impossible. Étonné de la facilité avec laquelle il avait pu renverser le gouvernement pontifical, du peu de bruit que sa chute avait fait dans le monde, de l'indifférence profonde qui avait accueilli ses protestations, de la docilité incroyable avec laquelle cette organisation autrefois si puissante se laissait manier, il avait fait transporter à Paris à la suite du collège des cardinaux tous les organes essentiels de la vieille centralisation catholique, les généraux d'ordre, les membres des tribunaux de la pénitencerie et de la daterie. Il avait fait avertir en même temps les représentants des diverses puissances auprès du Saint-Siège, que les affaires ecclésiastiques seraient dorénavant expédiées à Paris, et que là devait être leur résidence, invitation qu'aucune puissance catholique n'était alors en état de décliner. Les archives du Vatican, chargées sur des convois de cent voitures qui partaient de huit jours en huit jours, avaient été aussi dirigées sur Paris pour y être installées par Daunou à l'hôtel Soubise. Il poussa la précaution jusqu'à y faire venir également la tiare, un exemplaire saisi de l'anneau du pécheur, et tous les autres insignes et ornements du pouvoir pontifical.

C'était en quelque sorte le personnel et le matériel tout entier de l'Église catholique qu'il se trouvait avoir désormais dans sa main. Aux yeux de Napoléon tout n'était-il pas là ? Avait-il jamais tenu compte des forces morales ? L'âme lui opposerait-elle plus de résistance que le corps` ? Il pouvait croire que non d'après la facilité avec laquelle s'étaient accomplis tous ces changements. Ces violences n'avaient pas soulevé un seul cri de révolte, pas même une plainte. L'excommunication, aussitôt étouffée que produite, semblait avoir été le suprême effort de l'énergie pontificale. Les cardinaux se montraient à toutes ses réceptions, ils couraient les salons de Paris, ils touchaient pour la plupart avec résignation lp traitement de trente mille francs qui était la consolation de leur servitude. Quant à ceux qui avaient osé s'abstenir de paraître à la cérémonie du mariage, ils étaient dispersés, muets, terrifiés de leur propre audace. Le clergé de France, trop soumis pour essayer d'une protestation directe, avait tenté une opposition déguisée en organisant des missions ; les missions avaient été immédiatement interdites, et tout était rentré dans le silence accoutumé. Bien plus, Napoléon se flattait d'amener ce clergé, sous couleur de gallicanisme, à être son coopérateur dans une entreprise dont le seul but était de confondre en sa personne les deux pouvoirs spirituel et temporel.

Dès le mois de novembre 1809, il avait fait réunir un comité d'évêques bien-pensants, choisis par lui, dont le rôle devait consister à lui indiquer le moyen de tourner les difficultés ou de briser les obstacles sans sortir de la doctrine catholique, à couvrir d'une autorité sacrée ses actes contre la cour de Rome. Le 11 janvier 1810, il soumettait au comité entre autres questions celle de savoir : si en présence de' l'obstination du pape il ne convenait pas de réunir un concile ; si l'on ne devait pas donner à Pie VII une sorte de conseil de famille composé de prélats de tous pays ; s'il n'y avait pas de mesures à prendre pour prévenir les excommunications ; si le Pape pouvait pour des motifs temporels refuser son intervention dans les affaires spirituelles[30]. Les réponses du comité furent vagues et embarrassées, sauf en ce qui concernait l'excommunication qui fut nettement qualifiée « d'abus de pouvoir, » mais cet embarras même semblait prouver, que ces évêques sauraient se convertir au moment opportun.

Le complément-naturel de toutes ces mesures fut le fameux sénatus-consulte, du 17 février 1810, qui réunit les États de Rome à l'Empire. Le pape devait jouir d'un revenu de deux millions, avoir un palais « dans les différents lieux de l'Empire où il voudrait résider » (art. 15), ironie peu séante à l'adresse d'un prisonnier gardé à vue. Les papes devraient, lors de leur exaltation, prêter serment de ne jamais rien faire contre les propositions de l'Église gallicane. L'empire prenait à sa charge les dépenses du Sacré-Collège et de la Propagande. Les États du pape formaient les deux départements de Rome et du Trasimène. La ville de Rome devenait la seconde ville de l'empire, et la résidence d'un prince du sang ou d'un grand dignitaire. Enfin l'héritier dont on annonçait, non-seulement la naissance mais le sexe, avant même que le mariage ne fût consommé, devait porter le titre de roi de Rome.

A l'appui de ce sénatus-consulte, Regnault lut au Sénat, sous le titre d'exposé des motifs, une diatribe des plus violentes contre l'administration de Pie VII. Aux griefs de Napoléon, le pontife aurait pu opposer des récriminations plus fondées ; mais en approuvant, en consacrant même par un acte solennel, tant qu'on les avait appliqués à d'autres souverains, les odieux procédés dont il était victime aujourd'hui, il avait perdu toute autorité pour les réprouver. Le jour où il avait sacré empereur le meurtrier du duc d'Enghien, le jour où il s'était exposé à être appelé par un catholique aussi fervent que de Maistre -un polichinelle sans conséquence », Pie VII avait perdu toute influence sérieuse sur l'opinion européenne, et même sur l'opinion des croyants. Il n'avait plus d'autre prestige que celui de ses malheurs, de ses vertus privées et de sa faiblesse.

L'exposé de Regnault ne touchait qu'incidemment aux grands, aux vrais griefs qu'on pouvait formuler au nom de l'histoire contre l'existence même du pouvoir temporel. Il aurait pu montrer les papes livrant incessamment Malle, à la conquête, à l'invasion étrangère, aux discordes civiles, afin d'y prévenir tout établissement national durable qui eût été -une menace pour le pouvoir pontifical, les intérêts spirituels de l'Église elle-même sans cesse sacrifiés aux intérêts politiques du Saint-Siège. Mais une telle accusation eût été la critique la plus irréfutable de l'homme qui avait relevé ce même pouvoir temporel, dans le seul but de le faire servir à ses ambitieux projets. Plus ces griefs étaient justes et fondés, plus Napoléon était inexcusable de n'en avoir tenu aucun compte. Au reste l'Empereur sentait mieux que personne que là était en réalité la seule justification possible du renversement de la souveraineté politique des papes. On n'arrive pas à remuer le monde et à gouverner de grandes nations, sans posséder un sens historique pénétrant. Napoléon avait depuis longtemps compris et, jugé le rôle de la papauté en Italie, sa déplorable influence sur les destinées de ce pays. Le plaidoyer qu'il ne jugeait pas à propos de faire mettre dans l'exposé de Regnault, il voulait le faire développer dans les ouvrages d'histoire et de doctrine, afin d'en pénétrer tous les esprits éclairés. Le but de ces ouvrages devait être selon lui : « 1° de prouver que la cour de Rome a toujours employé ses armes spirituelles pour maintenir et agrandir son état temporel ; 2° qu'elle a toujours été l'ennemie de la puissance prépondérante en Italie.... et employé son pouvoir pour détruire cette puissance[31]. » Ce thème historique, rigoureusement vrai, fut le programme même du livre substantiel et savant que Daunou écrivit sur ce sujet[32], livre dont le seul tort fut d'avoir été publié par ordre, au profit d'un césarisme qui n'était pas moins dangereux que la théocratie.

Le jugement que Napoléon formulait ici au sujet du rôle historique de la papauté, avait déjà été exprimé au seizième siècle par Machiavel. Jamais arrêt n'avait été plus juste, et condamnation plus méritée. Mais la question était plus complexe que Napoléon et ses apologistes n'affectaient de le croire. En politique on ne doit jamais perdre de vue les conséquences d'une mesure, et il s'agissait de savoir non-seulement si la destruction du pouvoir temporel était légitime, mais au profit de qui elle allait s'opère. Or cette destruction ne pouvait profiter, dans les conditions où elle allait être faite, ni à la civilisation ni à la liberté de conscience. Tous les actes de Napoléon à cette époque, indépendamment de ses confidences de Sainte-Hélène si souvent trompeuses, mais d'accord ici avec les faits, nous disent assez haut quel régime il se proposait de substituer au système qu'il venait de détruire. Ce régime était une sorte de patriarche oriental dans lequel le pape, assermenté, payé, inspiré par lui n'eût plus été qu'un grand fonctionnaire de l'Empire, un collègue de Cambacérès, une sorte d'archichancelier ecclésiastique : « Quel levier ! quel moyen d'influence sur le reste du monde !... s'écriait-il plus tard avec enthousiasme, en faisant un retour sur ses idées favorites de ce temps-là au sujet de l'Église. J'aurais fait du pape une idole, il fût demeuré près de moi. Paris fût devenu la capitale du monde chrétien, et j'aurais dirigé le monde religieux ainsi que le monde politique.... J'aurais eu mes sessions religieuses comme mes sessions législatives. Mes conciles eussent été la représentation de la chrétienté, les papes n'en eussent été que les présidents[33]. » Toutes les notes, toutes les lettres et tous les actes de Napoléon, à cette époque, prouvent que c'était là en effet, le dernier mot de ses projets en matière d'organisation religieuse. Une fois l'Église asservie à ses volontés, disciplinée comme un régiment, et les deux pouvoirs, confondus en la personne de l'empereur, il n'est pas douteux, vu les perfectionnements infinis qu'il avait déjà donnés à son despotisme, que ce système aurait produit la tyrannie la plus absolue que le monde eût jamais vue, et auprès d'un pareil fléau qu'étaient-ce que les abus de la souveraineté temporelle des papes ?

Quelque grandiose qu'elle fût, cette conception était entachée du vice qui infirmait tous les plans politiques de Napoléon, et qui devait tôt ou tard conduire son règne à un immense avortement. Elle était sans proportion réelle avec ses forces, contraire à l'esprit du temps, incompatible avec la marche constante de la civilisation. Les trois siècles de libre discussion qui s'étaient écoulés depuis le moyen âge avaient répandu dans le monde trop de lumières, d'indépendance d'esprit, pour qu'un absolutisme aussi monstrueux fût encore réalisable. Tous les manifestes de Napoléon étaient remplis d'invectives et de déclamations sur la folie de Grégoire VII et de Boniface VIII ; son rêve n'était que leur système retourné au profit d'un empire encore plus chimérique que ne l'avait été leur théocratie. Mais cette utopie de despote n'avait pas l'excuse d'avoir été conçue dans un siècle de barbarie et de ténèbres. Un observateur perspicace eût pu dès lors reconnaître l'inanité de ce rêve à un fait qui est la pierre de touche des idées fausses. Le signe auquel West facile de reconnaître les faux systèmes, c'est que, même lorsque les hommes sont disposés à s'y soumettre, les choses leur résistent, et il suffit alors du plus petit obstacle pour les tenir en échec. Napoléon était arrivé au point où il pouvait croire que les plus grandes difficultés étaient vaincues. Il avait sous la main, à Paris, tous les organes, tous les instruments de l'ancien gouvernement pontifical, il en détenait tous les chefs, devenus pour la plupart ses prisonniers volontaires, soumis à ses caprices, et portant avec une parfaite résignation leurs chaînes dorées ; il avait pour lui l'opinion publique trompée, la philosophie indifférente aux malheurs de ceux qui l'avait si longtemps persécutée. Le pape lui-même semblait avoir pris son parti de la perte de ses États, il n'osait ni protester, ni se plaindre, il ne parlait qu'avec amitié de son ancien allié[34]. Pie VII aurait pu, puisqu'on lui reprochait si souvent d'imiter Grégoire VII, essayer de se servir des armes spirituelles que ce pontife avait employées ; il aurait pu en jetant un interdit sur la France, en y déclarant un schisme, y suspendre sur tous les points du territoire l'exercice du culte, il aurait pu renouveler en les aggravant des anathèmes que Napoléon redoutait tout en affectant d'en rire. Il recula devant l'emploi de ces moyens énergiques, il se borna pour toute défense à s'enfermer systématiquement dans le silence et l'abstention. Eh bien, le césarisme religieux échoua contre cet imperceptible obstacle, et cette résistance passive suffit à elle seule pour paralyser tous les plans de Napoléon.

En ressuscitant la vieille théorie impériale et pontificale, Napoléon avait en partie réveillé les démêlés de l'époque carlovingienne entre le pape et l'empereur. Dès les premières mésintelligences, la querelle des investitures avait reparu en ce qui concernait l'institution des évêques. Le pape avait refusé, sous différents prétextes, de pourvoir les évêchés vacants, ce qui jetait le trouble et le désordre au sein des populations. Plus tard, sur les représentations de ses conseillers, il avait consenti à instituer les évêques nommés par l'empereur, mais à la condition de ne pas faire mention de ce dernier dans les bulles d'institution, ce qui était en quelque sorte lui dénier en droit la prérogative qu'on voulait bien lui reconnaître en fait. A la suite de son enlèvement et de sa captivité, le pape refusa toute institution, sous quelque forme qu'elle fût, alléguant avec raison qu'il n'était plus libre et ne pouvait plus remplir aucun des offices du pontificat. Le nombre des évêchés vacants s'accrut rapidement, il monta bientôt au chiffre de vingt-sept. L'empereur, conseillé par des hommes fort experts en matière canonique, chercha un moyen de tourner la difficulté. Il crut l'avoir trouvé en faisant attribuer aux évêques nommés, et non institués, le titre de vicaires capitulaires.

Ces vicaires sont, comme on sait, les administrateurs provisoires, élus par les chapitres pour gérer le diocèse, en attendant qu'il soit pourvu à sa vacance par l'institution du Saint-Siège. En faisant élire par les chapitres les évêques nommés par lui, Napoléon se flattait de créer une espèce d'épiscopat provisoire qui gouvernerait en paix les diocèses jusqu'à l'époque où sa réconciliation avec le pape viendrait régulariser la position de ces prélats. Mais d'une part, ces fonctions du vicariat capitulaire étaient peu recherchées par les titulaires des évêchés, parce qu'elles ne leur conféraient qu'une autorité précaire, disputée, compromettante pour leur dignité future[35] ; de l'autre, les choix étaient déjà faits pour la plupart, lorsque l'empereur s'avisa de cet expédient, et les évêques nommés par l'empereur ne pouvaient prendre possession de leur siège, sans se mettre en opposition à la fois avec le pape et avec les chapitres. L'obstacle restait donc tout entier et le refus du pape paralysait tout. Ainsi au moment même où il s'était emparé de ce merveilleux mécanisme catholique, perfectionné par les siècles, et se flattait de le faire fonctionner à son profit, Napoléon s'aperçut qu'en dépit de toutes ses précautions, il lui manquait le moteur destiné à le mettre en mouvement. Il y avait là entre les deux pouvoirs une solution de continuité presque invisible, et qui suffisait pour annuler son influence. Tenir le pape impuissant et enchaîné n'était rien, s'il ne parvenait à le décider, de gré ou de force, à donner à l'Église cette première impulsion sans laquelle elle tombait dans l'immobilité, et en quelque sorte cette chiquenaude initiale dont, selon le mot de Pascal, Descartes n'avait pu se passer pour mettre en mouvement ses tourbillons.

Il s'agissait donc de vaincre à tout prix la résistance passive de Pie VII, entreprise difficile, car les âmes les plus faibles sont capables de persévérance et de courage lorsqu'elles n'ont à en faire preuve que sous forme d'inertie. Le pape, quoique entouré à Savone des égards compatibles avec la captivité, avait été absolument séparé de tous ses anciens conseillers. Il n'avait autour de lui que quelques serviteurs. Napoléon qui connaissait de longue date ses qualités vraiment touchantes de douceur, de bonté, de résignation, et qui disait de lui « qu'il avait le caractère d'un agneau », avait compté sur cet isolement, sur la tristesse, sur le découragement, pour avoir plus facilement raison de l'obstination du pontife, mais le résultat n'avait pas répondu à son attente. Pie VII avait paru plutôt soulagé qu'accablé, depuis qu'il n'avait plus à porter la responsabilité et les soucis du gouvernement pontifical. Ses goûts, qui étaient d'une simplicité monastique, s'étaient fort bien accommodés de sa nouvelle vie. Il avait même repoussé le supplément de luxe et de représentation que le comte Salmatoris lui avait offert au nom de l'empereur, se contentant pour lui et ses serviteurs du plus strict nécessaire : Il n'avait aucun regret de son opulence passée, et Napoléon avait commis une lourde méprise en se figurant exercer une séduction sur son esprit, par la perspective des gros traitements et des magnificences impériales. On ne pouvait rien espérer de ce genre de tentation ; on fit agir sur lui des mobiles mieux faits pour le toucher.

Des cardinaux, des évêques, Fesch, Caprara, Maury, durent écrire au Pape pour le supplier de rendre la paix à l'Église en instituant les évêques nommés par l'empereur ; il refusa avec fermeté de se rendre à leurs instances. Un peu plus tard, un diplomate autrichien, M. de Lebzeltern, vint à Savone sous prétexte d'y régler quelques affaires de son gouvernement, et dans le but réel de sonder les dispositions de Pie VII à l'égard de Napoléon. Il s'assura que tout en conservant une sorte d'affection pour son terrible adversaire, le pape était plus que jamais résolu à persister dans son système d'abstention : « Nous ne demandons rien, s'écria le vieillard en faisant allusion à sa situation personnelle, nous n'avons plus rien à perdre. Nous avons tout sacrifié à nos devoirs. Nous sommes vieux, sans besoins. Nous ne voulons pas de pensions, nous ne voulons pas d'honneurs. Les aumônes des fidèles nous suffiront. Quelle considération personnelle pourrait donc nous détourner de la ligne que notre conscience nous prescrit de suivre ?[36] »

Sur ce terrain, Pie VII était invincible, parce que aucune contrainte ne pouvait l'y atteindre. Les cardinaux Spina et Caselli, qui vinrent le visiter peu de temps après, afin de tenter un nouvel effort dans le même sens, le trouvèrent inébranlable. C'était trop pour l'impatience et l'irritabilité de Napoléon. Il répondit à l'inflexibilité du pontife en faisant donner aux évêques nommés l'ordre de se rendre sur-le-champ dans leurs diocèses, de les administrer à titre épiscopal et de ne tenir aucun compte de la résistance des Chapitres[37]. Pour donner plus d'éclat à cette guerre qu'il déclarait non plus au pape roi, mais au chef spirituel de l'Église, il nomma à l'évêché de Paris l'illustre et éloquent défenseur du clergé de France sous la révolution, le cardinal Maury, après avoir dépossédé de ce siège le cardinal Fesch, son propre parent, qui en était le titulaire provisoire, et qui montrait souvent une honorable indépendance à l'égard de l'empereur. Maury avait passé à Rome près de quinze ans d'exil ; il y avait perdu beaucoup de ses illusions et de son ancienne âpreté ; son bon sens naturel s'y était fortifié par l'observation des grandes scènes de l'histoire, mauvaise condition pour bien servir la cause catholique, dans un moment où toute transaction semblait impossible et où les passions seules étaient écoutées. L'évêque de Nancy, M. d'Osmond, fut nommé à l'archevêché de Florence.

En même temps, pour rendre par une prompte exécution ses décrets aussi irrévocables qu'un arrêt du destin, Napoléon travaillait avec une incroyable ardeur à effacer des États romains jusqu'au dernier vestige du gouvernement pontifical. Non content de les avoir transformés en deux départements français, d'en avoir entièrement renouvelé l'organisation civile et militaire, il voulut en déraciner à fond le cléricalisme qui y était comme incarné dans les mœurs, les institutions et jusqu'au fond des familles. Tous les tribunaux suprêmes de l'Église avaient été transférés à Paris ainsi que les chefs d'ordre, le collège des cardinaux, les archives, mais le personnel inférieur était resté tout entier à Rome ; il formait une innombrable légion recrutée dans le monde entier. On s'attaqua d'abord aux évêchés. Il y avait dans les États romains trente évêques, c'est-à-dire environ un évêque pour vingt-cinq mille âmes. Dans le reste de l'empire la proportion était en moyenne d'un évêque pour six à huit cent mille âmes, et souvent pour un million ; on réduisit ce nombre à quatre évêques pour les deux départements de Rome et du Trasimène. Le nombre des cures, des chapitres, des couvents, des prêtres bénéficiaires étrangers n'était pas moins exorbitant, ce malheureux pays en était littéralement dévoré, Les prêtres étrangers reçurent les premiers l'ordre d'avoir à regagner leur pays natal[38]. Tous les couvents furent ensuite supprimés, leurs biens réunis au domaine, leurs membres renvoyés dans leur pays avec de petites pensions. Le total des biens de main morte dans les États romains montait à deux cent cinquante millions, Napoléon en saisit et fit aliéner immédiatement pour une somme de cent cinquante millions[39]. Le nombre des paroisses de Rome dut être réduit à vingt. Pour se défaire plus facilement des curés comme des évêques on leur imposa, ainsi qu'à tous les religieux et ecclésiastiques, l'obligation de prêter serment à l'Empereur et de professer la déclaration des libertés gallicanes. Le refus équivalait à une démission, aussitôt suivie de l'exil et de la confiscation : « Donnez ordre à la consulte, écrivait Napoléon, de faire prêter serment à tous les évêques, d'envoyer en France ceux qui le refuseraient, de faire meure le séquestre sur leurs biens[40]. » Et deux jours plus tard : « Je suppose que tous les évêques, curés, vicaires, chanoines auront, à l'heure qu'il est prêté serment ou seront sur la route de France, que leurs biens auront été saisis par l'enregistrement. Quant aux évêques, il faut qu'on saisisse non-seulement leurs biens ecclésiastiques mais aussi leurs biens patrimoniaux[41]. » Ces mesures, auxquelles Napoléon prit goût en raison des biens immenses que les confiscations faisaient tomber dans ses mains, furent étendues au Piémont, à la Ligurie, à la Toscane, aux États de Parme et de Plaisance ; elles furent appuyées par une forte occupation militaire et de nombreux envois de troupes. Au bout de quelques mois, c'est par centaines que se comptaient les malheureux prêtres Italiens déportés dans l'île de Corse ou internés dans nos départements[42]. Rome, privée de son pape, dépouillée des pompes pontificales, de ses légions de prêtres, de religieux, de cardinaux, gouvernée par un général, prit en peu de temps l'aspect uniforme et décoloré d'une préfecture française. Au gouvernement des prêtres on substitua le régime militaire, qui ne vaut guère mieux. En échange de ce qu'elle avait perdu, Rome ne reçut que le vain titre de seconde ville de l'empire ; et les cendres mêmes de cet antique foyer du catholicisme furent comme dispersées et jetées au vent.

 

 

 



[1] Discours de M. Thiers sur les négociations avec la Prusse, 1871.

[2] Voir les lettres de Napoléon à M. de Champagny, du 24 juillet au 19 août 1809.

[3] Napoléon à Champagny, 24 août 1809.

[4] Napoléon à Champagny, lettre du 15 août au 4 septembre.

[5] Napoléon à Champagny, 10 septembre 1809.

[6] Napoléon à Champagny, 15 septembre 1809.

[7] Napoléon à Champagny, 21, 22 septembre 1809.

[8] Voir le Moniteur du 23 juillet 1809.

[9] Cette lettre, parfaitement authentique, est de celles qui ont été retranchées de la Correspondance de Napoléon.

[10] Voyez sur l'insurrection de Hofer les Mémoires du prince Eugène, tome VI, et l'Histoire de la guerre du Tyrol en 1809, publiée en allemand par Hormaye, l'un des chefs de la révolte.

[11] Expression de Cambacérès dans ses Mémoires inédits, cités par M. Thiers.

[12] Napoléon â Joséphine, le 21 oct. 1809.

[13] Bausset, Mémoires d'un préfet du palais.

[14] Bausset, Mémoires d'un préfet du palais.

[15] Dépêche de Champagny à Caulaincourt, 22 nov. 1809. Archives des affaires étrangères, Russie, 14i9.

[16] Décret du 30 mars 1808, art. VII.

[17] Séance du Sénat conservateur du 16 novembre 1809. Archives Parlementaires.

[18] V. Thiers, d'Haussonville, l'abbé Lyonnet : Vie du cardinal Fesch.

[19] Alexandre Ier et le prince Czartoryski : correspondance et conversations (à la date du 26 décembre 1809).

[20] Bignon. La dépêche de Caulaincourt manque aux Archives.

[21] Moniteur du 21 janvier 1810.

[22] Les documents relatifs au second mariage de Napoléon ont pour la plupart disparu des archives des affaires étrangères ; mais si l'on pouvait douter que le changement de Napoléon à l'égard de la Russie se soit opéré à la fin de décembre 1809, on en trouverait la preuve dans une lettre du 31 décembre, adressée Alexandre, et singulièrement maussade et sèche. Une dépêche de Champagny, datée du même jour, indique un complet changement de ton et de politique (Archives des affaires étrangères : Russie, 149).

[23] La note de Narbonne, dont on a contesté l'existence, est une pièce sans date ni signature, mais qui est évidemment de la fin de nov. 1809. La proposition est faite par Metternich qui ajoute : « Cette idée est de moi, mais je suis certain que l'empereur y sera favorable. » (Archives des affaires étrangères : Autriche, 363.)

[24] Napoléon à Champagny, 6 février.

[25] Napoléon à Champagny, 6 février 1810.

[26] Dépêches de Caulaincourt, du 12 au 26 février, 8 et 10 mars 1810 (Archives des affaires étrangères : Russie, 150).

[27] Décision en date du 15 février 1810. La requête porte en marge cette réponse : « Le duc de Frioul fera payer au premier aumônier 12,000 fr. sur la caisse des théâtres. »

[28] De Pradt, Les quatre Concordats.

[29] Mémoires du cardinal Consalvi.

[30] Correspondance de Napoléon : Questions au comité des évêques, 11 janvier 1810.

[31] Napoléon à Champagny, 15 décembre 1809.

[32] Essai sur le pouvoir temporel des papes, par Daunou.

[33] Mémorial de Sainte-Hélène, par Las Cases.

[34] Dépêche de M. Lebzeltern à M. de Metternich, 16 mai 1810, datée de Savone.

[35] Lettre du ministre des cultes, Bigot de Préameneu, à Napoléon, 7 déc. 1809.

[36] Dépêche de Lebzeltern à Metternich, 16 mai 1810.

[37] Napoléon à Bigot de Préameneu, 16 nov. 1810.

[38] Napoléon à Bigot de Préameneu, 15 avril 1810.

[39] Napoléon à Gaudin, duc de Gaëte, 17 mai 1810.

[40] Napoléon à Gaudin, duc de Gaëte, 7 mai 1810.

[41] Napoléon à Gaudin, duc de Gaëte, 9 mai 1810.

[42] Voir les documents inédits cités par M. d’Haussonville, L'Église romaine et le premier Empire.