HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME CINQUIÈME

 

CHAPITRE II. — JANVIER-MAI 1809

 

 

CAMPAGNE DE PORTUGAL EN 1809. -- SOULT EST CHASSÉ DU PORTUGAL PAR WELLINGTON

 

L'armistice de Znaïm n'était pas et ne pouvait pas être la paix. En effet l'Autriche était loin d'être définitivement vaincue. Non- seulement elle nous avait infligé des pertes très-sensibles à une si grande distance de nos frontières, mais, ce qui ne s'était jamais vu depuis qu'elle avait Napoléon pour adversaire, elle avait plus d'une fois rendu la victoire incertaine. Elle nous avait disputé le terrain pied à pied d'Abensberg à Wagram avec une ténacité inouïe ; elle avait même fait pâlir un instant l'étoile de Bonaparte à Essling. Ces succès, quoique négatifs, étaient d'autant plus frappants qu'ils venaient après une longue série de guerres désastreuses dont chacune lui avait coûté quelque portion de son territoire, tandis que les forces de son ennemi s'étaient accrues suivant la même progression en sens contraire. Après tant de démembrements et d'affronts successifs elle semblait plus forte qu'au début de cette longue lutte ; et Napoléon, après tant de conquêtes et d'agrandissements, frappait des coups moins sûrs, il paraissait avoir plus perdu que gagné à cette extension indéfinie de son empire. On eût dit que cette supériorité toute morale du génie et de la discipline, première cause de ses triomphes et seul gage des victoires durables, semblait sur le point de passer de son camp dans celui de ses adversaires, depuis qu'il comptait surtout sur le nombre et la masse. L'Autriche s'était donc relevée à ses propres yeux et aux yeux de l'Europe ; elle possédait encore des ressources considérables. Le parti de la guerre, qu'inspirait la haine indomptable de Stadion, n'était nullement découragé. A la vérité, la retraite de l'armée autrichienne sur la Bohème, à la suite de la bataille de Wagram, était une faute stratégique, et il eût mieux valu pour elle à tous égards s'appuyer sur la Hongrie. Mais cette armée était encore solide et compacte, elle s'adossait à des places très-fortes ; elle pouvait compter sur des diversions qui n'étaient pas sans danger pour nous, car les corps de Giulay, de Chasteler s'étaient reformés sur nos derrières, ils menaçaient nos communications sur une ligne qui de Leoben s'étendait presque jusqu'à Trieste ; l'insurrection tyrolienne prenait des proportions alarmantes. Avec de pareils moyens de résistance, l'Autriche ne pouvait pas considérer la partie comme perdue. D'autre part, elle fondait de légitimes espérances sur les deux grandes opérations de guerre qui tenaient en ce moment le monde entier dans l'attente, celle d'Arthur Wellesley en Espagne et celle de la grande expédition britannique en Hollande.

La cour d'Autriche espérait, non sans quelque apparence de raison, que ces deux entreprises, à leur supposer même un succès incomplet, mettraient tôt ou tard Napoléon dans une situation des plus critiques en le forçant à rétrograder, ou tout au moins à affaiblir son armée, pour venir au secours de l'empire menacé. Il était important d'attendre ce moment pour reprendre les hostilités. Jusque-là on s'y préparait avec activité en renforçant l'armée, en améliorant ses positions, en lui donnant pour point d'appui la Hongrie au lieu de la Bohème. Le temps semblait tout à l'avantage de nos adversaires, et il fallait que Napoléon, malgré l'éclat un peu artificiel qu'il avait donné à sa victoire, eût senti bien vivement l'instabilité réelle de sa situation et l'épuisement de son armée, pour consentir à leur laisser un répit, au lieu d'achever leur défaite selon sa constante méthode. Ainsi, d'un côté comme de l'autre, par des motifs différents, mais également plausibles, sous prétexte de négocier, on se détermina, avant d'en venir aux résolutions définitives, à attendre que l'issue de la, partie engagée dans la vallée du Tage et de celle qui était à la veille de se jouer sur les rivages de la Hollande eût imprimé aux événements une tournure décidée.

Tout était redevenu incertain, précaire et chancelant en Espagne, depuis que Napoléon avait quitté ce pays à la fin de janvier 1809, pour aller faire ses préparatifs de guerre contre l'Autriche. Sa courte et brillante campagne contre l'insurrection espagnole avait eu elle-même plus d'éclat que de résultats solides. Grâce à la valeur de ses vieilles légions d'Austerlitz et d'Iéna, à la supériorité numérique de ses soldats, dont l'effectif fut porté un instant jusqu'à quatre cent mille hommes, à la concentration momentanée de nos ressources sur des espaces assez restreints, à l'unité que sa présence seule pouvait imprimer aux opérations, il avait facilement dissipé des armées sans discipline et sans organisation. Mais il ne les avait nullement détruites ; il ne s'était définitivement établi nulle part, et la diversion efficace, quoique désespérée, de sir John Moore dans le nord de la Péninsule, lui avait fait manquer le coup de théâtre sur lequel il comptait le plus pour impressionner les imaginations et intimider ses ennemis. Ce grand effet manqué, c'était le démenti que l'événement avait donné à son orgueilleuse promesse de « planter ses aigles victorieuses sur les remparts de Lisbonne. »

Être revenu en France sans avoir accompli cette promesse, sans avoir tenu un engagement pris à la face de l'Europe, c'était pour lui un échec relatif. Mais il y avait là plus qu'une blessure d'orgueil. La conquête du Portugal n'était pas seulement un moyen d'agir sur l'opinion et de saisir puissamment les esprits, elle était une véritable nécessité stratégique. Tant que le Portugal n'était pas soumis, tant que la révolte se maintenait dans un pays qui confinait, sur une étendue de cent cinquante lieues, avec les provinces les plus essentielles de la monarchie espagnole, l'Andalousie, l'Estrémadure, le royaume de Léon, la Galice, notre domination dans la Péninsule n'était qu'un mot. Aussi le premier soin de Napoléon avant de partir pour Paris fut-il d'élaborer un plan très-complet pour la conquête qu'il n'avait pu réaliser lui-même. Il en confia l'exécution au maréchal Soult, un de ses plus habiles lieutenants.

D'après ce plan, dicté à Valladolid, en date du 1er janvier 1809, le maréchal Soult, que nous avons laissé avec Ney devant la Corogne, où venait de s'effectuer la retraite des Anglais, devait, après avoir enlevé cette place, marcher avec quatre divisions sur Oporto, puis sur Lisbonne, par la route la plus directe, c'est-à-dire par celle de Tuy et de Braga. Ses communications seraient couvertes par le corps de Ney, qui continuait à occuper la Galice. Suivant les calculs de l'empereur, Soult pouvait être à Oporto le 5 février et à Lisbonne le 15. Au moment où il commencerait à menacer cette capitale, le corps d'armée du maréchal Victor, qui était encore cantonné dans la vallée du Tage, passerait par un à-gauche dans celle de la Guadiana, et s'avancerait jusqu'à Merida, prêt à le soutenir s'il en était besoin, et, dans le cas contraire, à marcher sur l'Andalousie, dont il devait entreprendre et achever la conquête[1]. Toutes nos opérations dans la Péninsule, excepté celles de Saint-Cyr, en Catalogne, espèce de champ clos où ce général agissait à sa guise, et pouvait satisfaire pleinement ses goûts d'indépendance dans le commandement, étaient subordonnées aux succès de Soult en Portugal. Jusqu'à ce qu'il eût achevé la tâche que l'empereur lui avait confiée, tous nos autres projets pour la soumission de l'Espagne étaient ajournés. Nos autres corps d'armée devaient se borner à occuper les positions acquises. A Soult seul allaient appartenir l'initiative et l'honneur de l'offensive pendant que Joseph, avec Jourdan pour chef d'état-major, avec les divisions Sébastiani et Desselle, la réserve pour corps d'armée, garderait Madrid et la Nouvelle-Castille que Mortier et Suchet occuperaient l'Aragon, Ney la Galice, Victor nos positions avancées sur le Tage. Lapisse restait à Salamanque, Kellermann à Valladolid, Bonnet en Biscaye. Une foule d'autres détachements gardaient nos communications de Madrid aux Pyrénées.

Selon les évaluations les moins incertaines, tous ces corps épars présentaient encore une masse d'au moins trois cent mille soldats, malgré les emprunts que Napoléon avait dû leur faire pour l'armée destinée à opérer sur le Danube. Mais l'écart, toujours considérable, qui existe entre l'effectif nominal et l'effectif réel d'une armée, prenait en Espagne des proportions inconnues partout ailleurs, et c'est là un des traits qui caractérisent le mieux cette triste guerre. Le chiffre des non-valeurs, c'est-à-dire des non-combattants, des malades, des traînards ou déclassés, des hommes employés aux services des transports, des communications, détachements, etc., qui ne s'élevait d'ordinaire en moyenne qu'au sixième du nombre total, montait en Espagne â près de la moitié de l'effectif. Ainsi Soult, qui était censé avoir sous ses ordres quarante-sept mille hommes, n'avait en réalité que vingt-cinq mille combattants ; Ney n'en possédait que dix-sept mille au lieu de trente-cinq. L'esprit de ces troupes n'était d'ailleurs plus ce qu'il avait été. Obligées de piller sans merci pour vivre, réduites à se protéger par d'effroyables représailles contre une guerre de surprises et d'embuscades, elles étaient en outre démoralisées par les rivalités, les jalousies, les défiances trop visibles qui en l'absence de Napoléon divisaient et déconsidéraient le commandement. Elles se plaignaient d'être sacrifiées à une entreprise ingrate, pleine de dangers sans gloire, et dans laquelle leur dévouement, perdu loin des regards du maître, n'obtiendrait aucune des récompenses réservées à leurs compagnons plus heureux.

Ces dernières plaintes n'étaient pas seulement celles de l'armée, mais celles de tous les fonctionnaires et employés du nouveau royaume, à commencer par le plus haut d'entre eux, le roi Joseph. La dure loi que Napoléon avait imposée à ses troupes de vivre sur le pays conquis, de ne rien attendre de la France, elle pesait encore plus inexorablement sur les fonctionnaires civils, car ils étaient tenus à plus de ménagements et obligés de garder quelques apparences de légalité. Pas plus que l'armée, ils ne pouvaient espérer ni paye ni récompenses dans ce lieu d'exil[2] ; ils étaient réduits pour vivre aux plus misérables expédients. Cette nécessité était d'autant plus cruelle pour le roi Joseph en particulier, qu'il était plus que jamais attaché à sa chimère favorite qui consistait à gagner les Espagnols par la douceur. Dès le lendemain du départ de Napoléon pour Paris, on voit le pauvre roi poursuivre son frère de ses lamentations, afin d'obtenir de lui quelques secours qui lui permettent de soulager ses sujets, de payer ses employés, de renoncer au moins partiellement à un système de spoliation : « Je n'ai pas un sou à donner à personne.... Je vois encore ma garde avec le premier frac que je lui ai donné il y a quatre ans.... Tous mes serviteurs sont encore logés par billets de logement..., Sans contributions, sans capitaux, sans argent, que puis-je faire ?[3] Tous les Espagnols seraient à mes pieds s'ils savaient ce qui est dans mon cœur[4]. » Napoléon, pour se procurer de promptes ressources, avait confisqué les biens des dix familles les plus opulentes du royaume ; mais il s'était réservé à lui-même la disposition des biens confisqués. Joseph, sous le coup de ses pressants besoins d'argent, avait été amené à étendre le séquestre sur plus du double de ce nombre, car la pente est glissante, et, suivant l'observation d'un moraliste de ce temps-là si l'on commence d'abord par confisquer pour punir, on finit toujours par punir pour confisquer. Fréville, l'administrateur préposé à la garde des biens séquestrés par Napoléon, se crut autorisé â mettre également la main sur les propriétés saisies par Joseph. De là des scènes déplorables qui n'étaient pas faites pour relever aux yeux de la nation espagnole le gouvernement chargé de la régénérer : « M. de Fréville s'est permis d'envoyer de nuit enlever les clefs des maisons séquestrées par moi ; il a donné l'ordre aux intendants des émigrés de ne point obéir à mes agents. C'est aujourd'hui la fable de la ville. Je viens d'ordonner à M. de Fréville, qui me paraît fou, de remettre les clefs des maisons à l'administration des domaines.... M. de Fréville ne reconnaît pas mon autorité ; il est malade, sans doute[5]... »

Le produit de ces confiscations, la vente des laines saisies dans certaines villes, les recettes de l'octroi de Madrid, la fonte de ce que Joseph appelait naïvement son argenterie, c'est-à-dire de ces chefs-d'œuvre d'orfèvrerie qui faisaient partie de l'apanage héréditaire des rois d'Espagne, telles étaient les seules ressources sur lesquelles le Trésor pût compter. Et le seul moyen que Joseph possédât d'influencer son frère était d'offrir sans cesse une démission qu'il ne donnait jamais. Au fond, Joseph aimait le pouvoir, moins il est vrai pour le pouvoir lui-même que pour les satisfactions de vanité qu'on y trouve, et si ses menaces d'abdication, de retraite à Mortfontaine n'étaient pas toujours une feinte, il ne tardait jamais à s'en repentir, et trompait invariablement ceux de ses amis qui pour se tirer eux-mêmes d'embarras avaient la simplicité de compter sur l'énergie de ses résolutions[6]. Aussi ses plaintes restaient-elles sans effet ; et cet avocat de la douceur était toujours forcé en définitive de se faire le ministre d'une politique sans pitié. L'opposition absolue qui existait entre ses vues et celles de Napoléon sur le système à suivre à l'égard de l'Espagne n'en était pas moins une cause permanente d'affaiblissement, car si la politique de la clémence était au fond une utopie aussi vaine que celle de la rigueur, du moins fallait-il savoir choisir l'une ou l'autre, et le pire de tous les systèmes était de n'en avoir aucun. Grâce à ces perpétuelles fluctuations, la clémence ne paraissait plus être que de la faiblesse ; la rigueur ressemblait à de la cruauté.

Ce regrettable dissentiment au sujet de la politique générale se compliquait d'une dissidence bien autrement grave en ce qui touchait la conduite des opérations militaires. D'après toutes les déclarations officielles, Joseph était censé garder la haute direction de la guerre sous la surveillance de Napoléon. C'était là un système fâcheux, condamné par la triste expérience de Baylen, et Joseph était d'ailleurs bien loin d'être à la hauteur d'une pareille lieutenance ; mais avec les avis du maréchal Jourdan, conseiller éclairé, judicieux, plein d'expérience et de sagesse, de Dessolle, l'ancien chef d'état-major de Moreau, excellent officier que Joseph s'était fait honneur de tirer de sa longue disgrâce, on pouvait remédier au moins à quelques-uns des inconvénients de cette direction lointaine. Malheureusement Napoléon n'entendait nullement s'en tenir là Il n'avait, avec raison, aucune confiance dans les talents militaires de Joseph, mais il affectait de mépriser ceux du maréchal Jourdan, ce qui était fort injuste. Il obéissait en cela tout à la fois à un sentiment de rancune contre l'honorable attachement que ce général avait gardé pour ses vieilles opinions républicaines, et à l'antipathie violente que lui inspiraient tous ceux dont le calme jugement n'était point ébloui par les grandeurs du nouveau régime. Une haine aveugle lui était moins odieuse qu'une opposition discrète et 'raisonnée, car il savait que les esprits passionnés se portent facilement d'un extrême à l'autre, tandis Glue les caractères réfléchis gardent leur consistance dans le blâme comme dans la louange. Ce qui lui était insupportable, c'était de se sentir jugé. Il n'avait donc laissé à Joseph et à Jourdan qu'une autorité purement nominale, pour conserver un reste de prestige à cette faible royauté. Tous les chefs de corps devaient correspondre directement avec son ministre Clarke, qui seul avait qualité pour leur donner des ordres. Ils se conformaient d'autant plus fidèlement à cette consigne qu'elle favorisait leurs goûts d'indépendance et souriait à leur vanité.

De là des conflits sans nombre entre ces maréchaux désireux d'agir seuls, fiers de cette récente émancipation, jaloux à l'excès de leurs prérogatives, et la cour de Madrid qui s'obstinait à ne pas comprendre que sa suprématie militaire n'était qu'une simple formule d'étiquette, ou tout au plus un rôle consultatif, une affaire d'enregistrement. Ainsi les chefs de corps devaient attendre de Paris des instructions qui, pour leur parvenir, mettaient au moins quinze jours, souvent jusqu'à deux mois. Ces instructions, il fallait ensuite les défendre contre Joseph et ses conseillers, ou tout au moins tâcher de les mettre d'accord avec les ordres vénus de Madrid, car on était tenu malgré tout à garder quelques ménagements envers le frère de l'empereur. Il est inutile d'insister sur les contradictions, les impossibilités qui étaient inhérentes à un pareil état de choses ; mais ce qui parait incroyable, c'est que celui qui en était l'auteur principal, qui maintenait ce fatal système malgré les représentations de tous les esprits sensés, se plaignait dans ses lettres à Joseph, de ce que les affaires d'Espagne manquaient « d'une impulsion centrale et instantanée ! »

Comment cette impulsion si nécessaire eût-elle été centrale, lorsque chaque maréchal se considérait comme un chef indépendant, agissant sous sa seule responsabilité, ou recevait des ordres tardifs, contradictoires, émanés les uns de Paris, les autres de Madrid ? Comment eût-elle été instantanée, lorsque ces ordres, d'une transmission si lente et si incertaine, ne lui arrivaient qu'après des événements qui les avaient rendus absolument inapplicables à une situation profondément modifiée ? Comme Joseph le disait avec beaucoup de sens, les instructions de Napoléon n'auraient dû être « que des directions générales qui pussent être modifiées selon les changements survenus dans les affaires d'Espagne depuis que ces instructions avaient été tracées à Paris, » et il eût fallu les adresser « au maréchal Jourdan seul, afin que l'armée sût que l'action était imprimée du quartier général d'Espagne[7]. » A cette condition seulement, l'impulsion pouvait être centrale et instantanée, ce qui était, en effet, d'une telle nécessité que le commandement le plus incapable exercé à portée des événements eût été mille fois préférable à cette direction lointaine, et incohérente.

A ces causes d'insuccès encore latentes, mais qui allaient éclater avec une force inexorable aussitôt que nos armées entreraient en action, se joignaient les incurables illusions de Napoléon et de Joseph lui-même au sujet de la facilité de l'entreprise. On voit par exemple, au début même de cette campagne, Napoléon faire écrire à Ney par Berthier « que s'il ne peut pas occuper ses bataillons pour empêcher les Anglais de communiquer avec la terre, il doit en charger les habitants du pays ![8] » C'était la continuation de l'erreur obstinée qui, un peu auparavant, lui avait fait imaginer la création d'une garde nationale en Catalogne dans le but d'y réprimer l'insurrection. Vers la même époque, Joseph écrit à son frère que la Romana a le plus grand désir de faire sa soumission, et n'est retenu que par la crainte « de ne pas obtenir son pardon ![9] » Ces traits qui sont loin d'être uniques, cet optimisme qui semble puéril lorsqu'on connaît la situation où nous nous trouvions alors, montrent à quelle distance prodigieuse de la réalité des événements vivaient ces deux esprits.

Ces graves mécomptes devaient se retrouver fatalement dans la conduite des opérations militaires. Le maréchal Soult, qui selon les instructions impériales, du 1" janvier, pouvait être à Oporto le 5 février et à Lisbonne le 15 février, parut à cette dernière date seulement sur le Minho, fleuve qui sert de frontière entre la Galice et le Portugal. Son armée, réduite à vingt-cinq ou vingt-six mille hommes d'effectif réel, avait été réorganisée à Saint-Jacques de Compostelle ; mais elle était encore mal remise des fatigues et des privations qu'elle avait endurées à la poursuite de Moore. Malgré ce retard forcé, notre entrée en Portugal se présentait encore dans les conditions les plus favorables qu'il fût possible de désirer. Grâce au retour de l'armée de Moore en Angleterre, nous n'avions plus à combattre que les obstacles résultant de la difficulté des chemins en hiver, les bandes dispersées de la Romana, qui se contentaient de harceler notre gauche du côté de Ribadavia, enfin les forces insurrectionnelles portugaises qui semblaient bien peu redoutables à des troupes éprouvées. Il restait bien à Lisbonne un corps anglais, que Moore y avait laissé sous le commandement de sir John Cradock, mais ce détachement, d'ailleurs peu important, ne pouvait quitter cette capitale, ayant à la protéger contre toute attaque dirigée par la vallée du Tage.

Pénétré de la nécessité de profiter de ces circonstances pour surprendre et déconcerter nos ennemis par une marche rapide, Soult ouvrit la campagne en se présentant sur le Minho. Malheureusement ce fleuve était démesurément grossi par les pluies d'hiver ; tous les moyens de passage avaient été détruits, et la tentative que firent nos troupes à Campo Sancos, près de son embouchure, échoua non sans nous occasionner une perte assez sensible. Au lieu de perdre un temps précieux par une lutte intempestive contre la nature des choses, Soult modifie immédiatement ses projets. Il laisse à Tay le plus gros de son matériel et remonte le Minho jusqu'à Orense, livrant en chemin de continuels combats d'avant-postes aux bandes de la Romana, qui lui disputent le terrain pied à pied. A Orense, il peut enfin franchir le fleuve et s'engage, après avoir refoulé mais non détruit la Romana, dans les difficiles régions du Tras os Montés, pays montagneux dont les principaux défilés débouchent dans la vallée du Douro. Le marquis de la Romana, mécontent de ses alliés portugais à la suite de quelques combats soutenus avec eux, ne dépassa guère la frontière qui sépare les deux pays ; il rentra en Espagne, et se replia sur nos derrières dans la vallée du Syl. On a reproché à Soult de l'avoir laissé s'échapper ; mais s'il eût voulu poursuivre à outrance dans un pareil pays cet adversaire insaisissable, et ne s'éloigner qu'après l'avoir détruit, on peut dire qu'il ne serait jamais entré en Portugal.

Quoi qu'il en soit, ce maréchal ne put se présenter devant Chaves, première ville portugaise qu'on rencontre sur cette frontière, que le 10 mars 1809. Les forces portugaises massées aux environs de Chaves ne montaient guère, après la retraite de la Romana, qu'à huit ou dix mille hommes. Elles étaient commandées par le général Sylveira et se composaient, comme partout, de quelques troupes régulières, de milices, enfin de paysans. C'était la première ligne de défense. Venait ensuite une seconde armée d'environ vingt-cinq mille hommes massés à Braga, sous les ordres de Bernardin Freire et d'Eben ; puis un rassemblement encore plus considérable réuni à Oporto et commandé par l'évêque de cette ville. C'étaient là à vrai dire, des multitudes plutôt que des armées ; mais ces multitudes étaient fanatisées à un point extraordinaire ; elles montraient une exaltation dont la guerre d'Espagne elle-même n'avait offert que peu d'exemples.

Comme dans toutes les circonstances où le commandement quel qu'il soit, civil, politique ou militaire, tombe sous la dépendance des passions populaires, c'étaient les résolutions les plus folles qui avaient le plus de chance d'être adoptées, pourvu qu'elles fussent colorées de quelque prétexte patriotique. Chaves n'était pas tenable, et les généraux avaient décidé qu'on ne la disputerait pas à l'ennemi, jugeant préférable de réserver leurs forces pour cette guerre de surprises et d'embuscades qui nous faisait tant de mal. Mais la populace, excitée par ses meneurs, força Sylveira à y laisser un détachement de trois mille hommes, ce qui n'aboutit qu'à une inutile destruction et à une capitulation inévitable après trois jours de résistance (13 mars). De Chaves, Soult marcha aussitôt sur Braga, où se reproduisirent les mêmes scènes avec l'accompagnement qui ne tarde jamais à s'y mêler, celui du meurtre. Bernardin Freire avait reconnu que la position de Braga n'était pas plus susceptible d'être défendue que celle de Chaves ; il avait résolu d'épargner à cette ville les horreurs d'une prise d'assaut, à la cause portugaise les conséquences d'une défaite ; il donna à ses milices l'ordre d'évacuer Braga. Elles s'ameutèrent et mirent en pièces leur général presque sous les yeux de notre avant-garde, conduite par Franceschi[10]. Peu d’heures après elles massacrèrent également son aide de camp Villaboas, et le lendemain une vingtaine de prisonniers que Soult leur avait, renvoyés avec des paroles de paix. Mais la férocité abat les courages, bien loin de les stimuler, et de pareils actes n'étaient pas faits pour donner à des troupes, ce sang-froid et cette solidité sans lesquels une armée n'est qu'une masse flottante, confuse et impuissante. Les positions que les Portugais occupaient devant Brama au Monte Adaufe, furent attaquées le 20 mars à neuf heures du matin ; elles étaient en notre pouvoir à dix heures. Les fugitifs se dispersèrent dans toutes les directions, poursuivis par nos cavaliers qui en firent un véritable carnage pour venger les cruautés commises sur leurs camarades. Les troupes régulières nous opposèrent seules quelque résistance à Ponte- Ponta et à Falperra[11].

Soult laissa à Braga la division Heudelet ; il s'efforça de rassurer les habitants, de les ramener dans la cité déserte par des mesures de clémence et d'humanité. Après avoir reposé ses troupes et mis à profit les ressources considérables que lui procurait la possession de Braga, il se remit en marche sur Oporto avec une armée déjà fort réduite par les détachements laissés à Braga, à Chaves, à Tuy, et par des combats peu redoutables en eux-mêmes, mais renouvelés chaque jour. Les scènes de confusion qu'avait présentées la ville de Braga ne donnaient qu'une faible idée de l'immense désordre qui régnaità0porto. Là c'était un évêque qui était investi du commandement suprême et qui dirigeait les opérations militaires. Toute la population s'était armée. Elle s'était employée avec une ardeur extrême, mais sans dis' cernement, à élever au-dessus d'Oporto une longue ligne de fortifications qui allait du Douro à la mer, et qui ne présentait nulle part la solidité voulue, bien qu'elle fût garnie de deux cents pièces de canon. Comme il arrive toujours en pareil cas, elle accusait de trahison ceux dont la clairvoyance lui signalait les dangers de l'entreprise, et sur la seule annonce des malheurs de Braga, elle massacra une vingtaine des citoyens les plus éclairés d'Oporto et traîna leurs cadavres dans les rues. Moins cruelle toutefois envers les étrangers qu'envers ses propres compatriotes, elle épargna le général Foy, qui s'était laissé surprendre dans une reconnaissance.

Soult arriva devant la place le 27 mars. Il la fit sommer par une lettre dans laquelle il représenta vainement à l'évêque l'inutilité de la résistance et-les désastres inévitables d'un combat de rues, dans une cité si riche et si populeuse. Le 29, il_ lança ses colonnes à l'assaut de la ville. Les manœuvres les plus élémentaires suffirent pour enlever de pareils obstacles, Il divisa son armée en trois corps les deux ailes devaient faire de fausses attaques sur les deux points extrêmes de cette ligne de défense démesurée, et le centre pénétrer dans la ville. Merle, qui avait dès la veille occupé une partie des retranchements que les Portugais avaient élevés à la gauche d'Oporto, renouvelle énergiquement son attaque et attire leurs forces de ce côté, pendant que Delaborde et Franceschi se jettent avec impétuosité sur leur droite. On voit aussitôt cette multitude, qui comptait de quarante à cinquante mille hommes, se porter tour à tour de droite à gauche dans la plus grande confusion, laissant dégarnis les ouvrages du centre. C'était l'effet prévu. Mermet s'élance avec sa colonne ; il renverse tout ce qui s'oppose à son passage et pénètre dans la ville avec une force irrésistible, marchant tout droit au pont de bateaux du Douro, seule ligne de retraite ouverte aux fuyards qu'il chasse devant lui. Là se pressait dans un désordre inouï une foule éperdue, composée de femmes, d'enfants, de soldats de toutes armes, menacée d'un côté par nos baïonnettes, exposée de l'autre au feu de l'artillerie portugaise qui tonnait de la rive opposée pour nous éloigner du pont. Bientôt les bateaux s'enfoncent sous le poids de la foule qui s'y précipite, le pont est rompu ; les fugitifs sont engloutis dans le fleuve. Désarmés par cette scène d'horreur, nos soldats s'arrêtent un instant pour venir en aide aux victimes ; puis ils rétablissent le pont à la hâte et courent enlever les positions de la rive gauche. Le combat continuait dans la ville ; mais lorsque ses défenseurs comprirent la folie d'une plus longue résistance, il était trop tard pour arrêter la fureur de nos soldats. La lutte se change en massacre. Oporto est livré au pillage, à la dévastation, à tous les excès auxquels s'abandonne une armée une fois qu'ayant perdu le respect de la discipline elle n'est plus qu'une populace militaire. L'évêque d'Oporto s'était mis dès la veille en sûreté en passant sur la rive gauche[12].

Le maréchal Soult dut s'arrêter à Oporto pour reposer ses troupes, attendre le matériel qu'il avait laissé à Tuy et rétablir, s'il se pouvait, ses communications avec la Galice. Cette ville, la plus importante du Portugal après Lisbonne, possédait d'immenses ressources de tout genre ; le Douro nous offrait contre toute attaque venue du midi une ligne de défense presque infranchissable ; on pouvait donc s'établir solidement à Oporto ; mais combien on était loin d'avoir réalisé le programme tracé par Napoléon ! On arrivait aux premiers jours d'avril, et l'on avait à peine franchi le quart de la distance qui sépare Lisbonne de la frontière de la Galice. On n'avait pas même conquis un dixième de ce royaume tant convoité, et déjà l'on était réduit, sinon à la défensive, du moins à une attitude expectante. Jusque-là pourtant, Soult avait fait tout ce que les circonstances lui avaient permis de faire, et il n'y avait aucun reproche à lui adresser. Le seul coupable, c'était l'homme dont l'orgueil s'obstinait à nier tous les obstacles qui contrariaient ses chimères. En Portugal comme en Espagne, l'insurrection se refermait partout comme une barrière vivante sur les pas de nos soldats, aussitôt qu'ils avaient achevé la sanglante trouée qui leur livrait passage. Il eût fallu sans cesse revenir en arrière pour reprendre le terrain occupé la veille. Nous avions à peine quitté Tuy, où se trouvait notre principal dépôt, que les bandes de la Romana, un instant dispersées, étaient accourues pour le bioquer. A Chaves, le mal était plus grave encore, car Sylveira, que nous y avions battu, avait immédiatement enlevé notre garnison et nos malades. Lorge et Heudelet arrivèrent à temps, il est vrai, pour dégager Tuy, mais Loison n'essaya même pas de reprendre Chaves, et dut se contenter, après quelques escarmouches, de prendre position à Baltar, sur les derniers contreforts du Tras-os-Montes.

Pendant que Soult se trouvait ainsi arrêté dans sa marche, toutes nos autres opérations en Espagne subissaient le même temps d'arrêt ; car tout s'enchaînait dans le plan de Napoléon, et les mouvements de nos armées y étaient étroitement liés au succès de l'expédition du Portugal. Cette expédition échouant, tout s'y trouvait suspendu et paralysé. Il y avait plus de deux mois qu'on n'avait à Madrid aucune nouvelle de Soult. Depuis le 24 février on ignorait absolument ce qu'il était, devenu, et l'on était obligé de suppléer aux informations qu'on n'avait pas, par des conjectures aussi vaines que contradictoires sur ses mouvements probables. Dès le 13 mars, Napoléon, supposant que ce maréchal devait être sinon maitre de Lisbonne, du moins très-près de cette capitale, pressait son frère de faire opérer à Victor la marche convenue sur Mérida et l'Andalousie, et Joseph, non moins impatient, pressait Victor d'obéir aux ordres de l'empereur[13]. Mais nos armées d'Espagne n'étaient guère plus en état de marcher en avant que celle de Portugal. Chacune d'elles était tenue en échec par une armée espagnole de force presque égale. En voulant la détruire, on était entraîné hors de son centre d'action, on s'exposait à perdre de vue son véritable objectif, qui était de soutenir Soult ; en la laissant sur ses derrières, on perdait ses communications.

Victor avait en face de lui, en Estrémadure, le vieux Gregorio de la Cuesta, général peu habile, mais très-brave et très-obstiné ; Lapisse était bloqué à Salamanque par de nombreuses bandes insurgées, dont la principale était commandée par Robert -Wilson. Ces deux coopérateurs désignés de Soult, assez occupés eux-mêmes de leurs propres embarras, montraient peu d'empressement à seconder une entreprise dont les résultats paraissaient fort problématiques. Notre armée de la Manche, qui les soutenait à distance, sous les ordres de Sébastiani, avait elle-même devant elle une autre armée espagnole, commandée par Cartoajal et appuyée sur les défilés de la Sierra-Morena. Il était devenu nécessaire toutefois de prendre une vigoureuse offensive, ne fût-ce que pour garder la liberté de nos mouvements. Vers le milieu de mars, Victor quitta Talavera pour marcher contre Cuesta. Après avoir franchi le Tage, il culbute ses avant-postes à la Mesa-d’Ibor, puis il le suit jusque dans la vallée de la Guadiana, et lui inflige, à Médellin, une défaite horriblement sanglante, le jour même où Soult entrait à Oporto (28 mars 1809). En même temps, Sébastiani rejoignait Cartoajal à Ciudad-Réal, le battait, lui enlevait son artillerie et le poursuivait jusqu'au pied de la Sierra-Morena (27 mars).

Mais ces brillants succès ne produisaient qu'un effet des plus médiocres. Au milieu même de leur victoire, nos armées voyaient leurs communications gravement menacées par un ennemi qui ne se dispersait sur un point que pour se reformer sur un autre '. Victor s'avança jusqu'à Mérida, et là également incapable de marcher sur l'Andalousie et de gagner le Portugal, enchaîné par ses instructions, qui lui interdisaient toute opération sérieuse avant l'arrivée de Soult à Lisbonne, il se renforça de la division La-pisse, qui lui était devenue indispensable, mais dont le départ de Salamanque livra à l'insurrection toute une province très-importante pour nous. Cela fait, il attendit les événements. Les historiens qui ont écrit sous l'inspiration des apologies de Soult[14] ont fait à Victor un grand sujet de reproche de cette inaction. Mais les ordres qu'il avait reçus de Napoléon étaient formels ; il ne lui appartenait pas de les modifier. S'il avait été tenté de le faire à ses risques et périls, le sort de Dupont lui disait assez ce que pouvait lui coûter une pareille initiative. On peut se demander d'ailleurs à quoi aurait abouti une marche sur Lisbonne, alors que Souk était encore à Oporto. Et si les communications de Victor avec Madrid étaient déjà difficiles à Mérida, que fussent-elles devenues s'il s'était avancé cinquante lieues plus loin, en laissant sur ses derrières une forteresse comme Badajoz, sans parler des débris de l'armée de Cuesta et des guérillas innombrables qui parcouraient le pays ?

Si Napoléon avait été en Espagne, ou s'il avait laissé à quelqu'un l'autorité nécessaire pour prendre une grande décision dans de pareilles circonstances, il est évident qu'en présence de cette incertitude prolongée au sujet de Soult, on eût tenté quelque grand effort pour le dégager et le renforcer, soit en dirigeant Ney de la Galice sur le Portugal, soit en portant sur le Douro un fort détachement du cinquième corps qui restait inactif à Logrorio sous les ordres de Mortier. Mais Mortier n'était pas plus maître de ses mouvements que ses collègues. Jourdan lui ayant demandé de s'avancer au moins jusqu'à Valladolid pour tâcher de s'y mettre en communication avec Soult et avec Ney dont on n'avait non plus aucune nouvelle depuis fort longtemps tout ce qu'il crut pouvoir faire fut de s'établir à Burgos, où sa présence n'était utile à personne.

Ney pouvait heureusement se passer de secours. Il avait réussi à se maintenir en Galice bien qu'il eût cent lieues de côtes à défendre, mais à la condition de livrer des combats incessants, de sacrifier ses communications avec notre armée de Portugal, devenues incompatibles avec la concentration qui était pour lui une nécessité d'existence, enfin de désobéir à Napoléon. L'empereur lui avait prescrit de se fortifier à Lugo comme au centre de la Galice afin de rayonner de là partout où il serait nécessaire pour soumettre cette province. Lugo était en effet le centre géographique de la Galice, mais il n'en était nullement le centre au point de vue de la population, de la richesse, de l'influence, de l'importance politique. La Corogne, qui réunissait ces conditions, était désignée par là même comme le pivot naturel de notre occupation en dépit de sa situation excentrique. Et comme le principal danger qui nous menaçait, en Galice devait être cherché non pas au centre de cette province, mais sur le littoral où nous avions sans cesse à nous défendre contre les débarquements des Anglais, on peut dire que, même au point de vue stratégique, Ney avait très-sagement, agi en préférant se fixer à la Corogne plutôt qu'à Lugo.

Le mois d'avril 1809 s'écoula tout entier dans ces pénibles incertitudes. Pendant que nous étions con- damnés à cette expectative dangereuse. qui provenait plutôt du vice de notre système d'opération que de la force de nos adversaires, un événement capital, d'une portée irréparable s'accomplissait en Portugal. Le vainqueur de Vimieiro, sir Arthur Wellesley débarquait à Lisbonne le 22 avril ; il y était reçu avec enthousiasme, et sa présence allait imprimer une vigueur et une direction toutes nouvelles à l'insurrection portugaise.

Pendant tout l'hiver de 1809 le général Cradock, fort affaibli par les envois de troupes et de matériel, qu'il avait dû faire à sir John Moore dans le cours de la campagne précédente, s'était borné à se maintenir à Lisbonne et aux environs dans quelques fortes positions défensives, négligé et presque abandonné par son gouvernement. Le cabinet britannique était alors fort occupé d'un projet qui consistait à prendre pour base des opérations de l'armée anglaise dans la péninsule Cadix, au lieu de Lisbonne. Lisbonne présentait en effet de graves inconvénients comme point d'appui d'une armée destinée à opérer soit dans la vallée du Tage, soit dans celle de la Guadiana. Une telle armée se trouvait forcément exposée à une marche sur ses derrières ou sur ses flancs de la part d'un ennemi qui occupait la Vieille Castille, le royaume de Léon, et en général les provinces du Nord. En s'appuyant sur Cadix, position inexpugnable, pour opérer dans la Manche, après avoir laissé derrière soi les défilés de la Sierra Morena, on pouvait pénétrer au cœur de l'Espagne sans avoir un seul instant prêté le flanc à une attaque imprévue, ou exposé ses communications.

Mais les défiances espagnoles, justifiées peut-être par le voisinage de Gibraltar, bien qu'on ait pu se convaincre plus tard qu'elles étaient mal fondées, avaient fait échouer ce projet. Le détachement envoyé pour occuper Cadix avait dû rentrer à Lisbonne (12 mars 1809), sans avoir réussi à se faire admettre dans la place. On revint à l'idée d'une offensive par le Portugal. On expédia plusieurs renforts successifs au général. Cradock, qui les mit à profit avec beaucoup d'intelligence et d'activité pour former et discipliner les levées de l'insurrection portugaise. Enfin, on renvoya en Portugal les officiers qu'on avait inconsidérément rappelés à la suite de la capitulation de Cintra, et on rendit son commandement au plus éminent d'entre eux, Arthur Wellesley, qui devait bientôt nous faire haïr et admirer le nom glorieux de Wellington. On l'avait non-seulement déclaré exempt de tout blâme, mais élevé à la dignité de généralissime, autorité qui lui fut décernée également par la régence portugaise, et dont personne dès lors n'était plus digne que lui dans l'armée.

Wellesley se trouvait à la tête d'une armée de vingt-cinq mille Anglais, de troupes régulières portugaises montant de quinze à vingt mille hommes, de milices insurgées d'un nombre au moins égal mais d'une qualité très-inférieure. Deux partis s'offraient à lui. Il pouvait à son choix marcher contre Soult, ou contre Victor. Dans l'un et l'autre cas, il laissait Lisbonne, sinon à découvert, du moins fort exposée. Mais Victor était à dix-huit marches de Lisbonne, il ne pouvait s'avancer sur cette capitale sans laisser derrière lui l'armée de Cuesta, alors réorganisée au nombre de trente mille hommes, les forteresses de Badajos et d'Elvas ; on avait donc le temps de le voir venir, et les moyens d'entraver sa marche. Soult pouvait au contraire franchir en quatre ou cinq jours la distance qui sépare Oporto de Lisbonne, et sans être arrêté par les mêmes obstacles[15]. C'est à Soult que Wellesley résolut en conséquence de porter le premier coup, d'après le plan qu'il conçut aussitôt qu'il eût jeté un regard sur la situation de nos armées, c'est-à-dire dès son arrivée[16]. Après avoir mis Lisbonne en état de défense, échelonné quelques corps d'observation commandés par Mackenzie, le long du Tage, sur la route que devait parcourir Victor dans l'hypothèse d'une marche vers Lisbonne, recommandé à Cuesta de se tenir sur la défensive jusqu'à ce qu'il eût lui-même battu Soult, il se dirigea sur Oporto avec une armée de vingt-cinq mille Anglo-Portugais. Le 2 mai 1809 il était à Coïmbre.

Pendant que ces préparatifs menaçants se formaient contre lui, Soult restait à Oporto, endormi en pleine sécurité, ignorant même les dangers d'une tout autre nature qui le menaçaient dans son propre camp et qu'il s'était assez maladroitement créés à lui-même. Forcé de s'arrêter à Oporto, après sa facile victoire par le nombre croissant de corps ennemis qui s'accumulaient sur ses derrières, Soult s'était décidé à achever, avant de s'avancer plus loin, la soumission du pays conquis. Il attendait là qu'il lui parvint quelque secours, sans trop savoir comment ce secours lui viendrait, puisque toutes les autres opérations étaient subordonnées à son entrée à Lisbonne. Solidement retranché dans ses fortes positions sur le Douro, il s'habitua à considérer la province d'Oporto comme une conquête définitive à organiser, ne doutant pas qu'elle ne dût tôt ou tard lui donner tout le Portugal. Il s'attacha d'abord à rassurer les habitants, à les rappeler dans les villes par des procédés humains, conciliants, par le rétablissement de l'ordre et de la discipline dans l'armée.

La classe aisée et paisible qu'avaient épouvantée tant de catastrophes, le sac d'Oporto, les exécutions militaires, les aveugles et abominables cruautés de la populace insurgée, écouta avec une joie facile à comprendre les déclarations de Soult et s'efforça, d'obtenir de lui le plus de garanties possibles. Les habitants des villes, surtout les commerçants, lui envoyèrent des députations pour lui exprimer leur reconnaissance, lui prodiguèrent les plus flatteuses démonstrations. Naturellement vaniteux, enchanté de la docilité inespérée qu'il rencontrait chez une population qui ne nous avait offert jusque-là que des témoignages de haine, ou des exemples d'un fanatisme indomptable, Soult ne tarda pas à se méprendre gravement sur la portée de ces manifestations. Où il n'y avait que lassitude du désordre, regrets d'une opulence perdue, désir de la tranquillité à tout prix, il vit des sympathies naissantes, une confiance inspirée par ses qualités personnelles, enfin la possibilité de créer en Portugal un ordre de choses stable et régulier au moyen d'une sorte de compromis entre le parti de la résignation et celui qui rêvait une indépendance absolue. Et si, comme les faits semblaient le démontrer, ce compromis était possible, pourquoi ne se réaliserait-il pas au nom et au profit de celui qui l'avait conçu et préparé ? Pourquoi Soult lui-même ne deviendrait-il pas le gage et la personnification suprême de cette réconciliation entre le grand empire et, un peuple jusque-là hostile ? N'était-ce pas rentrer dans le système tant vanté des royautés vassales ? Les services de Soult n'avaient-ils pas autant d'éclat que ceux de Murat ? Ne valaient-ils pas ces titres de hasard que l'honneur mal soutenu d'une parenté privilégiée avait créés au profit de Joseph, de Jérôme et de Louis ?

Il n'y a rien d'excessif à prêter au maréchal Soult des pensées qui seules peuvent expliquer sa conduite d'une façon plausible, et qui sont d'ailleurs en parfaite conformité avec son caractère. A des instincts faciles et humains, à une insouciance de condottiere, il joignait beaucoup de versatilité, une présomption quelque peu gasconne, un goût inné pour l'intrigue et une ambition sans profondeur, mais inquiète et remuante, dont il ne resta plus tard qu'une insatiable cupidité, qui fut comme le pis-aller de ses espérances trompées. Circonvenu, pressé par des complaisants, dont les uns n'étaient pas moins las que lui de servir un maître qui voulait garder pour lui seul le privilége de ne songer qu'à lui-même, dont les autres étaient impatients de se partager les faveurs di règne nouveau, enchanté peut-être de déguiser sous un semblant d'organisation civile et politique, l'inaction militaire à laquelle il était réduit, encouragé par un isolement qui lui permettait d'agir sans contrôle jusqu'au moment où il pourrait à son choix, invoquer un fait accompli, ou désavouer une tentative avortée, le maréchal Soult ne craignit pas de provoquer officiellement dans les provinces du 'Minho et d'Oporto, par voie d'adresse, de pétitionnement, de députations, une sorte de pronunciamiento à son profit : « Son Excellence le duc de Dalmatie serait prié de prendre les rênes du gouvernement, de représenter le souverain, de se revêtir de toutes les attributions de l'autorité suprême, en attendant que l'empereur et roi eût désigné un prince de sa maison ou de son choix pour régner en Portugal[17]. »

Par malheur, ce plan que le maréchal croyait si machiavélique, ce calcul égoïste auquel se livrait l'âme vaniteuse et légère de Soult, il n'était pas alors de petit officier de fortune qui ne le fit pour son propre compte et dans la mesure de son ambition et de ses convoitises personnelles. Lorsqu'une armée ne se bat plus pour la patrie, ni même pour un idéal de gloire et de grandeur qui peut, jusqu'à un certain point, se confondre avec des idées de justice et de civilisation, les mobiles intéressés prennent le dessus, la démoralisation commence et avec elle la décadence des institutions militaires. Que dans une pareille situation le succès vienne à faire défaut ou seulement à se montrer hésitant, le dernier ressort est brisé et les signes de cette dissolution latente apparaissent de tous côtés. La cause du mal ne datait pas d'hier elle était tout entière, on peut l'affirmer, dans la politique avide et cruelle de l'homme qui avait entrepris la guerre d'Espagne. N'y avait-il pas de sa part quelque infirmité d'esprit à imposer à ses soldats une tâche qui exigeait tant d'abnégation, de désintéressement de sacrifices, lorsqu'il n'obéissait plus lui-même qu'aux inspirations d'un égoïsme monstrueux et solitaire, à une sorte de monomanie furieuse, d'orgueil et d'ambition ? Comment leur demander de telles vertus, lorsqu'on se montrait soi-même livré aux plus vulgaires entraînements ? Sur les mobiles de la plupart des guerres qui avaient précédé celle-ci, on avait pu jusqu'à un certain point faire illusion au public en les déguisant sous les noms spécieux de liberté, de révolution ; d'indépendance, mais ici on n'avait plus pris la peine de tromper personne. Dans cette abominable guerre d'Espagne, tout, depuis le premier jusqu'au dernier jour, n'avait été que rapacité, fourberie, violence et délire.

Tant que la conquête avait paru facile et qu'on en avait espéré honneur et profits, on avait pris son parti d'une complicité fâcheuse mais forcée, car on excuse volontiers un crime dont on partage les bénéfices. Mais depuis que les choses tournaient mal, depuis que pour toute compensation de tant de souffrances, on n'avait en perspective qu'une lutte sans fin, des représailles sans merci, les plaintes d'un maître toujours mécontent et au bout de tout cela une mort obscure au fond de quelque coupe-gorge, l'ardeur s'était refroidie, la réflexion était venue, puis le doute, le découragement, les murmures.

La plupart des officiers de cette armée avaient commencé leur carrière à une époque qui n'était pas encore déshéritée de toute indépendance et de toute fierté civique, où un seul homme n'était pas tout en France, où l'on pouvait croire qu'en faisant la guerre on se sacrifiait à autre chose qu'à un caprice. Déjà aigris et mécontents, lorsqu'ils virent leur chef dévoiler peu à peu des vues intéressées au lieu de leur donner l'exemple de l'abnégation qu'il exigeait d'eux, ils s'abandonnèrent de leur côté à tous les rêves qui flattaient leur lassitude, les uns encourageant Soult à saisir hardiment cette couronne vers laquelle il tendait une main à la fois timide et impatiente, les autres s'efforçant de propager dans l'armée une sourde conspiration qui devait s'attaquer à Napoléon lui-même. Un troisième parti qui avait à sa tête les généraux Loison et Delaborde, et qui tenait avant tout à maintenir intact l'honneur du drapeau, épiait d'un œil sévère les démarches de Soult, et n'attendait que son acceptation de la couronne pour se saisir de sa personne et ramoner l'armée en France. Un des conjurés nommé d'Argenton, officier très-brave, mais esprit plus aventureux que sensé, conçut la folle et criminelle idée de faire entrer dans celte conspiration l'armée anglaise elle-même et Wellesley son chef. D'après les plans fort incohérents que d'Argenton exposa au général anglais dans trois entrevues successives qu'il eut avec lui à Lisbonne puis à Coïmbre, Wellesley devait d'abord encourager sous main les villes portugaises à se prononcer en faveur de la nouvelle royauté. Soult une fois proclamé roi, on devait selon l'occurrence ou bien soulever l'armée contre lui et s'emparer de sa personne, ou se servir de lui pour entraîner les autres armées qui occupaient la Péninsule à marcher contre Napoléon[18]. Dans le cas où ce projet ne s'accorderait pas avec les vœux de Wellesley, d'Argenton allait jusqu'à lui suggérer Un plan d'attaque pour faire l'armée française prisonnière.

On voit que le rêve des officiers restés fidèles à Napoléon, comme celui des officiers qui conspiraient contre lui, était le retour en France. Ce sentiment était ce qu'il y avait de plus réel dans les divisions de l'armée, il répondait à ses secrètes anxiétés à la lassitude provoquée par ces guerres sans fin et sans but, à l'évidence de nos périls. Ces dispositions étaient, dans toutes les éventualités, trop favorables aux desseins du général anglais pour qu'il négligeât une occasion de les entretenir. Il encouragea vivement d'Argenton, lui accorda les passeports qu'il demandait pour aller continuer ses intrigues en France, mais jugeant l'homme et la situation avec son ferme bon sens, il refusa d'exciter les Portugais à offrir la couronne à Soult parce que cette démarche aurait, disait-il, pour effet de lui faire perdre leur confiance. Il évita d'ailleurs avec soin de laisser voir à d'Argenton les mouvements, le nombre et la composition de ses troupes. En définitive tout en se tenant prêt à profiter des projets des conjurés, il ne s'engagea à rien envers eux ; Il prévit même dès la première entrevue avec une remarquable perspicacité que, selon toute apparence, cette conspiration resterait à l'état de rêve et s'en irait en fumée. Le seul résultat qu'on en pouvait raisonnablement espérer était selon lui de forcer Soult à évacuer le nord du Portugal, ce qui du reste répondait au but qu'il se proposait d'atteindre[19].

Ce fui vraisemblablement grâce aux coupables intrigues de d'Argenton que Soult fut averti à temps de l'attaque imminente dont le menaçait Wellesley. D'Argenton ayant avoué le complot au général Lefebvre, dont il avait été l'aide de camp, dans le double but de le mettre en garde contre le danger auquel il était exposé sur la rive gauche du Douro, et de l'entraîner dans la conspiration, Lefebvre s'empressa de tout révéler au maréchal qui fit aussitôt arrêter d'Argenton et ses principaux complices. On sait que c'est le 8 mai que Soult fut prévenu des projets de Wellesley, l'arrestation était du 9 au matin[20] ; la dénonciation était fort probablement de la veille ; il est difficile de ne pas admettre la connexité qui lie ces deux faits. Brusquement réveillé au milieu de ses rêves de royauté, Soult comprit qu'il ne lui restait qu'un seul parti à prendre, celui de décamper au plus vite. Mais soit qu'il lui coutât trop de renoncer en un instant à ce rôle glorieux pour se résigner à celui de général fugitif, soit qu'il ne connût pas toute l'étendue du danger, il ne sut pas exécuter à temps sa détermination. Il eut toutefois le mérite de ne pas se montrer plus sévère envers les autres qu'il ne l'était pour lui-même. Faiblement surveillé, d'Argenton put s'échapper à quelques jours de là et s'il fut plus tard repris, jugé et fusillé, il ne put en accuser que sa propre imprudence.

Le plan de Wellesley était très-habilement conçu pour surprendre notre armée, malgré la force de ses positions. Mettant à profit la présence du corps insurgé dé Sylveira à Amarante et à Chaves, sur nos derrières, pour nous fermer la vallée de la Tamega, il résolut de porter sur notre gauche vers Lamego et Villaréal, Beresford avec un fort détachement pour nous fermer également celle du Douro. A ce moment lui-même nous attaquerait de front avec le plus gros de ses forces en marchant de Coïmbre sur Oporto par la route la plus directe. Soult se voyant ainsi interdire l'accès de ces deux vallées, les seules issues du Tras os Montes, serait forcé d'effectuer sa retraite vers le Nord par le chemin le plus long, c'est-à-dire par la route de Braga. Wellesley se proposait de l'y pousser si vivement que le passage du Minho lui deviendrait très-difficile[21] sinon impossible. Dans tous les cas, Soult serait rejeté au fond de la Galice et hors d'état d'apporter à Victor une coopération quelconque lorsque Wellesley se retournerait contre lui.

Le 8 mai, Beresford était à Vizeu, et le surlendemain à Lamego où nous ne soupçonnions en rien sa présence. Ce même jour, 10 mai, le petit corps d'observation que nous avions sur la rive gauche du Douro, sous les ordres du général Franceschi, aux environs d'Albergaria-Nova, était assailli et presque enveloppé par l'armée que dirigeait Wellesley en personne. Sans le retard que subit la cavalerie anglaise égarée par ses guides, retard qui condamna à l'immobilité un détachement envoyé par le lac d'Ovar pour nous couper la retraite, Franceschi se serait trouvé dans une positiOn désespérée. Il réussit à se dégager à force de bravoure et de sang-froid et se replia sur Oporto[22], que nos troupes regagnèrent dans la nuit du 11 au 12 mai.

Le maréchal Soult avait donné les premiers ordres pour assurer la retraite de l'armée par la vallée de la Tamega ; mais plein de confiance dans la force de sa position à Oporto, il ne se pressait nullement d'évacuer cette ville. Depuis le 2 mai, et avant de penser encore à cette pénible nécessité, il avait fait reprendre Amarante par le général Loison qui en. avait chassé les bandes de Sylveira, et c'est sur Amarante qu'il dirigeait maintenant tous nos corps détachés qui occupaient la province d'Oporto, principalement celui de Lorges, ramené de la Lima sur la Umega. Amarante était en effet la clef de la vallée de la Tarnega, mais nous ne pouvions garder ce point si essentiel à notre sécurité qu'en surveillant avec une extrême attention le cours du Douro, de Mezanifrio à Villa-réal, et en général jusqu'à la mer, car ce fleuve opposait, à toute attaque venue du sud une barrière absolument infranchissable, pour peu qu'elle fût défendue. Protégée par ce formidable obstacle, notre armée pourrait se retirer aisément par Chaves et Bragance sur Salamanque ; et là bien que réduite à la défensive, elle continuerait à menacer les flancs de l'armée anglaise ; elle pourrait à volonté, selon les mouvements de Wellesley, se porter au secours de Ney en Galice, ou de Victor sur le Tage.

Ce plan était sans cloute le meilleur parti qu'on pût tirer de la nécessité cruelle et humiliante d'évacuer le Portugal. Il était aussi très-réalisable à la condition qu'on n'oubliât pas qu'on avait affaire, non plus aux levées tumultueuses et indisciplinées de l'insurrection, mais à un ennemi aussi habile qu'actif et entreprenant. Il semble que Soult, averti des dangers qui le menaçaient dans son propre camp, par les révélations de d'Argenton, de la marche et des intentions de l'ennemi par la retraite. de Franceschi, aurait dû redoubler de vigilance et de célérité. Mais loin de prendre la prompte décision que réclamaient les circonstances, il se détermina à passer encore à Oporto la journée du 12 mai. La seule précaution qu'il prit, fut de faire retirer sur la rive droite du Douro les embarcations qui se trouvaient dans le voisinage immédiat d'Oporto, Il était si convaincu que le passage du fleuve était impossible, qu'il avait donné l'ordre de ne pas répondre au feu des tirailleurs anglais qui garnissaient la rive opposée[23]. Et, chose plus extraordinaire encore, avisé dès six heures du matin du projet de surprise que méditait Wellesley, il prit à peine le soin de faire vérifier le fait et se borna à un examen superficiel et insuffisant[24].

Wellesley occupait déjà les faubourgs de la rive gauche, dissimulant ses troupes derrière les hauteurs de la Sarea, petite montagne du haut de laquelle il découvrait nos positions et nos mouvements sans être aperçu lui-même. Témoin de la négligence extraordinaire avec laquelle nous gardions les abords du fleuve, il se résout sur-le-champ à tenter un passage de vive force, malgré l'obstacle en apparence invincible que lui oppose un courant de cent cinquante toises de large, et la présence de toute une armée sur l'autre rive. En face de la Sarea, au-delà du Douro, se trouvait un édifice non terminé, mais formant un enclos très-solide, appelé le Séminaire. C'est le point qu'il choisit pour le débarquement de ses troupes. A l'aide d'un petit bateau dérobé à nos recherches, un de ses officiers lui ramène trois des embarcations que les Français ont retirées sur la rive droite. La première passe d'abord avec vingt-cinq hommes qui se lancent hardiment au milieu de notre armée, et prennent possession du Séminaire sans avoir été aperçus. Les deux autres viennent ensuite également chargées de soldats. Au moment où la troisième touche terre, l'alarme est donnée par une de nos sentinelles ; la rive retentit aussitôt de cris et de coups de feu. Mais l'enclos du Séminaire a été transformé en une véritable forteresse ; on nous y accueille par une fusillade meurtrière. Y1 était alors dix heures du matin, heure invraisemblable, inouïe pour une pareille surprise, si l'ennemi n'avait eu affaire à la légèreté française. Pendant ce temps les hauteurs de la Sarea avaient été couvertes de pièces d'artillerie qui balayaient tous les abords du Séminaire. Un détachement envoyé dès le matin à Avintas, où nous n'avions pris aucune précaution pour empêcher le passage du fleuve, y franchissait le Douro sous la conduite de Murray, et marchait au secours des défenseurs de cette citadelle improvisée. Bientôt Sherbrooke le passa à son tour à Villanova. Vainement les généraux Delaborde, Foy, Mermet s'efforcent tour à tour d'enlever l'enclos du Séminaire et de refouler les troupes anglaises qui inondent les rues d'Oporto ; les deux premiers sont grièvement blessés ; nos soldats font bonne contenance mais ils sont forcés de renoncer à déloger l'ennemi de ses positions. L'armée française évacue précipitamment Oporto en confiant ses blessés à la générosité de Wellesley.

Convaincu' qu'Amarante était toujours au pouvoir du général Loison, Soult avait dirigé la retraite sur cette ville par Baltar et Peñafiel. En approchant de cette dernière localité, vers une heure du matin, le maréchal reçut une nouvelle aussi inattendue que terrifiante Loison avait évacué Amarante et l'ennemi en avait pris possession dès le matin. La retraite de l'armée était coupée, et Soult se trouvait dans une position qui rappelait trait pour trait celle de Dupont à Baylen. Aux environs d'Amarante, et jusqu'à Villaréal, se trouvaient concentrés les corps de Beresford et de Sylveira. Ces généraux, après avoir, l'un franchi le Douro, l'autre descendu la vallée de la Tamega, avaient forcé Loison à se replier sur Guimaraens ; ils interceptaient l'accès de cette ville et la route de Chaves. Si on les attaquait pour s'ouvrir un passage de vive force, il était plus que probable que Wellesley aurait le temps d'accourir à leur se cours ; si au contraire on rétrogradait pour aller reprendre la route de Braga, il fallait revenir jusqu'à Oporto, dont le chemin était occupé par le corps de Murray, puis défiler sous le feu de toute l'armée anglaise en lui prêtant le flanc.

Ainsi, devant et derrière nous s'offrait un ennemi redoutable, enhardi par le succès ; à droite le Douro, la Tamega présentaient un obstacle insurmontable ; à gauche se dressait la chaîne escarpée de la sierra de Cathalina. Dans ce péril imminent, Soult, jusque-là si faible et si médiocre, retrouva les qualités qui avaient fait de lui un des meilleurs lieutenants de Napoléon. Informé par un colporteur qu'un sentier presque impraticable conduit de Peñafiel à Guimaraëns, sur les pentes abruptes de la sierra de Cathalina, il prend aussitôt son parti, sacrifie sans hésiter ses bagages, ses munitions, son artillerie et jusqu'au trésor de l'armée, puis il gravit les flancs de la montagne et va rejoindre à Guimaraëns les divisions de Loison et de Lorges.

Une fois arrivés là nous avions de nouveau le choix entre la route de Braga à gauche et celle de Bragance par Chaves à droite. Mais il était plus que probable que Wellesley nous avait devancés à Braga, et Chaves était depuis longtemps au pouvoir de l'ennemi. Soult se décida en conséquence pour un chemin intermédiaire, mais très-difficile, qui devait nous conduire à Orense par Salamonde, Ruivaëns et Montalègre. On imposa donc aux divisions Lorge et Loison le même sacrifice qu'au reste de l'armée ; on détruisit les bagages et les munitions, on abandonna les canons, et nos troupes ainsi allégées s'engagèrent dans le défilé de ces régions montagneuses, par un temps affreux qui changeait chaque ruisseau en torrent, soutenant des combats continuels contre les paysans insurgés ou les avant-gardes anglaises, et marquant chacun de leurs pas par les morts qu'elles laissaient derrière elles. Deux fois l'armée faillit être arrêtée et se vit sur le point de succomber devant des obstacles misérables. Au passage du Cavado, puis au Miserella, son salut fut à la merci des insurgés qui gardaient les ponts ; elle ne se tira de ce mauvais pas que grâce à une sorte de miracle d'intrépidité. Deux fois elle fut sauvée, contre toute espérance, par l'héroïsme du major Dulong. Enfin, après des souffrances sans nom, elle arriva à Orense, le 18 mai 1809, épuisée de fatigue, les vêtements en lambeaux, sans chaussures, sans bagages, sans munitions, sans artillerie. Il y avait deux mois et demi qu'elle avait traversé cette ville en triomphe pour faire son entrée en Portugal. Elle y revenait battue, après avoir perdu un royaume et six mille hommes de son effectif, les uns abandonnés dans les hôpitaux, les autres tombés dans le combat ou égorgés le long du chemin dans les embuscades.

Wellesley avait atteint son but. S'il n'avait pas entièrement détruit Soult, comme il avait pu s'en flatter un instant, il l'avait forcé d'évacuer le Portugal, il l'avait rejeté sur la Galice bien loin de la ligne d'opération que Soult s'était proposé d'occuper sur les flancs de l'armée anglaise, enfin il avait mis, selon sa propre expression, ce corps d'armée dans cc un tel état de mutilation, » qu'il ne pouvait plus rien entreprendre pour quelque temps. Si le général anglais ne nous avait pas fait plus de mal encore pendant notre retraite, c'est que selon la juste observation contenue dans une de ses lettres à Castlereagh, des troupes qui avaient conservé leur artillerie et leur équipement, ne pouvaient pas suivre les mêmes chemins que des troupes qui avaient jeté tout cela pour fuir plus vite. Toutes ses opérations depuis l'ouverture de cette courte et brillante campagne, si funeste pour nous, avaient été conduites avec une extrême hardiesse, en même temps qu'avec une prudence consommée. La surprise d'Oporto, où l'on vit une armée française et l'un des plus habiles élèves de Bonaparte forcés et battus dans des positions inexpugnables, attestait à elle seule un -véritable génie militaire. Lorsqu'en présence de ces combinaisons si prévoyantes, dans lesquelles rien n'est jamais laissé au hasard, de ces ordres inspirés par un mélange si frappant d'audace et de calcul, on lit nos doléances stéréotypées depuis lors, et reproduites même par Jomini, sur le « bonheur de Wellington », on ne peut s'empêcher de sourire de tant de naïveté dans le parti pris. Malheureusement pour nous, la continuité de ce bonheur ne devait pas être moins surprenante que son éclat, car il ne se démentit pas une fois, au milieu des situations les plus difficiles, de Vimieiro à Waterloo ; et l'on en trouverait à peine un autre exemple dans l'histoire. Mais pour quiconque eût pu suivre et observer de près le général encore peu connu qui, à cette extrémité de l'Europe et si loin du théâtre où se fixaient- tous les regards, venait d'infliger à Napoléon deux des échecs les plus sensibles qu'il eût jamais éprouvés, pour qui eût pu voir à l'œuvre tant de qualités éminentes, son jugement si sûr, sa volonté froide et indomptable, son empire sur lui-même et sur les autres, son dédain pour tout charlatanisme, sa répugnance pour toute opération aventurée, dut-elle profiter à sa gloire personnelle, sa stratégie un peu méthodique et expectante, mais appropriée à la faiblesse de ses ressources, qui faisait de la défensive un art terrible, son habileté à ne recevoir que les batailles dans lesquelles il avait mis toutes les chances de son côté, sa sollicitude envers les siens, sa scrupuleuse probité envers ses adversaires, pour celui-là dis-je, il n'y avait dès lors plus à s'y tromper : il nous était né un ennemi formidable, et l'Angleterre, qui pleurait encore Nelson et Pitt, avait retrouvé un homme.

 

 

 



[1] Berthier à Soult, 1er janvier 1809.

[2] Miot de Melito.

[3] Correspondance du roi Joseph, 19 février 1809.

[4] Correspondance du roi Joseph, 7 mars 1809.

[5] Correspondance du roi Joseph, 19 mars 1809.

[6] Miot de Melito, Rœderer.

[7] Correspondance du roi Joseph. Joseph à Napoléon, 19 avril 1809.

[8] Berthier à Ney, 18 février 1809.

[9] Joseph à Napoléon, 28 mars 1809.

[10] Rapport du général Eben à sir John Cradock.

[11] Mémoires sur les opérations militaires en Galice et en Portugal par Lenoble. Histoire de la guerre de la Péninsule, Napier.

[12] D'après un témoin oculaire, qui a écrit pour ainsi dire sous la dictée do Soult, les Portugais eurent à Oporto 8,000 hommes tués, et nous en perdîmes 80. De tels contrastes expliquent notre popularité en Portugal. (V. Lenoble, Mém. sur les opérations militaires en Galice et en Portugal.)

[13] Napoléon à Joseph 13 mars 1809. Joseph à Napoléon, 22 mars.

[14] Entre autres Napier.

[15] Dispatches of the Duke of Wellington. Napier : Peninsular war.

[16] Dispatches : à Castlereagh, 24 et 27 avril1809 ; à Cuesta, 29 avril ; à Frere, 29 avril ; à Mackenzie, 1er mai 1809.

[17] Circulaire du général Ricard, chef d'état-major du 2 corps d'armée, en date du 19 avril 1809. Cette pièce curieuse a été publiée pour la première fois, croyons-nous, par M. Thiers.

[18] Dispatches of the duke of Wellington : au maréchal Beresford, 7 mai 1809 ; au vicomte Castlereagh, 7 mai, 15 mai, 27 avril 1809.

[19] Dispatches : to viscount Castlereagh. 27 avril 1809.

[20] A J. Villiers, 15 mai.

[21] A Castlereagh, 18 mai.

[22] Napier, History of the Peninsular War.

[23] Déposition du secrétaire du gouverneur d'Oporto, du 13 mai 1809. Voir les Supplementary dispatches of the duke of W., vol. VI.

[24] Mémoires sur les opérations militaires en Galice et en Portugal, par Lenoble. Ce témoin est d'autant moins suspect qu'il a écrit sous l'inspiration de Soult.