HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME CINQUIÈME

 

CHAPITRE PREMIER. — JUIN ET JUILLET 1809

 

 

ÉTAT DE L'EUROPE ET DE L'ALLEMAGNE PENDANT LA CAMPAGNE D'AUTRICHE EN 1809. — LE PAPE PIE VII EST ENLEVÉ DE ROME. — BATAILLE DE WAGRAM. — ARMISTICE DE ZNAÏM.

 

Le grave insuccès d'Essling offrait aux ennemis de Napoléon une occasion unique de porter à sa domination un coup dangereux, sinon mortel. Sans avoir été précisément vaincu, il avait dû rétrograder, modifier ses plans, renoncer pour un temps à l'offensive si favorable à son génie et si chère à son orgueil. S'il n'avait pas subi toute l'humiliation d'une défaite, il avait vu ses combinaisons déjouées, son prestige atteint, sa situation compromise. Il avait en partie per- du cette merveilleuse force d'opinion qu'il ménageait comme son talisman ; il était momentanément hors d'état de rien entreprendre. Les cieux journées d'Essling avaient montré à quoi tenaient tant de gloire et de puissance, de si grands desseins, une si haute fortune. Tout cela avait failli échouer au passage d'un fleuve. Un effort de plus, et le héros de tant d'exploits était jeté dans le Danube. Maintenant, isolé, entouré d'ennemis, au milieu de populations prêtes à se soulever, à une si grande distance de son point d'appui naturel, il semblait que l'imminence de sa chiite, si ardemment désirée, allait provoquer contre lui un soulèvement universel.

Au point de vue militaire, il était établi désormais que le passage du Danube en présence d'une armée nombreuse et aguerrie n'était pas une de ces opérations qu'on enlève par un coup d'audace. C'était une entreprise pleine de périls dont l'exécution réclamait toute l'énergie et toutes les ressources d'esprit d'un grand capitaine, et dont les difficultés rétablissaient presque entre les combattants l'égalité des chances. El tant que cette opération restait en suspens, tout le résultat de nos victoires antérieures était remis en question. Chacun sentait d'instinct qu'à la guerre, selon l'adage si connu, rien n'est fait tant qu'il reste quelque chose à faire. L'Empereur ; disait-on, avait trouvé enfin cet obstacle que rencontre tôt ou tard la toute-puissance ; il était venu se heurter à ce grain de sable qui fait trébucher les invincibles. L'Empire lui-même était en échec.

Par cela seul qu'un pareil doute s'élevait dans les esprits, les symptômes de dissolution se montraient partout, tant 1'œuvre du nouveau César était au fond artificielle et mal assise. Les essais d'insurrection se multipliaient en Allemagne. Nos alliés de la confédération du Rhin combattaient à regret dans nos rangs, prêts à tourner contre nous les armes que nous les forcions à employer contre leur patrie. Nos alliés les Russes, à demi réconciliés avec l'Autriche par l'insurrection que nous avions déloyalement provoquée en Galicie, semblaient plus disposés à en venir aux mains avec les Polonais qu'à les soutenir. La Prusse indécise, mais à jamais hostile, épiait, pour se prononcer, l'heure d'un revers plus marqué. L'Angleterre terminait les préparatifs d'une grande expédition dont le but précis était encore un mystère, mais dont la destination n'était pas douteuse. Les affaires d'Espagne prenaient une tournure fâcheuse et faisaient pressentir de nouveaux échecs pour nos armées. Le pape s'apprêtait à lancer l'excommunication contre le spoliateur du Saint-Siège. La révolte tyrolienne, un instant apaisée, couvait sourdement comme un feu mal éteint. Enfin la France elle - même était mécontente et alarmée. On s'exagérait les périls de Napoléon ; on le croyait cerné dans l’île Lobau tandis qu'il n'avait jamais cessé d'être le maître de la rive droite du Danube ; et cette manœuvre si originale, qui lui avait donné, comme dans les marais d'Arcole, un camp retranché presque inexpugnable, ne paraissait de loin qu'un expédient de sa détresse.

On ne saurait nier qu'il n'y eût, dans tous ces éléments de force matérielle et morale, de quoi contre balancer avec succès l'énorme avantage que Napoléon tenait de la supériorité de son armée et de ses talents militaires. Mais ses adversaires sauraient-ils réunir et mettre en œuvre ces moyens épars. ? Apprendraient-ils à saisir l'occasion, à connaître le prix du temps ; à profiter des leçons du passé, à grouper leurs forces en un seul faisceau, à emprunter, en un mot, ne fût-ce que pour un instant, à leur terrible ennemi, la tactique qui lui avait si merveilleusement réussi ? Voilà les questions -que s'adressaient alors sur tous les points du monde les spectateurs émus de ce grand duel.

Dispersés sur d'immenses espaces, les auxiliaires sur lesquels l'Autriche avait le droit de compter, ne pouvaient parer aux inconvénients de ce défaut de cohésion qu'à force d'activité, de promptitude et de concert. Sous tous ces rapports, ils n'avaient eu jusque-là que des débuts malheureux, et c'était une raison de plus pour eux de chercher à mieux utiliser le temps d'arrêt, que leur offrait le séjour forcé de l'armée française dans l'île Lobau. L'Allemagne était prête pour l'insurrection, grâce au travail incessant du Tugendbund et des sociétés secrètes. Les femmes elles-mêmes s'y faisaient partout les agents de cette conspiration, elles en portaient les insignes ; elles se montraient parées de joyaux d'acier, symbole de la régénération par le fer[1]. Sans doute, ni les mœurs, ni les lieux, ni les caractères ne s'y prêtaient à des mouvements insurrectionnels du genre de ceux qu'il nous était alors si difficile de dompter en Espagne. A cet égard, la démonstration était faite depuis l'ouverture de la campagne. Les tentatives de Dörnberg en Westphalie, de Katt à Magdebourg, du chevaleresque Schill à Berlin, avaient successivement avorté faute d'ensemble, ou, pour mieux dire, faute d'un sol favorable à la guerre de partisans. Elles n'en étaient pas moins un témoignage significatif du sentiment nouveau qui agitait ces populations d'ordinaire si paisibles. L'instrument de libération existait, la mise en œuvre seule était à trouver ; et si, au lieu de ces insurrections décousues, intempestives, on organisait un mouvement unique et concerté si on agissait avec discipline, si un gouvernement osait prendre l'initiative et la direction, peut-être leur donnerait-on une impulsion qui entraînerait tout. Qui peut dire l'effet qu'eût produit en Allemagne un grand débarquement anglais partant des bouches de l'Elbe, et remontant le cours de ce fleuve, pour tomber sur nos communications au moment où ces hardis partisans, mieux secondés, auraient soulevé les peuples sur toute l'étendue du sol germanique ?

Schill semblait attendre et appeler une diversion de ce genre lorsque, après avoir menacé un instant les frontières de la Westphalie et du grand-duché de Berg, il se jeta brusquement sur les villes hanséatiques. Mais le secours espéré ne parut pas. Schill s'était trop hâté ; il paya de sa vie sa généreuse erreur. Désavoué par son pays, flétri de l'épithète de déserteur par le gouvernement prussien, du nom de brigand par les bulletins de Napoléon, mis hors la loi par le roi Jérôme, qui se vengea de la peur qu'il avait éprouvée en mettant à prix la tête de son ennemi[2], enfin poursuivi, traqué par les troupes danoises et les colonnes du général Gratien, il tomba en héros sous les murs de Stralsund, chargé de cet opprobre officiel que l'avenir change en pure gloire, avec l'éternel honneur d'avoir été le premier, sinon le plus grand de ces fiers martyrs dont le sang servit de rançon à la patrie allemande (31 mai 1809).

Les compagnons de Schill furent envoyés au bagne par ordre de Napoléon : « Les hommes de la bande de Schill qui n'ont pas été passés par les armes, osa dire plus tard le Moniteur, ont été conduits aux galères de Toulon, au nombre de trois cent soixante... On ne doit que du mépris à ceux qui croient se distinguer des voleurs ordinaires, dont ils font le métier, parce qu'ils ont porté un uniforme ![3]... » Mais ni cette ignominie, ni le souvenir de cette fin tragique n'avaient tari la source des grands dévouements. Le drapeau échappé aux mains défaillantes de Schill avait été aussitôt relevé par Brunswick-Œls. C'était le fils du courageux vaincu d'Iéna. Malgré les premiers revers qui avaient démontré l'inefficacité des tentatives partielles, rien n'était donc perdu de ce côté, et les chances d'une grande insurrection allemande restaient presque entières ouvertes à celui qui saurait les saisir. Ici, il faut le dire, l'Autriche se débattant sous la rude étreinte de la main de fer qui s'appesantissait sur elle, pouvait difficilement prendre l'initiative. Ce rôle revenait naturellement soit à l'Angleterre, soit à la Prusse, puissances qui n'étaient pas moins intéressées à la défaite de Napoléon. L'Angleterre avait déjà payé et payait encore plus largement que personne sa dette à la cause de la liberté européenne. Ses inépuisables subsides étaient à qui voulait les prendre ; ils étaient comme un fleuve d'or qui depuis des années allait remplir les trésors épuisés du continent. Ses flottes bloquaient sans trêve et sans relâche tous les rivages de l'Europe. En Espagne elle faisait plus ; son armée y était devenue le nerf même de la résistance, le centre solide autour duquel se groupaient toutes les forces insurrectionnelles. En Italie, ses expéditions faisaient vivre le roi Murat dans de continuelles alarmes. Les énormes préparatifs qu'elle allait de nouveau diriger contre la France sur un point encore inconnu, pouvaient être d'un secours inestimable pour l'Allemagne à la double condition que ce point d'attaque fût convenablement choisi, et que la diversion fût opérée à temps. A ces deux points de vue, autant qu'on pouvait en juger d'après certaines apparences, la gigantesque entreprise s'annonçait mal. Une préoccupation égoïste, le désir de détruire nos établissements d'Anvers, faisait perdre de vue à ceux qui la conduisaient la nécessité de concentrer toutes les forces, sur le théâtre même de Faction principale pour y frapper le coup décisif. La Hollande, où ils voulaient, selon quelques suppositions, opérer une forte diversion, était un champ de bataille trop excentrique, et trop facile à défendre, pour qu'une victoire même pût y exercer une influence marquée sur l'issue de la guerre. L'Allemagne seule, dans l'espace compris entre le cours de l'Elbe et celui du Weser, fournis- sait la base d'opération cherchée. Le Hanovre, ce berceau de la dynastie britannique, eût été du premier coup soulevé, la Prusse hésitante eût été entraînée, la faible royauté de Jérôme eût été emportée en un instant ; aucune barrière n'eût arrêté le torrent jusqu'au Danube. Non-seulement les organisateurs de l'expédition ne se rendaient pas compte de ces avantages, mais ils semblaient ne pas mieux comprendre la nécessité d'une prompte détermination. Leurs lenteurs menaçaient de rendre inutiles cet inestimable répit que leur avait valu une bataille douteuse. Les jours, les semaines s'écoulaient, l'Autriche aux abois faisait entendre des cris de détresse, et le même mystère continuait à planer sur l’expédition anglaise.

Mais quels que fussent les torts en partie involontaires du cabinet britannique, la plus grande part de responsabilité dans les événements qui se préparaient était sans comparaison celle qui incombait au gouvernement prussien. Il avait non-seulement appelé de ses vœux les plus ardents la guerre actuelle, mais contribué puissamment à organiser contre Napoléon la grande conspiration des sociétés secrètes. Ses hommes d’État, ses généraux, ses fonctionnaires de tout ordre remplissaient les cadres du Tugendbund. Schill était l'ami et le frère des Stein, des Scharnhorst, des Blücher. L'armée entière brûlait du désir de prendre sa revanche des humiliations d'Iéna. Loin de rencontrer un obstacle à ses projet dans le sentiment des populations, le cabinet prussien avait plutôt à fies contenir qu'à les exciter. Nos agents diplomatiques, les généraux et commandants des places fortes que nous occupions encore en Prusse, Rapp à Danzig, Michaud à Magdehourg étaient unanimes à constater les sentiments de haine, de profonde inimitié que nourrissait contre nous la nation prussienne. On ne la maintenait momentanément qu'en trompant son impatience par la perspective d'une guerre imminente. Les dispositions du roi qui résidait encore à Kœnigsberg, n'étaient pas plus douteuses que celles du ministère qui siégeait â Berlin.

Le cabinet de Vienne comptait si bien sur le concours de la Prusse, que c'était principalement en vue de celte alliance qu'il avait donné une si grande importance au détachement de l'archiduc Ferdinand en Pologne. Et si l'archiduc, après avoir refoulé Poniatowski au-delà de la Vistule, s'était rapproché des frontières de la vieille Prusse en s'éloignant toujours plus de sa base d'opération, c'était avec l'espoir d'y donner bientôt la main aux armées prussiennes. Cet espoir était fondé sur des assurances positives. Le prince d'Orange avait porté, de la part du roi Frédéric-Guillaume à l'empereur François, des promesses formelles d'une coopération prochaine. Après Essling, François II jugea le moment venu d'en réclamer l'exécution. Il envoya à Kœnigsberg le colonel. Steigentesch avec une lettre[4] dans laquelle il rappelait au roi de Prusse les assurances qu'il avait reçues de lui, la solidarité d'intérêts qui unissait la Prusse et l'Autriche, la nécessité d'une résolution prompte et énergique si l'on voulait mettre un terme « aux envahissements et aux spoliations de l'empereur Napoléon. » Que l'heure d'une semblable décision eût en effet sonné, c'est ce qu'il était difficile de contester. Mais le roi Frédéric-Guillaume, esprit médiocre et indécis, montra ici la même irrésolution qu'à l'époque d'Austerlitz. Placé subitement en présence de l'éventualité qu'il avait lui-même appelée, il se troubla et tergiversa. Dissimulant son embarras sous un accueil plein de réserve et presque de défiance, il témoigna au colonel une grande froideur, affecta de craindre « qu'une fois engagé, l'Autriche ne l'abandonnât pour faire sa paix séparée » ; et comme Steigentesch exprimait son étonnement de l'entendre discuter une question qu'il croyait déjà décidée : « Il n'est pas temps encore, s'écria le roi en laissant échapper le secret de ses incertitudes... Me prononcer actuellement, ce serait vouloir ma ruine... frappez un coup encore et je viendrai ; mais je ne viendrai pas seul[5]. »

C'était dire trop clairement qu'on voulait bien partager les fruits de la victoire, mais non les risques de la bataille. Ainsi s'évanouissaient une à une les meilleures chances des adversaires de Napoléon. Les passions insurrectionnelles de l'Allemagne se dépensaient en agitation fiévreuse et stérile, l'irritation prussienne s'usait dans l'immobilité d'une vaine attente, l'égoïsme britannique se hâtait lentement, et se préparait de nouveaux mécomptes pour avoir trop songé à ses propres intérêts. Le seul secours qui vint à l'appui de l'Autriche, dans ce moment où elle avait si grand besoin d'être soutenue, fut une coopération qui ne pouvait lui être d'aucune utilité dans des circonstances si critiques. Le décret de Schœnbrünn, qui prononçait la réunion des États du Pape à l'empire français, ayant été publié et affiché à Rome, dans la journée du 10 juin 1809, Pie VII s'était enfin décidé à fulminer contre Napoléon cette bulle d'excommunication depuis longtemps rédigée, et que sa timidité seule l'avait empêché de lancer jusque-là. Après une longue délibération où éclatèrent tour à tour les sentiments les plus opposés, l'indignation, l'angoisse, la colère, la crainte, le faible vieillard se résigna, sur l'insistance de son confident, le cardinal Pacca[6], à frapper d'anathème et à dénoncer au monde catholique l'homme dont il avait tant contribué à accroître et à affermir la funeste puissance. Touchant spectacle sans doute, si on n'y veut voir que la faiblesse aux prises avec la force, mais spectacle plein d'enseignements salutaires, si l'on se place à un point de vue plus haut.

A ne considérer dans Pie VII qu'un vieillard sans défense en lutte avec un ennemi implacable et tout puissant, il est difficile de ne pas céder à la pitié qu'inspire son malheur. Mais lorsqu'on songe que ce vieillard était le chef spirituel de tant de millions d'hommes, le père des consciences, une sorte de représentant de Dieu sur la terre, on sent que sa conduite doit être envisagée sous d'autres aspects, qu'on a le droit de lui demander compte de l'usage qu'il avait fait de cette autorité sans pareille. Ce n'est d'ailleurs jamais faire tort à un personnage historique que de le juger au point de vue des devoirs que lui imposaient son rôle et sa situation personnelle. Ces devoirs, Pie VII les avait solennellement méconnus et trahis en s'associant par le sacre aux entreprises les plus perverses de celui qu'il accusait aujourd'hui. Toutes les usurpations de Napoléon à l'intérieur et à l'extérieur, ses coups d'État, ses trahisons, ses violences, le meurtre même encore récent du duc d'Enghien, il avait tout amnistié avec cette profonde immoralité que montre le prêtre toutes les fois qu'il est mis en demeure de choisir entre la justice et un intérêt d'église. Il avait tout sanctionné, alors qu'il espérait profiter de celte redoutable alliance. Il avait couvert le parjure et le meurtrier de l'égide pontificale ; il lui avait apporté sa force morale pour le protéger contre les ressentiments de tous les cœurs amis de la justice. De quoi se plaignait-il donc maintenant ? On ne faisait que lui appliquer la loi qu'il avait trouvée bonne et légitime pour les autres.

Les conséquences et le châtiment de cette conduite se retrouvèrent dans l'indifférence qui accueillit sa chute et ses protestations. La foudre pontificale ne couvrait plus comme autrefois le bruit des armes. L'anathème se perdit dans le tumulte des événements qui attiraient l'attention de l'Europe ; et si un peu plus tard les sympathies revinrent peu à peu à Pie VII, il les dut moins à son caractère de chef suprême de l'Église qu'à la patience, à la simplicité, à l'inaltérable douceur qu'il déploya dans le cours de ses longues épreuves. Il était d'ailleurs évident, dès l'origine de ces démêlés, que par cela seul qu'il refusait de se soumettre au sort qui lui était fait, son séjour à Rome devenait impossible. Habitué à tout obtenir du Saint-Siège par la menace et la crainte, Napoléon semble avoir compté d'abord sur la résignation du Pape. Les deux millions de traitement que le décret de Schœnbrünn ajoutait aux revenus pontificaux lui paraissaient un gage assuré de la docilité de Pie VII : « Vous avez vu par mes décrets, écrivait-il le 17 juin à Murat, que j'ai fait beaucoup de bien au Pape ; mais c'est à condition qu'il se tiendra tranquille... S'il veut faire à Rome une réunion de cabaleurs tels que le cardinal Pacca, ajoutait-il aussitôt, il faut agir à Rome comme j'agirais envers l’archevêque de Paris. » Deux jours après, le 19 juin, l'illusion n'était plus possible, car Napoléon connaissait forcément à cette date l'excommunication, publiée le 10 juin, et les protestations qui avaient été affichées en même temps. Dans tous les cas, il donnait ce jour-là à Murat et au général Miollis des instructions qui s'appliquaient si bien à leur situation actuelle, qu'aucune hésitation ne leur était permise sur ce qu'il leur restait à faire : « Je vous ai déjà fait connaître, écrivait-il à Murat, que mon intention était que les affaires de Rome fussent menées vivement et qu'on ne ménageât aucune espèce de résistance. Aucun asile ne doit être respecté, si on ne se soumet pas à mes décrets, et sous quel prétexte que ce soit on ne doit souffrir aucune résistance. Si le Pape prêche la révolte et veut se servir de l'immunité de sa maison pour faire imprimer des circulaires, on doit l'arrêter[7]. » Le général Miollis reçut des instructions dans le même sens et datées du même jour[8].

Il était impossible de viser en termes plus précis l'éventualité qui s'était présentée. L'ordre allait même au-delà du cas spécial qui venait de se produire à Rome, car il autorisait l'arrestation pour le seul fait d'avoir imprimé des circulaires, et c'était une excommunication qui avait été publiée. Mais chose remarquable, ici comme dans la plupart des occasions où il avait eu à prendre une résolution qu'il sentait devoir lui être reprochée un jour, Napoléon, d'ordinaire si impératif et si direct, s'exprimait au conditionnel ; comme toujours, il se ménageait la possibilité de dire : « ce n'est pas moi ! » Son ordre, quoique formel, était conçu en termes généraux, comme s'il eût cherché à laisser à ses agents la responsabilité de l'initiative.

Ce qui autorise cette supposition, c'est qu'aussitôt l'événement accompli il s'en lave les mains, il le renie, il le condamne, bien plus, il le déplore : « C'est une grande folie, écrit-il à Fouché ; j'en suis bien fàché[9]. » Il va plus loin avec Cambacérès : « C'est sans mes ordres et contre gnon gré qu'on a fait sortir le pape de Rome 3[10]. » Mais il se garde bien de revenir sur l'exécution, car, écrit-il encore, cc ce qui est fait est fait ! » Dans ses dictées de Sainte-Hélène, il s'attache à démontrer la nécessité de l'acte, mais il n'en rejette pas moins la responsabilité sur le zèle de ses agents[11]. Il resterait à expliquer par quel étrange phénomène, alors que tout se pliait de plus en plus à l'obéissance passive, à tel point que ses meilleurs généraux en étaient comme paralysés, des agents si serviles d'ordinaire, devenaient si hardis lorsqu'il s'agissait de prendre des résolutions qui pouvaient leur coûter la tête ! Malheureux agents, toujours trop zélés, et justement dans les circonstances les plus graves, les mieux faites pour les troubler, pour les détourner de prendre un parti par eux-mêmes ! Dans l'affaire du duc d'Enghien, le zèle de Savary ; dans l'affaire d'Espagne, le zèle de Murat ; dans l'affaire du pape, le zèle de Miollis ont tout perdu. On ne voit pas, à la vérité, que ce zèle leur ait jamais porté malheur, bien au contraire ; il ne les en punissait que par de nouvelles faveurs ! Ce n'en est pas moins là un trait particulier de son étoile. Napoléon est toujours compromis par trop de zèle ; ces choses-là n'arrivent qu'à lui !

On doit dire toutefois à la décharge de ses agents à Rome, qu'ils n'auraient pas agi avec plus d'assurance et de décision, s'ils avaient reçu de lui la consigne la plus positive et la plus circonstanciée, et l'on doit convenir qu'ils étaient quelque peu intéressés à ne pas se tromper. Les instructions adressées à Murat et à Miollis étaient du 19 juin ; le 6 juillet suivant, entre deux et trois heures du matin, heure nocturne et choisie comme celle du guet-apens d'Ettenheim, trois détachements de soldats français, conduits par le général Radet, escaladaient clandestinement les murs du Quirinal et désarmaient la garde du pape. Le général pénètre de force avec quelques officiers dans les appartements du saint-père ; il le somme au nom de l'empereur de renoncer pour toujours à son pouvoir temporel, et sur son refus lui déclare qu'il a l'ordre de l'emmener prisonnier. Un des témoins de ces déplorables violences assure que, faisant alors un retour amer sur le passé, le vieillard s'écria avec un gémissement : « Voilà donc la reconnaissance de votre empereur après tout ce que j'ai fait pour lui ! Voilà la récompense de ma grande condescendance envers lui et envers l'Église de France ![12] »

Peu d'instants après, le pape Pie VII était entraîné rapidement vers Florence dans une voiture fermée à clef et entourée d'une escorte de gendarmes.

Le seul pays de l'Europe où cet événement aurait pu avoir un contre-coup immédiat était l'Italie ; mais le gouvernement des prêtres y était trop justement détesté, et la crainte de nos représailles trop bien établie par de sanglantes leçons pour qu'un soulèvement pût s'y produire. Depuis que l'archiduc Jean avait été forcé de rétrograder de l'Adige sur les Alpes pour se porter au secours de son frère, tout danger de ce genre avait disparu de la Péninsule, et, les faibles velléités de révolte qui s'étaient manifestées dans certaines localités, notamment à Padoue, avaient fait place à la soumission et au silence accoutumés. Quand aux expéditions que les Anglais organisaient à Palerme, elles suffisaient pour inquiéter et harceler Murat, mais non pour offrir un point d'appui à un mouvement de quelque consistance. En Italie, moins encore qu'en Allemagne, il ne s'opérait aucune diversion de nature à compromettre nos affaires. L'Espagne assistait au contraire au même moment à la tentative la plus sérieuse qui eût été faite jusque-là contre la domination française ; mais l'éloignement ôtait aux efforts de Wellington toute influence directe sur le dénouement de la guerre d'Autriche, et ce n'est même qu'assez tard que cette influence se fit sentir fortement sur les affaires européennes. La Péninsule ibérique n'est quant à présent qu'un champ clos où les combattants sont livrés à eux-mêmes et ne' peuvent rien pour des alliés engagés à de si grandes distances. Aussi leurs travaux et leurs épreuves exigent-ils un récit à part.

On voit par ce court exposé qu'avec tant de raisons d'espérer un concours extérieur, de compter sur l'appui des peuples dont elle soutenait la cause, l'Autriche se trouvait en définitive obligée de ne compter que sur elle-même, ce qui est toujours la ressource la plus sûre des États menacés dans leur existence nationale. Elle était malheureusement peu faite pour une guerre d'indépendance, et portait en ceci la peine de son passé et d'un vice d'organisation. État fédéraliste par nature et par essence, l'Autriche était devenue un empire presque unitaire grâce aux traditions despotiques de sa monarchie ; de là une cohésion tout artificielle, maintenue seulement par la force, et comme une suite naturelle un grand affaiblissement du sentiment patriotique dans la plupart des provinces, excepté celles qui partageaient avec la maison impériale les bénéfices de cette vaste exploitation. La Hongrie particulièrement, moins exposée aux maux de l'invasion et moins accessible à la crainte d'une conquête, était loin de montrer l'ardeur guerrière si redoutable dont elle avait fait preuve sous Marie-Thérèse. Son insurrection espèce de milice qu'on appelait en temps de guerre, sur laquelle on avait fondé tant d'espérances, ne se levait qu'avec mollesse et lenteur. La Galicie, possession beaucoup plus récente, acquise à la suite du partage de la Pologne, n'attendait qu'un signal pour se révolter contre des maîtres encore mal affermis. Le Tyrol seul, où le joug bavarois était en horreur, montrait l'enthousiasme qu'exigeaient les circonstances. Dans le reste de la monarchie, tout ce qui n'était pas force organisée manquait de ce ressort et de cette énergie si nécessaires à une nation qui veut se sauver elle-même.

Au milieu d'un tel état de choses, les milices, qui ne sont d'ordinaire que ce que l'esprit public les fait, et qui même lorsqu'elles sont soutenues par le sentiment patriotique offrent assez peu de résistance, ne pouvaient être que d'un faible secours. Peu capables en général d'affronter des troupes régulières, elles étaient animées d'un sentiment militaire des plus médiocres, et l'archiduc Charles n'était pas l'homme qu'il fallait pour leur communiquer le feu et l'élan qui leur manquaient. Son génie essentiellement méthodique et froid se refusait aux conceptions d'une guerre d'enthousiasme. Dans la campagne qui venait d'aboutir aux journées d'Essling, on l'avait vu sans cesse tout préparer pour l'attaque et recevoir continuellement des batailles défensives. Son trouble en présence de Napoléon allait par moment jusqu'à paralyser ses remarquables facultés, et il ne parvenait pas même à dérober à ses inférieurs le secret de ses agitations « Mais, monseigneur, s'écriait à Ratisbonne le général Bubna, son aide de camp, figurez-vous qu'au lieu de Bonaparte c'est Jourdan que vous avez devant vous ![13] » A Essling, l'archiduc s'était relevé à ses propres yeux et à ceux de son armée ; mais au lieu de puiser dans ce succès plus de hardiesse et d'activité pour entreprendre davantage, il s'estimait heureux de l'avoir remporté sur un adversaire qui lui inspirait une immense admiration, et il tremblait de le compromettre par trop d'audace.

Son armée continuait à occuper en face de l'île Lobau ses anciennes positions, quelque peu modifiées par suite de l'expérience faite dans les combats précédents. Il avait fait retrancher et relier par des ouvrages garnis d'artillerie les trois villages d'Aspern, d'Essling et d'Enzersdorf ; mais cette ligne fortifiée ne menaçait qu'un des côtés de l'île Lobau. Le côté qui s'étendait d'Enzersdorf à Mulheiten, c'est-à-dire jusqu'au rentrant du Danube, et sur une longueur de plus d'une lieue, restait à découvert, bien qu'il lui eût été facile de le rendre également inabordable. Cette lacune, qui permettait à Napoléon de prendre à revers la ligne fortifiée, en rendait par là même les défenses inutiles. Son but semblait donc être plutôt d'attirer Napoléon sur un champ de bataille choisi et étudié à l'avance que de lui fermer absolument le passage. Les positions stratégiques qui s'étendent du Bisamberg à Wagram et à Neusiedl lui étaient en effet depuis longtemps connues. Bien antérieurement à la bataille d'Essling, et avant de se douter du souvenir ineffaçable qu'elles devaient laisser dans sa carrière militaire, il les citait dans son ouvrage sur la tactique comme des positions modèles pour défendre le passage d'un fleuve. Il n'avait pas pu lui échapper que l'accès de la plaine du Marchfeld restait ouvert à Napoléon, mais il avait rétréci l'ouverture, et ne lui laissait le passage libre que d'un seul côté, afin de pouvoir le surprendre, et le rejeter de nouveau sur le Danube avant l'achèvement de son opération.

A ces précautions que l'événement a prouvé avoir été insuffisantes, il avait joint celle de rappeler à lui tous les détachements dont il crut pouvoir disposer sans dégarnir des points essentiels. Mais cette concentration ne s'opéra ni avec l'ensemble, ni avec la décision qu'exigeaient les circonstances. L'archiduc Ferdinand fut laissé en Pologne, avec beaucoup plus de troupes qu'il ne lui en fallait pour contenir Poniatowski. L'archiduc Jean, qui, après avoir manqué le moment d'opérer sa jonction avec son frère à Lintz, s'était rabattu sur Kœrmond, fut trop livré à ses propres inspirations ; et comme ce prince, jaloux de la gloire fraternelle, brûlait de se créer à la renommée militaire des titres plus solides que la victoire de Sacile, il était à craindre que sa turbulente personnalité n'amenât les mêmes malheurs qu'à Hohenlinden. Très-maltraité dans sa retraite par le corps du prince Eugène, l'archiduc Jean n'avait recueilli en chemin que les débris de Jellachich, échappés à grand' peine à la poursuite de Lefebvre dans les montagnes du Tyrol. Il ne ramenait pas plus de vingt-cinq mille hommes à Kœrmond, où il reçut à la vérité quelques renforts de l'insurrection hongroise ; mais au lieu de se retirer à la hâte sur Presbourg, où il se fût trouvé à portée de rejoindre son frère, et où il eût occupé un point stratégique d'une importance capitale pour les opérations ultérieures de la campagne, il songea aussitôt à reprendre l'offensive pour son propre compte, sans se préoccuper ni de ses instructions, ni de la nécessité de subordonner ses opérations à celles de l'armée principale.

Pendant que les adversaires de Napoléon gaspillaient dans l'inaction, l'incertitude, dans l'emploi de fausses combinaisons, dans les lenteurs d'une temporisation sans fin, des avantages dont ils devaient connaître trop tard tout le prix, leur ennemi mettait à réunir et à multiplier ses ressources une activité aiguillonnée par le sentiment des dangers qu'il avait un instant courus. Autant leurs résolutions étaient vagues et leurs efforts décousus, autant ses actes étaient précis, rapides et visant droit au but. Connaissant de longue 'main leur manque d'initiative et de vigueur, leurs tergiversations, leurs divisions secrètes qu'il avait lui-même fomentées, il s'était dit tout d'abord que même en mettant les choses au pis et en les supposant décidés à aller jusqu'au bout, il les gagnerait de vitesse. Que s'il parvenait à détruire à temps l'armée de l'archiduc Charles, le soulèvement qu'on cherchait à créer en Allemagne ou tomberait de lui-même, ou serait peu redoutable pour nous. Insensible aux cris de détresse de son frère Jérôme, il s'efforçait de le rassurer, de réveiller son énergie, tout en refusant de lui envoyer les renforts qu'il demandait : cc Les Anglais ne sont pas à craindre ; toutes leurs forces sont en Espagne et en Portugal. Ils ne pourront rien faire en Allemagne ; d'ailleurs, alors comme alors !... Quant à Schill, il s'est déjà mis hors de procès en se retirant du côté de Stralsund. Brunswick n'a pas huit cents hommes. Avant de faire un mouvement, il faut voir clair.... J'attends toujours qu'une affaire soit mûre et que je la connaisse bien avant de faire manœuvrer.... Inquiétez-vous moins ; vous n'avez rien à craindre, tout cela n'est que du bruit[14]. »

On ne pouvait mieux joindre l'exemple au précepte que l'empereur en ce moment. Jamais la maxime dont ses conceptions militaires ont fourni tant d'admirables démonstrations, et qui est vraie dans tous les arts, mais plus vraie peut-être dans l'art de la guerre que dans aucun autre, n'avait été appliquée avec plus d'activité et d'à-propos ; jamais on n'avait mieux su sacrifier l'accessoire au principal, sacrifice d'autant plus méritoire à la guerre qu'il y fau t la force du caractère autant que celle de l'esprit. Les complications qu'il craignait le plus étaient provisoirement pour lui comme si elles n'existaient pas. Aucun événement secondaire n'avait le pouvoir de l'arracher à la grande tâche qu'il s'était d'abord assignée. Sous le coup de tant d'éventualités menaçantes, de surprises qui devenaient de jour en jour plus probables, un autre eût perdu la tête, ou tout au moins perdu du temps en fausses démarches, en précautions superflues, en mesures prématurées ; lui ne leur permettait pas d'occuper sa pensée, bien convaincu que la meilleure précaution qu'il pût prendre contre les périls qu'il prévoyait, était de vaincre d'abord l'obstacle le plus fort.

Dès le lendemain d'Essling, toutes les facultés de ce redoutable esprit s'étaient attachées à cet objet unique : franchir le Danube et détruire l'archiduc Charles. Convaincu que cet objet atteint, tout le reste viendrait par surcroît, il y mettait cette fertilité d'invention, cette volonté infatigable et acharnée avec lesquelles il attaquait une difficulté, une fois qu'il en avait reconnu le point décisif. Son premier soin avait été de transformer son échec d'Essling en victoire, afin d'agir sur l'opinion, car personne n'a jamais mieux su que lui combien l'assurance en impose aux hommes, surtout à la guerre, où elle est la moitié du succès. Une circulaire de Maret porta en Allemagne, en France, en Italie la nouvelle de nos exploits d'Essling ; sous la plume de ses agents ils se transformèrent aussitôt en un triomphe signalé[15]. Quelques jours après la vérité fut connue, mais l'effet était produit. Aux yeux du grand nombre qui sur ce point fait loi, il conservait l'attitude du vainqueur que ses adversaires ne savaient pas encore prendre. Quelque péremptoires que fussent les démentis, ils ne détruisaient qu'imparfaitement une impression fondée sur la crainte. Les bulletins de Napoléon vinrent ensuite pour maintenir envers et contre tous, « que les manœuvres du général Danube avaient seules sauvé l'armée autrichienne[16]. »

Il faisait des efforts moins heureux, mais non moins persévérants, pour perdre les princes de la maison d'Autriche dans l'esprit de leurs peuples. Il n'était, guère de bulletin qui ne contînt contre eux quelque imputation de nature à faire impression sur l'esprit populaire. Il leur reprochait particulièrement les maux dont les classes pauvres avaient le plus à souffrir, c'est-à-dire la disette et la famine, résultat actuel de la guerre : « La rage des princes de la maison de Lorraine contre la ville de Vienne, disait-il, peut se peindre par un seul trait : la capitale est nourrie par quarante moulins établis sur la rive gauche du fleuve ; ils les ont fait enlever et détruire ![17] » Connaissant de longue date la crédulité avec laquelle les populations accueillent de tels griefs, il accusait l'ennemi d'arrêter les arrivages de vivres afin d'affamer Vienne, et il rappelait « notre Henri IV, » qui nourrissait lui-même la capitale qu'il assiégeait[18].

Mais c'était surtout en l'honneur des peuples italiens que Napoléon jugeait en ce moment devoir se mettre en frais d'éloquence dans ses bulletins. Ce maitre, d'ordinaire si exigeant et si dur, leur prodiguait aujourd'hui les expressions d'une reconnaissance calculée. Pendant la courte apparition que l'archiduc Jean avait faite dans les provinces de la haute Italie, à la suite de sa victoire de Sacile, ces peuples, habitués à changer si souvent de joug depuis la chute de la république vénitienne, avaient observé cette attitude de silencieuse immobilité qui pouvait le moins les compromettre. Napoléon, qui avait un désir extrême de voir leur conduite imitée partout, et principalement dans les provinces de la Confédération du Rhin, érigeait leur prévoyante circonspection en un véritable prodige de fidélité et de patriotisme : « Les peuples d'Italie s'étaient conduits comme auraient pu le faire les peuples de l'Alsace, de la Normandie ou du Dauphiné. Dans la retraite de nos soldats, ils les avaient accompagnés de leurs vœux et de leurs larmes !... Les proclamations de l'archiduc Jean n'avaient inspiré que le mépris et le dédain.... Parmi sept millions d'hommes, l'ennemi n'avait trouvé que trois misérables qui n'eussent pas repoussé la séduction.... Aussi la récompense ne se ferait-elle pas attendre.... Cette belle partie du continent que la cour de Rome, que cette nuée de moines, avaient perdue, allait reparaître avec honneur sur la scène du monde ![19] »

Il avait adressé la veille même (27 mai) de magnifiques remerciements à l'armée d'Italie que le prince Eugène venait de lui amener au Semring, où elle avait fait sa jonction avec l'armée d'Allemagne. Cette armée avait en partie réparé ce que son début avait eu de fâcheux, mais ce que Napoléon appréciait en elle, c'était moins ses exploits que le secours si important qu'elle lui apportait. Il comblait d'éloges les soldats comme le peuple italien lui-même, moins pour ce qu'ils avaient fait que pour ce qu'il comptait leur demander par la suite. Mais au fond il savait à quoi s'en tenir sur la soumission de ses sujets d'Italie, et l'on voit par sa correspondance intime tout ce qu'il y avait à rabattre de cette satisfaction si bien jouée. « Mon fils, écrivait-il au prince Eugène le jour même où il mettait ses félicitations à l'ordre du jour, je sais qu'il y a des individus de Padoue qui se sont mal comportés ; rendez-m'en compte pour que j'en fasse un exemple éclatant. Je sais que le maire d'Udine a eu la lâcheté d'ôter sa décoration.... S'il y a à Padoue quelque grande famille qui se soit mal comportée, je veux la détruire de fond en comble, père, frère, cousin, pour qu'elle serve d'exemple dans les annales de Padoue. Faites exécuter avec plus de rigueur que jamais le décret contre les Italiens qui ont pris les armes contre vous[20]. »

Mais cette mauvaise humeur ne perçait qu'avec ses confidents ; pour tous les autres il voulait être le plus heureux et le plus adoré des souverains. Il voulait convaincre l'Europe qu'il avait contracté avec l'Italie une union indissoluble, et afin de produire cet effet sur les esprits, il éclatait à tout propos en bénédictions, en paroles de reconnaissance, en promesses libérales. Paradisi lui ayant adressé au nom du sénat d'Italie de tardives protestations de fidélité, qui auraient eu plus de prix si les Autrichiens avaient occupé Milan ou si elles avaient été votées avant la retraite de l'archiduc Jean, Napoléon lui répondit par des déclarations dont la phraséologie, empruntée aux idéologues, forme un curieux contraste avec les professions de foi cyniques qu'il exprimait si souvent au sujet de la canaille italienne. Il félicitait ses peuples d'Italie « d'avoir repoussé avec mépris et indignation les suggestions calomnieuses et les appels à la révolte qui leur avaient été faits par les princes de cette maison ingrate et parjure dont le sceptre de plomb a pesé pendant tant de siècles sur notre Italie infortunée... La providence, ajoutait-il, m'a réservé la singulière consolation de la voir réunie sous mes lois renaître aux idées grandes et libérales que NOS ANCÊTRES les premiers entre les modernes proclamèrent après les tiges de barbarie[21]. » Nos ancêtres, à Paris c'étaient Charlemagne et ses successeurs, à Milan c'étaient les Italiens de la Renaissance ; on en changeait selon les lieux. Quant aux idées libérales, c'était selon les temps que l'appréciation se modifiait du tout au tout. Une fois le danger passé, les Italiens surent bien vite ce qu'il fallait penser de ces flatteuses assurances.

Ces artifices employés à ramener les indécis, à rétablir son prestige, à obtenir l'effet moral qu'il voulait produire sur l'Europe, servaient d'intermède aux immenses travaux que Napoléon accomplissait pour fortifier sa situation militaire. Concentrer toutes ses troupes sur un seul point afin d'y devenir invincible, diminuer et aplanir peu à peu l'obstacle que lui opposait le Danube, jusqu'à le rendre à peu près nul, tel était le double problème dont il s'était tout d'abord posé les termes et auquel il appliquait toutes les forces de son génie. En premier lieu il persistait à passer le Danube à l'endroit même où sa tentative avait échoué, et il a lui-même expliqué un peu plus tard les motifs de cette résolution dans une lettre adressée à Eugène, qui lui proposait de le franchir vis-à-vis de Raab

« Il y a de Raab à Vienne, lui écrivait-il, six marches de troupes. Si j'avais un pont dans la position où vous vous trouvez, je ne pourrais pas y passer le Danube, car pendant que je passerais vers Raab, le prince Charles passerait le fleuve derrière moi à Vienne. En deux jours il aurait fait un pont. Or Raab ne vaut pas Vienne ; mon centre et ma ligne de communication seraient bouleversés et je me trouverais dans une mauvaise position[22]. » Et s'il rétrogradait jusqu'à Lintz pour profiter du pont de cette ville, les inconvénients quoique moindres seraient encore très-grands, puisqu'il faudrait également s'exposer à perdre Vienne. L'île Lobau lui paraissait toujours le point le plus favorable à cette opération. Il l'avait hérissée d'artillerie, transformée en une place d'armes imprenable. Ses meilleures troupes s'y trouvaient réunies soue le commandement de Masséna ; elles connaissaient à fond le terrain et les positions environnantes. Il s'attacha d'abord à assurer leurs communications avec la rive droite, tâche relativement facile à réaliser. D'une part en effet, les crues du Danube, qui avaient été si fatales à nos ponts de bateaux pendant les deux journées d'Essling, tendaient tous les jours fi disparaître ; de l'autre, cette rive était à l'abri d'un retour de l'ennemi, grâce à Davout qui surveillait les environs de Presbourg, à la cavalerie de Montbrun qui éclairait la route de Hongrie, au corps de Bernadotte, qui rappelé vers Vienne, gardait le Danube de cette ville à Krems, où était posté Vandamme, enfin à Lauriston qui donnait la main au prince Eugène vers le Semring.

Il voulut que cette fois ses ponts fussent à l'abri de tout accident, même des brûlots et des moulins que les Autrichiens lançaient dans le fleuve pour les rompre. Le général Bertrand construisit par ses ordres deux ponts sur pilotis longs de quatre cents toises ; l'un devait livrer passage à trois voitures de front, et l'autre spécialement destiné à l'infanterie avait huit pieds de largeur. Tous deux furent protégés contre les machines incendiaires par des estacades également sur pilotis, que surveillaient incessamment des barques montées par des marins de la garde. On établit en outre un pont de bateaux afin de rendre les communications encore plus rapides.

Ces travaux qui furent achevés en vingt jours excitèrent une admiration universelle. Mais il y a de la puérilité à les comparer au pont que César jeta en huit jours sur le Rhin, selon le thème que Napoléon lui-même a eu le mauvais goût de suggérer à ses futurs historiens dans son vingt-quatrième bulletin de l'armée d'Allemagne, et qu'ils n'ont pas manqué d'amplifier avec leur complaisance accoutumée[23]. Avec les ressources incalculables qu'offre de nos jours une capitale comme Vienne, il sera toujours facile de renouveler ce prétendu miracle de la construction de deux ponts sur pilotis en vingt jours, car il suffit pour cela d'un ingénieur actif et de quelques milliers d'ouvriers. Il n'y a pas plus de raison à les comparer à celui que César jeta sur le Rhin, au milieu des forêts de la sauvage Germanie, qu'a rapprocher le passage du mont Saint-Bernard du passage des Alpes par Annibal. Au reste, la combinaison la plus importante et la mieux conçue de Napoléon dans l'opération qu'il préparait, n'était pas la construction des ponts jetés sur le grand bras du Danube, et qui liaient l'île Lobau à la rive droite ; c'était bien plutôt la formidable surprise, grâce à laquelle il allait pouvoir en jeter six à la fois en deux heures, sur le petit bras qui séparait l'île Lobau de la rive gauche, en présence de l'armée autrichienne. Aujourd'hui, comme lors des journées d'Essling, les calculs de l'archiduc étaient établis sur l'impossibilité présumée de faire déboucher, en une nuit, une armée de deux cent mille hommes, par l'étroit défilé de deux et même de trois ponts ; il ne lui venait pas à l'esprit qu'on pût les multiplier au point de créer une sorte de plancher mobile qui supprimait pour ainsi dire le Danube, et qui allait permettre à notre armée de manœuvrer comme sur la terre ferme.

Pendant que ces grands travaux s'exécutaient, les uns sous les yeux mêmes des populations, les autres habilement dérobés à la connaissance de l'ennemi, Napoléon employait à grouper ses forces militaires, une activité et un art, non moins dignes d'admiration. Nous avons vu comment le prince Eugène lui avait, dès le 27 mai, ramené le corps principal de l'armée d'Italie montant de 36 à 40.000 hommes, après avoir pris sa revanche sur l'archiduc Jean dans plusieurs combats heureux, notamment au Tagliamento, à Malborghetto, à Tarvis. Un fort détachement de cette armée était resté en arrière sous les ordres de Macdonald pour suivre et combattre le ban de Croatie Giulay que Jean avait laissé en Styrie. Macdonald n'avait pas dépassé Gratz ; il avait environ vingt mille hommes[24]. Plus en arrière encore venait Marmont avec une petite armée de onze mille hommes. Il l'amenait du fond de la Dalmatie, après une marche longue et difficile, pendant laquelle il avait eu à batailler à chaque pas avec les insurgés croates commandés par le général Stoisewitch. Marmont était encore à Laybach, en Carniole. Ces deux corps devaient, tout en opérant leur jonction avec l'armée d'Italie, achever les débris de Giulay et intercepter le détachement de Chasteler qui cherchait à rejoindre l'archiduc Jean, comme Eugène avait arrêté celui de Jellachich. Napoléon attachait le plus grand prix à la capture du marquis de Chasteler, émigré belge auquel il attribuait bien à tort nos insuccès dans le Tyrol. Il avait donné l'ordre qu'aussitôt pris on le fusillât afin de faire ce qu'il appelait un exemple. Dès son arrivée au Semring, l'armée d'Eugène fut employée à l'achèvement de la tâche que lui destinait Napoléon. L'archiduc Jean n'avait pas quitté Kœrmond : il fallait d'une part lui ôter toute possibilité de se jeter sur Macdonald, de l'autre, le forcer d'aller passer le Danube le plus loin possible, en le débordant sur sa gauche et en le menaçant de le placer entre deux feux, c'est-à-dire entre le corps de Davout et celui d'Eugène. Le vice-roi dut en conséquence marcher d'Œdenbourg sur Kœrmond par G-Uns et Stainamanger, puis descendre ensuite la Raab en suivant pas à pas son adversaire. Par suite de cette manœuvre, le point le plus rapproché où l'archiduc Jean pût passer le Danube était Komorn, et dans ce cas le détour qu'il avait à faire pour rejoindre son frère, était plus long que celui d'Eugène pour rejoindre Napoléon.

Ce mouvement de concentration, que Napoléon imprimait en ce moment à son armée, ramenait peu à peu sous sa main tout ce qu'il avait de disponible non-seulement en Allemagne, mais en France et même en Italie. Il avait fait partir jusqu'à des régiments qui tenaient garnison à Rome[25]. Les dernières recrues, produit des anticipations sur l'année 1810, bien qu'elles ne pussent fournir que des soldats novices, encadrés et exercés dans nos dépôts le long du Rhin, avaient été acheminées sur le Danube. Les troupes qui observaient ou occupaient le Tyrol, sous les ordres de Lefebvre et de Wrède, étaient venues remplacer à Lintz les Saxons de Bernadotte rappelés sous Vienne, abandonnant à elles-mêmes quelques garnisons bavaroises qui furent bientôt cernées par l'insurrection. Vandamme se liait à Lefebvre en occupant Krems avec les Wurtembergeois. Junot organisait sur le Mein les conscrits de la Confédération.

Dans son ardeur à utiliser et à grouper autour de lui toutes les forces dont il croyait pouvoir tirer parti, Napoléon fut, entraîné à une démarche singulière qui n'a pas été mentionnée jusqu'ici, et qui mérite d'être relevée parce qu'elle peint bien à la fois et son peu de scrupule, et la force avec laquelle une idée dominante s'emparait de son esprit. Dans ce moment de fébrile activité où sa vue perçante cherchait partout des armes et des hommes, pour les accumuler sur le point qu'il avait choisi pour une nouvelle lutte, ses regards auxquels rien n'échappait se fixèrent sur une escadre russe alors en relâche dans le port de Trieste. Il conçut aussitôt la pensée d'enrôler les équipages, et de les former en bataillons pour les amener vers le Danube. Il enjoignit en conséquence au commandant de l'escadre, officier dépendant il est vrai d'une puissance alliée, mais qui n'avait aucun ordre à recevoir de lui, d'avoir à mettre sur-le-champ ses vaisseaux en désarmement, de faire transporter à Venise « son artillerie, ses munitions, cordages, ancres, voiles, etc. » et enfin de diriger ses équipages sur Palmanova où ils seraient organisés, et de là sur Vienne. Le même ordre devait être donné à la flottille russe qui était à Venise. En prescrivant à cet officier cette manœuvre extraordinaire, Napoléon ne lui disait pas précisément qu'il avait le consentement formel de l'empereur Alexandre, mais il lui écrivait en propres termes que cet ordre était conforme aux intentions du Czar, » et il ajoutait qu'il avait pour but « d'empêcher les équipages russes de tomber aux mains des Autrichiens ou des Anglais. » L'amiral refusa d'obéir. Cette étrange prescription ne peut être convenablement appréciée, que si l'on se représente un instant l'accueil que Napoléon aurait fait à un de ses amiraux qui se serait soumis à une pareille injonction dans un port russe (16 juin).

Le prince Eugène poursuivait son mouvement contre l'armée de l'archiduc Jean. Parti le 5 juin d'Œdenbourg, il était le 7 à Güns, et le 19 à Kœrmond où il fut rejoint par Macdonald. Ce général avait laissé devant la citadelle de Grätz une partie de son corps d'armée, qui devait être recueilli par Marmont après la chute de cette place. L'archiduc avait remonté la Raab jusqu'à Saint-Gothard ; de là il se rabattit sur Papa, où Montbrun, qui le suivait de près, engagea avec son arrière garde un brillant combat de cavalerie. Le 13 juin, les deux armées se trouvèrent en présence sous les murs de la ville de Raab.

L'archiduc Jean avait résolu de nous livrer bataille. Rien ne pouvait être plus inopportun et plus contraire aux intérêts de la monarchie qu'une telle détermination, car même en supposant qu'elle serait couronnée d'un succès éclatant, elle ne pouvait aboutir qu'à une victoire sans résultat. Selon le témoignage du général Marziani, les principaux officiers de l'archiduc étaient pour la plupart opposés à cette effusion de sang au moins inutile,- puisqu'il fallait repasser le Danube dans tous les cas. Il y avait de telles forces derrière la ligne que défendait Eugène que tout échec essuyé par nous sur ce point eût été promptement réparé.

Or, même dans les conditions les plus favorables, on ne pouvait se flatter de nous battre. Eugène avait été renforcé de plusieurs régiments de nos meilleures troupes. Il avait pour lui une telle supériorité numérique, qu'il put sans aucun inconvénient laisser en arrière, à Papa, le corps de Macdonald[26] ; en cas de revers, il lui était facile de se replier soit sur ce détachement, soit sur le corps de Davout. L'archiduc, au contraire, n'avait reçu pour tout renfort, que les troupes mal disciplinées de l'insurrection de Hongrie que lui avait amenées son frère Raynier ; son armée ne s'élevait pas à plus de trente mille hommes. Du moment où il avait manqué l'occasion de passer le Danube à Presbourg, selon les instructions de l'archiduc Charles, il n'avait qu'une seule chose raisonnable à faire, c'était de le passer au plus vite à Comorn, et de laisser aux corps insurrectionnels le soin de harceler et de surprendre nos cantonnements. Mais l'archiduc Jean était dévoré du désir d'agir par lui-même, et de se créer une réputation militaire qui pût rivaliser avec la gloire de son frère. Il attendit donc son adversaire dans des positions d'ailleurs habilement choisies, la droite appuyée à la ville forte de Raab, le centre protégé par la ferme de Kismegyer solidement retranchée, la gauche couverte par des marais, enfin tout son ordre de bataille formé de façon à ne perdre dans aucun cas ses communications avec Comorn_

Le combat s'engagea vers midi, dans la journée du VI juin 18091 anniversaire de Marengo. Montbrun eut l'honneur de l'attaque. Après avoir refoulé les avant-postes ennemis, il commença à déborder la gauche de l'archiduc, composée surtout de cavalerie et l'action devint générale. Les divisions Severoli et Durutte marchèrent sur le village de Szabadhegy qu'occupait la gauche des Autrichiens, pendant que les divisions Grenier et Séras s'ébranlaient pour enlever la ferme de Kismegyer, où s'était retranché leur centre. Reçues avec une vigueur inaccoutumée, ces deux attaques sont vivement repoussées. La division Severoli est rejetée sur ses positions avec des pertes sensibles, et les troupes autrichiennes débouchent du village pour les poursuivre, mais Durutte accourant au secours de son collègue les force bientôt à s'y renfermer de nouveau. Séras n'a pas été plus heureux à Kismegyer qui est devenu le théâtre d'une lutte acharnée. Les assauts furieux que nos soldats livrent à la ferme n'entament pas son enceinte crénelée, le terrain est couvert de nos morts. Mais une charge générale de toute notre cavalerie, dirigée par Montbrun et Grouchy, ayant fait plier les troupes qui occupent les abords de la ferme, ses défenseurs réduits à eux-mêmes commencent à faiblir. Ils ne songent pas un instant à se rendre et leur feu n'en est pas moins meurtrier. A la suite d'une longue et sanglante résistance, ils succombent enfin sous les efforts réunis des généraux Séras et Roussel. Les portes sont enfoncées à coups de hache, nos soldats irrités se précipitent par cette brèche, massacrant tout ce qui se présente, puis pour en finir plus vite, ils mettent le feu à la ferme, et les derniers survivants de cette boucherie sont brûlés vifs. Après cette exécution, tous les régiments devenus disponibles au centre sont lancés au secours des divisions Durutte et Severoli. Grâce à ce renfort elles réussissent à emporter le village de Szabadhegy. La victoire, longtemps disputée, se déclarait pour nous, et l'armée de l'archiduc Jean était en pleine retraite sur Comorn, après avoir perdu environ trois mille hommes tués ou blessés, et quinze cents prisonniers. Notre perte montait à plus de deux mille cinq cents hommes hors de combat[27].

La bataille de Raab, indépendamment de ses résultats immédiats, qui furent de dégager les abords de la Hongrie et de faire tomber, après quelques jours de siège, les défenses de la ville de Raab, avait une grande importance comme effet moral. Elle jeta de nouveau l'intimidation et le désarroi dans les rangs de nos ennemis, paralysa leurs mesures, déconcerta leurs projets et les empêcha de recueillir le fruit de plusieurs avantages partiels qu'ils remportèrent vers le même temps. L'insurrection tyrolienne s'était levée plus menaçante que jamais à la voix d'André Hofer ; on se contenta de la circonscrire, en attendant qu'on pût l'étouffer. On cerna les débouchés du Tyrol, au moyen de quelques postes bien choisis qu'occupèrent les troupes du général Deroi, de Lefebvre, de Rusca ; puis on laissa la révolte s'user sur place. Les tentatives d'insurrection qui se produisirent en Franconie furent réprimées promptement par le roi de Würtemberg ; enfin les incursions du duc de Brunswick-Œls en Saxe n'y rallièrent que peu de partisans, bien qu'il eût pour lui la sympathie presque unanime des populations. Le temps, un temps irréparable, s'écoulait. Les adversaires de Napoléon avaient déjà en grande partie, perdu le bénéfice des deux journées d'Essling, faute d'avoir saisi l'occasion avec l'énergie et la décision nécessaires. On n'entraîne les autres qu'à la condition d'être entraîné soi-même ; leurs hésitations s'étaient communiquées à tout le monde. Ceux-là même qui avaient été d'abord les plus ardents voulaient, avant de se prononcer, attendre des succès moins contestés.

En Styrie et en Carinthie, où étaient restées une partie du corps de Macdonald, occupée au siège de la citadelle de Grätz sous les ordres de Broussier, et la petite armée de Marmont chargée d'intercepter le détachement de Chasteler, les vues de Napoléon s'étaient imparfaitement réalisées, mais il n'en avait pas moins atteint son but principal, qui était de réunir toutes ses troupes sur le Danube. Marmont, voulant remettre ses soldats des fatigues d'une longue marche, commit la faute de s'arrêter à Laybach pendant près de quinze jours, du 3 au 16 juin, ce qui permit à Chasteler de s'échapper par Klagenfurth. Broussier, dans son impatience de faire sa jonction avec Marmont, eut l'imprudence de laisser devant Grätz un seul régiment, qui s'y trouva presque aussitôt assailli par des forces quintuples ; mais tous deux réparèrent promptement ce malheur, le premier en battant à plusieurs reprises les détachements du ban de Croatie Giulay ; le second, en dégageant à temps les braves troupes qu'il avait compromises. Peu de jours après, ils vinrent ensemble, sous les murs de Vienne, donner la main à la grande armée d'Allemagne.

L'arrivée de ces derniers détachements portait au grand complet l'effectif de l'armée que Napoléon voulait jeter au-delà du Danube, pour écraser l'archiduc Charles. Tous ses préparatifs étaient maintenant achevés, et le moment était venu pour lui de frapper le dernier coup. Cinq semaines s'étaient écoulées depuis Essling. Il n'avait pas perdu une minute de ce temps que ses adversaires avaient dépensé en fausses manœuvres, en démarches intempestives ou inutiles. Appuyé d'une part à la ligne de la Raab, de l'autre aux corps échelonnés le long du Danube jusqu'à Lintz, peu troublé des échauffourées plus bruyantes que sérieuses qui avaient lieu sur des points plus éloignés, il n'avait plus qu'une seule crainte : c'est que l'archiduc Charles, devinant ses projets, ne fût tenté, au dernier moment, de franchir le Danube à Comorn ou à Presbourg, pendant que lui-même le passerait à Lobau. Afin de prévenir ce danger, il avait chargé Davout de détruire à tout prix le pont de bateaux que l'archiduc avait à Presbourg ; mais, comme les Autrichiens n'attachaient pas une moindre importance à sa conservation, les tentatives du maréchal étaient restées infructueuses. Le pont de Presbourg était protégé non-seulement par des ouvrages avancés, mais par de solides retranchements élevés dans les îles que le Danube forme devant cette ville. Les bataillons qui occupaient ces îles déjouaient tous nos efforts pour détruire le pont. On chercha vainement à les en chasser, au moyen d'une pluie de mitraille et de boulets. Napoléon eut alors recours à un procédé des plus extraordinaires pour forcer les troupes autrichiennes à évacuer les îles. Ce procédé consistait non pas à faire canonner les positions occupées par ces troupes, mais à bombarder l'inoffensive ville de Presbourg elle-même, afin d'arracher à l'ennemi, par le spectacle de la détresse des malheureux habitants, ce qu'on ne pouvait obtenir du courage de nos troupes. D'ordinaire, on ne bombarde une ville que pour la faire évacuer ; mais ici c'était, selon l'expression de Napoléon lui-même, pour forcer l'ennemi à rentrer dans Presbourg[28], après avoir abandonné les îles, qu'on allait en venir à une extrémité si cruelle. Et Napoléon ne reculait devant aucune des conséquences de cette odieuse exécution. « Puisqu'on fait à Presbourg des préparatifs de passage, disait-il dans la même lettre, et que cette ville est un centre de magasins, il faut y mettre le feu et la brûler[29]. »

Dans la sommation qui fut signifiée à la ville, Davout allégua de prétendus « mouvements faits sur les quais, des travaux sur les hauteurs, » mais le seul objet sérieux qu'il eût en vue était l'évacuation des îles, qui lui fut obstinément refusée. Davout était redouté pour la dureté de son caractère, dans une armée dont les chefs avaient, pour la plupart, cessé de se recommander par la générosité et la noblesse des sentiments. Il exécuta à contrecœur, mais avec une rigoureuse ponctualité, cette tâche pénible dont le vingt-troisième bulletin rendit compte dans ces termes menteurs : « L'ennemi travaillait à des fortifications. On lui a intimé l'ordre de cesser ses travaux ; il n'en a tenu compte. Quatre mille bombes et obus l'ont forcé de renoncer à son projet. Mais le feu a pris dans cette malheureuse ville et plusieurs quartiers ont été brûlés. » La vérité est que l'ennemi n'avait ni cessé ses travaux, ni évacué les îles. Le maréchal Davout, voyant, selon un euphémisme assez expressif, que ses rigueurs resteraient sans résultat, céda à un mouvement d'humanité, c'est-â-dire s'abstint de ruiner de fond en comble une cité dont la destruction lui était inutile. Il réussit toutefois à enlever la tête de pont, et éleva autour du village d'Engereau, situé en face-des îles, une série de retranchements derrière lesquels quelques milliers d'hommes pouvaient empêcher pendant un certain temps l'ennemi de déboucher de Presbourg. D'après les calculs de Napoléon, avec quatre mille hommes et un régiment de cavalerie laissés devant Presbourg, sous les ordres de Baraguey d'Hilliers, avec douze cents hommes â Raab, autant à Klagenfurth, trois mille hommes à Bruck, on formait un rideau suffisant pour contenir les détachements autrichiens, ou du moins pour leur faire illusion, pendant que les corps d'Eugène et de Davout se porteraient à marches forcées sur l'île Lobau. Ainsi en trois jours au plus, toutes nos forces réunies se trouveraient en état de déboucher sur le même champ de bataille, avant que l'archiduc y eût concentré toutes les siennes[30].

Les préparatifs pour le passage rapide et instantané du petit bras du Danube, habilement dissimulés à l'ennemi, grâce à la multitude de canaux intérieurs que présentaient les îles, s'achevaient au moment même où la concentration de l'armée se trouvait accomplie. Depuis la construction des deux ponts sur pilotis et des estacades, on n'avait plus à s'occuper du grand bras, qui pouvait être considéré comme supprimé, tant il était devenu d'un accès facile à -nos troupes. Napoléon s'était étudié à rendre le passage du petit bras plus simple et plus facile encore. Aucun moyen ne lui manquant à cet égard, ni en bras, ni en instruments, ni en matériel, il était de la prévoyance la plus élémentaire de deviner qu'un génie comme le sien, éclairé par la sanglante leçon d'Essling, ne commettrait pas une seconde fois la même erreur. Toutes ses facultés s'étaient en effet appliquées à la solution de ce problème : au lieu de renouveler les attaques successives et saccadées d'Essling, se présenter à l'ennemi avec toutes ses forces réunies. Cette solution très-simple en théorie, sinon dans la pratique, consistait à multiplier les moyens de passage, au point de pouvoir jeter en une nuit toute son armée sur la partie du rivage que l'archiduc avait eu l'imprudence de laisser à découvert.

L'île Lobau forme une sorte de triangle irrégulier, aux angles arrondis, dont la base s'étend le long de la rive droite vis-à-vis de nos anciennes positions, tandis que ses deux faces supérieures regardent la rive gauche du Danube qu'occupaient alors les Autrichiens. L'une de ces deux faces était menacée de front par les ouvrages fortifiés qui liaient les trois villages d'Aspern, d'Essling et d'Enzersdorf ; l'autre d'une étendue d'environ une lieue n'avait devant elle, au-delà du fleuve, qu'une plaine ouverte où se montraient de loin en loin quelques détachements d'éclaireurs, et à distance le petit château de Sachsengang que gardaient des troupes autrichiennes, mais comme un poste d'observation plutôt que.de résistance. C'est par cette large ouverture laissée libre que Napoléon avait résolu de faire déboucher son armée. Dans les canaux formés par de petites îles adossées latéralement à File Lobau, il avait amassé les matériaux nécessaires pour jeter jusqu'à six ponts ; ponts de radeaux, de bateaux, de pontons, enfin pont d'une seule pièce, fixé au rivage par une extrémité seulement, et dont la partie mobile devait être en quelques minutes portée d'une rive à l'autre par le courant lui-même. Des mesures décisives avaient été prises pour mettre l'opération à l'abri des tentatives de l'ennemi. Tous les abords de l'île Lobau étaient couverts d'artillerie ; mais Enzersdorf se trouvant la position la plus avancée des Autrichiens du côté où devait s'opérer le passage, celle par conséquent d'où il leur était le plus facile de tomber sur nos flancs pendant que nous exécuterions cette manœuvre, on avait concentré contre ce malheureux village jusqu'à cinquante-huit pièces d'artillerie qui devaient le brûler et le raser en quelques instants[31]. D'autres batteries élevées un peu plus à droite, sur le saillant oriental de Pile, étaient destinées à écraser tous les corps ennemis qui oseraient s'aventurer dans la plaine voisine. Leur feu devait être secondé par de nombreuses chaloupes canonnières que montaient les marins de la garde. Et afin que la construction des ponts ne fût pas même gênée par une patrouille autrichienne, des bacs pouvant porter jusqu'à quinze cents hommes, devaient transporter sur la rive opposée toute une division chargée de repousser les avant-postes ennemis.

Toutes ces dispositions prises, des ordres dictés d'avance par Napoléon réglèrent avec la plus rigoureuse précision tous les détails d'exécution. Il désigna aux généraux la direction à suivre, la position que chaque corps d'armée devait occuper. Il indiqua l'heure où les bacs devaient quitter le rivage, les points où devaient être fixées les cinquenelles qui allaient servir à leur mouvement de va-et-vient, le moment précis où devait commencer la canonnade, les mesures qu'on aurait à prendre pour la garde des ponts et de l'île[32]. Les puissants moyens d'action réunis par son activité avaient été mis en œuvre avec une si admirable prévoyance, ils avaient été combinés avec tant d'ensemble et de minutieuse exactitude à la fois, que leur succès était infaillible dans les données sur lesquelles spéculait Napoléon. Du moment où l'archiduc Charles, dans le vain espoir non d'empêcher, mais de ralentir, notre passage de façon à attirer nos corps divisés sur un champ de bataille étudié par lui, s'était borné à restreindre, et à restreindre d'une façon insuffisante, l'espace où nous pouvions franchir le fleuve, au lieu de nous en fermer complètement l'accès comme il lui eut été facile de le faire, l'obstacle du Danube n'existait plus pour notre armée. Grâce aux précautions de Napoléon, elle allait pouvoir manœuvrer comme sur la terre ferme, et se présenter tout entière à l'ennemi qui devait perdre par là même tous les avantages de sa position.

La nuit du 4 au 5 juillet fut choisie pour frapper le grand coup. Le secret était plus que jamais nécessaire au succès de l'opération. A partir du 3 juillet on retint les parlementaires que l'ennemi envoyait à notre camp. On employa en même temps diverses feintes pour lui persuader que le passage du Danube allait s'opérer sur le même point où il avait eu lieu lors des journées d'Essling. Le 2 juillet, on s'empara à grand bruit de l'île du Moulin située en face d'Aspern. Le 3 juillet, le général Legrand occupa avec sa division, et sous le feu des redoutes autrichiennes, le petit bois où s'était opéré notre premier débarquement. Le soir de ce même jour, à la nuit tombante, le corps de Bernadotte, la cavalerie de Bessières, la garde vinrent prendre successivement leurs positions désignées dans l'île Lobau qu'occupaient déjà les corps de Masséna et d'Oudinot. Le 4 au soir, les corps de Marmont, du prince Eugène, et en dernier lieu celui de Davout, qui s'était habilement dérobé après avoir masqué ses lignes devant Presbourg, pénétrèrent à leur tour dans l'île. Vers dix heures du soir l'armée presque tout entière s'y trouva réunie. Les deux rives étaient encore silencieuses ; mais si du côté de l'ennemi tout dormait, du nôtre tout était debout et prêt à agir. La nuit était noire, le ciel d'une obscurité impénétrable ; une pluie accompagnée de violentes rafales commençait à tomber ; elle tomba bientôt par torrents.

Ace moment, des barques montées par les voltigeurs de la brigade Conroux et escortées par les chaloupes canonnières du capitaine Baste, se détachent sans bruit -de la rive méridionale de Vile Lobau. Elles glissent dans les ténèbres jusqu'au petit bras du Danube, puis elles abordent la rive gauche au-dessous de Mulheiten, où nos soldats attaquent immédiatement les avant-postes autrichiens. Cette fusillade a donné le signal. Le front de File Lobau s'illumine aussitôt du feu de cent vingt pièces d'artillerie. Pendant qu'une fausse attaque, dirigée par Legrand, retient à Aspern-Essling les grenadiers de Klenau qui gardent ce poste fortifié, nos batteries font crouler sous leurs boulets les maisons d'Enzersdorf, qu'incendient bientôt les obus ; et le pont dune seule pièce, sortant du canal de l'île Alexandre, vient en quelques minutes livrer à notre infanterie un solide plancher long de quatre-vingts toises. Trois autres ponts sont jetés successivement en face des divers emplacements où nos corps d'armée ont pris position ; à deux heures du matin nous en possédons quatre ; -un peu plus tard nous en avons six, ce qui rend notre débouché de l'île Lobau aussi facile que sur n'importe quel terrain, car aucune route, quelque large qu'on la suppose, n'eût offert un pareil développement. Nos troupes défilèrent pendant toute la nuit, sans rencontrer sur la rive gauche d'autre obstacle que quelques détachements qu'elles enlevaient, ou qui se repliaient rapidement à notre approche. En mettant pied à terre, nos corps d'armée se plaçaient et se déployaient selon l'ordre qu'ils devaient occuper dans la bataille prévue ; à gauche celui de Masséna, au centre celui d'Oudinot, à droite celui de Davout, doublés en seconde ligne par ceux de Bernadotte, d'Eugène, de Marmont, par les Bavarois de Wrède ; enfin soutenus en réserve par la garde et la grosse cavalerie. On ne peut guère évaluer à moins de cent quatre-vingt à deux cent mille hommes le total de ces forces[33]. Celles de l'archiduc Charles auraient à peine atteint ce chiffre si toutes ses troupes avaient été réunies. Mais sur ce nombre, vingt mille hommes étaient encore à Presbourg sous les ordres de l'archiduc Jean, qui ne sut pas répondre à temps à l'appel de son frère ; une douzaine de mille autres observaient Vienne sous les ordres du prince de Reuss ; six à sept mille étaient devant Nussdorf, autant devant Krems. Son armée était donc inférieure à la nôtre d'environ quarante mille hommes, mais elle l'était par sa faute ; et l'on ne comprend pas pourquoi les panégyristes de Napoléon s'étudient invariablement à lui ôter le mérite de la supériorité numérique, tandis qu'il déployait tant de ressources d'esprit pour se l'assurer dans toutes les hypothèses, et que, selon ses propres maximes, il faisait consister tout le génie de la guerre dans l'art de savoir se trouver supérieur en force à l'ennemi sur un point spécial, à un moment donné,

Le soleil levant vit notre armée presque tout entière déployée en bataille dans la partie de la plaine du Marchfeld qui s'étend d'Enzersdorf à Vittau. Enzersdorf, n'était plus qu'un amas de ruines fumantes derrière lesquelles tenaient encore quelques bataillons. Masséna qui formait notre gauche les en chassa, et alors toute l'armée pivotant sur Enzersdorf, s'avança la droite en avant, faisant tomber par le seul fait de sa marche, non-seulement le château de Sachsengang, mais tous les ouvrages fortifiés d'Essling et d'Aspern qui se trouvaient tournés et occupés sans combat. Forcé de les évacuer, Klenau se replia sur Stadlau et Kagran où il forma la droite autrichienne et donna la main à Kollowrath dont le corps d'armée était cantonné près de Gerasdorf. Ainsi rectifiée, la ligne de l'archiduc offrait un vaste demi-cercle dont l'extrémité droite s'appuyait sur Stadlau, le centre de Gerasdorf à Wagram, la gauche de Wagram à Neusiedel. Quoique surprise par la rapidité de notre déploiement, son armée était bien préparée à combattre ; elle occupait de fortes positions, sa droite s'étageant sur des hauteurs en amphithéâtre, tandis que sa gauche était couverte par un ruisseau peu large mais profond, le Russbach. L'archiduc devait renoncer à nous attaquer en pleine opération et avant notre entier développement, ainsi qu'il s'était flatté de le faire, mais il était en mesure de bien soutenir une bataille défensive.

Vers six heures du soir, notre mouvement, à peine ralenti par quelques résistances partielles, s'achevait avec un plein succès. L'armée française prit position sur une ligne concentrique à celle de l'ennemi, la gauche à Aspern, le centre à Raasdorf, la droite à Glinzendorf. Napoléon, jugeant l'archiduc mal préparé et surtout peu solide, en raison même de l'immense étendue de sa ligne, crut qu'une forte attaque brusquée à l'improviste sur son centre pourrait encore. nous procurer des avantages décisifs quoique la journée fût bien avancée. Si ce coup hardi obtenait un plein succès, nous nous trouverions dès le début établis au centre des positions ennemies, et l'armée autrichienne, coupée en deux, n'aurait plus guère qu'à battre en retraite. En exécution de ce plan. Oudinot se porte vivement sur Baumersdorf, pendant que le prince Eugène et Bernadotte s'efforcent d'enlever le plateau de Wagram, qui est la clef des positions autrichiennes. Mais le Russbach qui couvre ici le front de l'archiduc nous oppose un obstacle beaucoup plus sérieux qu'on ne l'a prévu. Loin d'être disposé à plier, l'ennemi reçoit l'attaque avec une extrême vigueur. Oudinot s'obstine en vain à pénétrer dans Baumersdorf ; ses troupes sont ramenées à plusieurs reprises. Bernadotte plus heureux réussit à franchir le ruisseau ; il entraîne les Saxons jusque dans Wagram et s'y maintient quelques instants ; mais débordé par des forces supérieures, affaibli de la division Dupas qui vient d'être réunie au corps d'Oudinot[34], il cède à son tour et se retire sur Aderklaa. Le prince Eugène, qui avait essayé de gravir le plateau à droite de Wagram, venait d'éprouver un sort pareil malgré le courage déployé par Macdonald et par Grenier. Ces trois corps ne s'étaient prêté les uns aux autres aucun appui. Ainsi échoua cette attaque aventureuse et mal concertée (5 juillet 1809).

Dans son vingt-cinquième bulletin Napoléon attribua son insuccès à la méprise de quelques bataillons saxons et français qui auraient tiré les uns sur les autres. Mais cet épisode, s'il eut lieu réellement, ce qui est douteux, car il n'est pas en général mentionné par les témoins oculaires de la bataille[35], n'a certainement pas eu les proportions qu'il lui attribue, et n'a exercé aucune influence sur l'issue de cette échauffourée peu digne du génie de ce grand capitaine. L'attaque échoua parce qu'elle avait été mal combinée et mal soutenue, telle est la vérité. Le conflit réel ou supposé de nos troupes ne figura dans le bulletin que pour pallier une faute que ni l'orgueil, ni la politique de Napoléon ne pouvaient avouer.

La nuit se passa de part et d'autre en préparatifs pour la bataille du lendemain. Tout le monde se disait qu'elle devait être décisive. Jamais dans les temps modernes un aussi grand nombre d'hommes n'avaient été réunis sur un même champ de bataille. Près de trois cent cinquante mille soldais se préparaient à s'entr'égorger sur la vaste plaine du Narchfeld. Dès l'aube, des milliers de spectateurs couronnaient les édifices de Vienne, à un peu plus d'une lieue du théâtre de l'action, attendant avec anxiété l'issue du combat qui allait décider de leur sort. Napoléon donna à son armée plus de cohésion qu'elle n'en avait eu la veille. Il laissa Bernadotte dans sa position avancée d'Aderklaa, mais il eut soin de le renforcer du corps de Masséna qui vint se placer à sa gauche, en seconde ligne, après avoir confié la garde d'Aspern à la division Boudet.

Nos autres corps s'établirent d'Aderklaa â Grosshofen, en face du plateau de Wagram, et Davout lui-même, quoique placé à notre extrême droite, reçut l'ordre de se rapprocher de ce point. L'empereur rendu, ce semble, plus circonspect par son échec de la veille, avait résolu d'attendre les mouvements de l'ennemi avant d'adopter un plan décidé, tandis que, par un sentiment contraire, l'archiduc avait résolu cette fois de prendre l'offensive, en sorte qu'on peut dire qu'ils avaient tous deux changé de rôle, l'un étant aussi peu porté par nature à attendre l'initiative de son adversaire que l'autre à la devancer. L'archiduc avait ordonné une attaque générale sur toute sa ligne, mais il voulait l'engager par l'aile droite qui se trouvait de beaucoup la plus forte. Cette aile, commandée par Klenau et Kollowrath, devait s'avancer de Süssenbrun et de Kagran dans la direction d'Aspern. Elle jetterait l'alarme sur nos derrières en menaçant nos ponts du Danube ; alors les autres corps autrichiens profiteraient de cette confusion pour nous attaquer à leur tour avec plus d'avantage.

L'ordre de bataille qu'il avait adopté, avantageux au point de vue de l'efficacité des feux, avait l'inconvénient de rendre les communications difficiles. La distance considérable qui séparait le quartier général autrichien des corps d'armée les plus éloignés fut cause que ses instructions n'arrivèrent pas en temps utile. Par une interversion fâcheuse pour les Autrichiens, ce fut l'aile gauche de l'archiduc qui nous attaqua la première. Rosenberg, qui la commandait, descendit des hauteurs de Neusiedel, franchit le Russbach, et vers quatre heures du matin vint heurter de front le corps de Davout qui achevait son mouvement de concentration entre Grosshofen et Glinzendorf. Étonné de cette attaque excentrique très-vivement conduite, l'empereur vient en personne au secours des quatre divisions de Davout avec huit régiments de grosse cavalerie et une batterie de douze pièces de canon qui prend en écharpe le corps de Rosenberg. Les Autrichiens, arrêtés coure dans une manœuvre (lui ne pouvait réussir qu'à l'état de diversion, perdent le terrain qu'ils ont gagné ; ils se replient derrière le Russbach et reprennent leur position de Neusiedel.

Pendant ce temps notre gauche s'est trouvée engagée à son tour, mais avec moins de succès. Bernadotte qui en forme en quelque sorte la pointe à Aderklaa, au centre du demi-cercle que dessinent les positions autrichiennes, se voyant isolé, mal soutenu, entouré d'ennemis, a pris le parti de se replier sur !t'asséna, après avoir évacué le village qu'occupe aussitôt Bellegarde. Réunissant leurs forces, les deux maréchaux reviennent ensemble sur Aderklaa ; ils en chassent l'ennemi au moyen d'une attaque combinée. Mais l'archiduc Charles est accouru avec ses réserves au secours de Bellegarde. Il pénètre dans Aderklaa avec un irrésistible élan. Bernadotte se retire lentement devant lui, tandis que Masséna est rappelé à Siissenbrun par Kollowrath et Klenau qui commencent aussi leur mouvement et débouchent sur son flanc. Malade encore des suites d'une chute de cheval, Masséna parcourt le champ de bataille en calèche. Avec son intrépidité accoutumée, rendue plus frappante encore par son état de faiblesse, il se montre sur les points les plus menacés. Jamais il n'a paru plus grand devant le danger ; jamais acclamations plus enthousiastes n'ont salué son nom glorieux Mais son corps d'armée ne peut se maintenir contre les forces presque doubles de Klenau et de Kollowrath. Il est ramené jusque sur Aspern où il rallie la division Boudet. Bientôt, entraîné plus loin encore, il est forcé de rétrograder au-delà d'Essling qui est réoccupé par l'ennemi.

Ainsi, vers neuf heures du matin, nous avions repoussé victorieusement l'attaque de Rosenberg sur notre droite, mais notre gauche était presque en déroute. Elle avait perdu près de deux lieues de terrain, et les Autrichiens se glissant entre elle et le Danube étaient déjà sur le point de nous tourner et de s'emparer de nos ponts, Mais la masse formidable de notre centre était encore intacte et n'avait pas combattu, bien qu'on eût pu l'utiliser plus tôt. Là étaient accumulés le corps du prince Eugène, celui de Alarment, celui d'Oudinot, les Bavarois, la garde, d'immenses réserves d'artillerie et de cavalerie. L'inertie inexplicable de forces aussi imposantes, pendant qu'on écrasait notre gauche, ne peut être attribuée qu'à la fatigue de l'empereur, â la difficulté résultant des distances, de l'embarras de faire mouvoir ces masses innombrables, car Napoléon avait été visiblement au-dessous de lui-même dans ces derniers engagements comme dans l'échauffourée de la veille, soit que son génie éminemment, fait pour l'offensive fût comme interdit devant une attaque dont il n'avait pas prévu la force, soit qu'il eût comme épuisé momentanément les ressources de son esprit dans la merveilleuse opération du passage du Danube.

Quoi qu'il en soit, la faute commise n'avait rien d'irréparable, et toutes ses mesures étaient déjà prises pour une éclatante revanche. Masséna, auquel il amène quelques renforts, se contentera de contenir la droite de l'archiduc : pendant ce temps la masse principale de notre armée se jettera, avec toutes les forces dont on a jusqu'ici suspendu l'élan, sur le centre autrichien dégarni. Davout mettra à profit ce grand mouvement offensif en faisant tourner l'obstacle du Russbach avant de l'attaquer de front avec Oudinot. Pour préparer l'irruption de notre centre, une énorme batterie, composée de cent pièces de réserve, s'est portée en avant sous les ordres de Lauriston et de Drouot. Elle ouvre immédiatement un feu terrible, refoule la ligne ennemie et fait d'affreuses trouées dans les rangs autrichiens. Alors s'avance, sous les regards de l'armée confiante, la colonne d'attaque commandée par Macdonald. Ce général entraîne sur ses pas les divisions Broussier, Lamarque, Séras, une partie de la garde sous les ordres de Reille, les régiments de cuirassiers de Nansouty. Les Autrichiens plient sous le choc de cette masse irrésistible : elle renverse tout sur son passage et pousse jusqu'à Siissenbrun sans avoir accéléré ni ralenti son allure calme et intrépide. Mais là elle s'arrête enfin devant les efforts désespérés de l'archiduc, de Liechtenstein et de Kollowrath. Il faut en effet que le général autrichien retarde à tout prix notre marche, s'il veut retirer sa droite. du mauvais i)as où elle s'est engagée en s'avançant trop loin entre notre armée et le Danube. Il lui expédie l'ordre de rétrograder devant Masséna qui la suit pas à pas ; puis il concentre toutes ses forces disponibles contre la colonne de Macdonald. Un peu isolée maintenant, cette colonne est exposée à un feu épouvantable et subit de grandes pertes. Les ravages que la mort a faits dans ses rangs sont bientôt réparés par l'arrivée des Bavarois de Wrède et de la division Durutte. Malgré ces secours, le succès de notre centre, d'abord si décisif, resterait douteux et même compromis si l'attaque de Davout sur Neusiedel, puis sur Wagram n'était déjà venue nous assurer définitivement la victoire.

Pendant que Macdonald exécutait cette marche si justement admirée sur le centre ennemi, Davout avait fait franchir le Russbach à deux de ses divisions et à la cavalerie de Montbrun, hors de la vue des Autrichiens, et sur des points qui auraient dû être garnis par les troupes de l'archiduc Jean, si ce prince avait su obéir à temps aux ordres de son frère. Le Russbach une fois tourné par une partie de nos troupes, les autres l'avaient abordé de front, et Rosenberg, qui gardait Neusiedel, s'était vu attaqué à la fois de face et de flanc par les divisions de Davout. Après un combat acharné, pendant lequel Neusiedel est plusieurs fois pris et repris, ce village est enfin emporté, et Davout, refoulant Rosenberg sur la route de Beckflies avec deux de ses divisions, marche avec les deux autres sur le plateau de Wagram où Hohenzollern est resté jusque-là intact. En le voyant paraître sur les hauteurs, Oudinot qui n'attend que ce signal s'est élancé à son tour. Accueillies par un feu des plus vifs, ses premières brigades sont cruellement maltraitées, mais il les ramène à l'assaut, pénètre de vive force dans Baumersdorf ; puis il vient donner la main à la division Gudin du corps de Davout, et tous ensemble se dirigent sur Wagram. Hohenzollern, débordé par les divisions de Davout, avait déjà compris l'impossibilité de défendre plus longtemps cette position ; il opérait sa retraite comme Rosenberg. Bientôt l'armée autrichienne tout entière imita cet exemple. Le centre ne résista que le temps nécessaire pour dégager la droite, et lorsque celle-ci eut atteint Léopoldau, il se rabattit à son tour dans la direction de Wolkersdorf. Du moment où l'archiduc Jean n'arrivait pas pour rétablir les affaires de la gauche, le combat ne pouvait plus être soutenu avec avantage.

Il n'était, pas plus de deux heures de l'après-midi. Les Autrichiens se retirèrent dans un ordre excellent, ne laissant dans nos mains qu'un très-petit nombre de prisonniers presque tous blessés[36]. Chose nouvelle dans l'armée de Napoléon, la cavalerie reçut plusieurs rois l'ordre de charger, comme c'est son rôle naturel à la fin d'une bataille, et l'ordre ne fut pas exécuté. On a donné de ce fait -singulier plusieurs raisons : la blessure de Bessières le commandant en chef de cette arme, la mort de Lassalle son meilleur général, la confusion de cette immense mêlée. Il faut y ajouter cette particularité, c'est que la retraite des Autrichiens était couverte par une artillerie effroyablement destructive. Six à sept cents pièces d'artillerie avaient en effet tonné des deux côtés pendant cette journée, et les Autrichiens en abandonnèrent à peine quelques-unes sur le champ de bataille. En revanche ils avaient eu près de vingt-cinq mille hommes hors de combat, et notre perte, que Napoléon évaluait dans son bulletin à quinze cents morts et trois ou quatre mille blessés était au moins aussi considérable que celle des Autrichiens[37]. La poursuite fut conduite si mollement que le lendemain, 7 juillet, on ne savait pas encore au juste à notre quartier général dans quelle direction l'ennemi s'était retiré ; les uns supposant qu'il se portait sur la Moravie, les autres affirmant qu'il gagnait la Bohème.

Vers le soir, tout était terminé, lorsque les éclaireurs de l'archiduc Jean parurent aux environs de Léopoldsdorf ; une panique indescriptible se répandit aussitôt parmi les vainqueurs. Malheureusement pour les Autrichiens, personne n'était plus là pour en profiler, et nos soldats se remirent bientôt de cette fausse alerte ; mais ce triste épisode vint achever de démontrer aux moins clairvoyants que si, depuis quelques années, nos troupes avaient beaucoup gagné sous le rapport du nombre, il n'en était pas de même sous le rapport de la qualité. Wagram était encore une victoire, mais une victoire sans prestige et presque sans résultat, surtout si on la compare à ses aînées. Tel était l'effet, pour ne parler qu'au point de vue strictement militaire, des conscriptions anticipées, de l'amalgame incohérent de vingt nationalités diverses, forcées de combattre contre leur propre cause, de ces déploiements de masses colossales dans lesquels la matière écrasait l'esprit, de la servilité passive des chefs, de l'aveugle idolâtrie des soldats, enfin, de l'ombrageuse autorité du maître et de sa folle confiance en sa propre infaillibilité. Ces éléments de dégénérescence que la grande armée portait en elle-même étaient loin encore d'avoir produit toutes leurs conséquences, mais ils avaient déjà considérablement affaibli son unité, sa discipline, sa force de cohésion, ces ressorts d'une nature toute morale qu'on nomme la vertu militaire, c'est-à-dire l'abnégation, la constance, l'esprit de désintéressement et de sacrifice unis au patriotisme. Il y avait toujours parmi nos soldats un grand courage individuel et, à certains moments, un élan héroïque, ils en avaient donné mille preuves à Wagram, mais ils n'avaient plus cette ardeur égale et soutenue qui anime, porte et entraîne une armée indépendamment du chef qui la commande. On en trouve une preuve des plus caractéristiques dans un ordre de Napoléon. Voulant prévenir les nombreuses désertions qui avaient lieu pendant le combat, sous le prétexte du transport des blessés aux ambulances, il ordonna que les blessés qui ne pourraient se retirer d'eux-mêmes, seraient laissés sur le champ de bataille tant que l'action ne serait pas terminée. Plus tard, il s'est défendu d'avoir donné cet ordre inhumain, et, selon son habitude, il a accusé de calomnie les écrivains qui ont rappelé cette particularité ; mais on peut lire dans sa Correspondance un projet de proclamation écrit tout entier de sa main et dans lequel se trouvent ces propres paroles : « Il est défendu, au nom de l'honneur, d'abandonner le champ de bataille pour conduire les blessés pendant que la bataille sera disputée ! » Comme je relève cette circonstance pour sa signification profonde, et non dans le but d'en tirer une accusation d'insensibilité qui serait bien superflue, il importe peu que Napoléon ait publié ou non cette défense, il me suffit qu'il en ait eu la pensée. C'était là un fait nouveau et de mauvais augure. Cette mesure n'avait paru nécessaire ni sous la République ni sous le Consulat ; car ce n'est ni à une armée combattant pour la patrie et la liberté, ni même à une armée combattant pour la gloire, qu'on songera jamais à donner de pareils ordres[38].

Mais le génie de l'Empereur, malgré les défaillances passagères auxquelles l'exposait son infatuation croissante, était encore assez puissant pour suppléer à tout. Et ce n'était pas seulement par la force et la fécondité de ses conceptions qu'il avait vaincu son adversaire, c'était aussi par la volonté, par la prévoyance, par la supériorité des efforts comme des calculs, par les miracles de son étonnante activité ; car, s'il est vrai de dire et de croire que la force morale triomphe toujours à la longue, il est bon d'ajouter que la force morale ne consiste pas seulement dans la justice d'une cause. Ce n'est rien d'avoir pour soi le bon droit et les généreuses passions qu'il enfante, si on ne l'emporte aussi par les lumières, par l'énergie, par la persévérance, par l'étude constante et l'action indomptable qui font seules les grands capitaines, les nations fortes et les armées invincibles. A ce point de vue, l'archiduc Charles, qui déployait les plus rares qualités le jour de la bataille, mais qui ne les montrait ni la veille ni le lendemain, avait encore beaucoup à apprendre de son heureux vainqueur, comme les autres adversaires de Napoléon.

L'archiduc donna une nouvelle preuve des plus frappantes de l'indécision qui paralysait ses grands talents militaires, fort peu de jours après la bataille de Wagram. Notre armée continuait, par trois routes différentes, sa poursuite incertaine et disséminée contre les Autrichiens. Masséna s'avançait par Hollabrunn, Marmont par Laa sur Znaïm, Davout marchait sur Nikolsburg. Napoléon était resté en arrière à Wolkersdorf avec Oudinot et les réserves. L'armée d'Italie couvrait Vienne avec les Saxons et les Würtembergeois. Marmont avait l'ordre de lier ses opérations à celles de Davout qui avait pris initialement la même direction que lui. Mais habitué à agir seul dans son petit empire de Dalmatie et impatient de se distinguer, Marmont ne fit rien pour attirer à lui ce maréchal, bien qu'il eût reconnu que la retraite des Autrichiens était dirigée sur la Bohême et non sur la Moravie. L'archiduc se trouvait en effet en ce moment à Znaïm, il occupait les solides positions disposées en amphithéâtre que lui offrait cette ville, avec une armée aussi concentrée que la nôtre l'était peu.

Dans la journée du 10 juillet, Marmont vint donner étourdiment, avec des troupes très-inférieures en nombre, au milieu des forces autrichiennes. Nos deux corps d'armée les plus rapprochés, celui de Davout, et celui de Masséna, étaient en ce moment séparés de lui par une distance d'une ou de deux marches au moins. Napoléon, qui venait derrière eux, ne montrait pas sa vigilance accoutumée. Il était encore enivré de sa victoire et considérait l'Autriche comme anéantie : « J'ai, écrivait-il à Clarke, mon quartier général dans la maison qu'occupait le chétif François II... Je leur ai tiré cent mille boulets ! L'archiduc pouvait nous faire payer bien cher cette fausse sécurité. Les deux corps de Marmont et de Masséna étaient surtout tellement compromis qu'il lui était facile de les écraser l'un après l'autre. Il ne sut pas mettre à profit cette chance inespérée.

Marmont reconnut le premier le danger de sa situation. Payant d'audace pour faire croire à l'ennemi qu'il était soutenu, au lieu de se retirer, il attaqua les défenses de Znaïm, avec une témérité qui eût été folle si elle n'avait été calculée. Il ne réussit pas à les entamer, mais il se maintint jusqu'à la nuit dans ses positions. Ainsi fut perdue pour l'archiduc une des plus belles occasions de revanche que la fortune eût offerte dans tout le cours de la campagne à ce génie trop circonspect. Le lendemain 11 juillet, la lutte avait recommencé, mais cette fois avec le concours de Masséna et dans des conditions beaucoup plus favorables pour nous, lorsque la nouvelle qu'un armistice avait été signé entre les deux armées vint mettre fin au combat. (11 juillet 1809.)

 

 

 



[1] Voir les curieux Mémoires de Beugnot, qui administrait alors le grand-duché de Berg.

[2] Par un décret daté de Cassel, 5 mai 1809.

[3] Moniteur du 18 décembre 1809.

[4] En date du 8 juin 1809.

[5] Dépêche du baron de Linden, ministre de Westphalie à Berlin au comte Furtenstein.

[6] Mémoires du cardinal Pacca.

[7] Napoléon à Murat, 19 juin 1809.

[8] Napoléon à Miollis, 19 juin 1809.

[9] Napoléon à Fouché, 13 juillet.

[10] Napoléon à Cambacérès, 23 juillet.

[11] Notes sur les Quatre concordats, de L'abbé de Pradt, par Napoléon.

[12] Voir et comparer sur ces événements les mémoires du cardinal Pacca, les deux relations du général Radet, le récit si complet du comte d'Haussonville, L'Église romaine et le Premier Empire.

[13] Mémoires de Marmont.

[14] Napoléon à Jérôme, 9 juin 1809.

[15] Mémoires de Beugnot.

[16] 13e bulletin de l'armée d'Allemagne.

[17] 13e bulletin de l'armée d'Allemagne.

[18] 14e bulletin de l'armée d'Allemagne.

[19] 13e bulletin de l'armée d'Allemagne.

[20] Napoléon à Eugène, 28 mai 1809. (Mémoires du prince Eugène.)

[21] A Paradisi, 16 juin 1809.

[22] A Eugène, 19 juin.

[23] « Le pont de César, disait-il à ce sujet en revendiquant pour lui-même tout l'avantage de la comparaison, fut jeté, il est vrai, en huit jours ; mais aucune voiture n'y pouvait passer. » (24e bulletin). Il est inutile de faire ressortir la petitesse d'un semblable rapprochement.

[24] Ce chiffre résulte de l'évaluation de Napoléon lui-même, qui estimait à soixante mille hommes le total des renforts que lui amenait Eugène. (A Bernadotte, 27 mai 1809.)

[25] A Murat, 28 mai,

[26] Ce détachement, qui lui a été reproché plus tard comme une faute militaire, lui avait été recommandé par Napoléon lui-même (dans une lettre du 10 juin), afin d'assurer « les derrières de l’armée d'Italie. » V. les Mémoires du prince Eugène.

[27] Correspondance du prince Eugène, 19e bulletin de l'armée d'Allemagne. Histoire de la campagne de 1809, par le général Pelet, Jomini, Mémoires du maréchal de Grouchy, publiés par le marquis de Grouchy.

[28] Napoléon à Davout, 23 juin 1809. 1re lettre.

[29] Napoléon à Davout, 23 juin 1809. 1re lettre.

[30] Napoléon à Eugène et à Davout, 29 juin.

[31] Distribution de l'artillerie dans l'île Lobau. 20 juin 1809.

[32] Ordre pour le passage du Danube, 2 juillet 1809 ; 2e ordre, 4 juillet.

[33] Cette évaluation, systématiquement atténuée selon l'usage, ne peut être calculée que d'après la force connue de chaque corps au début de la campagne, défalcation faite des pertes probables. Notre calcul suppose qu'ils avaient perdu depuis lors près de la moitié de leur effectif, ce qui est loin d'être la vérité. Napoléon avait alors sous la main son armée presque tout entière, moins quelques détachements placés sous les ordres de Lefebvre, Vandamme, Baraguey-d'Hilliers. Ses corps d'armée comptaient les uns trois, les autres quatre divisions en infanterie seulement. Celui du prince Eugène, qui n'était pas le plus nombreux, comptait 'à lui seul trente-deux mille hommes, présents a la bataille, sans compter le détachement laissé sur la Raab. Marmont assure avoir vu de ses yeux des, états portant le nombre total des combattants de Wagram 'à cent soixante-sept mille hommes, ce qui se rapproche de notre évaluation. Enfin d'après un état officiel daté du 1er juin, le total de toutes les troupes françaises et auxiliaires que nous avions en Allemagne montait à deux cent quatre-vingt-six mille hommes présents sous les armes.

[34] Lettre du général de Gersdorf à Gourgaud.

[35] Pas même par Gersdorf, qui a écrit pour justifier les Saxons. J'ajoute que les bons juges militaires, tels que Jomini, le passent compléten3.ent sous silence. Il en est de même de Marmont, de Savary, etc., tous présents à la bataille. Le général Pelet le mentionne sous forme dubitative et sans lui attribuer aucune importance.

[36] D'après le bulletin très-sommaire de l'archiduc Charles, ils nous en firent six mille, parmi lesquels trois généraux.

[37] Elle montait en réalité à vingt-sept mille tués ou blessés. Cette différence s'explique par la disposition des deux armées. La nôtre étant concentrée, tandis que la ligne autrichienne était démesurément étendue, le feu de celle-ci était nécessairement plus meurtrier. Le corps d'Oudinot perdit à lui seul, d'après le rapport de ce maréchal, huit mille neuf cent quarante-six hommes. La division Séras avait à elle seule tellement souffert qu'elle dut être licenciée après la bataille. (Mémoires du prince Eugène.)

[38] Voir sur Wagram les lettres et bulletins de Napoléon — le bulletin de l'archiduc Charles — les rapports de Macdonald, de Marmont, je Bernadotte, d'Oudinot, de Boudet — la correspondance du prince Eugène — les Mémoires de Masséna rédigés sur ses papiers par le général Koch — les Mémoires de Marmont — les Mémoires sur la guerre de 1809 du général Pelet les Mémoires de Grouchy — les Mémoires de Savary — enfin les récits des historiens politiques et militaires Jomini, Thiers, etc.