CAMPAGNE DE PORTUGAL
EN 1809. -- SOULT EST CHASSÉ DU PORTUGAL PAR WELLINGTON
L'armistice
de Znaïm n'était pas et ne pouvait pas être la paix. En effet l'Autriche
était loin d'être définitivement vaincue. Non- seulement elle nous avait
infligé des pertes très-sensibles à une si grande distance de nos frontières,
mais, ce qui ne s'était jamais vu depuis qu'elle avait Napoléon pour
adversaire, elle avait plus d'une fois rendu la victoire incertaine. Elle
nous avait disputé le terrain pied à pied d'Abensberg à Wagram avec une
ténacité inouïe ; elle avait même fait pâlir un instant l'étoile de Bonaparte
à Essling. Ces succès, quoique négatifs, étaient d'autant plus frappants
qu'ils venaient après une longue série de guerres désastreuses dont chacune
lui avait coûté quelque portion de son territoire, tandis que les forces de
son ennemi s'étaient accrues suivant la même progression en sens contraire.
Après tant de démembrements et d'affronts successifs elle semblait plus forte
qu'au début de cette longue lutte ; et Napoléon, après tant de conquêtes et
d'agrandissements, frappait des coups moins sûrs, il paraissait avoir plus
perdu que gagné à cette extension indéfinie de son empire. On eût dit que
cette supériorité toute morale du génie et de la discipline, première cause
de ses triomphes et seul gage des victoires durables, semblait sur le point
de passer de son camp dans celui de ses adversaires, depuis qu'il comptait
surtout sur le nombre et la masse. L'Autriche s'était donc relevée à ses
propres yeux et aux yeux de l'Europe ; elle possédait encore des ressources
considérables. Le parti de la guerre, qu'inspirait la haine indomptable de
Stadion, n'était nullement découragé. A la vérité, la retraite de l'armée
autrichienne sur la Bohème, à la suite de la bataille de Wagram, était une
faute stratégique, et il eût mieux valu pour elle à tous égards s'appuyer sur
la Hongrie. Mais cette armée était encore solide et compacte, elle s'adossait
à des places très-fortes ; elle pouvait compter sur des diversions qui
n'étaient pas sans danger pour nous, car les corps de Giulay, de Chasteler
s'étaient reformés sur nos derrières, ils menaçaient nos communications sur
une ligne qui de Leoben s'étendait presque jusqu'à Trieste ; l'insurrection
tyrolienne prenait des proportions alarmantes. Avec de pareils moyens de
résistance, l'Autriche ne pouvait pas considérer la partie comme perdue.
D'autre part, elle fondait de légitimes espérances sur les deux grandes
opérations de guerre qui tenaient en ce moment le monde entier dans
l'attente, celle d'Arthur Wellesley en Espagne et celle de la grande
expédition britannique en Hollande. La cour
d'Autriche espérait, non sans quelque apparence de raison, que ces deux
entreprises, à leur supposer même un succès incomplet, mettraient tôt ou tard
Napoléon dans une situation des plus critiques en le forçant à rétrograder,
ou tout au moins à affaiblir son armée, pour venir au secours de l'empire
menacé. Il était important d'attendre ce moment pour reprendre les
hostilités. Jusque-là on s'y préparait avec activité en renforçant l'armée,
en améliorant ses positions, en lui donnant pour point d'appui la Hongrie au
lieu de la Bohème. Le temps semblait tout à l'avantage de nos adversaires, et
il fallait que Napoléon, malgré l'éclat un peu artificiel qu'il avait donné à
sa victoire, eût senti bien vivement l'instabilité réelle de sa situation et
l'épuisement de son armée, pour consentir à leur laisser un répit, au lieu
d'achever leur défaite selon sa constante méthode. Ainsi, d'un côté comme de
l'autre, par des motifs différents, mais également plausibles, sous prétexte
de négocier, on se détermina, avant d'en venir aux résolutions définitives, à
attendre que l'issue de la, partie engagée dans la vallée du Tage et de celle
qui était à la veille de se jouer sur les rivages de la Hollande eût imprimé
aux événements une tournure décidée. Tout
était redevenu incertain, précaire et chancelant en Espagne, depuis que
Napoléon avait quitté ce pays à la fin de janvier 1809, pour aller faire ses
préparatifs de guerre contre l'Autriche. Sa courte et brillante campagne
contre l'insurrection espagnole avait eu elle-même plus d'éclat que de
résultats solides. Grâce à la valeur de ses vieilles légions d'Austerlitz et
d'Iéna, à la supériorité numérique de ses soldats, dont l'effectif fut porté
un instant jusqu'à quatre cent mille hommes, à la concentration momentanée de
nos ressources sur des espaces assez restreints, à l'unité que sa présence
seule pouvait imprimer aux opérations, il avait facilement dissipé des armées
sans discipline et sans organisation. Mais il ne les avait nullement
détruites ; il ne s'était définitivement établi nulle part, et la diversion
efficace, quoique désespérée, de sir John Moore dans le nord de la Péninsule,
lui avait fait manquer le coup de théâtre sur lequel il comptait le plus pour
impressionner les imaginations et intimider ses ennemis. Ce grand effet
manqué, c'était le démenti que l'événement avait donné à son orgueilleuse
promesse de « planter ses aigles victorieuses sur les remparts de Lisbonne. » Être
revenu en France sans avoir accompli cette promesse, sans avoir tenu un
engagement pris à la face de l'Europe, c'était pour lui un échec relatif. Mais
il y avait là plus qu'une blessure d'orgueil. La conquête du Portugal n'était
pas seulement un moyen d'agir sur l'opinion et de saisir puissamment les
esprits, elle était une véritable nécessité stratégique. Tant que le Portugal
n'était pas soumis, tant que la révolte se maintenait dans un pays qui
confinait, sur une étendue de cent cinquante lieues, avec les provinces les
plus essentielles de la monarchie espagnole, l'Andalousie, l'Estrémadure, le
royaume de Léon, la Galice, notre domination dans la Péninsule n'était qu'un
mot. Aussi le premier soin de Napoléon avant de partir pour Paris fut-il
d'élaborer un plan très-complet pour la conquête qu'il n'avait pu réaliser
lui-même. Il en confia l'exécution au maréchal Soult, un de ses plus habiles
lieutenants. D'après
ce plan, dicté à Valladolid, en date du 1er janvier 1809, le maréchal Soult,
que nous avons laissé avec Ney devant la Corogne, où venait de s'effectuer la
retraite des Anglais, devait, après avoir enlevé cette place, marcher avec
quatre divisions sur Oporto, puis sur Lisbonne, par la route la plus directe,
c'est-à-dire par celle de Tuy et de Braga. Ses communications seraient
couvertes par le corps de Ney, qui continuait à occuper la Galice. Suivant
les calculs de l'empereur, Soult pouvait être à Oporto le 5 février et à
Lisbonne le 15. Au moment où il commencerait à menacer cette capitale, le
corps d'armée du maréchal Victor, qui était encore cantonné dans la vallée du
Tage, passerait par un à-gauche dans celle de la Guadiana, et s'avancerait
jusqu'à Merida, prêt à le soutenir s'il en était besoin, et, dans le cas
contraire, à marcher sur l'Andalousie, dont il devait entreprendre et achever
la conquête[1]. Toutes nos opérations dans la
Péninsule, excepté celles de Saint-Cyr, en Catalogne, espèce de champ clos où
ce général agissait à sa guise, et pouvait satisfaire pleinement ses goûts
d'indépendance dans le commandement, étaient subordonnées aux succès de Soult
en Portugal. Jusqu'à ce qu'il eût achevé la tâche que l'empereur lui avait
confiée, tous nos autres projets pour la soumission de l'Espagne étaient
ajournés. Nos autres corps d'armée devaient se borner à occuper les positions
acquises. A Soult seul allaient appartenir l'initiative et l'honneur de
l'offensive pendant que Joseph, avec Jourdan pour chef d'état-major, avec les
divisions Sébastiani et Desselle, la réserve pour corps d'armée, garderait
Madrid et la Nouvelle-Castille que Mortier et Suchet occuperaient l'Aragon,
Ney la Galice, Victor nos positions avancées sur le Tage. Lapisse restait à
Salamanque, Kellermann à Valladolid, Bonnet en Biscaye. Une foule d'autres
détachements gardaient nos communications de Madrid aux Pyrénées. Selon
les évaluations les moins incertaines, tous ces corps épars présentaient
encore une masse d'au moins trois cent mille soldats, malgré les emprunts que
Napoléon avait dû leur faire pour l'armée destinée à opérer sur le Danube.
Mais l'écart, toujours considérable, qui existe entre l'effectif nominal et l'effectif
réel d'une armée, prenait en Espagne des proportions inconnues partout
ailleurs, et c'est là un des traits qui caractérisent le mieux cette triste guerre.
Le chiffre des non-valeurs, c'est-à-dire des non-combattants, des malades,
des traînards ou déclassés, des hommes employés aux services des transports,
des communications, détachements, etc., qui ne s'élevait d'ordinaire en
moyenne qu'au sixième du nombre total, montait en Espagne â près de la moitié
de l'effectif. Ainsi Soult, qui était censé avoir sous ses ordres
quarante-sept mille hommes, n'avait en réalité que vingt-cinq mille
combattants ; Ney n'en possédait que dix-sept mille au lieu de trente-cinq.
L'esprit de ces troupes n'était d'ailleurs plus ce qu'il avait été. Obligées
de piller sans merci pour vivre, réduites à se protéger par d'effroyables
représailles contre une guerre de surprises et d'embuscades, elles étaient en
outre démoralisées par les rivalités, les jalousies, les défiances trop visibles
qui en l'absence de Napoléon divisaient et déconsidéraient le commandement.
Elles se plaignaient d'être sacrifiées à une entreprise ingrate, pleine de
dangers sans gloire, et dans laquelle leur dévouement, perdu loin des regards
du maître, n'obtiendrait aucune des récompenses réservées à leurs compagnons
plus heureux. Ces
dernières plaintes n'étaient pas seulement celles de l'armée, mais celles de
tous les fonctionnaires et employés du nouveau royaume, à commencer par le
plus haut d'entre eux, le roi Joseph. La dure loi que Napoléon avait imposée
à ses troupes de vivre sur le pays conquis, de ne rien attendre de la France,
elle pesait encore plus inexorablement sur les fonctionnaires civils, car ils
étaient tenus à plus de ménagements et obligés de garder quelques apparences
de légalité. Pas plus que l'armée, ils ne pouvaient espérer ni paye ni
récompenses dans ce lieu d'exil[2] ; ils étaient réduits pour
vivre aux plus misérables expédients. Cette nécessité était d'autant plus
cruelle pour le roi Joseph en particulier, qu'il était plus que jamais
attaché à sa chimère favorite qui consistait à gagner les Espagnols par la
douceur. Dès le lendemain du départ de Napoléon pour Paris, on voit le pauvre
roi poursuivre son frère de ses lamentations, afin d'obtenir de lui quelques
secours qui lui permettent de soulager ses sujets, de payer ses employés, de
renoncer au moins partiellement à un système de spoliation : « Je n'ai
pas un sou à donner à personne.... Je vois encore ma garde avec le premier
frac que je lui ai donné il y a quatre ans.... Tous mes serviteurs sont
encore logés par billets de logement..., Sans contributions, sans capitaux,
sans argent, que puis-je faire ?[3] Tous les Espagnols seraient à
mes pieds s'ils savaient ce qui est dans mon cœur[4]. » Napoléon, pour se
procurer de promptes ressources, avait confisqué les biens des dix familles
les plus opulentes du royaume ; mais il s'était réservé à lui-même la
disposition des biens confisqués. Joseph, sous le coup de ses pressants
besoins d'argent, avait été amené à étendre le séquestre sur plus du double
de ce nombre, car la pente est glissante, et, suivant l'observation d'un
moraliste de ce temps-là si l'on commence d'abord par confisquer pour punir,
on finit toujours par punir pour confisquer. Fréville, l'administrateur
préposé à la garde des biens séquestrés par Napoléon, se crut autorisé â
mettre également la main sur les propriétés saisies par Joseph. De là des
scènes déplorables qui n'étaient pas faites pour relever aux yeux de la
nation espagnole le gouvernement chargé de la régénérer : « M. de Fréville
s'est permis d'envoyer de nuit enlever les clefs des maisons séquestrées par
moi ; il a donné l'ordre aux intendants des émigrés de ne point obéir à mes
agents. C'est aujourd'hui la fable de la ville. Je viens d'ordonner à M. de
Fréville, qui me paraît fou, de remettre les clefs des maisons à
l'administration des domaines.... M. de Fréville ne reconnaît pas mon
autorité ; il est malade, sans doute[5]... » Le
produit de ces confiscations, la vente des laines saisies dans certaines
villes, les recettes de l'octroi de Madrid, la fonte de ce que Joseph
appelait naïvement son argenterie, c'est-à-dire de ces chefs-d'œuvre
d'orfèvrerie qui faisaient partie de l'apanage héréditaire des rois
d'Espagne, telles étaient les seules ressources sur lesquelles le Trésor pût
compter. Et le seul moyen que Joseph possédât d'influencer son frère était
d'offrir sans cesse une démission qu'il ne donnait jamais. Au fond, Joseph aimait
le pouvoir, moins il est vrai pour le pouvoir lui-même que pour les
satisfactions de vanité qu'on y trouve, et si ses menaces d'abdication, de
retraite à Mortfontaine n'étaient pas toujours une feinte, il ne tardait
jamais à s'en repentir, et trompait invariablement ceux de ses amis qui pour
se tirer eux-mêmes d'embarras avaient la simplicité de compter sur l'énergie
de ses résolutions[6]. Aussi ses plaintes
restaient-elles sans effet ; et cet avocat de la douceur était toujours forcé
en définitive de se faire le ministre d'une politique sans pitié.
L'opposition absolue qui existait entre ses vues et celles de Napoléon sur le
système à suivre à l'égard de l'Espagne n'en était pas moins une cause
permanente d'affaiblissement, car si la politique de la clémence était au
fond une utopie aussi vaine que celle de la rigueur, du moins fallait-il
savoir choisir l'une ou l'autre, et le pire de tous les systèmes était de
n'en avoir aucun. Grâce à ces perpétuelles fluctuations, la clémence ne
paraissait plus être que de la faiblesse ; la rigueur ressemblait à de la
cruauté. Ce
regrettable dissentiment au sujet de la politique générale se compliquait
d'une dissidence bien autrement grave en ce qui touchait la conduite des
opérations militaires. D'après toutes les déclarations officielles, Joseph
était censé garder la haute direction de la guerre sous la surveillance de
Napoléon. C'était là un système fâcheux, condamné par la triste expérience de
Baylen, et Joseph était d'ailleurs bien loin d'être à la hauteur d'une
pareille lieutenance ; mais avec les avis du maréchal Jourdan, conseiller
éclairé, judicieux, plein d'expérience et de sagesse, de Dessolle, l'ancien
chef d'état-major de Moreau, excellent officier que Joseph s'était fait
honneur de tirer de sa longue disgrâce, on pouvait remédier au moins à
quelques-uns des inconvénients de cette direction lointaine. Malheureusement
Napoléon n'entendait nullement s'en tenir là Il n'avait, avec raison, aucune
confiance dans les talents militaires de Joseph, mais il affectait de
mépriser ceux du maréchal Jourdan, ce qui était fort injuste. Il obéissait en
cela tout à la fois à un sentiment de rancune contre l'honorable attachement
que ce général avait gardé pour ses vieilles opinions républicaines, et à
l'antipathie violente que lui inspiraient tous ceux dont le calme jugement
n'était point ébloui par les grandeurs du nouveau régime. Une haine aveugle
lui était moins odieuse qu'une opposition discrète et 'raisonnée, car il
savait que les esprits passionnés se portent facilement d'un extrême à
l'autre, tandis Glue les caractères réfléchis gardent leur consistance dans
le blâme comme dans la louange. Ce qui lui était insupportable, c'était de se
sentir jugé. Il n'avait donc laissé à Joseph et à Jourdan qu'une autorité
purement nominale, pour conserver un reste de prestige à cette faible royauté.
Tous les chefs de corps devaient correspondre directement avec son ministre
Clarke, qui seul avait qualité pour leur donner des ordres. Ils se
conformaient d'autant plus fidèlement à cette consigne qu'elle favorisait
leurs goûts d'indépendance et souriait à leur vanité. De là
des conflits sans nombre entre ces maréchaux désireux d'agir seuls, fiers de
cette récente émancipation, jaloux à l'excès de leurs prérogatives, et la
cour de Madrid qui s'obstinait à ne pas comprendre que sa suprématie
militaire n'était qu'une simple formule d'étiquette, ou tout au plus un rôle
consultatif, une affaire d'enregistrement. Ainsi les chefs de corps devaient
attendre de Paris des instructions qui, pour leur parvenir, mettaient au
moins quinze jours, souvent jusqu'à deux mois. Ces instructions, il fallait
ensuite les défendre contre Joseph et ses conseillers, ou tout au moins
tâcher de les mettre d'accord avec les ordres vénus de Madrid, car on était
tenu malgré tout à garder quelques ménagements envers le frère de l'empereur.
Il est inutile d'insister sur les contradictions, les impossibilités qui
étaient inhérentes à un pareil état de choses ; mais ce qui parait
incroyable, c'est que celui qui en était l'auteur principal, qui maintenait
ce fatal système malgré les représentations de tous les esprits sensés, se
plaignait dans ses lettres à Joseph, de ce que les affaires d'Espagne
manquaient « d'une impulsion centrale et instantanée ! » Comment
cette impulsion si nécessaire eût-elle été centrale, lorsque chaque maréchal
se considérait comme un chef indépendant, agissant sous sa seule responsabilité,
ou recevait des ordres tardifs, contradictoires, émanés les uns de Paris, les
autres de Madrid ? Comment eût-elle été instantanée, lorsque ces ordres,
d'une transmission si lente et si incertaine, ne lui arrivaient qu'après des
événements qui les avaient rendus absolument inapplicables à une situation
profondément modifiée ? Comme Joseph le disait avec beaucoup de sens, les
instructions de Napoléon n'auraient dû être « que des directions générales
qui pussent être modifiées selon les changements survenus dans les affaires
d'Espagne depuis que ces instructions avaient été tracées à Paris, » et il
eût fallu les adresser « au maréchal Jourdan seul, afin que l'armée sût que
l'action était imprimée du quartier général d'Espagne[7]. » A cette condition
seulement, l'impulsion pouvait être centrale et instantanée, ce qui était, en
effet, d'une telle nécessité que le commandement le plus incapable exercé à
portée des événements eût été mille fois préférable à cette direction
lointaine, et incohérente. A ces
causes d'insuccès encore latentes, mais qui allaient éclater avec une force
inexorable aussitôt que nos armées entreraient en action, se joignaient les
incurables illusions de Napoléon et de Joseph lui-même au sujet de la
facilité de l'entreprise. On voit par exemple, au début même de cette campagne,
Napoléon faire écrire à Ney par Berthier « que s'il ne peut pas occuper ses
bataillons pour empêcher les Anglais de communiquer avec la terre, il doit en
charger les habitants du pays ![8] » C'était la continuation
de l'erreur obstinée qui, un peu auparavant, lui avait fait imaginer la
création d'une garde nationale en Catalogne dans le but d'y réprimer
l'insurrection. Vers la même époque, Joseph écrit à son frère que la Romana a
le plus grand désir de faire sa soumission, et n'est retenu que par la
crainte « de ne pas obtenir son pardon ![9] » Ces traits qui sont loin
d'être uniques, cet optimisme qui semble puéril lorsqu'on connaît la
situation où nous nous trouvions alors, montrent à quelle distance
prodigieuse de la réalité des événements vivaient ces deux esprits. Ces
graves mécomptes devaient se retrouver fatalement dans la conduite des
opérations militaires. Le maréchal Soult, qui selon les instructions
impériales, du 1" janvier, pouvait être à Oporto le 5 février et à
Lisbonne le 15 février, parut à cette dernière date seulement sur le Minho,
fleuve qui sert de frontière entre la Galice et le Portugal. Son armée,
réduite à vingt-cinq ou vingt-six mille hommes d'effectif réel, avait été
réorganisée à Saint-Jacques de Compostelle ; mais elle était encore mal
remise des fatigues et des privations qu'elle avait endurées à la poursuite
de Moore. Malgré ce retard forcé, notre entrée en Portugal se présentait
encore dans les conditions les plus favorables qu'il fût possible de désirer.
Grâce au retour de l'armée de Moore en Angleterre, nous n'avions plus à
combattre que les obstacles résultant de la difficulté des chemins en hiver,
les bandes dispersées de la Romana, qui se contentaient de harceler notre
gauche du côté de Ribadavia, enfin les forces insurrectionnelles portugaises
qui semblaient bien peu redoutables à des troupes éprouvées. Il restait bien
à Lisbonne un corps anglais, que Moore y avait laissé sous le commandement de
sir John Cradock, mais ce détachement, d'ailleurs peu important, ne pouvait
quitter cette capitale, ayant à la protéger contre toute attaque dirigée par
la vallée du Tage. Pénétré
de la nécessité de profiter de ces circonstances pour surprendre et
déconcerter nos ennemis par une marche rapide, Soult ouvrit la campagne en se
présentant sur le Minho. Malheureusement ce fleuve était démesurément grossi
par les pluies d'hiver ; tous les moyens de passage avaient été détruits, et
la tentative que firent nos troupes à Campo Sancos, près de son embouchure,
échoua non sans nous occasionner une perte assez sensible. Au lieu de perdre
un temps précieux par une lutte intempestive contre la nature des choses,
Soult modifie immédiatement ses projets. Il laisse à Tay le plus gros de son
matériel et remonte le Minho jusqu'à Orense, livrant en chemin de continuels
combats d'avant-postes aux bandes de la Romana, qui lui disputent le terrain
pied à pied. A Orense, il peut enfin franchir le fleuve et s'engage, après
avoir refoulé mais non détruit la Romana, dans les difficiles régions du Tras
os Montés, pays montagneux dont les principaux défilés débouchent dans la vallée
du Douro. Le marquis de la Romana, mécontent de ses alliés portugais à la
suite de quelques combats soutenus avec eux, ne dépassa guère la frontière
qui sépare les deux pays ; il rentra en Espagne, et se replia sur nos
derrières dans la vallée du Syl. On a reproché à Soult de l'avoir laissé
s'échapper ; mais s'il eût voulu poursuivre à outrance dans un pareil pays
cet adversaire insaisissable, et ne s'éloigner qu'après l'avoir détruit, on
peut dire qu'il ne serait jamais entré en Portugal. Quoi
qu'il en soit, ce maréchal ne put se présenter devant Chaves, première ville
portugaise qu'on rencontre sur cette frontière, que le 10 mars 1809. Les forces
portugaises massées aux environs de Chaves ne montaient guère, après la
retraite de la Romana, qu'à huit ou dix mille hommes. Elles étaient
commandées par le général Sylveira et se composaient, comme partout, de
quelques troupes régulières, de milices, enfin de paysans. C'était la
première ligne de défense. Venait ensuite une seconde armée d'environ vingt-cinq
mille hommes massés à Braga, sous les ordres de Bernardin Freire et d'Eben ;
puis un rassemblement encore plus considérable réuni à Oporto et commandé par
l'évêque de cette ville. C'étaient là à vrai dire, des multitudes plutôt que
des armées ; mais ces multitudes étaient fanatisées à un point extraordinaire
; elles montraient une exaltation dont la guerre d'Espagne elle-même n'avait
offert que peu d'exemples. Comme
dans toutes les circonstances où le commandement quel qu'il soit, civil,
politique ou militaire, tombe sous la dépendance des passions populaires,
c'étaient les résolutions les plus folles qui avaient le plus de chance
d'être adoptées, pourvu qu'elles fussent colorées de quelque prétexte
patriotique. Chaves n'était pas tenable, et les généraux avaient décidé qu'on
ne la disputerait pas à l'ennemi, jugeant préférable de réserver leurs forces
pour cette guerre de surprises et d'embuscades qui nous faisait tant de mal.
Mais la populace, excitée par ses meneurs, força Sylveira à y laisser un
détachement de trois mille hommes, ce qui n'aboutit qu'à une inutile
destruction et à une capitulation inévitable après trois jours de résistance (13 mars). De Chaves, Soult marcha
aussitôt sur Braga, où se reproduisirent les mêmes scènes avec
l'accompagnement qui ne tarde jamais à s'y mêler, celui du meurtre. Bernardin
Freire avait reconnu que la position de Braga n'était pas plus susceptible
d'être défendue que celle de Chaves ; il avait résolu d'épargner à cette
ville les horreurs d'une prise d'assaut, à la cause portugaise les
conséquences d'une défaite ; il donna à ses milices l'ordre d'évacuer Braga.
Elles s'ameutèrent et mirent en pièces leur général presque sous les yeux de
notre avant-garde, conduite par Franceschi[10]. Peu d’heures après elles
massacrèrent également son aide de camp Villaboas, et le lendemain une
vingtaine de prisonniers que Soult leur avait, renvoyés avec des paroles de paix.
Mais la férocité abat les courages, bien loin de les stimuler, et de pareils
actes n'étaient pas faits pour donner à des troupes, ce sang-froid et cette
solidité sans lesquels une armée n'est qu'une masse flottante, confuse et
impuissante. Les positions que les Portugais occupaient devant Brama au Monte
Adaufe, furent attaquées le 20 mars à neuf heures du matin ; elles étaient en
notre pouvoir à dix heures. Les fugitifs se dispersèrent dans toutes les
directions, poursuivis par nos cavaliers qui en firent un véritable carnage
pour venger les cruautés commises sur leurs camarades. Les troupes régulières
nous opposèrent seules quelque résistance à Ponte- Ponta et à Falperra[11]. Soult
laissa à Braga la division Heudelet ; il s'efforça de rassurer les habitants,
de les ramener dans la cité déserte par des mesures de clémence et
d'humanité. Après avoir reposé ses troupes et mis à profit les ressources
considérables que lui procurait la possession de Braga, il se remit en marche
sur Oporto avec une armée déjà fort réduite par les détachements laissés à
Braga, à Chaves, à Tuy, et par des combats peu redoutables en eux-mêmes, mais
renouvelés chaque jour. Les scènes de confusion qu'avait présentées la ville
de Braga ne donnaient qu'une faible idée de l'immense désordre qui
régnaità0porto. Là c'était un évêque qui était investi du commandement
suprême et qui dirigeait les opérations militaires. Toute la population
s'était armée. Elle s'était employée avec une ardeur extrême, mais sans dis'
cernement, à élever au-dessus d'Oporto une longue ligne de fortifications qui
allait du Douro à la mer, et qui ne présentait nulle part la solidité voulue,
bien qu'elle fût garnie de deux cents pièces de canon. Comme il arrive
toujours en pareil cas, elle accusait de trahison ceux dont la clairvoyance
lui signalait les dangers de l'entreprise, et sur la seule annonce des
malheurs de Braga, elle massacra une vingtaine des citoyens les plus éclairés
d'Oporto et traîna leurs cadavres dans les rues. Moins cruelle toutefois
envers les étrangers qu'envers ses propres compatriotes, elle épargna le
général Foy, qui s'était laissé surprendre dans une reconnaissance. Soult
arriva devant la place le 27 mars. Il la fit sommer par une lettre dans
laquelle il représenta vainement à l'évêque l'inutilité de la résistance
et-les désastres inévitables d'un combat de rues, dans une cité si riche et
si populeuse. Le 29, il_ lança ses colonnes à l'assaut de la ville. Les
manœuvres les plus élémentaires suffirent pour enlever de pareils obstacles,
Il divisa son armée en trois corps les deux ailes devaient faire de fausses
attaques sur les deux points extrêmes de cette ligne de défense démesurée, et
le centre pénétrer dans la ville. Merle, qui avait dès la veille occupé une
partie des retranchements que les Portugais avaient élevés à la gauche
d'Oporto, renouvelle énergiquement son attaque et attire leurs forces de ce
côté, pendant que Delaborde et Franceschi se jettent avec impétuosité sur
leur droite. On voit aussitôt cette multitude, qui comptait de quarante à
cinquante mille hommes, se porter tour à tour de droite à gauche dans la plus
grande confusion, laissant dégarnis les ouvrages du centre. C'était l'effet
prévu. Mermet s'élance avec sa colonne ; il renverse tout ce qui s'oppose à
son passage et pénètre dans la ville avec une force irrésistible, marchant tout
droit au pont de bateaux du Douro, seule ligne de retraite ouverte aux
fuyards qu'il chasse devant lui. Là se pressait dans un désordre inouï une
foule éperdue, composée de femmes, d'enfants, de soldats de toutes armes,
menacée d'un côté par nos baïonnettes, exposée de l'autre au feu de
l'artillerie portugaise qui tonnait de la rive opposée pour nous éloigner du
pont. Bientôt les bateaux s'enfoncent sous le poids de la foule qui s'y
précipite, le pont est rompu ; les fugitifs sont engloutis dans le fleuve.
Désarmés par cette scène d'horreur, nos soldats s'arrêtent un instant pour
venir en aide aux victimes ; puis ils rétablissent le pont à la hâte et
courent enlever les positions de la rive gauche. Le combat continuait dans la
ville ; mais lorsque ses défenseurs comprirent la folie d'une plus longue
résistance, il était trop tard pour arrêter la fureur de nos soldats. La
lutte se change en massacre. Oporto est livré au pillage, à la dévastation, à
tous les excès auxquels s'abandonne une armée une fois qu'ayant perdu le
respect de la discipline elle n'est plus qu'une populace militaire. L'évêque
d'Oporto s'était mis dès la veille en sûreté en passant sur la rive gauche[12]. Le
maréchal Soult dut s'arrêter à Oporto pour reposer ses troupes, attendre le
matériel qu'il avait laissé à Tuy et rétablir, s'il se pouvait, ses
communications avec la Galice. Cette ville, la plus importante du Portugal
après Lisbonne, possédait d'immenses ressources de tout genre ; le Douro nous
offrait contre toute attaque venue du midi une ligne de défense presque
infranchissable ; on pouvait donc s'établir solidement à Oporto ; mais
combien on était loin d'avoir réalisé le programme tracé par Napoléon ! On
arrivait aux premiers jours d'avril, et l'on avait à peine franchi le quart
de la distance qui sépare Lisbonne de la frontière de la Galice. On n'avait
pas même conquis un dixième de ce royaume tant convoité, et déjà l'on était
réduit, sinon à la défensive, du moins à une attitude expectante. Jusque-là
pourtant, Soult avait fait tout ce que les circonstances lui avaient permis
de faire, et il n'y avait aucun reproche à lui adresser. Le seul coupable,
c'était l'homme dont l'orgueil s'obstinait à nier tous les obstacles qui
contrariaient ses chimères. En Portugal comme en Espagne, l'insurrection se
refermait partout comme une barrière vivante sur les pas de nos soldats,
aussitôt qu'ils avaient achevé la sanglante trouée qui leur livrait passage.
Il eût fallu sans cesse revenir en arrière pour reprendre le terrain occupé
la veille. Nous avions à peine quitté Tuy, où se trouvait notre principal
dépôt, que les bandes de la Romana, un instant dispersées, étaient accourues
pour le bioquer. A Chaves, le mal était plus grave encore, car Sylveira, que
nous y avions battu, avait immédiatement enlevé notre garnison et nos
malades. Lorge et Heudelet arrivèrent à temps, il est vrai, pour dégager Tuy,
mais Loison n'essaya même pas de reprendre Chaves, et dut se contenter, après
quelques escarmouches, de prendre position à Baltar, sur les derniers contreforts
du Tras-os-Montes. Pendant
que Soult se trouvait ainsi arrêté dans sa marche, toutes nos autres
opérations en Espagne subissaient le même temps d'arrêt ; car tout
s'enchaînait dans le plan de Napoléon, et les mouvements de nos armées y
étaient étroitement liés au succès de l'expédition du Portugal. Cette
expédition échouant, tout s'y trouvait suspendu et paralysé. Il y avait plus de
deux mois qu'on n'avait à Madrid aucune nouvelle de Soult. Depuis le 24
février on ignorait absolument ce qu'il était, devenu, et l'on était obligé
de suppléer aux informations qu'on n'avait pas, par des conjectures aussi
vaines que contradictoires sur ses mouvements probables. Dès le 13 mars,
Napoléon, supposant que ce maréchal devait être sinon maitre de Lisbonne, du
moins très-près de cette capitale, pressait son frère de faire opérer à
Victor la marche convenue sur Mérida et l'Andalousie, et Joseph, non moins
impatient, pressait Victor d'obéir aux ordres de l'empereur[13]. Mais nos armées d'Espagne
n'étaient guère plus en état de marcher en avant que celle de Portugal.
Chacune d'elles était tenue en échec par une armée espagnole de force presque
égale. En voulant la détruire, on était entraîné hors de son centre d'action,
on s'exposait à perdre de vue son véritable objectif, qui était de soutenir
Soult ; en la laissant sur ses derrières, on perdait ses communications. Victor
avait en face de lui, en Estrémadure, le vieux Gregorio de la Cuesta, général
peu habile, mais très-brave et très-obstiné ; Lapisse était bloqué à Salamanque
par de nombreuses bandes insurgées, dont la principale était commandée par
Robert -Wilson. Ces deux coopérateurs désignés de Soult, assez occupés
eux-mêmes de leurs propres embarras, montraient peu d'empressement à seconder
une entreprise dont les résultats paraissaient fort problématiques. Notre
armée de la Manche, qui les soutenait à distance, sous les ordres de
Sébastiani, avait elle-même devant elle une autre armée espagnole, commandée
par Cartoajal et appuyée sur les défilés de la Sierra-Morena. Il était devenu
nécessaire toutefois de prendre une vigoureuse offensive, ne fût-ce que pour
garder la liberté de nos mouvements. Vers le milieu de mars, Victor quitta
Talavera pour marcher contre Cuesta. Après avoir franchi le Tage, il culbute
ses avant-postes à la Mesa-d’Ibor, puis il le suit jusque dans la vallée de
la Guadiana, et lui inflige, à Médellin, une défaite horriblement sanglante,
le jour même où Soult entrait à Oporto (28 mars 1809). En même temps, Sébastiani
rejoignait Cartoajal à Ciudad-Réal, le battait, lui enlevait son artillerie
et le poursuivait jusqu'au pied de la Sierra-Morena (27 mars). Mais
ces brillants succès ne produisaient qu'un effet des plus médiocres. Au
milieu même de leur victoire, nos armées voyaient leurs communications
gravement menacées par un ennemi qui ne se dispersait sur un point que pour se
reformer sur un autre '. Victor s'avança jusqu'à Mérida, et là également
incapable de marcher sur l'Andalousie et de gagner le Portugal, enchaîné par
ses instructions, qui lui interdisaient toute opération sérieuse avant
l'arrivée de Soult à Lisbonne, il se renforça de la division La-pisse, qui
lui était devenue indispensable, mais dont le départ de Salamanque livra à
l'insurrection toute une province très-importante pour nous. Cela fait, il
attendit les événements. Les historiens qui ont écrit sous l'inspiration des
apologies de Soult[14] ont fait à Victor un grand
sujet de reproche de cette inaction. Mais les ordres qu'il avait reçus de
Napoléon étaient formels ; il ne lui appartenait pas de les modifier. S'il
avait été tenté de le faire à ses risques et périls, le sort de Dupont lui disait
assez ce que pouvait lui coûter une pareille initiative. On peut se demander
d'ailleurs à quoi aurait abouti une marche sur Lisbonne, alors que Souk était
encore à Oporto. Et si les communications de Victor avec Madrid étaient déjà
difficiles à Mérida, que fussent-elles devenues s'il s'était avancé cinquante
lieues plus loin, en laissant sur ses derrières une forteresse comme Badajoz,
sans parler des débris de l'armée de Cuesta et des guérillas innombrables qui
parcouraient le pays ? Si
Napoléon avait été en Espagne, ou s'il avait laissé à quelqu'un l'autorité
nécessaire pour prendre une grande décision dans de pareilles circonstances,
il est évident qu'en présence de cette incertitude prolongée au sujet de
Soult, on eût tenté quelque grand effort pour le dégager et le renforcer,
soit en dirigeant Ney de la Galice sur le Portugal, soit en portant sur le
Douro un fort détachement du cinquième corps qui restait inactif à Logrorio
sous les ordres de Mortier. Mais Mortier n'était pas plus maître de ses
mouvements que ses collègues. Jourdan lui ayant demandé de s'avancer au moins
jusqu'à Valladolid pour tâcher de s'y mettre en communication avec Soult et
avec Ney dont on n'avait non plus aucune nouvelle depuis fort longtemps tout
ce qu'il crut pouvoir faire fut de s'établir à Burgos, où sa présence n'était
utile à personne. Ney
pouvait heureusement se passer de secours. Il avait réussi à se maintenir en
Galice bien qu'il eût cent lieues de côtes à défendre, mais à la condition de
livrer des combats incessants, de sacrifier ses communications avec notre
armée de Portugal, devenues incompatibles avec la concentration qui était
pour lui une nécessité d'existence, enfin de désobéir à Napoléon. L'empereur
lui avait prescrit de se fortifier à Lugo comme au centre de la Galice afin
de rayonner de là partout où il serait nécessaire pour soumettre cette
province. Lugo était en effet le centre géographique de la Galice, mais il
n'en était nullement le centre au point de vue de la population, de la
richesse, de l'influence, de l'importance politique. La Corogne, qui
réunissait ces conditions, était désignée par là même comme le pivot naturel
de notre occupation en dépit de sa situation excentrique. Et comme le
principal danger qui nous menaçait, en Galice devait être cherché non pas au centre
de cette province, mais sur le littoral où nous avions sans cesse à nous
défendre contre les débarquements des Anglais, on peut dire que, même au point
de vue stratégique, Ney avait très-sagement, agi en préférant se fixer à la
Corogne plutôt qu'à Lugo. Le mois
d'avril 1809 s'écoula tout entier dans ces pénibles incertitudes. Pendant que
nous étions con- damnés à cette expectative dangereuse. qui provenait plutôt
du vice de notre système d'opération que de la force de nos adversaires, un
événement capital, d'une portée irréparable s'accomplissait en Portugal. Le
vainqueur de Vimieiro, sir Arthur Wellesley débarquait à Lisbonne le 22 avril
; il y était reçu avec enthousiasme, et sa présence allait imprimer une vigueur
et une direction toutes nouvelles à l'insurrection portugaise. Pendant
tout l'hiver de 1809 le général Cradock, fort affaibli par les envois de
troupes et de matériel, qu'il avait dû faire à sir John Moore dans le cours de
la campagne précédente, s'était borné à se maintenir à Lisbonne et aux
environs dans quelques fortes positions défensives, négligé et presque
abandonné par son gouvernement. Le cabinet britannique était alors fort
occupé d'un projet qui consistait à prendre pour base des opérations de
l'armée anglaise dans la péninsule Cadix, au lieu de Lisbonne. Lisbonne
présentait en effet de graves inconvénients comme point d'appui d'une armée
destinée à opérer soit dans la vallée du Tage, soit dans celle de la
Guadiana. Une telle armée se trouvait forcément exposée à une marche sur ses
derrières ou sur ses flancs de la part d'un ennemi qui occupait la Vieille
Castille, le royaume de Léon, et en général les provinces du Nord. En
s'appuyant sur Cadix, position inexpugnable, pour opérer dans la Manche,
après avoir laissé derrière soi les défilés de la Sierra Morena, on pouvait
pénétrer au cœur de l'Espagne sans avoir un seul instant prêté le flanc à une
attaque imprévue, ou exposé ses communications. Mais
les défiances espagnoles, justifiées peut-être par le voisinage de Gibraltar,
bien qu'on ait pu se convaincre plus tard qu'elles étaient mal fondées,
avaient fait échouer ce projet. Le détachement envoyé pour occuper Cadix
avait dû rentrer à Lisbonne (12 mars 1809), sans avoir réussi à se faire admettre dans la
place. On revint à l'idée d'une offensive par le Portugal. On expédia
plusieurs renforts successifs au général. Cradock, qui les mit à profit avec
beaucoup d'intelligence et d'activité pour former et discipliner les levées
de l'insurrection portugaise. Enfin, on renvoya en Portugal les officiers
qu'on avait inconsidérément rappelés à la suite de la capitulation de Cintra,
et on rendit son commandement au plus éminent d'entre eux, Arthur Wellesley,
qui devait bientôt nous faire haïr et admirer le nom glorieux de Wellington.
On l'avait non-seulement déclaré exempt de tout blâme, mais élevé à la
dignité de généralissime, autorité qui lui fut décernée également par la
régence portugaise, et dont personne dès lors n'était plus digne que lui dans
l'armée. Wellesley
se trouvait à la tête d'une armée de vingt-cinq mille Anglais, de troupes
régulières portugaises montant de quinze à vingt mille hommes, de milices
insurgées d'un nombre au moins égal mais d'une qualité très-inférieure. Deux
partis s'offraient à lui. Il pouvait à son choix marcher contre Soult, ou
contre Victor. Dans l'un et l'autre cas, il laissait Lisbonne, sinon à
découvert, du moins fort exposée. Mais Victor était à dix-huit marches de
Lisbonne, il ne pouvait s'avancer sur cette capitale sans laisser derrière
lui l'armée de Cuesta, alors réorganisée au nombre de trente mille hommes,
les forteresses de Badajos et d'Elvas ; on avait donc le temps de le voir
venir, et les moyens d'entraver sa marche. Soult pouvait au contraire
franchir en quatre ou cinq jours la distance qui sépare Oporto de Lisbonne,
et sans être arrêté par les mêmes obstacles[15]. C'est à Soult que Wellesley
résolut en conséquence de porter le premier coup, d'après le plan qu'il
conçut aussitôt qu'il eût jeté un regard sur la situation de nos armées,
c'est-à-dire dès son arrivée[16]. Après avoir mis Lisbonne en
état de défense, échelonné quelques corps d'observation commandés par
Mackenzie, le long du Tage, sur la route que devait parcourir Victor dans
l'hypothèse d'une marche vers Lisbonne, recommandé à Cuesta de se tenir sur
la défensive jusqu'à ce qu'il eût lui-même battu Soult, il se dirigea sur Oporto
avec une armée de vingt-cinq mille Anglo-Portugais. Le 2 mai 1809 il était à
Coïmbre. Pendant
que ces préparatifs menaçants se formaient contre lui, Soult restait à
Oporto, endormi en pleine sécurité, ignorant même les dangers d'une tout
autre nature qui le menaçaient dans son propre camp et qu'il s'était assez
maladroitement créés à lui-même. Forcé de s'arrêter à Oporto, après sa facile
victoire par le nombre croissant de corps ennemis qui s'accumulaient sur ses
derrières, Soult s'était décidé à achever, avant de s'avancer plus loin, la soumission
du pays conquis. Il attendait là qu'il lui parvint quelque secours, sans trop
savoir comment ce secours lui viendrait, puisque toutes les autres opérations
étaient subordonnées à son entrée à Lisbonne. Solidement retranché dans ses
fortes positions sur le Douro, il s'habitua à considérer la province d'Oporto
comme une conquête définitive à organiser, ne doutant pas qu'elle ne dût tôt
ou tard lui donner tout le Portugal. Il s'attacha d'abord à rassurer les habitants,
à les rappeler dans les villes par des procédés humains, conciliants, par le
rétablissement de l'ordre et de la discipline dans l'armée. La
classe aisée et paisible qu'avaient épouvantée tant de catastrophes, le sac
d'Oporto, les exécutions militaires, les aveugles et abominables cruautés de la
populace insurgée, écouta avec une joie facile à comprendre les déclarations
de Soult et s'efforça, d'obtenir de lui le plus de garanties possibles. Les
habitants des villes, surtout les commerçants, lui envoyèrent des députations
pour lui exprimer leur reconnaissance, lui prodiguèrent les plus flatteuses démonstrations.
Naturellement vaniteux, enchanté de la docilité inespérée qu'il rencontrait
chez une population qui ne nous avait offert jusque-là que des témoignages de
haine, ou des exemples d'un fanatisme indomptable, Soult ne tarda pas à se
méprendre gravement sur la portée de ces manifestations. Où il n'y avait que
lassitude du désordre, regrets d'une opulence perdue, désir de la
tranquillité à tout prix, il vit des sympathies naissantes, une confiance
inspirée par ses qualités personnelles, enfin la possibilité de créer en
Portugal un ordre de choses stable et régulier au moyen d'une sorte de
compromis entre le parti de la résignation et celui qui rêvait une
indépendance absolue. Et si, comme les faits semblaient le démontrer, ce
compromis était possible, pourquoi ne se réaliserait-il pas au nom et au
profit de celui qui l'avait conçu et préparé ? Pourquoi Soult lui-même ne
deviendrait-il pas le gage et la personnification suprême de cette
réconciliation entre le grand empire et, un peuple jusque-là hostile ?
N'était-ce pas rentrer dans le système tant vanté des royautés vassales ? Les
services de Soult n'avaient-ils pas autant d'éclat que ceux de Murat ? Ne
valaient-ils pas ces titres de hasard que l'honneur mal soutenu d'une parenté
privilégiée avait créés au profit de Joseph, de Jérôme et de Louis ? Il n'y
a rien d'excessif à prêter au maréchal Soult des pensées qui seules peuvent
expliquer sa conduite d'une façon plausible, et qui sont d'ailleurs en
parfaite conformité avec son caractère. A des instincts faciles et humains, à
une insouciance de condottiere, il joignait beaucoup de versatilité, une
présomption quelque peu gasconne, un goût inné pour l'intrigue et une
ambition sans profondeur, mais inquiète et remuante, dont il ne resta plus
tard qu'une insatiable cupidité, qui fut comme le pis-aller de ses espérances
trompées. Circonvenu, pressé par des complaisants, dont les uns n'étaient pas
moins las que lui de servir un maître qui voulait garder pour lui seul le
privilége de ne songer qu'à lui-même, dont les autres étaient impatients de
se partager les faveurs di règne nouveau, enchanté peut-être de déguiser sous
un semblant d'organisation civile et politique, l'inaction militaire à
laquelle il était réduit, encouragé par un isolement qui lui permettait
d'agir sans contrôle jusqu'au moment où il pourrait à son choix, invoquer un
fait accompli, ou désavouer une tentative avortée, le maréchal Soult ne
craignit pas de provoquer officiellement dans les provinces du 'Minho et
d'Oporto, par voie d'adresse, de pétitionnement, de députations, une sorte de
pronunciamiento à son profit : « Son Excellence le duc de Dalmatie serait
prié de prendre les rênes du gouvernement, de représenter le souverain, de se
revêtir de toutes les attributions de l'autorité suprême, en attendant que
l'empereur et roi eût désigné un prince de sa maison ou de son choix pour
régner en Portugal[17]. » Par
malheur, ce plan que le maréchal croyait si machiavélique, ce calcul égoïste
auquel se livrait l'âme vaniteuse et légère de Soult, il n'était pas alors de
petit officier de fortune qui ne le fit pour son propre compte et dans la
mesure de son ambition et de ses convoitises personnelles. Lorsqu'une armée
ne se bat plus pour la patrie, ni même pour un idéal de gloire et de grandeur
qui peut, jusqu'à un certain point, se confondre avec des idées de justice et
de civilisation, les mobiles intéressés prennent le dessus, la démoralisation
commence et avec elle la décadence des institutions militaires. Que dans une
pareille situation le succès vienne à faire défaut ou seulement à se montrer
hésitant, le dernier ressort est brisé et les signes de cette dissolution
latente apparaissent de tous côtés. La cause du mal ne datait pas d'hier elle
était tout entière, on peut l'affirmer, dans la politique avide et cruelle de
l'homme qui avait entrepris la guerre d'Espagne. N'y avait-il pas de sa part
quelque infirmité d'esprit à imposer à ses soldats une tâche qui exigeait
tant d'abnégation, de désintéressement de sacrifices, lorsqu'il n'obéissait
plus lui-même qu'aux inspirations d'un égoïsme monstrueux et solitaire, à une
sorte de monomanie furieuse, d'orgueil et d'ambition ? Comment leur demander
de telles vertus, lorsqu'on se montrait soi-même livré aux plus vulgaires entraînements
? Sur les mobiles de la plupart des guerres qui avaient précédé celle-ci, on
avait pu jusqu'à un certain point faire illusion au public en les déguisant
sous les noms spécieux de liberté, de révolution ; d'indépendance, mais ici
on n'avait plus pris la peine de tromper personne. Dans cette abominable
guerre d'Espagne, tout, depuis le premier jusqu'au dernier jour, n'avait été
que rapacité, fourberie, violence et délire. Tant
que la conquête avait paru facile et qu'on en avait espéré honneur et
profits, on avait pris son parti d'une complicité fâcheuse mais forcée, car
on excuse volontiers un crime dont on partage les bénéfices. Mais depuis que
les choses tournaient mal, depuis que pour toute compensation de tant de
souffrances, on n'avait en perspective qu'une lutte sans fin, des
représailles sans merci, les plaintes d'un maître toujours mécontent et au
bout de tout cela une mort obscure au fond de quelque coupe-gorge, l'ardeur
s'était refroidie, la réflexion était venue, puis le doute, le découragement,
les murmures. La
plupart des officiers de cette armée avaient commencé leur carrière à une
époque qui n'était pas encore déshéritée de toute indépendance et de toute
fierté civique, où un seul homme n'était pas tout en France, où l'on pouvait
croire qu'en faisant la guerre on se sacrifiait à autre chose qu'à un
caprice. Déjà aigris et mécontents, lorsqu'ils virent leur chef dévoiler peu
à peu des vues intéressées au lieu de leur donner l'exemple de l'abnégation
qu'il exigeait d'eux, ils s'abandonnèrent de leur côté à tous les rêves qui
flattaient leur lassitude, les uns encourageant Soult à saisir hardiment
cette couronne vers laquelle il tendait une main à la fois timide et
impatiente, les autres s'efforçant de propager dans l'armée une sourde
conspiration qui devait s'attaquer à Napoléon lui-même. Un troisième parti
qui avait à sa tête les généraux Loison et Delaborde, et qui tenait avant
tout à maintenir intact l'honneur du drapeau, épiait d'un œil sévère les
démarches de Soult, et n'attendait que son acceptation de la couronne pour se
saisir de sa personne et ramoner l'armée en France. Un des conjurés nommé
d'Argenton, officier très-brave, mais esprit plus aventureux que sensé,
conçut la folle et criminelle idée de faire entrer dans celte conspiration
l'armée anglaise elle-même et Wellesley son chef. D'après les plans fort
incohérents que d'Argenton exposa au général anglais dans trois entrevues
successives qu'il eut avec lui à Lisbonne puis à Coïmbre, Wellesley devait
d'abord encourager sous main les villes portugaises à se prononcer en faveur
de la nouvelle royauté. Soult une fois proclamé roi, on devait selon
l'occurrence ou bien soulever l'armée contre lui et s'emparer de sa personne,
ou se servir de lui pour entraîner les autres armées qui occupaient la
Péninsule à marcher contre Napoléon[18]. Dans le cas où ce projet ne
s'accorderait pas avec les vœux de Wellesley, d'Argenton allait jusqu'à lui
suggérer Un plan d'attaque pour faire l'armée française prisonnière. On voit
que le rêve des officiers restés fidèles à Napoléon, comme celui des
officiers qui conspiraient contre lui, était le retour en France. Ce
sentiment était ce qu'il y avait de plus réel dans les divisions de l'armée,
il répondait à ses secrètes anxiétés à la lassitude provoquée par ces guerres
sans fin et sans but, à l'évidence de nos périls. Ces dispositions étaient,
dans toutes les éventualités, trop favorables aux desseins du général anglais
pour qu'il négligeât une occasion de les entretenir. Il encouragea vivement
d'Argenton, lui accorda les passeports qu'il demandait pour aller continuer
ses intrigues en France, mais jugeant l'homme et la situation avec son ferme
bon sens, il refusa d'exciter les Portugais à offrir la couronne à Soult
parce que cette démarche aurait, disait-il, pour effet de lui faire perdre
leur confiance. Il évita d'ailleurs avec soin de laisser voir à d'Argenton
les mouvements, le nombre et la composition de ses troupes. En définitive
tout en se tenant prêt à profiter des projets des conjurés, il ne s'engagea à
rien envers eux ; Il prévit même dès la première entrevue avec une
remarquable perspicacité que, selon toute apparence, cette conspiration
resterait à l'état de rêve et s'en irait en fumée. Le seul résultat qu'on en
pouvait raisonnablement espérer était selon lui de forcer Soult à évacuer le
nord du Portugal, ce qui du reste répondait au but qu'il se proposait
d'atteindre[19]. Ce fui
vraisemblablement grâce aux coupables intrigues de d'Argenton que Soult fut
averti à temps de l'attaque imminente dont le menaçait Wellesley. D'Argenton
ayant avoué le complot au général Lefebvre, dont il avait été l'aide de camp,
dans le double but de le mettre en garde contre le danger auquel il était
exposé sur la rive gauche du Douro, et de l'entraîner dans la conspiration,
Lefebvre s'empressa de tout révéler au maréchal qui fit aussitôt arrêter d'Argenton
et ses principaux complices. On sait que c'est le 8 mai que Soult fut prévenu
des projets de Wellesley, l'arrestation était du 9 au matin[20] ; la dénonciation était fort
probablement de la veille ; il est difficile de ne pas admettre la connexité
qui lie ces deux faits. Brusquement réveillé au milieu de ses rêves de
royauté, Soult comprit qu'il ne lui restait qu'un seul parti à prendre, celui
de décamper au plus vite. Mais soit qu'il lui coutât trop de renoncer en un
instant à ce rôle glorieux pour se résigner à celui de général fugitif, soit
qu'il ne connût pas toute l'étendue du danger, il ne sut pas exécuter à temps
sa détermination. Il eut toutefois le mérite de ne pas se montrer plus sévère
envers les autres qu'il ne l'était pour lui-même. Faiblement surveillé,
d'Argenton put s'échapper à quelques jours de là et s'il fut plus tard
repris, jugé et fusillé, il ne put en accuser que sa propre imprudence. Le plan
de Wellesley était très-habilement conçu pour surprendre notre armée, malgré
la force de ses positions. Mettant à profit la présence du corps insurgé dé
Sylveira à Amarante et à Chaves, sur nos derrières, pour nous fermer la
vallée de la Tamega, il résolut de porter sur notre gauche vers Lamego et
Villaréal, Beresford avec un fort détachement pour nous fermer également
celle du Douro. A ce moment lui-même nous attaquerait de front avec le plus
gros de ses forces en marchant de Coïmbre sur Oporto par la route la plus
directe. Soult se voyant ainsi interdire l'accès de ces deux vallées, les
seules issues du Tras os Montes, serait forcé d'effectuer sa retraite vers le
Nord par le chemin le plus long, c'est-à-dire par la route de Braga.
Wellesley se proposait de l'y pousser si vivement que le passage du Minho lui
deviendrait très-difficile[21] sinon impossible. Dans tous les
cas, Soult serait rejeté au fond de la Galice et hors d'état d'apporter à
Victor une coopération quelconque lorsque Wellesley se retournerait contre
lui. Le 8
mai, Beresford était à Vizeu, et le surlendemain à Lamego où nous ne
soupçonnions en rien sa présence. Ce même jour, 10 mai, le petit corps
d'observation que nous avions sur la rive gauche du Douro, sous les ordres du
général Franceschi, aux environs d'Albergaria-Nova, était assailli et presque
enveloppé par l'armée que dirigeait Wellesley en personne. Sans le retard que
subit la cavalerie anglaise égarée par ses guides, retard qui condamna à
l'immobilité un détachement envoyé par le lac d'Ovar pour nous couper la
retraite, Franceschi se serait trouvé dans une positiOn désespérée. Il
réussit à se dégager à force de bravoure et de sang-froid et se replia sur
Oporto[22], que nos troupes regagnèrent
dans la nuit du 11 au 12 mai. Le
maréchal Soult avait donné les premiers ordres pour assurer la retraite de
l'armée par la vallée de la Tamega ; mais plein de confiance dans la force de
sa position à Oporto, il ne se pressait nullement d'évacuer cette ville.
Depuis le 2 mai, et avant de penser encore à cette pénible nécessité, il
avait fait reprendre Amarante par le général Loison qui en. avait chassé les
bandes de Sylveira, et c'est sur Amarante qu'il dirigeait maintenant tous nos
corps détachés qui occupaient la province d'Oporto, principalement celui de
Lorges, ramené de la Lima sur la Umega. Amarante était en effet la clef de la
vallée de la Tarnega, mais nous ne pouvions garder ce point si essentiel à
notre sécurité qu'en surveillant avec une extrême attention le cours du
Douro, de Mezanifrio à Villa-réal, et en général jusqu'à la mer, car ce
fleuve opposait, à toute attaque venue du sud une barrière absolument
infranchissable, pour peu qu'elle fût défendue. Protégée par ce formidable
obstacle, notre armée pourrait se retirer aisément par Chaves et Bragance sur
Salamanque ; et là bien que réduite à la défensive, elle continuerait à
menacer les flancs de l'armée anglaise ; elle pourrait à volonté, selon les
mouvements de Wellesley, se porter au secours de Ney en Galice, ou de Victor
sur le Tage. Ce plan
était sans cloute le meilleur parti qu'on pût tirer de la nécessité cruelle
et humiliante d'évacuer le Portugal. Il était aussi très-réalisable à la
condition qu'on n'oubliât pas qu'on avait affaire, non plus aux levées
tumultueuses et indisciplinées de l'insurrection, mais à un ennemi aussi
habile qu'actif et entreprenant. Il semble que Soult, averti des dangers qui
le menaçaient dans son propre camp, par les révélations de d'Argenton, de la
marche et des intentions de l'ennemi par la retraite. de Franceschi, aurait
dû redoubler de vigilance et de célérité. Mais loin de prendre la prompte
décision que réclamaient les circonstances, il se détermina à passer encore à
Oporto la journée du 12 mai. La seule précaution qu'il prit, fut de faire
retirer sur la rive droite du Douro les embarcations qui se trouvaient dans
le voisinage immédiat d'Oporto, Il était si convaincu que le passage du
fleuve était impossible, qu'il avait donné l'ordre de ne pas répondre au feu
des tirailleurs anglais qui garnissaient la rive opposée[23]. Et, chose plus extraordinaire
encore, avisé dès six heures du matin du projet de surprise que méditait
Wellesley, il prit à peine le soin de faire vérifier le fait et se borna à un
examen superficiel et insuffisant[24]. Wellesley
occupait déjà les faubourgs de la rive gauche, dissimulant ses troupes
derrière les hauteurs de la Sarea, petite montagne du haut de laquelle il
découvrait nos positions et nos mouvements sans être aperçu lui-même. Témoin
de la négligence extraordinaire avec laquelle nous gardions les abords du
fleuve, il se résout sur-le-champ à tenter un passage de vive force, malgré
l'obstacle en apparence invincible que lui oppose un courant de cent
cinquante toises de large, et la présence de toute une armée sur l'autre
rive. En face de la Sarea, au-delà du Douro, se trouvait un édifice non
terminé, mais formant un enclos très-solide, appelé le Séminaire. C'est le
point qu'il choisit pour le débarquement de ses troupes. A l'aide d'un petit
bateau dérobé à nos recherches, un de ses officiers lui ramène trois des
embarcations que les Français ont retirées sur la rive droite. La première
passe d'abord avec vingt-cinq hommes qui se lancent hardiment au milieu de
notre armée, et prennent possession du Séminaire sans avoir été aperçus. Les
deux autres viennent ensuite également chargées de soldats. Au moment où la
troisième touche terre, l'alarme est donnée par une de nos sentinelles ; la
rive retentit aussitôt de cris et de coups de feu. Mais l'enclos du Séminaire
a été transformé en une véritable forteresse ; on nous y accueille par une
fusillade meurtrière. Y1 était alors dix heures du matin, heure
invraisemblable, inouïe pour une pareille surprise, si l'ennemi n'avait eu
affaire à la légèreté française. Pendant ce temps les hauteurs de la Sarea avaient
été couvertes de pièces d'artillerie qui balayaient tous les abords du
Séminaire. Un détachement envoyé dès le matin à Avintas, où nous n'avions pris
aucune précaution pour empêcher le passage du fleuve, y franchissait le Douro
sous la conduite de Murray, et marchait au secours des défenseurs de cette
citadelle improvisée. Bientôt Sherbrooke le passa à son tour à Villanova.
Vainement les généraux Delaborde, Foy, Mermet s'efforcent tour à tour
d'enlever l'enclos du Séminaire et de refouler les troupes anglaises qui
inondent les rues d'Oporto ; les deux premiers sont grièvement blessés ; nos
soldats font bonne contenance mais ils sont forcés de renoncer à déloger
l'ennemi de ses positions. L'armée française évacue précipitamment Oporto en
confiant ses blessés à la générosité de Wellesley. Convaincu'
qu'Amarante était toujours au pouvoir du général Loison, Soult avait dirigé
la retraite sur cette ville par Baltar et Peñafiel. En approchant de cette
dernière localité, vers une heure du matin, le maréchal reçut une nouvelle
aussi inattendue que terrifiante Loison avait évacué Amarante et l'ennemi en
avait pris possession dès le matin. La retraite de l'armée était coupée, et
Soult se trouvait dans une position qui rappelait trait pour trait celle de
Dupont à Baylen. Aux environs d'Amarante, et jusqu'à Villaréal, se trouvaient
concentrés les corps de Beresford et de Sylveira. Ces généraux, après avoir,
l'un franchi le Douro, l'autre descendu la vallée de la Tamega, avaient forcé
Loison à se replier sur Guimaraens ; ils interceptaient l'accès de cette
ville et la route de Chaves. Si on les attaquait pour s'ouvrir un passage de
vive force, il était plus que probable que Wellesley aurait le temps
d'accourir à leur se cours ; si au contraire on rétrogradait pour aller
reprendre la route de Braga, il fallait revenir jusqu'à Oporto, dont le
chemin était occupé par le corps de Murray, puis défiler sous le feu de toute
l'armée anglaise en lui prêtant le flanc. Ainsi,
devant et derrière nous s'offrait un ennemi redoutable, enhardi par le succès
; à droite le Douro, la Tamega présentaient un obstacle insurmontable ; à
gauche se dressait la chaîne escarpée de la sierra de Cathalina. Dans ce
péril imminent, Soult, jusque-là si faible et si médiocre, retrouva les
qualités qui avaient fait de lui un des meilleurs lieutenants de Napoléon.
Informé par un colporteur qu'un sentier presque impraticable conduit de Peñafiel
à Guimaraëns, sur les pentes abruptes de la sierra de Cathalina, il prend
aussitôt son parti, sacrifie sans hésiter ses bagages, ses munitions, son
artillerie et jusqu'au trésor de l'armée, puis il gravit les flancs de la
montagne et va rejoindre à Guimaraëns les divisions de Loison et de Lorges. Une
fois arrivés là nous avions de nouveau le choix entre la route de Braga à
gauche et celle de Bragance par Chaves à droite. Mais il était plus que
probable que Wellesley nous avait devancés à Braga, et Chaves était depuis
longtemps au pouvoir de l'ennemi. Soult se décida en conséquence pour un
chemin intermédiaire, mais très-difficile, qui devait nous conduire à Orense
par Salamonde, Ruivaëns et Montalègre. On imposa donc aux divisions Lorge et
Loison le même sacrifice qu'au reste de l'armée ; on détruisit les bagages et
les munitions, on abandonna les canons, et nos troupes ainsi allégées
s'engagèrent dans le défilé de ces régions montagneuses, par un temps affreux
qui changeait chaque ruisseau en torrent, soutenant des combats continuels
contre les paysans insurgés ou les avant-gardes anglaises, et marquant chacun
de leurs pas par les morts qu'elles laissaient derrière elles. Deux fois
l'armée faillit être arrêtée et se vit sur le point de succomber devant des
obstacles misérables. Au passage du Cavado, puis au Miserella, son salut fut
à la merci des insurgés qui gardaient les ponts ; elle ne se tira de ce
mauvais pas que grâce à une sorte de miracle d'intrépidité. Deux fois elle
fut sauvée, contre toute espérance, par l'héroïsme du major Dulong. Enfin,
après des souffrances sans nom, elle arriva à Orense, le 18 mai 1809, épuisée
de fatigue, les vêtements en lambeaux, sans chaussures, sans bagages, sans
munitions, sans artillerie. Il y avait deux mois et demi qu'elle avait
traversé cette ville en triomphe pour faire son entrée en Portugal. Elle y
revenait battue, après avoir perdu un royaume et six mille hommes de son
effectif, les uns abandonnés dans les hôpitaux, les autres tombés dans le
combat ou égorgés le long du chemin dans les embuscades. Wellesley avait atteint son but. S'il n'avait pas entièrement détruit Soult, comme il avait pu s'en flatter un instant, il l'avait forcé d'évacuer le Portugal, il l'avait rejeté sur la Galice bien loin de la ligne d'opération que Soult s'était proposé d'occuper sur les flancs de l'armée anglaise, enfin il avait mis, selon sa propre expression, ce corps d'armée dans cc un tel état de mutilation, » qu'il ne pouvait plus rien entreprendre pour quelque temps. Si le général anglais ne nous avait pas fait plus de mal encore pendant notre retraite, c'est que selon la juste observation contenue dans une de ses lettres à Castlereagh, des troupes qui avaient conservé leur artillerie et leur équipement, ne pouvaient pas suivre les mêmes chemins que des troupes qui avaient jeté tout cela pour fuir plus vite. Toutes ses opérations depuis l'ouverture de cette courte et brillante campagne, si funeste pour nous, avaient été conduites avec une extrême hardiesse, en même temps qu'avec une prudence consommée. La surprise d'Oporto, où l'on vit une armée française et l'un des plus habiles élèves de Bonaparte forcés et battus dans des positions inexpugnables, attestait à elle seule un -véritable génie militaire. Lorsqu'en présence de ces combinaisons si prévoyantes, dans lesquelles rien n'est jamais laissé au hasard, de ces ordres inspirés par un mélange si frappant d'audace et de calcul, on lit nos doléances stéréotypées depuis lors, et reproduites même par Jomini, sur le « bonheur de Wellington », on ne peut s'empêcher de sourire de tant de naïveté dans le parti pris. Malheureusement pour nous, la continuité de ce bonheur ne devait pas être moins surprenante que son éclat, car il ne se démentit pas une fois, au milieu des situations les plus difficiles, de Vimieiro à Waterloo ; et l'on en trouverait à peine un autre exemple dans l'histoire. Mais pour quiconque eût pu suivre et observer de près le général encore peu connu qui, à cette extrémité de l'Europe et si loin du théâtre où se fixaient- tous les regards, venait d'infliger à Napoléon deux des échecs les plus sensibles qu'il eût jamais éprouvés, pour qui eût pu voir à l'œuvre tant de qualités éminentes, son jugement si sûr, sa volonté froide et indomptable, son empire sur lui-même et sur les autres, son dédain pour tout charlatanisme, sa répugnance pour toute opération aventurée, dut-elle profiter à sa gloire personnelle, sa stratégie un peu méthodique et expectante, mais appropriée à la faiblesse de ses ressources, qui faisait de la défensive un art terrible, son habileté à ne recevoir que les batailles dans lesquelles il avait mis toutes les chances de son côté, sa sollicitude envers les siens, sa scrupuleuse probité envers ses adversaires, pour celui-là dis-je, il n'y avait dès lors plus à s'y tromper : il nous était né un ennemi formidable, et l'Angleterre, qui pleurait encore Nelson et Pitt, avait retrouvé un homme. |
[1]
Berthier à Soult, 1er janvier 1809.
[2]
Miot de Melito.
[3]
Correspondance du roi Joseph, 19 février 1809.
[4]
Correspondance du roi Joseph, 7 mars 1809.
[5]
Correspondance du roi Joseph, 19 mars 1809.
[6]
Miot de Melito, Rœderer.
[7]
Correspondance du roi Joseph. Joseph à Napoléon, 19 avril 1809.
[8]
Berthier à Ney, 18 février 1809.
[9]
Joseph à Napoléon, 28 mars 1809.
[10]
Rapport du général Eben à sir John Cradock.
[11]
Mémoires sur les opérations militaires en Galice et en Portugal par
Lenoble. Histoire de la guerre de la Péninsule, Napier.
[12]
D'après un témoin oculaire, qui a écrit pour ainsi dire sous la dictée do
Soult, les Portugais eurent à Oporto 8,000 hommes tués, et nous en perdîmes 80.
De tels contrastes expliquent notre popularité en Portugal. (V. Lenoble, Mém.
sur les opérations militaires en Galice et en Portugal.)
[13]
Napoléon à Joseph 13 mars 1809. Joseph à Napoléon, 22 mars.
[14]
Entre autres Napier.
[15]
Dispatches of the Duke of Wellington. Napier : Peninsular war.
[16]
Dispatches : à Castlereagh, 24 et 27 avril1809 ; à Cuesta, 29 avril ; à
Frere, 29 avril ; à Mackenzie, 1er mai 1809.
[17]
Circulaire du général Ricard, chef d'état-major du 2 corps d'armée, en date du
19 avril 1809. Cette pièce curieuse a été publiée pour la première fois,
croyons-nous, par M. Thiers.
[18]
Dispatches of the duke of Wellington : au maréchal Beresford, 7 mai 1809
; au vicomte Castlereagh, 7 mai, 15 mai, 27 avril 1809.
[19]
Dispatches : to viscount Castlereagh. 27 avril 1809.
[20]
A J. Villiers, 15 mai.
[21]
A Castlereagh, 18 mai.
[22]
Napier, History of the Peninsular War.
[23]
Déposition du secrétaire du gouverneur d'Oporto, du 13 mai 1809. Voir les Supplementary
dispatches of the duke of W., vol. VI.
[24]
Mémoires sur les opérations militaires en Galice et en Portugal, par
Lenoble. Ce témoin est d'autant moins suspect qu'il a écrit sous l'inspiration
de Soult.