CAMPAGNE DE TALAVERA.
— EXPÉDITION DE WALCHEREN
Pendant
que Wellesley nous arrachait pour la seconde fois le Portugal, et que Soult
terminait cette campagne peu glorieuse, dans laquelle il avait déployé plus
d'agilité que de qualités solides, tous nos mouvements militaires dans la
Péninsule étaient paralysés par l'expectative à laquelle le plan de Napoléon
avait condamné nos autres armées. D'après ce plan, c'était en effet, lorsque
Soult, marcherait d'Oporto sur Lisbonne, et seulement alors, que le maréchal
Victor et le général Lapisse devaient se porter vers les frontières du
Portugal, pour se jeter ensuite sur l'Andalousie. Or, par un vice inhérent à
ces opérations mal liées, et par suite du peu d'initiative accordé à
l'état-major de Joseph, la condition la plus essentielle de ce plan venant à
rester inexécutée, on se trouva sans cesse dans l'impossibilité d'y suppléer,
et rien ne put se faire à temps. Nos communications étaient partout
interceptées, ce qui était à prévoir sur un champ d'opérations aussi étendu,
et aussi ardemment disputé. On ne savait rien à Madrid des mouvements de
Soult ; on n'y savait rien du débarquement de Wellesley, de sa marche sur
Oporto. On ne connut que le 14 juin 1809 l'évacuation de cette ville, qui
avait eu lieu le 12 mai précédent. Malgré cette incertitude, le maréchal
Jourdan, qui dirigeait les opérations pour le compte du roi Joseph, fit faire
en temps opportun les mouvements convenus. Dès la fin de mars et les premiers
jours d'avril, Victor, après sa victoire de Médellin sur Cuesta, vint prendre
position à Mérida ; Lapisse marcha de Salamanque sur Ciudad Rodrigo. Il
trouva cette place occupée par l'ennemi, et ne pouvant en faire le siège, il
vint rejoindre Victor à Mérida. Là tous deux attendirent la nouvelle de la
marche de Soult sur Lisbonne. Les
instructions de Napoléon n'admettaient jamais la possibilité d'un échec,
lorsqu'il avait donné un ordre. Il n'avait pas prévu le cas où ce maréchal
serait forcé de s'arrêter à Oporto ; avait-on le droit de le prévoir à Madrid
et de modifier les plans de l'Empereur ? Non-seulement il ne l'eût pas
souffert, mais il avait pris ses précautions pour que la cour de Madrid ne
pût se permettre un pareil empiétement sur les prérogatives impériales. Les
chefs de corps correspondaient directement avec le ministre de la guerre
Clarke ; ils n'écoutaient les sages avis du maréchal Jourdan que pour la
forme. Dans l'inquiétude croissante où l'on était à Madrid au sujet de Soult,
Jourdan donna à Victor l'ordre formel de marcher sur la frontière du
Portugal, pour faire une diversion en sa faveur et s'informer de son sort[1]. Victor préféra s'en tenir à la
lettre des instructions de Napoléon qui ne lui prescrivaient rien de pareil.
Il resta immobile à Mérida jusqu'au 25 avril, puis sans consulter personne,
il se replia sur Torremocha. Il
alléguait à l'appui de sa résolution la réorganisation de l'armée de Cuesta,
la présence de bandes portugaises à Alcantara, de paysans insurgés sur ses
derrières, enfin la nécessité de faire vivre son armée dans un pays mieux
pourvu[2]. Le maréchal Jourdan, pénétré
avant tout de la nécessité de garder la grande route du Tage, qui était le
chemin de Madrid et la ligne la plus indispensable à nos communications soit
avec Soult, soit avec Mortier et Ney, ordonna alors à Victor de s'établir à
Alcantara, dont le pont avait pour nous une importance capitale. Victor lui
désobéit de nouveau : il semblait uniquement préoccupé de son expédition en
Andalousie, projet devenu irréalisable pour le moment, mais qui lui
promettait une brillante occasion de jouer au général en chef. Il en résulta
que les Portugais eurent tout le loisir désirable de faire sauter le pont
d'Alcantara. Victor dut se rabattre piteusement sur Talavera, sans oser
livrer bataille à Cuesta, dont l'armée venait de se reconstituer sous ses
yeux[3]. Partout
le même défaut d'ensemble et de concert avait amené les mêmes malheurs, sans
qu'on pût les imputer avec justice à ceux qui en semblaient les auteurs.
Chacun des chefs de corps n'obéissant qu'à Napoléon, c'est-à-dire se trouvant
à peu près indépendant de fait grâce aux distances, et comme c'était fort
naturel, s'occupant beaucoup plus des exigences de sa propre situation que
des embarras de ses collègues, la maxime « chacun pour soi n était la
première règle de conduite, dans une guerre qui réclamait avant tout un grand
esprit de sacrifice et d'abnégation. Ainsi, c'est au moment où Soult avait le
plus besoin d'une forte démonstration militaire sur les frontières de
Portugal, que Ney, fort excusable, il est vrai, puisqu'on lui laissait
ignorer tous les mouvements de ce maréchal, préparait une grande expédition,
combinée avec Kellermann, dans la province des Asturies, et se portait au
nord de la Galice, lorsque sa présence aurait été si utile au sud. Ney
partit de Lugo le 13 mai, le lendemain même du jour où Soult évacuait Oporto.
Le marquis de la Romana, qui s'était jeté dans les Asturies, ne pouvait
espérer les défendre contre un tel adversaire : il ne s'étudia qu'à lui
échapper en évitant avec soin toute action générale. Aussi, lorsque Ney,
après lui avoir enlevé de vive force Oviedo, se flatta de l'acculer à la mer
et de le forcer à se rendre, il n'arriva à Gijon que pour assister à son
embarquement sur un vaisseau anglais. L'habile chef de partisans avait
congédié peu à peu toutes ses troupes, en leur faisant faire avec les nôtres
une sorte de chassé-croisé. Peu de jours après, il se faisait débarquer sur
les côtes de Galice pour aller les rejoindre, et, pendant que nous battions
de toutes parts les Asturies pour y rencontrer cet ennemi insaisissable, ses
bandes assiégeaient déjà Lugo, que Ney et Kellermann venaient à peine de
quitter[4]. La
Galice était donc comme abandonnée et à moitié retombée au pouvoir de
l'ennemi, lorsque Soult reparut dans cette province, à la tête de ses troupes
épuisées. Il n'eut aucune peine à délivrer Lugo, où Ney le rejoignit le 30
mai. Ce maréchal s'empressa de mettre à la disposition de Soult les
ressources des arsenaux du Ferrol et de la Corogne, et, grâce à ces secours,
le deuxième corps put se remettre de ses pertes et de ses fatigues avec une
promptitude inespérée. Mais les récits des soldats firent tonnai tre, dans
tous leurs détails, les tristes épisodes de la courte royauté d'Oporto et de
l'évacuation du Portugal : l'effet moral fut désastreux. Pendant
tout le cours de ce mois de mai si important, si décisif, Napoléon
entièrement absorbé par les affaires d'Allemagne, qui étaient assurément bien
faites pour le préoccuper, car il venait d'y subir l'échec d'Essling, n'avait
pas donné un seul ordre relatif à l'Espagne, si ce n'est toutefois celui d'en
retirer les troupes et les officiers dont il avait besoin sur le Danube. Ce
n'est que le 3 juin, qu'il commence à s'inquiéter, à la nouvelle que les
Anglais ont attaqué Soult, et le 11 juin, qu'il se remet à examiner
sérieusement la situation de l'Espagne. Il
découvre sur-le-champ les fautes commises, mais loin de les imputer à son
propre système, il les rejette sur ceux qui n'ont fait qu'exécuter ses
ordres. On a eu tort de laisser les Anglais se former à Lisbonne., tort de ne
pas ouvrir les communications avec Soult comme avec Ney, tort de ne pas
détruire Cuesta, tort de ne pas rejeter les insurgés de la Sierra Morena,
au-delà de la Caroline, tort d'agir sur tous les points de la circonférence,
comme si ce n'était pas lui qui avait poussé nos armées sur toutes les
extrémités de la Péninsule, en Catalogne, en Aragon, en Galice, en Portugal
après y avoir annihilé tout centre d'action ! Et c'est Jourdan qu'il rend
responsable de toutes ces fautes, oubliant à plaisir qu'il a mis Jourdan dans
l'impossibilité de donner de tels ordres, qu'il a défendu à ses lieutenants
de lui obéir, que ce maréchal a fait précisément tout ce qu'il fallait pour
prévenir ou réparer ces malheurs, en ordonnant à Victor de menacer Lisbonne,
et plus tard d'attaquer Cuesta, à Mortier de s'avancer de Logroho sur
Valladolid. Et pour remédier aux embarras d'une situation devenue si
critique, quel expédient imagine Napoléon ? Celui de former des trois corps
de Ney, de Soult et de Mortier une seule armée chargée avant tout de marcher
aux Anglais et de les jeter à la mer ; idée très-juste quoique tardive, mais
qu'il fausse immédiatement. Il confie le commandement supérieur de cette
armée, non pas au judicieux Jourdan, chef modeste et plein d'expérience, dont
l'autorité eût été reconnue de tout le monde, mais à Soult devenu le plus
impopulaire des maréchaux, à Soult déconsidéré par sa défaite et ses
intrigues en Portugal, à Soult enfin, qui venait de se donner vis-à-vis de
Ney de ces torts qu'un homme fier ne pardonne pas. C'était tout à la fois
paralyser plus que jamais la direction centrale de Madrid, en créant à côté
d'elle une autorité égale sinon supérieure à la sienne, et affaiblir par
avance tous les ressorts de la nouvelle force offensive qu'on sentait la
nécessité d'opposer à Wellesley[5]. Soult
était à Zamora dans le royaume de Léon lorsque cet ordre de l'empereur
parvint en Espagne. Une mésintelligence des plus graves, qui allait jusqu'à
l'inimitié déclarée, venait d'éclater entre ce maréchal et son collègue Ney,
au moment même où ce dernier venait d'être placé sous les ordres de Soult.
Avant de se séparer à Lugo, lorsque le deuxième corps eût retrouvé des
ressources et des forces grâce aux soins empressés de Ney, les deux maréchaux
étaient convenus de faire ensemble une expédition combinée, dans le but de
détruire les bandes de la Romana, et les établissements que les Anglais
avaient formés sur la côte à Vigo. Une
fois ce projet réalisé, notre position si précaire en Galice serait de
nouveau consolidée, et Soult pourrait exécuter son plan favori, qui était de
redescendre le long de la frontière du Portugal, jusqu'à ce qu'il se trouvât
sur l'aile gauche de l'armée de Wellesley, à portée de la suivre et de
l'observer. Conformément à cette convention qui, pour plus de- sûreté, fut
rédigée par écrit, Ney marcha sur Vigo le long du littoral galicien, pendant
que Soult descendait le Minho jusqu'à Monforte, d'où il chassa la Romana.
Mais au lieu de poursuivre le général espagnol sur Orense pour achever sa
défaite, en le prenant entre deux feux, Soult se tint immobile à Monforte. Il
lança des avant-gardes dans une tout autre direction, celle de la vallée du
Sul, du Bibey, et sur la route de Zamora. Dans une lettre justificative qui
fut interceptée par les Anglais[6], ce maréchal assure que sa
mission se terminait là et que c'était alors à son collègue de marcher sur
Orense pour y détruire la Romana. Mais du moment que Soult pouvait obtenir à
peu de frais un avantage si essentiel, avait-il le droit de s'en remettre à
un autre, dont les forces pouvaient ne pas suffire à cette tâche ? Ney
trouvant de son côté les établissements de Vigo beaucoup plus redoutables
qu'il ne s'y attendait, ne voulut pas les attaquer avant d'être sûr de la
coopération du maréchal. Il se contenta de refouler les avant-postes
anglo-portugais jusqu'à San Payo, où il rencontra une résistance énergique,
et là il apprit tout à coup la présence des bandes de la Romana sur sa
gauche. Menacé d'une double attaque par des forces très-supérieures, il écrivit
à Soult, et n'en reçut aucune réponse. Il fut même informé que le mouvement
du deuxième corps sur Zamora se prononçait de plus en plus. Il prit alors le
parti de se retirer sur Saint-Jacques de Compostelle, le cœur plein de
colère, accusant hautement son collègue de lui avoir tendu un piège combiné
avec la plus noire perfidie. Cette
déception amena le maréchal Ney à une résolution beaucoup plus grave. Depuis
qu'il occupait la Galice, il n'avait eu pour tout loisir qu'un continuel
combat, et son corps d'armée s'était considérablement réduit. Il ne pouvait
plus guère mettre en ligne qu'une douzaine de mille hommes, en réunissant
toutes ses forces valides. C'était trop peu désormais pour lutter avec
avantage contre les deux armées qu'il venait de reconnaître aux environs de
Vigo, surtout si l'on tenait compte de leur accroissement probable, et de la
certitude qu'on avait de ne recevoir aucun secours. Mais ce n'était pas tout
: Ney savait maintenant que l'armée de Wellesley se préparait à franchir les
frontières du Portugal. Qu'arriverait-il, s'il prenait fantaisie à ce général
de recommencer la campagne de Moore et de le venger, en faisant une armée
française prisonnière sur les lieux mêmes qui avaient vu fuir l'armée
britannique ? Dans ce cas, le sort de Ney était certain à l'avance : cerné à
la fois par Wellesley, la Romana et Norufla qui commandait à Vigo, il ne lui
resterait aucun moyen d'échapper. Sa présence pourrait, au contraire, être
très-utile sur les autres points de la Péninsule dont le sort paraissait de
plus en plus incertain. Ney se décida en conséquence à évacuer la Galice, et
sa détermination une fois prise, il l'exécuta sur-le-champ. Il emmena avec
lui ses blessés, ses malades, toute son artillerie, et dans les premiers
jours de juillet 1809 il était à Astorga. Ainsi,
lorsque l'ordre de Napoléon, qui concentrait dans les mains de Soult le
commandement de trois corps d'armée, arriva en Espagne, ce maréchal était à
Zamora, Mortier à Valladolid, et Ney à Astorga, plus disposé à envoyer un
cartel à son collègue qu'à servir sous ses ordres. Nos autres positions
militaires au centre de la Péninsule, étaient uniquement défensives. Victor
avait rétrogradé jusqu'à Talavera, en face de l'armée de Cuesta, observant la
vallée du Tage et couvrant la route de Madrid ; Sébastiani occupait la
Manche, il refoulait dans les défilés de la Sierra Morena aussitôt qu'elle se
montrait, une armée dont la vraie force était inconnue, et qui était
commandée par Vénégas. Quant à Saint-Cyr et à Suchet qui tenaient la campagne
avec des chances diverses, l'un en Catalogne, l'autre en Aragon, sans réussir
à soumettre ces deux provinces, ils ne pouvaient avoir aucune influence sur
des opérations engagées si loin d'eux. Tout ce qu'on pouvait espérer de leur
concours, c'est qu'ils maintiendraient leurs positions respectives contre une
insurrection toujours battue, jamais découragée. Le
premier effet de la concentration opérée dans les mains de Soult fut
d'affaiblir le véritable centre de résistance, qui était sur le Tage et dans
la région située autour de Madrid, Après l'évacuation du Portugal et la
retraite de Soult sur la Galice, Jourdan pressentit avec beaucoup de justesse
que Wellesley allait se retourner contre Victor, qui était d'autant moins en
état de lui tenir tête, qu'il n'avait pas su venir à bout de Cuesta isolé. Il
prévit que les deux armées de Wellesley et de Cuesta se porteraient
naturellement contre la capitale que menaçait déjà l'armée de Vénégas. Si ce
danger se réalisait, Joseph réduit aux corps de Victor, de Sébastiani, et à
celui qui lui servait de garde, devait se trouver incapable de résister à
cette triple attaque. Jourdan
décida alors, à force d'instances, le maréchal Mortier à prendre position au
pied du Guadarrama, â Villacastin, où il était à portée d'accourir au secours
du roi Joseph si les circonstances l'exigeaient, sans cependant s'éloigner
trop du quartier général de Soult à Zamora. Mais Soult, qui avait son plan à
lui et qui était jaloux d'établir son autorité de fraîche date, rappela
Mortier de Villacastin sur Valladolid, sans tenir aucun compte des cris de
détresse de Joseph. Non content du commandement que l'empereur venait de lui
confier avec si peu d'opportunité, ce maréchal visait à attirer à lui tout le
reste de nos forces militaires en Espagne. Très-peu
instruit des projets de Wellesley, il méditait contre le Portugal une seconde
campagne, qui eût commencé par le siège de Ciudad Rodrigo et d'Almeida,
places fortes capables d'une longue résistance. Ce plan exigeait la création
préalable de deux corps d'observation, tirés des armées de l'Aragon, de la
Catalogne et de la Manche, dont on ne pouvait distraire un seul régiment sans
les exposer gravement, il impliquait des ressources en approvisionnements, en
munitions, en argent, hors de toute proportion avec celles dont le roi Joseph
pouvait disposer[7]. La lettre dans laquelle Soult
exposait ses vues était du 13 juillet 1809. A cette date, Wellesley
s'avançait vers Madrid par la vallée du Tage. Il était à Plasencia dans la
position même où Soult proposait au roi de placer un des deux corps
d'observation. D'après
la nature et le but de ses opérations comme d'après ses propres calculs, le
général anglais aurait dû se trouver à Plasencia beaucoup plus tôt. Il avait
été retardé par diverses causes qui ne dépendaient pas de sa volonté, par le
manque d'argent, faute imputable seulement à un ministère incapable de
comprendre l'importance de ses plans, par le délai nécessaire pour obtenir
l'autorisation d'étendre ses opérations en Espagne, au-delà des provinces
adjacentes à la frontière portugaise, enfin par la nécessité de concerter ses
mouvements soit avec le général Cuesta, soit avec la junte centrale. Cuesta,
capitaine plus que médiocre, caractère intraitable, voulait imposer au
vainqueur d'Oporto des plans qui se modifiaient chaque matin, et qui
n'étaient le plus souvent que d'absurdes divagations. Wellesley qui ne
pouvait se passer de cet auxiliaire incommode, l'écoutait avec une patience
admirable, il s'efforçait de le ramener à des idées plus saines, le plus
souvent sans y réussir : Ma correspondance avec Cuesta, écrivait-il à ce
sujet, est des plus curieuses, et prouve du moins que ce général est un
gentleman aussi obstiné qu'on peut le désirer pour un chef d'armée. Il refuse
de changer ses positions, même pour assurer le salut de son armée, sous
prétexte que ce changement serait humiliant pour lui-même ; et cependant, ce
mouvement aurait pour effet d'anéantir l'armée de Victor ![8] » Wellesley avait été
forcé de céder devant l'invincible opiniâtreté de l'Espagnol et d'adopter ses
plans à peine modifiés, lorsque la retraite de Victor sur Talavera vint lui
épargner l'ennui de les mettre à exécution[9]. Cette
retraite simplifiait, en effet, la situation des armées alliées qui n'avaient
plus qu'à remonter ensemble la vallée du Tage, jusqu'à ce qu'elles eussent
atteint les nôtres. Wellesley eut une entrevue avec Cuesta au Puerto de
Mirabete. Il fut convenu qu'on marcherait de concert contre l'armée de
Victor, pendant que Vénégas déboucherait de la sierra Morena, et menacerait
Madrid par Fuente Duenas. Wellesley ignorait la concentration des trois corps
d'armée sous les ordres de Soult, il croyait Ney encore en Galice, il ne se
doutait pas que déjà près de quarante mille hommes étaient réunis aux
environs de Salamanque. Il avait toutefois compris la nécessité de garder les
passages de la chaîne de montagnes qui sépare la Vieille Castille de la
vallée du Tage, et c'était dans ce but qu'il avait amené Beresford avec un
corps d'Anglo-Portugais à Ciudad Rodrigo, le duc del Parque à Almeida. Deux
défilés très-importants, les cols de Bafios et de Peralès restaient 6uverts
sur sa gauche ; il en confia la garde à des détachements de Cuesta, qui
consentit à grand'peine à y envoyer quelques troupes. Cela fait, l'armée anglo-espagnole
marcha contre Victor, dans le but de l'atteindre et de le combattre avant
l'arrivée des renforts que devait lui amener le roi Joseph. Wellesley avait
avec lui vingt-deux mille Anglais[10]. Cuesta commandait à environ
trente-huit mille Espagnols, troupes qui ne manquaient pas de bravoure, mais
qui étaient incapables de manœuvrer sur un champ de bataille. C'était en tout
soixante mille soldats, dont un tiers environ était vraiment redoutable, mais
qui, s'ils parvenaient à se réunir, comme on pouvait le craindre, aux trente
mille hommes de Vénégas, constitueraient vers le centre de la Péninsule une
masse vraiment formidable. Mais
Wellesley, quelque avisé et patient qu'il fût, n'avait encore aucune idée des
embarras qui l'attendaient avec ses alliés. Il avait à peine commencé son
mouvement que déjà une affreuse disette se faisait sentir parmi ses troupes.
Le gouvernement espagnol ne lui fournissait ni les vivres, ni les
approvisionnements, ni les moyens de transport, qu'il était convenu de mettre
à sa disposition, et le pays depuis longtemps-épuisé ne présentait aucune
ressource. On lui fit en revanche beaucoup de belles promesses, et il
consentit à poursuivre sa marche. Le 20 juillet, il était à Oropesa. Le 23,
il atteignait les Français sur l'Alberche, un des affluents du Tage. Victor
était encore réduit à ses seules forces ; il était débordé sur sa droite par
la guérilla de Wilson, qui s'était avancée jusqu'à Arenas ; l'occasion était
excellente pour l'attaquer. Mais ici une nouvelle surprise attendait
Wellesley : aucune supplication ne put décider Cuesta à engager le combat.
Victor eut tout le loisir nécessaire pour décamper pendant la nuit et se
tirer de sa position périlleuse. Il n'eut pas plutôt disparu que Cuesta ne
pensa plus qu'à courir après lui, sans même savoir au juste dans quelle
direction il s'était retiré. Loin de cesser, la pénurie des troupes anglaises
avait augmenté_ Exaspéré, poussé à bout par tant de mécomptes, Wellesley
déclara qu'il n'irait pas plus loin, et laissa son fantasque allié libre
d'opérer à sa guise. Heureusement
pour lui, Cuesta ne pouvait pas s'avancer bien loin, car Joseph venait enfin
de rejoindre Victor près de Tolède. Le roi amenait toutes les forces qu'il
avait pu réunir à la hâte, c'est-à-dire sa garde, une partie de la garnison
de Madrid et le corps du général Sébastiani. Cette armée s'élevait maintenant
à un total de quarante-cinq à cinquante mille hommes. C'était assez pour
tenir tête et disputer le terrain à l'armée anglo-espagnole, mais non pour
avoir la certitude de vaincre, certitude qu'un général est toujours tenu de
s'assurer lorsqu'il en a les moyens dans sa main. Or ces moyens, Joseph les
possédait incontestablement. En amenant un seul des trois corps de Soult à
Madrid, il eût acquis sur Wellesley une supériorité décidée. S'il en appelait
deux, il était invincible. Tel avait été évidemment le projet de Jourdan
lorsqu'il avait attiré Mortier à Villacastin, mais Soult, en dirigeant
Mortier sur Salamanque, avait dérangé cette sage combinaison. Au lieu donc de
faire arriver l'armée de Soult à Madrid par Avila, pour marcher ensuite à
l'ennemi avec plus de forces qu'il n'en fallait pour l'écraser, on se résigna
à adopter un plan, plus séduisant peut-être mais beaucoup moins sûr, qui
consistait à jeter Soult, avec ses trois corps d'armée sur les derrières de
l'armée anglo-espagnole, à Plasencia, pendant que Joseph l'attaquerait de
front. Ce plan présentait en effet d'assez grandes chances de succès, à
condition toutefois que les deux attaques seraient parfaitement simultanées.
Mais cette condition était bien difficile à réaliser, et même dans cette
éventualité, Wellesley pouvait facilement se mettre à couvert derrière le
Tage, ainsi que Napoléon l'a fait remarquer dans son admirable critique des
opérations de Talavera. Quoi
qu'il en soit, Soult ayant préjugé la question par la direction donnée à
Mortier, Jourdan, pour éviter un conflit qui aurait été funeste en un pareil
moment, crut devoir entrer dans les vues de ce maréchal, et lui fit donner
l'ordre de se porter le plus rapidement possible de Salamanque sur Plasencia.
Cet ordre, écrit le 22 juillet, lui fut remis le 24 à Salamanque par le
gênerai Foy[11]. De Salamanque à Plasencia il y
a quatre marches : en accordant cinq à six jours pour les faire au maréchal
Soult, il pouvait aisément être à Plasencia avec Mortier le 30 juillet. Quant
à Ney, qui était encore à Astorga, il lui fallait quelques jours de plus ;
mais quarante mille hommes suffisaient en attendant pour faire suspendre le
mouvement offensif de Wellesley, et même pour le faire rétrograder devant
l'armée de Joseph. Il était donc d'une extrême importance pour Joseph de ne
pas attaquer les armées alliées avant l'arrivée de Soult à Plasencia, car nos
plus grandes chances de succès reposaient sur la coïncidence des deux
mouvements. Mais
Joseph était démesurément préoccupé de la conservation de sa capitale. Il
avait laissé Madrid sous le coup d'une panique inexprimable. Tous nos
nationaux, nos employés et les hommes compromis pour nous s'étaient réfugiés
avec leurs familles et leurs effets les plus précieux dans le Retire,
transformé en forteresse et défendu par environ quatre mille soldats, qui s'y
retranchaient sous les ordres du général Belliard. Si Joseph continuait à
rétrograder vers le Guadarrama, qui était sa ligne de retraite naturelle, et
si Vénégas, qui était sorti de la sierra Morena, s'avançait vers la capitale
découverte, c'en était fait de cette faible garnison, et des familles qu'elle
protégeait contre les ressentiments de la population. A ces considérations
d'humanité se joignaient des motifs politiques qui étaient loin d'être sans
valeur. Joseph n'avait oublié ni l'effet moral extraordinaire produit par
l'évacuation de Madrid après Baylen, ni les sanglants reproches que
l'empereur lui avait adressés à cette occasion. Il était, évidemment sous
l'empire de ces appréhensions jusqu'à un certain point justifiées, mais
toujours fâcheuses à la guerre, lorsqu'il résolut de marcher contre l'armée
anglo-espagnole. Cuesta
continuait à s'acharner à la poursuite de Victor, malgré les sages avis de
Wellesley, lorsque, le 25 juillet, son avant-garde vint donner dans nos
avant-postes, entre Alcabon et Torrijos. Elle fut mise en déroute en quelques
instants par la cavalerie de Latour-Maubourg et de Merlin. Ce début était
encourageant pour nous, et notre armée, au lieu de rester sur la défensive,
ce qui eût été le parti le plus prudent, revint sur l'Alberche à la suite des
Espagnols. lis se repliaient vers Talavera, soutenus dans leur retraite par
des détachements anglais que Wellesley leur avait envoyés fort à propos. Le
27 juillet 1809, Cuesta repassa l'Alberche, très-vivement poussé par nos
troupes, qui le suivaient l'épée dans les reins. Il se résigna alors d'assez
bonne grâce à venir occuper le poste que Wellesley lui avait assigné, dans la
position choisie par lui pour nous livrer bataille. Notre
armée parut devant Talavera vers la fin de la journée du 27 juillet. Elle y
trouva les troupes alliées rangées sur une ligne qui allait
perpendiculairement du Tage à la chaîne de montagnes qui longe ce fleuve. Les
positions de l'ennemi interceptaient ainsi toute la rive droite, et nous
fermaient entièrement le passage. De la ville à la chaîne de montagnes,
s'élevait une série de mamelons d'un accès difficile, qui se terminait
brusquement par une hauteur plus escarpée que les entres. Cette hauteur, qui
n'était séparée de la montagne que par un petit vallon, servait d'appui à
l'extrême gauche de l'armée anglo-espagnole, dont la droite s'étendait
jusqu'à Talavera et au Tage ; elle était la clef de toute la position. Sur
ces mamelons peu accessibles, mais découverts et exposés au feu de
l'artillerie, Wellesley avait posté les troupes anglaises commandées par ses
lieutenants Hill, Mackenzie, Sherbrooke, Campbell. A Talavera même, derrière
des fossés, des bâtiments, des remblais de terre, et des bois d'oliviers,
était retranchée l'armée espagnole, dans une position appropriée à son
inexpérience, et qui était inexpugnable pour peu qu'on la défendît. Autant
Wellesley s'était montré hardi et entreprenant dans la courte campagne de
Portugal, où il commandait à ses propres troupes ; autant il était devenu
prudent et circonspect depuis qu'il avait vu à l'œuvre cette armée de Cuesta,
tour à tour si téméraire et si pusillanime, et comme le sont en général les
levées insurrectionnelles, absolument incapable d'exécuter une manœuvre sur
un champ de bataille. Résolu à ne combattre qu'à coup sûr, il avait adopté la
seule disposition qui pût dans toutes les éventualités lui assurer un succès,
c'était de se tenir sur une invariable défensive. La
journée était déjà très-avancée lorsque nos troupes se déployèrent devant
Talavera. Cependant Victor, dont le corps d'armée marchait le premier,
n'hésita pas à engager l'action sans consulter personne. Connaissant le
terrain de longue date, il avait compris dès le premier coup d'œil
l'importance de la hauteur qui soutenait l'extrême gauche des Anglais. Cette
position si essentielle ne paraissait pas avoir attiré l'attention de
Wellesley, car elle était presque dégarnie de troupes et n'était occupée que
par la brigade du général Donkin. Il était donc possible de l'enlever dans le
premier moment de surprise, et par suite de tourner la gauche des Anglais, ce
qui les forcerait à exécuter un changement de front, opération toujours
critique devant l'ennemi, et à combattre le fleuve à dos. L'attaque du
mamelon commença à la nuit tombante. La division Ruffin s'élança bravement à
l'assaut des hauteurs, les gravit avec difficulté, puis en gagna le sommet
sans se laisser arrêter par la vive fusillade des Anglais. Les défenseurs du
plateau, chargés à la baïonnette et trop faibles pour résister, commençaient
à plier, lorsque le général Hill qui avait aperçu le danger, accourt de la
hauteur voisine avec une brigade, rétablit le combat et force les assaillants
à reculer à leur tour. Mal soutenue par les autres divisions de Victor qui
sont restées en réserve, la division Ruffin est refoulée du plateau, où elle
laisse trois cents hommes tués ou blessés, et l'attaque est remise au
lendemain. Cet
échec n'était pas de bon augure. Devait-on s'obstiner et risquer une affaire
générale ? On n'était encore qu'au 28 juillet ; il était de toute
impossibilité que Soult eût déjà opéré son mouvement sur Plasencia. Bien
qu'il ne lui fallût à la rigueur que quatre jours pour y arriver de
Salamanque, toutes ses troupes ne se trouvaient pas rassemblées dans cette
ville, et il fallait d'abord les réunir sur ce point, avant de les amener à
Plasencia. En mettant la plus grande célérité dans ses évolutions, il ne pouvait
s'y trouver au plus tôt que le 30 ou 31 juillet, et seulement avec les deux
tiers de son armée, car il fallait à Ney au moins deux ou trois jours de
plus. Combattre le 28, c'était donc se priver volontairement de l'immense
avantage d'une attaque combinée, On aurait pu passer sur cet inconvénient si
la bataille nous avait offert de grandes chances de succès, mais il n'en
était rien maintenant que Victor avait donné l'éveil à l'ennemi par sa
malheureuse tentative. Wellesley connaissait désormais le point faible de sa
position, on pouvait s'attendre à le trouver sur ses gardes. Telles furent
les considérations très-sensées que fit valoir Jourdan en faveur de la
temporisation. Il était démontré qu'en présence d'une armée très-lente dans
ses mouvements, et en quelque sorte boiteuse, notre retraite pouvait s'opérer
sans danger vers les sources de l'Alberche. Mais Joseph, toujours tremblant
pour la capitale, qui serait restée découverte pendant quelques jours,
préféra renouveler une attaque dont Victor persistait plus que jamais à lui
garantir le succès, dans l'espoir d'effacer la petite humiliation que
l'ennemi lui avait infligée. Le 28,
au point du jour, après avoir ébranlé la ligne anglaise par une très-vive
canonnade, Victor lance de nouveau à l'assaut du mamelon les régiments de
Ruffin, soutenus cette fois par la division Villatte. Ces braves troupes
escaladent impétueusement la montagne sous le feu de ses défenseurs ; rien ne
résiste à leur premier élan. Parvenues au sommet, elles trouvent rangées en
bataille sur le plateau toutes les forces de la veille, soutenues par de
nouvelles réserves que Wellesley y a dirigées. Elles n'hésitent pas à engager
le combat malgré la fusillade terrible qui décime leurs rangs. Mais bientôt
une charge générale des troupes de Hill force nos soldats à plier ; ils sont
rejetés dans le ravin après avoir perdu plus de quinze cents hommes dans
l'espace de quarante minutes. Ce
second échec était beaucoup plus grave et beaucoup moins excusable que le
premier, d'abord parce qu'on avait reconnu la nécessité_ de s'emparer à tout
prix du plateau, si l'on voulait gagner la bataille, ensuite parce qu'on en
avait les moyens et qu'on ne sut pas s'en servir. Victor n'employa que deux
divisions pour cette attaque meurtrière ; on eût dû y mettre s'il le fallait
la moitié de l'armée. Après ces deux défaites successives, la réussite était
de moins en moins probable, car l'accès de la hauteur que nous voulions
emporter était beaucoup plus facile pour les Anglais que pour nous, et comme
elle était plus près de leurs positions que des nôtres, ils pouvaient envoyer
plus promptement autant de renforts à la défense que nous en enverrions à
l'attaque. Les raisons que Jourdan alléguait le matin en faveur de la
retraite, avaient donc bien plus de force maintenant que nos soldats
commençaient à se décourager. Mais le maréchal Victor était blessé au vif
dans son amour-propre militaire. Il insista de nouveau avec tant d'assurance
pour continuer le combat, que Joseph céda encore, autant cette fois par
faiblesse que par conviction, bien qu'une lettre de Soult reçue au moment
même, lui eût fait savoir que ce maréchal ne serait à Plasencia que du 3 au 5
août. Cette
résolution prise, on comprit la nécessité d'engager simultanément le combat
sur toute la ligne, afin d'offrir du moins aux soldats de Victor l'avantage
d'une diversion et d’attirer l'attention des Anglais sur d'autres points. Ce
parti était d'autant plus naturel que leur centre, qui n'avait pas combattu
jusque-là n'était nullement inabordable, et que si la position des Espagnols
à leur droite paraissait inaccessible, on pouvait toujours compter avec eux
sur beaucoup d'imprévu. La veille même, dans le premier moment de leur
surprise à l'apparition de notre cavalerie, une partie de leurs troupes avait
été saisie d'une telle panique, qu'elle avait fui jusqu'à Oropesa dans un
affreux désordre. Une attaque vivement conduite sur leurs positions, aurait
donc pu y produire des effets incalculables, malgré les difficultés qu'elle
présentait. Vers
deux heures de l'après-midi, les soldats des deux armées qui, d'un accord
tacite, avaient suspendu le combat et s'étaient mêlés sans défiance pour
aller étancher leur soif dans un petit ruisseau qui séparait leurs positions,
reprirent leurs rangs. Le corps de Sébastiani engagea l'action au centre,
sous la protection d'une artillerie formidable. La division allemande de
Levai, lancée inconsidérément sans être soutenue, sur le point où les
positions anglaises se liaient aux positions espagnoles, se vit obligée de
rétrograder après avoir perdu une partie de son artillerie ; mais une
nouvelle attaque dirigée par Lapisse et Sébastiani contre les divisions de
Campbell, de Sherbrooke et de Mackenzie fut plus heureuse, et nos soldats
commencèrent à gagner du terrain sur les troupes du centre. En même temps,
Victor se préparait nouveau à assaillir le mamelon qu'il s'était engagé à
enlever : « s'il n'y parvenait pas, s'était-il écrié, il fallait
renoncer à faire la guerre. » Il attaqua la hauteur de front en même temps
que de 'flanc, en la faisant tourner par le vallon qui la séparait des
montagnes. Ce mouvement tournant était exécuté par la. division Villatte. Au
moment où elle traverse le vallon, une brigade de cavalerie postée là par
Wellesley, fond sur elle à bride abattue. Nos soldats évitent en partie le
choc, mais leur mouvement est arrêté, ce qui rend inutile la manœuvre de
Victor. Le 2 at régiment de dragons anglais, emporté par son élan, les
dépasse, poursuit sa course avec une incroyable furie, et perçant notre
ligne, charge à outrance jusqu'à notre arrière-garde. Mais là chargé à son
tour par nos lanciers et par la cavalerie westphalienne, il est sabré et
laisse sur le terrain la moitié de son effectif. Le combat continuait au
centre. Lapisse et Sébastiani, un instant refoulés par la brigade des gardes
accourue au secours de Sherbrooke, avaient repris contre elle une vigoureuse
offensive, puis ils avaient repoussé en désordre la légion anglo-allemande
qui essayait de leur résister. Le centre anglais était à moitié rompu et tout
pliait devant nous sur ce point, lorsqu'une attaque faite avec autant
d'énergie que d'à propos par le colonel Donellan, à la tête du 4Se régiment,
vient changer brusquement la fortune du combat. Les troupes anglaises se
rallient autour de lui, elles ressaisissent la victoire qui leur échappait ;
leur artillerie, mieux dirigée, éclaircit nos rangs, et nos soldats
découragés sont ramenés pour la troisième fois sur leurs positions. La
bataille de Talavera était perdue pour nous, puisque nous avions échoué dans
tout ce que nous avions entrepris, mais elle n'eut pas les conséquences d'une
défaite. L'armée anglaise était épuisée par la lutte inégale qu'elle avait
soutenue. Elle en avait seule porté tout le poids, et les Espagnols n'avaient
pris part qu'à des affaires épisodiques. Elle avait eu en outre à souffrir
cruellement du manque de vivres, n'ayant reçu que des demi-rations depuis le
22 juillet. Elle avait perdu un peu plus de six mille hommes, et l'armée
française un peu plus de sept mille ; mais la perte était plus sensible pour
les Anglais, vu leur petit nombre. Wellesley s'abstint d'ordonner une
poursuite qui aurait pu compromettre son succès. Ses troupes campèrent sur le
terrain qu'elles avaient si bien défendu. Dans la
nuit du 28 au 29, notre armée commença son mouvement de retraite sans être
inquiétée par l'ennemi. Dès le lendemain, Joseph détacha le corps de
Sébastiani pour protéger Madrid contre Vénégas, et ce qui prouve avec
évidence qu'il aurait pu opérer plus tôt cette manœuvre, c'est qu'il put la
faire impunément après une bataille perdue. Vénégas n'avait été d'aucune
utilité à l'armée anglo -espagnole. Il s'était tenu immobile à Daymiel, dans
la Manche, au moment où son intervention était le plus nécessaire. Chose
incroyable pour quiconque n'a pas vu à l'œuvre les haines de parti, il avait
été encouragé dans son inaction par la junte de Séville, qui craignait de
voir Cuesta devenir trop puissant. En enlevant Madrid quelques jours
auparavant, il aurait produit en Espagne un de ces coups de théâtre qui
changent en un instant la face des choses, il en avait volontairement perdu
l'occasion, et aujourd'hui qu'il ne pouvait plus que se faire battre, il
marchait avec assurance au-devant de l'ennemi, qui allait d'ailleurs lui
épargner la peine de le chercher bien loin. Victor
était resté à quelque distance de l’Alberche, attendant l'effet prévu de
l'apparition de Soult sur les derrières des Anglais, apparition qui ne
pouvait plus se faire attendre. Ce maréchal, précédé à Plasencia par le corps
de Mortier, y arriva lui-même le 3 août, au moment où Ney le suivait à son
tour par Salamanque. Autant Joseph avait été inconsidéré dans la
précipitation avec laquelle il avait attaqué l'ennemi le 28 juillet, autant
Soult était inexcusable dans la lenteur qu'il avait mise à opérer son
mouvement, Tous deux obéirent en cette occasion à une secrète préoccupation
qui éclate à chaque ligne de leur correspondance, celle de jouer le rôle
principal dans la destruction de l'armée anglaise. Selon le plan du maréchal,
le roi devait se borner à contenir les Anglais jusqu'au moment où Soult
viendrait frapper le grand coup ; selon le plan du roi, le maréchal ne devait
qu'achever la défaite, après que Joseph aurait rejeté l'armée anglaise sur
Plasencia. L'un comme l'autre n'avait que le second rôle dans la pensée de
son coopérateur, et dans la sienne propre il avait le premier ; cela seul
suffisait pour nous faire perdre tous nos avantages. Tel était le résultat de
ces commandements divisés et de ces responsabilités mal définies que Napoléon
avait créés dans la Péninsule[12]. Wellesley
était encore occupé à remettre son armée des fatigues de Talavera, lorsque le
2 août il apprit la présence à Plasencia des premiers détachements de Soult.
Toujours convaincu qu'il n'y avait là que le corps d'occupation du Portugal,
il se porte aussitôt à sa rencontre avec dix-sept mille Anglais, laissant à
Talavera l'armée espagnole, qu'il charge de garder ses blessés et de défendre
le passage du Tage. Le 3 août, il fut informé en même temps qu'il y avait à
Plasencia au moins deux corps d'armée, et que Joseph allait rejoindre Victor
pour reprendre l'offensive. Menacé d'une double attaque par des forces
très-supérieures aux siennes, et comprenant tout le péril de sa position, il
change sur-le-champ sa ligne de retraite. il repasse le Tage à Puente de
l'Arzobispo, envoie en toute hâte un détachement pour faire sauter le pont
d'Almaraz avant notre arrivée, et protégé momentanément par la barrière que
nous oppose le fleuve, il se replie sur Truxillo, à travers les chemins
impraticables de la sierra de Guadalupe. Soit indécision, soit lassitude,
notre armée renonce à le poursuivre. Livré à ses propres inspirations, Cuesta
avait devancé le mouvement de Wellesley, en abandonnant à Talavera tous les
blessés de l'armée anglaise. A
quelques jours de là le 11 août 1809, Sébastiani, qui était parvenu à
atteindre Vénégas, infligeait à ce général une défaite des plus sanglantes à
Almonacid, non loin de Tolède. Mais ni cette victoire, qui nous fut
d'ailleurs plus sérieusement disputée que celles que nous remportions
d'ordinaire sur les Espagnols, ni la retraite précipitée de Wellesley
n'effacèrent le mauvais effet de la campagne de Talavera. En apparence, notre
échec de Talavera n'avait été qu'une attaque repoussée, et l'ennemi n'en avait
pu retirer aucun des avantages de la victoire ; mais l'ensemble des
opérations qui l'avait accompagné présentait l'aspect le plus fâcheux pour
nous. Conduite par Wellesley, cette petite armée anglaise, qui n'était pas
supérieure à un de nos corps d'armée, nous avait forcés d'évacuer le
Portugal, la Galice, où nous ne devions plus rentrer ; elle s'était avancée
jusqu'au cœur de la Péninsule, avait jeté l'alarme dans la capitale au point
qu'à un moment tout avait semblé perdu, et, pour la faire reculer, nous nous
étions vus réduits à concentrer contre elle tous les moyens dont nous
disposions. Quoi de plus propre à démontrer aux yeux de toute l'Europe la
faiblesse de notre domination en Espagne ? Napoléon
ne s'y trompa pas un instant, en dépit des bulletins triomphants que le
vaniteux Joseph lut transmit au sujet de Talavera, et que le maréchal Jourdan
eut la faiblesse de contresigner : « Sire, lui écrivait Joseph le
lendemain de la bataille, hier l'armée anglaise a été forcée dans ses
positions ! » Tout le reste de ce compte rendu était à l'avenant. La Gazette
de Madrid publia que « la gauche anglaise avait été coupée et détruite
par le duc de Bellune[13] ». La clairvoyance impitoyable
de Napoléon perça à jour ces maladroites dissimulations, et il signala en
quelques lignes d'un bon sens admirable tous les défauts du plan qu'on avait
adopté. Pourquoi diviser nos forces dans un moment si critique ? Pourquoi
n'avoir pas attiré Soult sur Avila et Madrid afin de combattre avec lui ?
N'était-il pas à prévoir qu'à la suite du mouvement sur Plasencia les Anglais
se mettraient à l'abri derrière le Tage ? Enfin, la bataille une fois
décidée, comment justifier les attaques si mal engagées de Victor ? Il n'y
avait qu'une réponse à lui faire : Pourquoi avait-il donné à Soult, et à
Victor le pouvoir de ne tenir aucun compte des ordres ou des conseils de
Jourdan ? Une chose toutefois le touchait plus que toutes les fautes
commises, c'étaient les dissimulations de son frère. Avions-nous, oui ou non,
perdu des canons à Talavera ? Wellesley disait oui, Joseph disait non ; il
n'hésita pas une minute à croire -Wellesley plutôt que son propre frère, et
en cela il avait encore raison. Il poursuivit cette enquête jusqu'à ce qu'il
eût forcé Sénarmont à confesser au moins partiellement la vérité. Joseph
avait en outre, selon la méthode invariable des bulletins de Napoléon,
démesurément enflé les forces de l'ennemi et réduit les siennes dans la même
proportion. Napoléon, qui trouvait le procédé excellent pour lui-même, le
déclarait détestable chez ses imitateurs : « On me doit la vérité ! »
s'écrie-t-il avec indignation dans la lettre où il relève les inexactitudes
de ce qu'il appelle les carmagnoles de Jourdan et les rapports emphatiques de
Sébastiani. Mais quoi t il avait fait école sous ce rapport comme sous
beaucoup d'autres ; et à qui pouvait-il s'en prendre de la fidélité de ses
élèves[14] ? Ce qui peint l'homme mieux
que toute autre observation, c'est qu'au moment même où il s'attachait à
démontrer à Joseph qu'un général doit exagérer au triple le chiffre de ses
forces et rabaisser d'autant celles de l'ennemi, « parce qu'il est dans l'esprit
de l'homme de croire qu'à la longue le petit nombre doit être battu par le
grand, » et afin de donner au soldat le sentiment de sa supériorité sur
l'ennemi, il ajoutait en propres termes Quand j'ai vaincu à Eckmühl l'armée
autrichienne, j'étais un contre cinq, et cependant nos soldats croyaient être
au moins égaux à l'ennemi ! » allégation qui était un mensonge effronté ; et
plus loin : « Au lieu d'avouer que je n'avais à Wagram que cent mille
hommes, je m'attache à persuader que j'avais deux cent vingt mille hommes[15]. » On ne pouvait se réfuter
soi-même par une plus complète opposition de la pratique à la maxime. Malgré
tout, en dépit des fautes commises, de notre domination ébranlée, de notre
prestige évanoui, le résultat final de la campagne avait été à notre avantage
en Espagne comme en Autriche, et Napoléon, qui avait habilement traîné en
longueur les négociations avec cette dernière puissance, allait enfin pouvoir
invoquer contre elle ce grand fait accompli, pour la forcer dans ses derniers
retranchements. Dans ses communications avec les négociateurs autrichiens, il
n'avait été question jusque-là que de son désir de rétablir la paix entre les
deux pays, de son désintéressement, de sa modération, de sa générosité : « La
France n'a jamais envié rien de ce que possède l'Autriche-- la générosité que
la France a montrée à la paix de Presbourg, l'empereur est prêt à la montrer
encore, etc. » il insistait seulement sur l'urgence d'un désarmement des
landwehrs, d'une réduction de l'armé9 de ligne à la moitié de ses cadres,
enfin de l'expulsion de tous les sujets français ; quant aux autres
conditions de la paix, il les laissait à dessein dans le vague et semblait
disposé à en faire bon marché[16]. Ce ton,
qui lui était si peu habituel après la victoire, il était tout prêt à en
changer, dès la première bonne nouvelle venue d'Espagne, et il attendait avec
impatience l'avis de la retraite des Anglais, pour en accabler les
négociateurs autrichiens. Mais, par suite de l'inconvénient inhérent à ces
opérations lointaines, cette nouvelle ne lui parvint qu'après celle d'un
événement qui lui fit perdre beaucoup de son importance et qui vint tout
remettre en question, au moment où tout semblait décidé. Le 6 août t809,
Napoléon reçut de Clarke une lettre, qui lui annonçait que deux cents voiles
britanniques, de toute grandeur, étaient signalées du côté de l'île de
Walcheren. Ces deux cents voiles n'étaient que l'avant-garde d'un armement
naval, qui comprenait jusqu'à neuf cents bâtiments de toute dimension.
C'était la grande expédition maritime des Anglais qu'on se déterminait enfin
à faire entrer en action. Cette
coopération que l'Angleterre apportait à la coalition était bien tardive pour
être efficace. La presse anglaise était presque unanime à prédire que
l'expédition arriverait trop tard, et le Moniteur ne se faisait pas faute de
reproduire ces prédictions[17]. En Allemagne, la partie était
terminée : l'Autriche ne pouvait plus être que spectatrice des efforts tentés
en sa faveur. En Espagne, l'issue n'en était pas plus douteuse, et la
bataille de Talavera venait de s'y livrer, au moment même où la flotte britannique
paraissait en vue des côtes de la Hollande. Cette expédition engagée,
non-seulement après le moment opportun où elle aurait pu mettre le feu à
l'Allemagne entière, mais encore si loin du centre où se frappaient les coups
décisifs, n'avait plus qu'une portée en quelque sorte épisodique ; même en
obtenant un plein succès, elle pouvait tout au plus améliorer la condition
des vaincus ; elle ne pouvait pas relever leur fortune. La flotte britannique
était restée si longtemps immobile, au moment où il importait le plus d'agir,
que, grâce à l'absence de tout renseignement précis sur sa force exacte, on
en était venu à croire qu'elle n'était qu'une sorte d'épouvantail, et, selon
toute probabilité, un convoi de transports destiné à apporter des renforts à l'armée
d'Espagne. C'était en dernier lieu l'opinion de Napoléon lui-même[18]. Cette hypothèse n'avait rien
d'effrayant pour lui, car il avait la certitude de pouvoir réduire l'Autriche
aux abois, avant qu'une telle expédition fût en état de changer le sort, de
la guerre. Dès
qu'il eut reçu la lettre de Clarke, il comprit à la fois le but de
l'expédition et la portée qu'elle pouvait avoir. Le but était évidemment la
destruction de notre escadre et de nos établissements d'Anvers. En mettant
les choses au pis, les Anglais pouvaient incontestablement réaliser ce double
dessein, mais ils ne pouvaient rien au-delà Or il n'était pas homme à se
lais2er détourner de son but principal par une pareille diversion, quelque
fâcheuse qu'elle fût. Il décida donc immédiatement « que cela n'influerait
en rien sur ses opérations en Autriche et qu'il ne mènerait pas un homme en
Hollande[19]. » C'était à la France à parer
le coup avec ses seules ressources. Indépendamment de la nécessité de ne
relâcher en rien l'étreinte qui maintenait l'Autriche, il avait, pour en agir
ainsi, des motifs qu'il saisit avec une admirable sûreté de coup d'œil. La
ville d'Anvers, quoique mal gardée dans le moment, était une place de guerre
très-forte ; elle ne pouvait être enlevée que par un coup de main
très-rapide. Si les Anglais exécutaient ce coup de main avec la promptitude voulue,
les renforts envoyés d'Autriche arrivaient nécessairement trop tard ; si, au
contraire, ils procédaient avec méthode et lenteur à un siège régulier, les
renforts amenés des départements limitrophes suffisaient pour mettre la place
en état de leur résister pendant plus de six mois, et, d'ici là il aurait
trouvé, sans aucun doute, soit le moyen de lui porter secours sans
s'affaiblir, soit celui de forcer la cour de Vienne dans ses derniers
retranchements. Ainsi,
la préoccupation trop exclusive de détruire nos forces maritimes, alors
qu'elles n'étaient plus un danger bien menaçant pour l'Angleterre, diminua
sensiblement les chances de succès d'une diversion, qui, mieux conduite et
surtout dirigée sur un point moins éloigné du théâtre de la guerre, eût,
sérieusement compromis notre situation sur les bords du Danube. La plupart
des fautes de la coalition vinrent presque toujours de ce que chaque
puissance cherchait ses avantages particuliers, de préférence à l'intérêt
commun, sans se douter qu'elle rendait par là tout effort combiné et tout
plan d'ensemble impossibles. Le coup tenté contre notre marine était d'autant
moins urgent, que Napoléon semblait avoir renoncé à la lutte sur mer, que les
Anglais bloquaient partout nos escadres emprisonnées dans les ports, et
qu'ils venaient tout récemment de nous faire essuyer un véritable désastre à
Pile d'Aix. Le 11
avril précédent, vers dix heures du soir, par une nuit très-obscure, notre
escadre de Rochefort, bloquée depuis plus d'un mois par une flotte que
commandait l'amiral Gambier, se vit abordée, malgré les estacades qui la
protégeaient, par une ligne de trente-cinq brûlots enflammés, lancés dans le
but de la réduire en cendres. Un désordre indescriptible se mit aussitôt
parmi nos vaisseaux, chacun cherchant son salut au milieu de ces masses de
feu mouvant, soit en se laissant aller à la dérive, soit en coulant les
brûlots à coup de canon. Par un hasard miraculeux tous furent préservés de
l'incendie sans trop de dommages. Mais dans la journée du lendemain, quatre
de nos vaisseaux, qui avaient été forcés de se jeter à la côte, et qui
étaient restés échoués sur des rochers, furent canonnés, puis brûlés les uns par
l'escadre anglaise, les autres par leurs propres équipages réduits à les
évacuer. Ce
malheur, qui n'était guère imputable qu'au commandant de l'escadre, irrita au
plus haut degré Napoléon, comme tous les faits qui lui apportaient une
nouvelle démonstration de l'impuissance de sa marine. Mais au lieu de s'en
prendre aux ordres imprévoyants qui avaient concentré notre escadre dans une
rade trop accessible à l'ennemi, il s'en prit aux officiers qui avaient été
les victimes plutôt que les auteurs de la catastrophe. Dans toutes les
occasions de ce genre il lui fallait ce qu'il appelait « un exemple »
expression favorite qui montre qu'il s'agissait dans son esprit non de faire
justice, mais de produire à tout prix un certain effet d'intimidation, et de
trouver un coupable, même si ce coupable n'avait été que malheureux. Il fit
donc juger, condamner et exécuter avec une impitoyable rigueur un officier
dont tout le crime consistait à avoir manqué à la lettre des règlements
maritimes. Le capitaine du Calcutta, Lafon, s'était conduit ce jour-là avec
une incontestable bravoure. Échoué sur les récifs des Palles avec un équipage
incomplet, et une artillerie à moitié hors de service, criblé de boulets par
plusieurs vaisseaux ennemis il avait résisté jusqu'à quatre heures du soir,
et il avait été blessé lui-même dans le combat. Mais la panique s'étant mise dans
l'équipage au moment où il fut forcé d'abandonner son bâtiment, il le quitta
pour maintenir l'ordre dans les embarcations, avant que l'évacuation fût
entièrement terminée. Il manqua ainsi à la loi qui lui prescrivait de n'en
sortir que le dernier. Ce fut de cette infraction à la lettre plutôt qu'à
l'esprit des règlements, et tout au plus passible d'une peine disciplinaire,
qu'on s'arma contre lui. Condamné à regret par ses compagnons d'armes qui
con- naissaient ses services et estimaient son courage, il expia, comme
beaucoup d'autres, par sa mort les torts et les illusions d'un orgueil en
révolte contre la force des choses[20]. L'expédition
d'Anvers avait été entreprise avec des moyens infiniment plus puissants que
celle de Rochefort, ce qui s'expliquait par la grandeur du but à atteindre.
Il était évident en effet que si les Anglais parvenaient à s'emparer de cette
place, et à s'y fortifier après avoir détruit notre flotte, ils auraient là
grâce à leur marine, un poste offensif d'une force redoutable. S'ils
jugeaient au contraire plus avantageux d'évacuer cette place, faute de
pouvoir s'y maintenir, la destruction de nos vastes établissements maritimes
était une compensation suffisante aux dépenses d'un tel armement Le 29
juillet 1809, leur flotte, composée de quarante vaisseaux de ligne, de trente
frégates et de sept à huit cents transports, chaloupes canonnières, bricks et
corvettes, parut en vue de l'île de Walcheren. Ces innombrables bâtiments
portaient une armée de débarquement de quarante mille hommes, neuf mille
chevaux, et cent cinquante grosses pièces de siège, indépendamment d'un
immense matériel de gu erre. Les forces de mer étaient commandées par
l'amiral Strachan, celles de terre par lord Chatham, le frère aîné de Pitt,
officier de _cour sans titres militaires, qui ne rappelait en rien ce grand
homme, et avait, disait-on, recherché et obtenu un commandement si important,
en vue de réparer des embarras d'argent. Nous
n'avions en ce moment presque rien à opposer à ce formidable armement. Grâce
à l'extension démesurée de notre territoire, à ces guerres lointaines, qui
retenaient en Espagne, en Autriche, en Italie, tout ce que nous avions de
disponible en forces militaires, nos frontières nationales étaient partout
dégarnies, et notre littoral, de la Manche à la mer du Nord, était presque
sans défense. Dans l'île de Walcheren même, à Flessingue, quelques bataillons
auxiliaires composés de Hollandais, d'irlandais, de déserteurs prussiens,
maintenus par un petit nombre de Français, formaient une garnison d'environ
trois mille hommes, que commandait un vétéran de nos guerres républicaines,
le général Monnet. Tout près de là le général Rousseau occupait le fort de
Breskens avec des troupes à peine suffisantes pour le défendre. Quelques
centaines d'hommes dans les petits forts qui protégeaient les passes de
l'Escaut à Batz, à Lillo, à Santvliet, deux ou trois mille soldats à Anvers
même, sans une seule pièce de canon sur les remparts, enfin sur le reste de
la côte, quelques faibles réserves de conscrits et de gardes nationales pour
garder les débris de notre flottille qui pourrissaient à Boulogne, tels
étaient, avec l'escadre de Missiessy postée aux bouches de l'Escaut, mais
hors d'état de les garder, les seuls obstacles que les Anglais pouvaient
trouver sur leur chemin. On ne saurait guère en douter, si, au lieu de perdre
un temps précieux devant Flessingue, ils avaient débarqué leur armée à
Ostende ou à Blankenberg, et 'poussé tout droit jusqu'à Anvers par Bruges et
Gand, ils auraient surpris et enlevé cette place presque sans coup férir[21]. Or la chute d'Anvers
entraînait nécessairement la perte de notre escadre qui eût été par là même
coupée de son unique retraite. Mais
tel était encore le prestige de nos armes roue Chatham n'osa pas s'aventurer
sur le territoire de l'empire, même pour une marche de flanc de vingt-cinq
lieues. Il exécuta sa surprise avec la sage et méthodique lenteur d'un
général qui opère sur un champ de manœuvre, comme s'il eût tenu à honneur de
nous laisser tout le loisir nécessaire pour la déjouer. Il débarqua une
partie de ses troupes au nord de l'île de Walcheren pour les diriger de là
sur Flessingue dont elles allaient faire le siège. Le reste de son armée
occupa les îles de Beveland, surtout celle du sud où elle avait ordre de se
porter immédiatement sur le fort de Batz. Ce fort situé au point même où
l'Escaut se sépare en deux branches, avant de se jeter dans la mer, en
commandait le cours supérieur, et notre escadre ne pouvait regagner Anvers
sans passer sous le feu de ses canons. En s'en emparant par un coup de main
rapide, ce qui était facile par terre, on rendait impossible à nos vaisseaux
toute retraite sur Anvers. Mais l'amiral Missiessy ne voulut pas plus se
laisser cerner dans les bouches de l'Escaut qu'il n'avait consenti à se
laisser enfermer dans le port étroit de Flessingue. Dès le 31i juillet, il
avait remonté de l'Escaut occidental dans l'Escaut supérieur, laissant
derrière lui le fort de Batz pour venir se ranger sous les forts de Lillo et
de Liefkenshœck. Lorsque, dans la journée du 2 août, les Anglais parurent
devant Batz qu'ils enlevèrent d'ailleurs dès la première sommation, notre
escadre était en sûreté sous les murs d'Anvers. Pendant
que Chatham faisait dresser sur toutes les chaussées qui entourent Flessingue
de formidables batteries dont cette place était hors d'état de supporter le
feu, surtout s'il devait se combiner avec celui de la flotte, le conseil
chargé de gouverner la France en l'absence de Napoléon, était en proie aux
plus vives perplexités. Profondément divisé d'opinion, ce conseil flottait
entre plusieurs directions contraires, et se livrait à d'interminables
discussions lorsqu'il eût fallu agir. Partagé entre l'influence de Cambacérès
et de Clarke d'une part, et celle de Fouché et de Decrès de l'autre, il
serait resté dans une complète inertie si Fouché n'avait pris sur lui d'agir
à l'insu de ses collègues par des mesures auxquelles on pouvait trouver
beaucoup d'inconvénients', mais qui étaient commandées par l'imminence du
péril. Fouché, qui cumulait alors les fonctions de ministre de l'intérieur
avec celles de la police, par suite de la maladie de son collègue Cretet, eut
le mérite de sentir tout d'abord la nécessité d'imposer à l'ennemi par une grande
démonstration nationale. Il demanda qu'à l'envoi des troupes dont on pouvait
disposer, on joignit la mobilisation immédiate des gardes nationales dans les
départements du Nord. Fouché
expédia sur le champ l'ordre aux préfets, sans attendre qu'il eût été ratifié
par le conseil : « Prouvons à l'Europe, leur disait-il dans sa
circulaire, que si le génie de Napoléon peut donner de l'éclat à la France,
sa présence n'est pas nécessaire pour repousser l'ennemi[22]. » Clarke et Cambacérès, l'esprit
obsédé du danger des conspirations, des agitations révolutionnaires,
poussaient jusqu'à la manie la défiance contre leur collègue Fouché dont le
passé politique, les intrigues et l'incontestable supériorité comme homme
d'action leur inspiraient une aversion mêlée de crainte. Ils ne virent qu'un
piège et une manœuvre de parti dans la proposition de lever trente mille
hommes de gardes nationales. C'était là à leurs yeux un moyen imaginé par cet
ancien terroriste, dans le seul but de se créer à l'intérieur une armée
redoutable et prête à toute éventualité, dans un moment où l'on avait plus
d'une fois prévu comme fort possible la mort ou la défaite de Napoléon. Ils savaient
d'ailleurs à quel point l'Empereur haïssait tout ce qui était mouvement
d'opinion, agitation populaire, appel à la nation. Ils connaissaient sa
répugnance ombrageuse et instinctive pour tout ce qui sortait de la routine
administrative telle qu'il l'avait faite ; ils craignaient d'encourir sa
colère par des mesures qui pouvaient provoquer des scènes de désordre. Sous
l'empire de ces étranges appréhensions qui leur faisaient perdre à la fois
tout patriotisme, tout discernement et jusqu'au sentiment du péril, on
entendit le sage Cambacérès s'écrier en réponse aux instances de son collègue
: « Monsieur Fouché, je ne veux pas me faire décoller moi ![23] » Bientôt Fouché et Clarke
en vinrent à se traiter réciproquement l'un de « jacobin », l'autre
« d'étranger vendu aux Anglais[24] ». Les véhémentes
exhortations de Fouché restèrent donc sans influence sur ses collègues. Ils
ne voulaient agir qu'avec les moyens habituels et réguliers, c'est-à-dire en
faisant refluer des provinces du Centre et du Nord sur la Belgique le peu de
forces organisées qui s'y trouvaient en gendarmerie, en bataillons
provisoires, en dépôts d'artillerie. Ces troupes réunies aux cinq ou six
mille hommes qui restaient au roi Louis de Hollande devaient selon eux,
suffire à la défense d'Anvers ; et s'il était besoin de prendre
ultérieurement des mesures plus énergiques et plus décisives, il fallait
attendre à cet égard les ordres de l'Empereur. Au
fond, ni Fouché ni Cambacérès ne se trompaient tout à fait sur les
dispositions présumées de Napoléon. Ils avaient à la fois tort et raison tous
deux parce qu'ils envisageaient l'un et l'autre un côté différent de son
caractère. L'un pensait à l'homme d'action ; l'autre, au personnage officiel,
au créateur pompeux d'un ordre immuable, ennemi déclaré de toute idée qui
n'émanait pas de lui. Fouché avait vu juste en comprenant que, aux yeux du
maître comme aux siens, il fallait avant tout agir. Mais il jugeait mal
lorsqu'il se figurait qu'on lui pardonnerait un service rendu avec une telle
hardiesse d'initiative et tant d'indépendance de jugement. Cambacérès avait
bien deviné en jugeant qu'une fois le danger passé, toutes ces démonstrations
patriotiques deviendraient souverainement importunes et odieuses. Fouché
devait avoir pour lui un premier mouvement commandé par l'irrésistible
évidence du péril. Cambacérès pouvait compter avec plus de sécurité sur les
retours inévitables et sur les tendances permanentes d'un caractère qu'il
connaissait et craignait plus que personne. Le
ministre de la police obtint en effet un complet triomphe sur ses collègues,
lorsque l'Empereur eut sous les yeux les dépêches qui l'informaient
successivement de l'apparition de la flotte anglaise devant l'île de
Walcheren et du débarquement de l'armée de Chatham. Dès le premier avis qu'il
reçut de Clarke, le 6 août 1809, et avant d'avoir rien appris des
dispositions de Fouché, pénétré de la nécessité d'intimider les Anglais par
un mouvement national à défaut d'un grand déploiement de forces militaires,
il recommandait au ministre de la guerre « de rédiger les circulaires
nécessaires pour exciter la nation et de lever trente mille hommes de gardes
nationales » dans les départements du Nord[25]. Il lui prescrivait en même
temps les mesures les plus urgentes pour arrêter l'ennemi, et le plan qui
devait être suivi dans cette campagne essentiellement défensive. Il fallait
compléter, surtout en artilleurs et en officiers, la garnison de Flessingue,
ordonner à Monnet de couper les digues pour inonder le pays environnant,
concentrer à Gand les gardes nationales d'élite que commandait le général
Rampon, pour le mettre à portée de renforcer la garnison de l'île de Cadzand,
appeler à Lille toute la gendarmerie que pourrait réunir le général Moncey, à
Berg-op-Zoom toutes les troupes disponibles du roi de Hollande afin de
pouvoir les acheminer sur Anvers au premier signal. Quant à la flotte, elle
devait se réfugier à Anvers même. Il ne fallait d'ailleurs rien hasarder avec
des troupes de si mauvaise qualité. Flessingue pouvait tenir deux mois, et
d'ici là l'armée anglaise périrait par la fièvre et l'inondation[26]. Lorsqu'il
connut l'opposition que Cambacérès et Clarke avaient faite aux mesures
proposées par Fouché, son impatience naturelle se changea en colère, et il
éclata en invectives : « Voulaient-ils donc laisser les Anglais venir
les surprendre dans leur lit ? Ce n'était pas trente mille, mais soixante
mille gardes nationaux qu'il eût fallu lever. L'attitude qu'ils avaient prise
en cette occasion était déshonorante et honteuse, et Fouché seul avait
compris ce qu'il y avait à faire ![27] » Le conseil n'avait pas
été moins indécis et divisé lorsqu'il avait fallu donner un chef à cette
armée improvisée. Fouché avait proposé Bernadotte, et Cambacérès, le roi de
Hollande. La question valait la peine d'être examinée. Plus cette armée était
faible, en effet, plus il importait de suppléer par un bon commandement à ce
qui lui manquait sous le rapport de l'expérience et de la solidité.
Bernadotte avait incontestablement les meilleurs titres à cette nomination ;
mais il ne se trouvait à Paris que par suite d'une disgrâce, et personne
n'ignorait la haine que lui portait Napoléon, surtout depuis l'époque du
procès de Moreau. En ce moment même, l'Empereur venait d'infliger presque
publiquement à ce maréchal la plus sanglante injure. A la suite de la bataille
de Wagram, Bernadotte blessé de ce qu'on n'avait pas rendu justice au corps
saxon qu'il commandait, publia un ordre du jour inconsidéré dans _lequel il
félicitait ses soldats du courage et de la fermeté qu'ils avaient déployés
dans les journées du 5 et du 6 juillet. L'Empereur,
d'autant plus irrité de ce reproche indirect qu'il était en partie mérité, y
répondit par un autre ordre du jour destiné aux seuls chefs de corps, mais
promptement divulgué par la malveillance et conçu dans les termes les plus
insultants pour le maréchal : « Bernadotte s'était attribué la gloire
qui appartenait à d'autres.... son ordre du jour tendait à donner de fausses
prétentions à des troupes au moins médiocres. Il était contraire à la vérité,
à la politique, à l'honneur national[28]. » En mille autres
occasions il s'était efforcé de déprécier le caractère et les talents de
Bernadotte. Mais si l'indépendance, l'ambition et la hauteur d'esprit de ce
maréchal lui inspiraient une profonde aversion, il avait au fond une réelle
estime pour son énergie et ses qualités militaires. On en eut la preuve le
lendemain même du jour où il avait écrit cet ordre du jour outrageant, sans
prévoir qu'il aurait si tôt besoin de celui qu'il flétrissait. Dès le 10
août, sous l'impérieuse pression du danger, il le désignait à Clarke comme
l'homme qu'il fallait mettre à la tête de ce mouvement, de préférence aux
maréchaux Moncey, Bessières et Kellermann, qui étaient également disponibles
: « Si Flessingue est pris, écrivait-il peu de temps après à Bernadotte
lui-même, je ne puis l'attribuer qu'au manque de tête du commandant. Sous ce
rapport je considère Anvers comme imprenable.... Je me confie en votre
bravoure, habileté, expérience. » Bernadotte était trop avisé pour s'y
tromper, ces compliments ne signifiaient qu'une chose, c'est qu'on avait
besoin de lui. En même temps Napoléon blâma sévèrement Cambacérès d'avoir
songé à donner ce commandement au roi Louis, sous prétexte qu'il était grand
connétable de l'Empire. N'était-ce pas, disait-il, comme si l'on voulait
donner à Murat le commandement de la flotte sous prétexte qu'il était grand
amiral ? Mais, aurait pu lui répondre l'archichancelier, si Louis avait pu
être improvisé roi dans un pays qu'il ne connaissait pas, pourquoi ne
pouvait-on pas aussi bien l'improviser général ? Les
mesures ordonnées par l'Empereur s'exécutèrent avec toute la promptitude que
comportaient les circonstances. Dès les premiers jours d'août, le roi Louis
s'était dirigé d'Aix-la-Chapelle à Berg-op-Zoom où il avait concentré huit
mille Hollandais[29], qu'il distribua ensuite sur
les points les plus menacés. Rampon se porta avec ses gardes nationales dans l'île
de Cadzand pour y soutenir le général Rousseau. Les bataillons provisoires de
conscrits, les dépôts, les gendarmes à cheval furent dirigés en toute hâte sur
Anvers, qui eut bientôt une garnison respectable. Bernadotte lui-même y
arriva le 15 août et déploya beaucoup de zèle et d'activité pour former et exercer
ces troupes inexpérimentées. Quant aux par des nationales, appelées si
inopinément à partager une gloire qu'elles n'avaient jamais ambitionnée,
elles montrèrent en général beaucoup de mollesse et de froideur[30] ; et comment s'en étonner ? Était-ce
bien la peine d'avoir créé un gouvernement si fort, et subi l'Empire avec
tout son despotisme, pour se voir exposé à des surprises et à des paniques
que la Révolution avait à peine connues ? Quel était donc l'avantage d'une si
colossale puissance si elle ne savait pas même garantir la sécurité ? Quelle
gloire y avait-il à occuper les capitales des pays étrangers, lorsqu'on
laissait la sienne découverte et exposée aux insultes de l'ennemi ? A quoi
bon enfin, entretenir à si grands frais une armée de six cent mille hommes
pour recourir en même temps aux levées en masse, aux réquisitions, à tous ces
expédients primitifs d'une nation sans défense organisée ? Il y
avait dans ces faits une sanglante critique du régime impérial, et la leçon
était suffisamment intelligible pour tout le monde. Il n'est pas douteux que
ces réflexions ne fussent pour beaucoup dans la répugnance avec laquelle
quittèrent leurs foyers des hommes qui croyaient avoir acquis le droit de
vivre tranquilles. Leur répugnance était encore bien plus fondée qu'ils ne le
supposaient. Depuis que Napoléon commençait à prévoir le complet insuccès de
la tentative des Anglais contre Anvers, cette levée qui allait bientôt monter
â quatre-vingt mille hommes, suprême réserve de la France épuisée, n'était
déjà plus à ses yeux qu'une armée de renfort pour la guerre contre
l'Autriche, armée que, selon son expression, il n'aurait pas pu lever
autrement et qui devait, suivant le besoin des circonstances, ou servir à
influencer les négociations avec la cour de Vienne, ou, s'il le fallait,
entrer en ligne contre cette puissance[31]. Toutes
les prévisions de Napoléon allaient en effet se trouver confirmées par
l'événement, sauf en ce qui regardait Flessingue. Cette place, qu'il
supposait pouvoir tenir au moins deux mois, était en réalité hors d'état de
résister aux attaques combinées de l'armée et de la flotte anglaises.
L'inondation seule eût pu retarder de quelques jours sa chute, et le général
Monnet qui la défendit de son mieux donna effectivement l'ordre de rompre les
digues. Mais soit que le niveau du sol se fût exhaussé, soit qu'on eût mal
calculé la hauteur des eaux, cette coupure ne produisit que peu d'effet et
n'empêcha nullement les Anglais d'installer leurs batteries sur les chaussées
qui environnaient Flessingue. Le 12 août, après une sommation adressée à la
ville, douze cents pièces de canon ouvrirent simultanément leur feu par terre
et par mer, et criblèrent Flessingue de boulets et d'obus. Au bout de trois
jours d'un épouvantable bombardement, toutes les maisons de la ville étaient
en feu ou percées à jour, nos batteries étaient démontées, un tiers de la
garnison était mis hors de combat et la population désespérée demandait à
grands cris une capitulation devenue inévitable. Monnet, qui avait bravement
fait son devoir, rendit la place au moment de recevoir un assaut qu'il
n'était plus en état de repousser (15 août 1809)[32]. La
prise de Flessingue fut le seul fruit que les Anglais retirèrent de cette
gigantesque expédition, la plus considérable qui eût quitté les rivages de
l'Angleterre. Leur armée comptait déjà près de dix mille soldats malades de
la fièvre paludéenne ; ce nombre s'accroissait tous les jours ; on savait qu'Anvers
était non-seulement mise à l'abri d'un coup de main, mais en état de résister
à un siège en règle. En outre, comme il arrive toujours dans les entreprises
malheureuses, la discorde s'était mise parmi les chefs de l'expédition.
L'amiral Strachan et lord Chatham se renvoyaient l'un à l'autre la
responsabilité de l'échec probable d'une entreprise mal engagée ; ils ne
pouvaient se mettre d'accord sur la suite à donner aux opérations. Le 26
août, l'armée combinée n'était encore qu'à Batz, et les obstacles
grandissaient en raison même de la diminution de ses forces. On tint un
conseil de guerre qui décida la retraite, sauf approbation du cabinet
britannique. Celui-ci se hâta de confirmer cette résolution, de peur
d'ajouter la perte totale des troupes à celle de la campagne. L'expédition
commença son mouvement de retraite. Bientôt après, l'armée anglaise évacua le
territoire belge et jusqu'à l'île de Walcheren qui était devenue le tombeau
de ses meilleurs soldats. Napoléon
refusa d'abord de croire à la reddition de Flessingue qu'il avait tant de
fois déclarée « imprenable ». Lorsqu'il ne put plus douter de l'exactitude de
la nouvelle, il n'hésita pas un instant à rejeter l'événement sur « la
lâcheté et la trahison » du général Monnet. Avant même d'avoir reçu aucune
information sur la conduite de cet officier, il prescrivait à Clarke de faire
insérer dans les journaux des articles sur la lâcheté du général, sur la
punition terrible réservée aux commandants de place qui encouraient un pareil
déshonneur[33]. La violence de ce parti pris a
rendu justement suspecte la sentence du conseil d'enquête institué par
Napoléon. Monnet fut en effet mis en jugement et condamné à mort par
contumace, par une commission militaire, plus soucieuse de rejeter le malheur
de nos armes sur la victime qu'on lui désignait, que de l'imputer à la
détestable politique qui en était la principale cause[34]. Dès le
premier moment où l'empereur sentit que le danger devenait moins pressant et
que les Anglais par leur lenteur avaient manqué leur coup, il commença, ainsi
que rayait prévu Cambacérès, à revenir à son vrai naturel. Ses instincts
ombrageux de despote, ami avant tout du silence, de l'immobilité, de
l'obéissance passive, reprirent le dessus sur le jugement de l'homme
d'action. Il réfléchit qu'après tout on avait fait bien du bruit pour peu de
chose, que Fouché était allé trop loin et que, selon son expression, « il ne
fallait pas tant de tapage et d'effervescence[35]. » A quoi bon multiplier les
levées et les étendre à tous les départements du littoral ? A quoi bon faire
voyager les gardes nationales en poste ? N'était-ce pas là alarmer
inutilement les populations ? Bientôt ce mouvement d'impatience se changea en
mauvaise humeur, et sa mauvaise humeur en défiances soit contre Fouché, soit
contre Bernadotte. Lorsqu'il apprit à n'en plus douter le mouvement
rétrograde des Anglais, il n'hésita pas à retirer son commandement à un
auxiliaire dont il n'avait plus besoin. Il y avait à peine un mois qu'il le
lui avait confié. Il reprochait à Bernadotte ses correspondances avec « les intrigants
de Paris et un nouvel ordre du jour, dans lequel ce maréchal s'était vanté de
n'avoir pas eu à Anvers plus de quinze mille hommes, pour y tenir tête aux
Anglais[36]. Ces reproches étaient-ils bien sincères ? On pourrait s'en rapporter sur ce point au témoignage de Napoléon lui-même : « Je n'ai point lieu, écrivait-il le 8 octobre suivant à Bessières, d'être mécontent du prince de Ponte Corvo, mais je n'ai pas jugé devoir laisser un homme d'une opinion si chancelante à la tête de forces si considérables. » Bernadotte reçut d'abord l'ordre de voyager, puis un commandement en Catalogne qu'il refusa, et enfin, à la suite d'une explication des plus violentes qu'il eut avec Napoléon, le gouvernement de Rome avec deux millions de traitement, dénouement qui prouve qu'il était encore plus sûr pour lui de se faire craindre que de rendre des services. Au reste ce gouvernement lui fut presque aussitôt retiré par un nouveau caprice. Quant à Fouché, depuis que les Anglais paraissaient condamnés à l'impuissance, il n'était plus qu'un brouillon, un agitateur qui voulait « mettre la France en combustion et faisait naître de l'incertitude sur le gouvernement » avec ses éternelles levées : « Que diable voulait-il faire de tout cela[37] ? » Son zèle ressemblait beaucoup à de la trahison, et ce serviteur suspect et dangereux ne devait pas tarder à recevoir sa récompense. |
[1]
Rapport de Jourdan au ministre de la guerre, en date du 26 juin 1809.
[2]
Lettre de Victor au maréchal Jourdan, 25 avril 1809. — Correspondance du roi
Joseph.
[3]
Rapport de Jourdan, déjà cité — Victor à Jourdan, 29 mai 1809 ; au roi Joseph,
8 juin 1809. — Jourdan à Victor, 1er juin.
[4]
Rapport de Ney à Joseph, 21 mai 1809. — Napier, Jomini.
[5]
Napoléon à Clarke, 3 juin, 11 et 12 juin.1809.
[6]
Cette lettre de Soult, datée du 25 juin 1809, a été publiée dans le torve VI
des Supplementary Dispatches of Wellington.
[7]
Soult au roi Joseph, 13 juillet 1809.
[8]
Wellington Dispatches Castlereagh ; 17 juin 1819.
[9]
Wellington Dispatches Castlereagh au col. Bourke, 9 juin ; à Cuesta, 10
juin ; à Castlereagh, 17 juin.
[10]
Les états de l'armée anglaise ne portent que 20,997 hommes, mais les officiers
n'étant pas comptés dans ces calculs, l'effectif réel était de 22.000 hommes.
[11]
On a longtemps discuté la question de savoir sur qui devait en dernière analyse
retomber la responsabilité de cet ordre, les uns l'imputant à Jourdan, les
autres à Soult. La correspondance des deux généraux nous paraît trancher la
question : « Il résulte de vos lettres, disait Jourdan dans la lettre même où
l'ordre était donné le 22 juillet, et de ce que le général Foy a dit au roi,
que vous aviez prévu que ce mouvement deviendrait nécessaire, et que vous vous
y êtes préparé en réunissant vos trois corps d'année vers Salamanque ; il ne
s'agit donc que de l'exécuter promptement. » En lin de compte la responsabilité
remontait tout entière à celui qui avait donné à Soult un commandement
indépendant, c'est-à-dire à Napoléon.
[12]
Voir sur Talavera la correspondance du roi Joseph, juillet et août 1809 ; les
rapports de Jourdan et de Victor, et les contestations si instructives de ce
dernier maréchal avec Joseph ; le rapport de Soult à Clarke en date du 13 août
; le rapport de la Cuesta, daté de Séville, le 7 septembre 1809, la relation du
général Desprez ; les Dispatches of Wellington, 29 juillet 1809 ; les
lettres interceptées de Jourdan à Berthier et à Soult, en date du 30 juillet
1809 ; Napier, History of the peninsular war, Lord Londonderry, Jomini,
Toreno, etc.
[13]
Voyez l'extrait, publié par le Moniteur du 9 août 1809.
[14]
Voir sur ces curieuses récriminations la Correspondance de Napoléon avec Clarke
et Joseph, et celle de Joseph avec Jourdan et Sénarmont pendant les mois d'août
et de septembre 1809. Au reste autant il blâmait en secret les fautes de
Joseph, autant il critiquait en public ce qu'il appelait « l'ignorance, la
fausseté, la folie des calculs du général anglais. » (Voyez le Moniteur
du 28 sept. 1809.)
[15]
A Clarke, 10 octobre.
[16]
Napoléon, à Champagny, 24 juillet 1809.
[17]
Voir surtout le Moniteur du mois de juillet 1809.
[18]
Napoléon à Berthier, 30 juillet 1809.
[19]
Napoléon à Clarke, 7 août 1809.
[20]
Voir les pièces du procès publiées dans le Moniteur du 11 octobre 1809, et dans
l'ouvrage de son petit-fils : Histoire des brûlots de l'île d'Aix, par
Julien Lafon, 1867.
[21]
C'est l'opinion de Jomini et de M. Thiers, appuyée sur ce point par tous les
documents contemporains.
[22]
Le Moniteur n'inséra pas cette circulaire. Il publia seulement celle qui
était adressée aux maires de Paris (25 août 1809).
[23]
Thibaudeau.
[24]
Mémoires de Philippe de Ségur.
[25]
Napoléon à Clarke, 6 août 1809.
[26]
Napoléon à Clarke, 7, 8 et 9 août.
[27]
Napoléon à Cambacérès, 10 août ; à Clarke, 10, 11, 13 août 1809.
[28]
Ordre du jour du 5 août 1809, à Schœnbrünn.
[29]
Documents sur la Hollande, publiés par le roi Louis.
[30]
Philippe de Ségur, Mémoires. Cet écrivain est d'autant plus digne de foi
sur ce point, qu'il parle ici de visu, ayant eu le commandement de la cavalerie
dans cette levée.
[31]
Napoléon à Champagny 19 août 1809.
[32]
D'après le témoignage même de Chatham et de l'amiral Strachan, Flessingue était
en feu dès le soir du 14 août, et la ville « présentait un affreux tableau de
destruction. » V. le rapport de Strachan en date du. 17 août 1809 et celui de
Chatham en date du 16 : Annual register for the year 1809.
[33]
Napoléon à Clarke, 2 septembre 1809.
[34]
Les rapports des deux chefs de l'expédition britannique contredisent sur
plusieurs points essentiels les conclusions de la commission d'enquête,
notamment sur le chiffre de la garnison. Comparer le Moniteur du 8
décembre 1809 avec les state papers.
[35]
Napoléon à Cambacérès, 1zr septembre 1809.
[36]
Napoléon à Clarke, 11 septembre.
[37]
Napoléon à Fouché, 26 septembre.