ÉTAT DE L'EUROPE ET DE
L'ALLEMAGNE PENDANT LA CAMPAGNE D'AUTRICHE EN 1809. — LE PAPE PIE VII EST
ENLEVÉ DE ROME. — BATAILLE DE WAGRAM. — ARMISTICE DE ZNAÏM.
Le
grave insuccès d'Essling offrait aux ennemis de Napoléon une occasion unique
de porter à sa domination un coup dangereux, sinon mortel. Sans avoir été
précisément vaincu, il avait dû rétrograder, modifier ses plans, renoncer
pour un temps à l'offensive si favorable à son génie et si chère à son
orgueil. S'il n'avait pas subi toute l'humiliation d'une défaite, il avait vu
ses combinaisons déjouées, son prestige atteint, sa situation compromise. Il
avait en partie per- du cette merveilleuse force d'opinion qu'il ménageait
comme son talisman ; il était momentanément hors d'état de rien entreprendre.
Les cieux journées d'Essling avaient montré à quoi tenaient tant de gloire et
de puissance, de si grands desseins, une si haute fortune. Tout cela avait
failli échouer au passage d'un fleuve. Un effort de plus, et le héros de tant
d'exploits était jeté dans le Danube. Maintenant, isolé, entouré d'ennemis,
au milieu de populations prêtes à se soulever, à une si grande distance de
son point d'appui naturel, il semblait que l'imminence de sa chiite, si
ardemment désirée, allait provoquer contre lui un soulèvement universel. Au
point de vue militaire, il était établi désormais que le passage du Danube en
présence d'une armée nombreuse et aguerrie n'était pas une de ces opérations
qu'on enlève par un coup d'audace. C'était une entreprise pleine de périls
dont l'exécution réclamait toute l'énergie et toutes les ressources d'esprit
d'un grand capitaine, et dont les difficultés rétablissaient presque entre
les combattants l'égalité des chances. El tant que cette opération restait en
suspens, tout le résultat de nos victoires antérieures était remis en
question. Chacun sentait d'instinct qu'à la guerre, selon l'adage si connu,
rien n'est fait tant qu'il reste quelque chose à faire. L'Empereur ;
disait-on, avait trouvé enfin cet obstacle que rencontre tôt ou tard la
toute-puissance ; il était venu se heurter à ce grain de sable qui fait
trébucher les invincibles. L'Empire lui-même était en échec. Par
cela seul qu'un pareil doute s'élevait dans les esprits, les symptômes de
dissolution se montraient partout, tant 1'œuvre du nouveau César était au
fond artificielle et mal assise. Les essais d'insurrection se multipliaient
en Allemagne. Nos alliés de la confédération du Rhin combattaient à regret
dans nos rangs, prêts à tourner contre nous les armes que nous les forcions à
employer contre leur patrie. Nos alliés les Russes, à demi réconciliés avec
l'Autriche par l'insurrection que nous avions déloyalement provoquée en
Galicie, semblaient plus disposés à en venir aux mains avec les Polonais qu'à
les soutenir. La Prusse indécise, mais à jamais hostile, épiait, pour se
prononcer, l'heure d'un revers plus marqué. L'Angleterre terminait les
préparatifs d'une grande expédition dont le but précis était encore un
mystère, mais dont la destination n'était pas douteuse. Les affaires
d'Espagne prenaient une tournure fâcheuse et faisaient pressentir de nouveaux
échecs pour nos armées. Le pape s'apprêtait à lancer l'excommunication contre
le spoliateur du Saint-Siège. La révolte tyrolienne, un instant apaisée,
couvait sourdement comme un feu mal éteint. Enfin la France elle - même était
mécontente et alarmée. On s'exagérait les périls de Napoléon ; on le croyait
cerné dans l’île Lobau tandis qu'il n'avait jamais cessé d'être le maître de
la rive droite du Danube ; et cette manœuvre si originale, qui lui avait
donné, comme dans les marais d'Arcole, un camp retranché presque
inexpugnable, ne paraissait de loin qu'un expédient de sa détresse. On ne
saurait nier qu'il n'y eût, dans tous ces éléments de force matérielle et
morale, de quoi contre balancer avec succès l'énorme avantage que Napoléon
tenait de la supériorité de son armée et de ses talents militaires. Mais ses
adversaires sauraient-ils réunir et mettre en œuvre ces moyens épars. ?
Apprendraient-ils à saisir l'occasion, à connaître le prix du temps ; à
profiter des leçons du passé, à grouper leurs forces en un seul faisceau, à
emprunter, en un mot, ne fût-ce que pour un instant, à leur terrible ennemi,
la tactique qui lui avait si merveilleusement réussi ? Voilà les questions
-que s'adressaient alors sur tous les points du monde les spectateurs émus de
ce grand duel. Dispersés
sur d'immenses espaces, les auxiliaires sur lesquels l'Autriche avait le
droit de compter, ne pouvaient parer aux inconvénients de ce défaut de
cohésion qu'à force d'activité, de promptitude et de concert. Sous tous ces
rapports, ils n'avaient eu jusque-là que des débuts malheureux, et c'était
une raison de plus pour eux de chercher à mieux utiliser le temps d'arrêt,
que leur offrait le séjour forcé de l'armée française dans l'île Lobau.
L'Allemagne était prête pour l'insurrection, grâce au travail incessant du
Tugendbund et des sociétés secrètes. Les femmes elles-mêmes s'y faisaient
partout les agents de cette conspiration, elles en portaient les insignes ;
elles se montraient parées de joyaux d'acier, symbole de la régénération par
le fer[1]. Sans doute, ni les mœurs, ni
les lieux, ni les caractères ne s'y prêtaient à des mouvements
insurrectionnels du genre de ceux qu'il nous était alors si difficile de
dompter en Espagne. A cet égard, la démonstration était faite depuis
l'ouverture de la campagne. Les tentatives de Dörnberg en Westphalie, de Katt
à Magdebourg, du chevaleresque Schill à Berlin, avaient successivement avorté
faute d'ensemble, ou, pour mieux dire, faute d'un sol favorable à la guerre
de partisans. Elles n'en étaient pas moins un témoignage significatif du
sentiment nouveau qui agitait ces populations d'ordinaire si paisibles.
L'instrument de libération existait, la mise en œuvre seule était à trouver ;
et si, au lieu de ces insurrections décousues, intempestives, on organisait
un mouvement unique et concerté si on agissait avec discipline, si un
gouvernement osait prendre l'initiative et la direction, peut-être leur
donnerait-on une impulsion qui entraînerait tout. Qui peut dire l'effet
qu'eût produit en Allemagne un grand débarquement anglais partant des bouches
de l'Elbe, et remontant le cours de ce fleuve, pour tomber sur nos
communications au moment où ces hardis partisans, mieux secondés, auraient
soulevé les peuples sur toute l'étendue du sol germanique ? Schill
semblait attendre et appeler une diversion de ce genre lorsque, après avoir
menacé un instant les frontières de la Westphalie et du grand-duché de Berg,
il se jeta brusquement sur les villes hanséatiques. Mais le secours espéré ne
parut pas. Schill s'était trop hâté ; il paya de sa vie sa généreuse erreur.
Désavoué par son pays, flétri de l'épithète de déserteur par le gouvernement
prussien, du nom de brigand par les bulletins de Napoléon, mis hors la loi
par le roi Jérôme, qui se vengea de la peur qu'il avait éprouvée en mettant à
prix la tête de son ennemi[2], enfin poursuivi, traqué par
les troupes danoises et les colonnes du général Gratien, il tomba en héros
sous les murs de Stralsund, chargé de cet opprobre officiel que l'avenir
change en pure gloire, avec l'éternel honneur d'avoir été le premier, sinon le
plus grand de ces fiers martyrs dont le sang servit de rançon à la patrie
allemande (31 mai 1809). Les
compagnons de Schill furent envoyés au bagne par ordre de Napoléon :
« Les hommes de la bande de Schill qui n'ont pas été passés par les
armes, osa dire plus tard le Moniteur, ont été conduits aux galères de
Toulon, au nombre de trois cent soixante... On ne doit que du mépris à ceux
qui croient se distinguer des voleurs ordinaires, dont ils font le métier,
parce qu'ils ont porté un uniforme ![3]... » Mais ni cette
ignominie, ni le souvenir de cette fin tragique n'avaient tari la source des
grands dévouements. Le drapeau échappé aux mains défaillantes de Schill avait
été aussitôt relevé par Brunswick-Œls. C'était le fils du courageux vaincu
d'Iéna. Malgré les premiers revers qui avaient démontré l'inefficacité des
tentatives partielles, rien n'était donc perdu de ce côté, et les chances
d'une grande insurrection allemande restaient presque entières ouvertes à
celui qui saurait les saisir. Ici, il faut le dire, l'Autriche se débattant
sous la rude étreinte de la main de fer qui s'appesantissait sur elle,
pouvait difficilement prendre l'initiative. Ce rôle revenait naturellement
soit à l'Angleterre, soit à la Prusse, puissances qui n'étaient pas moins
intéressées à la défaite de Napoléon. L'Angleterre avait déjà payé et payait
encore plus largement que personne sa dette à la cause de la liberté
européenne. Ses inépuisables subsides étaient à qui voulait les prendre ; ils
étaient comme un fleuve d'or qui depuis des années allait remplir les trésors
épuisés du continent. Ses flottes bloquaient sans trêve et sans relâche tous
les rivages de l'Europe. En Espagne elle faisait plus ; son armée y était
devenue le nerf même de la résistance, le centre solide autour duquel se
groupaient toutes les forces insurrectionnelles. En Italie, ses expéditions
faisaient vivre le roi Murat dans de continuelles alarmes. Les énormes
préparatifs qu'elle allait de nouveau diriger contre la France sur un point
encore inconnu, pouvaient être d'un secours inestimable pour l'Allemagne à la
double condition que ce point d'attaque fût convenablement choisi, et que la
diversion fût opérée à temps. A ces deux points de vue, autant qu'on pouvait
en juger d'après certaines apparences, la gigantesque entreprise s'annonçait
mal. Une préoccupation égoïste, le désir de détruire nos établissements
d'Anvers, faisait perdre de vue à ceux qui la conduisaient la nécessité de
concentrer toutes les forces, sur le théâtre même de Faction principale pour
y frapper le coup décisif. La Hollande, où ils voulaient, selon quelques
suppositions, opérer une forte diversion, était un champ de bataille trop
excentrique, et trop facile à défendre, pour qu'une victoire même pût y
exercer une influence marquée sur l'issue de la guerre. L'Allemagne seule,
dans l'espace compris entre le cours de l'Elbe et celui du Weser, fournis-
sait la base d'opération cherchée. Le Hanovre, ce berceau de la dynastie
britannique, eût été du premier coup soulevé, la Prusse hésitante eût été
entraînée, la faible royauté de Jérôme eût été emportée en un instant ;
aucune barrière n'eût arrêté le torrent jusqu'au Danube. Non-seulement les
organisateurs de l'expédition ne se rendaient pas compte de ces avantages,
mais ils semblaient ne pas mieux comprendre la nécessité d'une prompte
détermination. Leurs lenteurs menaçaient de rendre inutiles cet inestimable
répit que leur avait valu une bataille douteuse. Les jours, les semaines
s'écoulaient, l'Autriche aux abois faisait entendre des cris de détresse, et
le même mystère continuait à planer sur l’expédition anglaise. Mais
quels que fussent les torts en partie involontaires du cabinet britannique,
la plus grande part de responsabilité dans les événements qui se préparaient
était sans comparaison celle qui incombait au gouvernement prussien. Il avait
non-seulement appelé de ses vœux les plus ardents la guerre actuelle, mais
contribué puissamment à organiser contre Napoléon la grande conspiration des
sociétés secrètes. Ses hommes d’État, ses généraux, ses fonctionnaires de
tout ordre remplissaient les cadres du Tugendbund. Schill était l'ami et le
frère des Stein, des Scharnhorst, des Blücher. L'armée entière brûlait du
désir de prendre sa revanche des humiliations d'Iéna. Loin de rencontrer un
obstacle à ses projet dans le sentiment des populations, le cabinet prussien
avait plutôt à fies contenir qu'à les exciter. Nos agents diplomatiques, les
généraux et commandants des places fortes que nous occupions encore en
Prusse, Rapp à Danzig, Michaud à Magdehourg étaient unanimes à constater les
sentiments de haine, de profonde inimitié que nourrissait contre nous la nation
prussienne. On ne la maintenait momentanément qu'en trompant son impatience
par la perspective d'une guerre imminente. Les dispositions du roi qui
résidait encore à Kœnigsberg, n'étaient pas plus douteuses que celles du
ministère qui siégeait â Berlin. Le
cabinet de Vienne comptait si bien sur le concours de la Prusse, que c'était
principalement en vue de celte alliance qu'il avait donné une si grande
importance au détachement de l'archiduc Ferdinand en Pologne. Et si
l'archiduc, après avoir refoulé Poniatowski au-delà de la Vistule, s'était
rapproché des frontières de la vieille Prusse en s'éloignant toujours plus de
sa base d'opération, c'était avec l'espoir d'y donner bientôt la main aux
armées prussiennes. Cet espoir était fondé sur des assurances positives. Le prince
d'Orange avait porté, de la part du roi Frédéric-Guillaume à l'empereur
François, des promesses formelles d'une coopération prochaine. Après Essling,
François II jugea le moment venu d'en réclamer l'exécution. Il envoya à
Kœnigsberg le colonel. Steigentesch avec une lettre[4] dans laquelle il rappelait au
roi de Prusse les assurances qu'il avait reçues de lui, la solidarité
d'intérêts qui unissait la Prusse et l'Autriche, la nécessité d'une
résolution prompte et énergique si l'on voulait mettre un terme « aux
envahissements et aux spoliations de l'empereur Napoléon. » Que l'heure d'une
semblable décision eût en effet sonné, c'est ce qu'il était difficile de
contester. Mais le roi Frédéric-Guillaume, esprit médiocre et indécis, montra
ici la même irrésolution qu'à l'époque d'Austerlitz. Placé subitement en
présence de l'éventualité qu'il avait lui-même appelée, il se troubla et
tergiversa. Dissimulant son embarras sous un accueil plein de réserve et
presque de défiance, il témoigna au colonel une grande froideur, affecta de
craindre « qu'une fois engagé, l'Autriche ne l'abandonnât pour faire sa paix
séparée » ; et comme Steigentesch exprimait son étonnement de l'entendre
discuter une question qu'il croyait déjà décidée : « Il n'est pas temps
encore, s'écria le roi en laissant échapper le secret de ses incertitudes...
Me prononcer actuellement, ce serait vouloir ma ruine... frappez un coup
encore et je viendrai ; mais je ne viendrai pas seul[5]. » C'était
dire trop clairement qu'on voulait bien partager les fruits de la victoire,
mais non les risques de la bataille. Ainsi s'évanouissaient une à une les
meilleures chances des adversaires de Napoléon. Les passions
insurrectionnelles de l'Allemagne se dépensaient en agitation fiévreuse et
stérile, l'irritation prussienne s'usait dans l'immobilité d'une vaine attente,
l'égoïsme britannique se hâtait lentement, et se préparait de nouveaux
mécomptes pour avoir trop songé à ses propres intérêts. Le seul secours qui
vint à l'appui de l'Autriche, dans ce moment où elle avait si grand besoin
d'être soutenue, fut une coopération qui ne pouvait lui être d'aucune utilité
dans des circonstances si critiques. Le décret de Schœnbrünn, qui prononçait
la réunion des États du Pape à l'empire français, ayant été publié et affiché
à Rome, dans la journée du 10 juin 1809, Pie VII s'était enfin décidé à
fulminer contre Napoléon cette bulle d'excommunication depuis longtemps
rédigée, et que sa timidité seule l'avait empêché de lancer jusque-là. Après
une longue délibération où éclatèrent tour à tour les sentiments les plus
opposés, l'indignation, l'angoisse, la colère, la crainte, le faible
vieillard se résigna, sur l'insistance de son confident, le cardinal Pacca[6], à frapper d'anathème et à
dénoncer au monde catholique l'homme dont il avait tant contribué à accroître
et à affermir la funeste puissance. Touchant spectacle sans doute, si on n'y
veut voir que la faiblesse aux prises avec la force, mais spectacle plein
d'enseignements salutaires, si l'on se place à un point de vue plus haut. A ne
considérer dans Pie VII qu'un vieillard sans défense en lutte avec un ennemi
implacable et tout puissant, il est difficile de ne pas céder à la pitié
qu'inspire son malheur. Mais lorsqu'on songe que ce vieillard était le chef
spirituel de tant de millions d'hommes, le père des consciences, une sorte de
représentant de Dieu sur la terre, on sent que sa conduite doit être
envisagée sous d'autres aspects, qu'on a le droit de lui demander compte de
l'usage qu'il avait fait de cette autorité sans pareille. Ce n'est d'ailleurs
jamais faire tort à un personnage historique que de le juger au point de vue
des devoirs que lui imposaient son rôle et sa situation personnelle. Ces
devoirs, Pie VII les avait solennellement méconnus et trahis en s'associant
par le sacre aux entreprises les plus perverses de celui qu'il accusait
aujourd'hui. Toutes les usurpations de Napoléon à l'intérieur et à
l'extérieur, ses coups d'État, ses trahisons, ses violences, le meurtre même
encore récent du duc d'Enghien, il avait tout amnistié avec cette profonde
immoralité que montre le prêtre toutes les fois qu'il est mis en demeure de
choisir entre la justice et un intérêt d'église. Il avait tout sanctionné,
alors qu'il espérait profiter de celte redoutable alliance. Il avait couvert
le parjure et le meurtrier de l'égide pontificale ; il lui avait apporté sa
force morale pour le protéger contre les ressentiments de tous les cœurs amis
de la justice. De quoi se plaignait-il donc maintenant ? On ne faisait que
lui appliquer la loi qu'il avait trouvée bonne et légitime pour les autres. Les
conséquences et le châtiment de cette conduite se retrouvèrent dans
l'indifférence qui accueillit sa chute et ses protestations. La foudre
pontificale ne couvrait plus comme autrefois le bruit des armes. L'anathème
se perdit dans le tumulte des événements qui attiraient l'attention de
l'Europe ; et si un peu plus tard les sympathies revinrent peu à peu à Pie
VII, il les dut moins à son caractère de chef suprême de l'Église qu'à la
patience, à la simplicité, à l'inaltérable douceur qu'il déploya dans le cours
de ses longues épreuves. Il était d'ailleurs évident, dès l'origine de ces
démêlés, que par cela seul qu'il refusait de se soumettre au sort qui lui
était fait, son séjour à Rome devenait impossible. Habitué à tout obtenir du
Saint-Siège par la menace et la crainte, Napoléon semble avoir compté d'abord
sur la résignation du Pape. Les deux millions de traitement que le décret de
Schœnbrünn ajoutait aux revenus pontificaux lui paraissaient un gage assuré
de la docilité de Pie VII : « Vous avez vu par mes décrets,
écrivait-il le 17 juin à Murat, que j'ai fait beaucoup de bien au Pape ; mais
c'est à condition qu'il se tiendra tranquille... S'il veut faire à Rome une
réunion de cabaleurs tels que le cardinal Pacca, ajoutait-il aussitôt, il
faut agir à Rome comme j'agirais envers l’archevêque de Paris. »
Deux jours après, le 19 juin, l'illusion n'était plus possible, car Napoléon
connaissait forcément à cette date l'excommunication, publiée le 10 juin, et
les protestations qui avaient été affichées en même temps. Dans tous les cas,
il donnait ce jour-là à Murat et au général Miollis des instructions qui
s'appliquaient si bien à leur situation actuelle, qu'aucune hésitation ne
leur était permise sur ce qu'il leur restait à faire : « Je vous ai déjà
fait connaître, écrivait-il à Murat, que mon intention était que les affaires
de Rome fussent menées vivement et qu'on ne ménageât aucune espèce de
résistance. Aucun asile ne doit être respecté, si on ne se soumet pas à mes
décrets, et sous quel prétexte que ce soit on ne doit souffrir aucune
résistance. Si le Pape prêche la révolte et veut se servir de l'immunité de
sa maison pour faire imprimer des circulaires, on doit l'arrêter[7]. » Le général Miollis
reçut des instructions dans le même sens et datées du même jour[8]. Il
était impossible de viser en termes plus précis l'éventualité qui s'était
présentée. L'ordre allait même au-delà du cas spécial qui venait de se
produire à Rome, car il autorisait l'arrestation pour le seul fait d'avoir
imprimé des circulaires, et c'était une excommunication qui avait été
publiée. Mais chose remarquable, ici comme dans la plupart des occasions où
il avait eu à prendre une résolution qu'il sentait devoir lui être reprochée
un jour, Napoléon, d'ordinaire si impératif et si direct, s'exprimait au
conditionnel ; comme toujours, il se ménageait la possibilité de dire : « ce
n'est pas moi ! » Son ordre, quoique formel, était conçu en termes
généraux, comme s'il eût cherché à laisser à ses agents la responsabilité de
l'initiative. Ce qui
autorise cette supposition, c'est qu'aussitôt l'événement accompli il s'en
lave les mains, il le renie, il le condamne, bien plus, il le déplore : «
C'est une grande folie, écrit-il à Fouché ; j'en suis bien fàché[9]. » Il va plus loin avec
Cambacérès : « C'est sans mes ordres et contre gnon gré qu'on a fait
sortir le pape de Rome 3[10]. » Mais il se garde bien
de revenir sur l'exécution, car, écrit-il encore, cc ce qui est fait est fait
! » Dans ses dictées de Sainte-Hélène, il s'attache à démontrer la nécessité
de l'acte, mais il n'en rejette pas moins la responsabilité sur le zèle de
ses agents[11]. Il resterait à expliquer par quel
étrange phénomène, alors que tout se pliait de plus en plus à l'obéissance
passive, à tel point que ses meilleurs généraux en étaient comme paralysés,
des agents si serviles d'ordinaire, devenaient si hardis lorsqu'il s'agissait
de prendre des résolutions qui pouvaient leur coûter la tête ! Malheureux
agents, toujours trop zélés, et justement dans les circonstances les plus
graves, les mieux faites pour les troubler, pour les détourner de prendre un
parti par eux-mêmes ! Dans l'affaire du duc d'Enghien, le zèle de Savary ;
dans l'affaire d'Espagne, le zèle de Murat ; dans l'affaire du pape, le zèle
de Miollis ont tout perdu. On ne voit pas, à la vérité, que ce zèle leur ait
jamais porté malheur, bien au contraire ; il ne les en punissait que par de
nouvelles faveurs ! Ce n'en est pas moins là un trait particulier de son
étoile. Napoléon est toujours compromis par trop de zèle ; ces choses-là
n'arrivent qu'à lui ! On doit
dire toutefois à la décharge de ses agents à Rome, qu'ils n'auraient pas agi
avec plus d'assurance et de décision, s'ils avaient reçu de lui la consigne
la plus positive et la plus circonstanciée, et l'on doit convenir qu'ils
étaient quelque peu intéressés à ne pas se tromper. Les instructions
adressées à Murat et à Miollis étaient du 19 juin ; le 6 juillet suivant,
entre deux et trois heures du matin, heure nocturne et choisie comme celle du
guet-apens d'Ettenheim, trois détachements de soldats français, conduits par
le général Radet, escaladaient clandestinement les murs du Quirinal et
désarmaient la garde du pape. Le général pénètre de force avec quelques
officiers dans les appartements du saint-père ; il le somme au nom de
l'empereur de renoncer pour toujours à son pouvoir temporel, et sur son refus
lui déclare qu'il a l'ordre de l'emmener prisonnier. Un des témoins de ces
déplorables violences assure que, faisant alors un retour amer sur le passé,
le vieillard s'écria avec un gémissement : « Voilà donc la reconnaissance de
votre empereur après tout ce que j'ai fait pour lui ! Voilà la récompense de
ma grande condescendance envers lui et envers l'Église de France ![12] » Peu
d'instants après, le pape Pie VII était entraîné rapidement vers Florence
dans une voiture fermée à clef et entourée d'une escorte de gendarmes. Le seul
pays de l'Europe où cet événement aurait pu avoir un contre-coup immédiat
était l'Italie ; mais le gouvernement des prêtres y était trop justement détesté,
et la crainte de nos représailles trop bien établie par de sanglantes leçons
pour qu'un soulèvement pût s'y produire. Depuis que l'archiduc Jean avait été
forcé de rétrograder de l'Adige sur les Alpes pour se porter au secours de
son frère, tout danger de ce genre avait disparu de la Péninsule, et, les
faibles velléités de révolte qui s'étaient manifestées dans certaines
localités, notamment à Padoue, avaient fait place à la soumission et au
silence accoutumés. Quand aux expéditions que les Anglais organisaient à
Palerme, elles suffisaient pour inquiéter et harceler Murat, mais non pour
offrir un point d'appui à un mouvement de quelque consistance. En Italie,
moins encore qu'en Allemagne, il ne s'opérait aucune diversion de nature à
compromettre nos affaires. L'Espagne assistait au contraire au même moment à
la tentative la plus sérieuse qui eût été faite jusque-là contre la
domination française ; mais l'éloignement ôtait aux efforts de Wellington
toute influence directe sur le dénouement de la guerre d'Autriche, et ce
n'est même qu'assez tard que cette influence se fit sentir fortement sur les
affaires européennes. La Péninsule ibérique n'est quant à présent qu'un champ
clos où les combattants sont livrés à eux-mêmes et ne' peuvent rien pour des
alliés engagés à de si grandes distances. Aussi leurs travaux et leurs
épreuves exigent-ils un récit à part. On voit
par ce court exposé qu'avec tant de raisons d'espérer un concours extérieur,
de compter sur l'appui des peuples dont elle soutenait la cause, l'Autriche
se trouvait en définitive obligée de ne compter que sur elle-même, ce qui est
toujours la ressource la plus sûre des États menacés dans leur existence
nationale. Elle était malheureusement peu faite pour une guerre
d'indépendance, et portait en ceci la peine de son passé et d'un vice
d'organisation. État fédéraliste par nature et par essence, l'Autriche était
devenue un empire presque unitaire grâce aux traditions despotiques de sa
monarchie ; de là une cohésion tout artificielle, maintenue seulement par la
force, et comme une suite naturelle un grand affaiblissement du sentiment
patriotique dans la plupart des provinces, excepté celles qui partageaient
avec la maison impériale les bénéfices de cette vaste exploitation. La
Hongrie particulièrement, moins exposée aux maux de l'invasion et moins
accessible à la crainte d'une conquête, était loin de montrer l'ardeur
guerrière si redoutable dont elle avait fait preuve sous Marie-Thérèse. Son insurrection
espèce de milice qu'on appelait en temps de guerre, sur laquelle on avait
fondé tant d'espérances, ne se levait qu'avec mollesse et lenteur. La
Galicie, possession beaucoup plus récente, acquise à la suite du partage de
la Pologne, n'attendait qu'un signal pour se révolter contre des maîtres
encore mal affermis. Le Tyrol seul, où le joug bavarois était en horreur,
montrait l'enthousiasme qu'exigeaient les circonstances. Dans le reste de la
monarchie, tout ce qui n'était pas force organisée manquait de ce ressort et
de cette énergie si nécessaires à une nation qui veut se sauver elle-même. Au
milieu d'un tel état de choses, les milices, qui ne sont d'ordinaire que ce
que l'esprit public les fait, et qui même lorsqu'elles sont soutenues par le sentiment
patriotique offrent assez peu de résistance, ne pouvaient être que d'un
faible secours. Peu capables en général d'affronter des troupes régulières, elles
étaient animées d'un sentiment militaire des plus médiocres, et l'archiduc
Charles n'était pas l'homme qu'il fallait pour leur communiquer le feu et
l'élan qui leur manquaient. Son génie essentiellement méthodique et froid se
refusait aux conceptions d'une guerre d'enthousiasme. Dans la campagne qui
venait d'aboutir aux journées d'Essling, on l'avait vu sans cesse tout
préparer pour l'attaque et recevoir continuellement des batailles défensives.
Son trouble en présence de Napoléon allait par moment jusqu'à paralyser ses
remarquables facultés, et il ne parvenait pas même à dérober à ses inférieurs
le secret de ses agitations « Mais, monseigneur, s'écriait à Ratisbonne le
général Bubna, son aide de camp, figurez-vous qu'au lieu de Bonaparte c'est
Jourdan que vous avez devant vous ![13] » A Essling, l'archiduc s'était
relevé à ses propres yeux et à ceux de son armée ; mais au lieu de puiser
dans ce succès plus de hardiesse et d'activité pour entreprendre davantage,
il s'estimait heureux de l'avoir remporté sur un adversaire qui lui inspirait
une immense admiration, et il tremblait de le compromettre par trop d'audace. Son
armée continuait à occuper en face de l'île Lobau ses anciennes positions,
quelque peu modifiées par suite de l'expérience faite dans les combats
précédents. Il avait fait retrancher et relier par des ouvrages garnis
d'artillerie les trois villages d'Aspern, d'Essling et d'Enzersdorf ; mais
cette ligne fortifiée ne menaçait qu'un des côtés de l'île Lobau. Le côté qui
s'étendait d'Enzersdorf à Mulheiten, c'est-à-dire jusqu'au rentrant du
Danube, et sur une longueur de plus d'une lieue, restait à découvert, bien
qu'il lui eût été facile de le rendre également inabordable. Cette lacune,
qui permettait à Napoléon de prendre à revers la ligne fortifiée, en rendait
par là même les défenses inutiles. Son but semblait donc être plutôt
d'attirer Napoléon sur un champ de bataille choisi et étudié à l'avance que
de lui fermer absolument le passage. Les positions stratégiques qui
s'étendent du Bisamberg à Wagram et à Neusiedl lui étaient en effet depuis
longtemps connues. Bien antérieurement à la bataille d'Essling, et avant de
se douter du souvenir ineffaçable qu'elles devaient laisser dans sa carrière
militaire, il les citait dans son ouvrage sur la tactique comme des positions
modèles pour défendre le passage d'un fleuve. Il n'avait pas pu lui échapper
que l'accès de la plaine du Marchfeld restait ouvert à Napoléon, mais il
avait rétréci l'ouverture, et ne lui laissait le passage libre que d'un seul
côté, afin de pouvoir le surprendre, et le rejeter de nouveau sur le Danube
avant l'achèvement de son opération. A ces
précautions que l'événement a prouvé avoir été insuffisantes, il avait joint
celle de rappeler à lui tous les détachements dont il crut pouvoir disposer
sans dégarnir des points essentiels. Mais cette concentration ne s'opéra ni
avec l'ensemble, ni avec la décision qu'exigeaient les circonstances.
L'archiduc Ferdinand fut laissé en Pologne, avec beaucoup plus de troupes
qu'il ne lui en fallait pour contenir Poniatowski. L'archiduc Jean, qui,
après avoir manqué le moment d'opérer sa jonction avec son frère à Lintz,
s'était rabattu sur Kœrmond, fut trop livré à ses propres inspirations ; et
comme ce prince, jaloux de la gloire fraternelle, brûlait de se créer à la
renommée militaire des titres plus solides que la victoire de Sacile, il
était à craindre que sa turbulente personnalité n'amenât les mêmes malheurs
qu'à Hohenlinden. Très-maltraité dans sa retraite par le corps du prince
Eugène, l'archiduc Jean n'avait recueilli en chemin que les débris de
Jellachich, échappés à grand' peine à la poursuite de Lefebvre dans les
montagnes du Tyrol. Il ne ramenait pas plus de vingt-cinq mille hommes à Kœrmond,
où il reçut à la vérité quelques renforts de l'insurrection hongroise ; mais
au lieu de se retirer à la hâte sur Presbourg, où il se fût trouvé à portée
de rejoindre son frère, et où il eût occupé un point stratégique d'une
importance capitale pour les opérations ultérieures de la campagne, il songea
aussitôt à reprendre l'offensive pour son propre compte, sans se préoccuper
ni de ses instructions, ni de la nécessité de subordonner ses opérations à
celles de l'armée principale. Pendant
que les adversaires de Napoléon gaspillaient dans l'inaction, l'incertitude,
dans l'emploi de fausses combinaisons, dans les lenteurs d'une temporisation
sans fin, des avantages dont ils devaient connaître trop tard tout le prix,
leur ennemi mettait à réunir et à multiplier ses ressources une activité
aiguillonnée par le sentiment des dangers qu'il avait un instant courus.
Autant leurs résolutions étaient vagues et leurs efforts décousus, autant ses
actes étaient précis, rapides et visant droit au but. Connaissant de longue
'main leur manque d'initiative et de vigueur, leurs tergiversations, leurs
divisions secrètes qu'il avait lui-même fomentées, il s'était dit tout
d'abord que même en mettant les choses au pis et en les supposant décidés à
aller jusqu'au bout, il les gagnerait de vitesse. Que s'il parvenait à
détruire à temps l'armée de l'archiduc Charles, le soulèvement qu'on
cherchait à créer en Allemagne ou tomberait de lui-même, ou serait peu
redoutable pour nous. Insensible aux cris de détresse de son frère Jérôme, il
s'efforçait de le rassurer, de réveiller son énergie, tout en refusant de lui
envoyer les renforts qu'il demandait : cc Les Anglais ne sont pas à craindre
; toutes leurs forces sont en Espagne et en Portugal. Ils ne pourront rien
faire en Allemagne ; d'ailleurs, alors comme alors !... Quant à Schill, il
s'est déjà mis hors de procès en se retirant du côté de Stralsund. Brunswick
n'a pas huit cents hommes. Avant de faire un mouvement, il faut voir
clair.... J'attends toujours qu'une affaire soit mûre et que je la
connaisse bien avant de faire manœuvrer.... Inquiétez-vous moins ; vous
n'avez rien à craindre, tout cela n'est que du bruit[14]. » On ne
pouvait mieux joindre l'exemple au précepte que l'empereur en ce moment.
Jamais la maxime dont ses conceptions militaires ont fourni tant d'admirables
démonstrations, et qui est vraie dans tous les arts, mais plus vraie
peut-être dans l'art de la guerre que dans aucun autre, n'avait été appliquée
avec plus d'activité et d'à-propos ; jamais on n'avait mieux su sacrifier
l'accessoire au principal, sacrifice d'autant plus méritoire à la guerre
qu'il y fau t la force du caractère autant que celle de l'esprit. Les
complications qu'il craignait le plus étaient provisoirement pour lui comme
si elles n'existaient pas. Aucun événement secondaire n'avait le pouvoir de
l'arracher à la grande tâche qu'il s'était d'abord assignée. Sous le coup de
tant d'éventualités menaçantes, de surprises qui devenaient de jour en jour
plus probables, un autre eût perdu la tête, ou tout au moins perdu du temps
en fausses démarches, en précautions superflues, en mesures prématurées ; lui
ne leur permettait pas d'occuper sa pensée, bien convaincu que la meilleure
précaution qu'il pût prendre contre les périls qu'il prévoyait, était de
vaincre d'abord l'obstacle le plus fort. Dès le
lendemain d'Essling, toutes les facultés de ce redoutable esprit s'étaient
attachées à cet objet unique : franchir le Danube et détruire l'archiduc
Charles. Convaincu que cet objet atteint, tout le reste viendrait par
surcroît, il y mettait cette fertilité d'invention, cette volonté infatigable
et acharnée avec lesquelles il attaquait une difficulté, une fois qu'il en
avait reconnu le point décisif. Son premier soin avait été de transformer son
échec d'Essling en victoire, afin d'agir sur l'opinion, car personne n'a
jamais mieux su que lui combien l'assurance en impose aux hommes, surtout à
la guerre, où elle est la moitié du succès. Une circulaire de Maret porta en
Allemagne, en France, en Italie la nouvelle de nos exploits d'Essling ; sous
la plume de ses agents ils se transformèrent aussitôt en un triomphe signalé[15]. Quelques jours après la vérité
fut connue, mais l'effet était produit. Aux yeux du grand nombre qui sur ce
point fait loi, il conservait l'attitude du vainqueur que ses adversaires ne
savaient pas encore prendre. Quelque péremptoires que fussent les démentis,
ils ne détruisaient qu'imparfaitement une impression fondée sur la crainte.
Les bulletins de Napoléon vinrent ensuite pour maintenir envers et contre
tous, « que les manœuvres du général Danube avaient seules sauvé l'armée
autrichienne[16]. » Il
faisait des efforts moins heureux, mais non moins persévérants, pour perdre
les princes de la maison d'Autriche dans l'esprit de leurs peuples. Il n'était,
guère de bulletin qui ne contînt contre eux quelque imputation de nature à
faire impression sur l'esprit populaire. Il leur reprochait particulièrement les
maux dont les classes pauvres avaient le plus à souffrir, c'est-à-dire la
disette et la famine, résultat actuel de la guerre : « La rage des
princes de la maison de Lorraine contre la ville de Vienne, disait-il, peut se
peindre par un seul trait : la capitale est nourrie par quarante moulins
établis sur la rive gauche du fleuve ; ils les ont fait enlever et détruire ![17] » Connaissant de longue
date la crédulité avec laquelle les populations accueillent de tels griefs,
il accusait l'ennemi d'arrêter les arrivages de vivres afin d'affamer Vienne,
et il rappelait « notre Henri IV, » qui nourrissait lui-même la capitale
qu'il assiégeait[18]. Mais
c'était surtout en l'honneur des peuples italiens que Napoléon jugeait en ce
moment devoir se mettre en frais d'éloquence dans ses bulletins. Ce maitre,
d'ordinaire si exigeant et si dur, leur prodiguait aujourd'hui les
expressions d'une reconnaissance calculée. Pendant la courte apparition que
l'archiduc Jean avait faite dans les provinces de la haute Italie, à la suite
de sa victoire de Sacile, ces peuples, habitués à changer si souvent de joug
depuis la chute de la république vénitienne, avaient observé cette attitude
de silencieuse immobilité qui pouvait le moins les compromettre. Napoléon,
qui avait un désir extrême de voir leur conduite imitée partout, et
principalement dans les provinces de la Confédération du Rhin, érigeait leur
prévoyante circonspection en un véritable prodige de fidélité et de
patriotisme : « Les peuples d'Italie s'étaient conduits comme auraient pu le
faire les peuples de l'Alsace, de la Normandie ou du Dauphiné. Dans la
retraite de nos soldats, ils les avaient accompagnés de leurs vœux et de
leurs larmes !... Les proclamations de l'archiduc Jean n'avaient
inspiré que le mépris et le dédain.... Parmi sept millions d'hommes, l'ennemi
n'avait trouvé que trois misérables qui n'eussent pas repoussé la
séduction.... Aussi la récompense ne se ferait-elle pas attendre.... Cette
belle partie du continent que la cour de Rome, que cette nuée de moines,
avaient perdue, allait reparaître avec honneur sur la scène du monde ![19] » Il
avait adressé la veille même (27 mai) de magnifiques remerciements à l'armée d'Italie que le prince Eugène
venait de lui amener au Semring, où elle avait fait sa jonction avec l'armée
d'Allemagne. Cette armée avait en partie réparé ce que son début avait eu de fâcheux,
mais ce que Napoléon appréciait en elle, c'était moins ses exploits que le
secours si important qu'elle lui apportait. Il comblait d'éloges les soldats
comme le peuple italien lui-même, moins pour ce qu'ils avaient fait que pour
ce qu'il comptait leur demander par la suite. Mais au fond il savait à quoi
s'en tenir sur la soumission de ses sujets d'Italie, et l'on voit par sa
correspondance intime tout ce qu'il y avait à rabattre de cette satisfaction
si bien jouée. « Mon fils, écrivait-il au prince Eugène le jour même où
il mettait ses félicitations à l'ordre du jour, je sais qu'il y a des
individus de Padoue qui se sont mal comportés ; rendez-m'en compte pour que
j'en fasse un exemple éclatant. Je sais que le maire d'Udine a eu la lâcheté
d'ôter sa décoration.... S'il y a à Padoue quelque grande famille qui se soit
mal comportée, je veux la détruire de fond en comble, père, frère, cousin,
pour qu'elle serve d'exemple dans les annales de Padoue. Faites exécuter avec
plus de rigueur que jamais le décret contre les Italiens qui ont pris les
armes contre vous[20]. » Mais
cette mauvaise humeur ne perçait qu'avec ses confidents ; pour tous les
autres il voulait être le plus heureux et le plus adoré des souverains. Il
voulait convaincre l'Europe qu'il avait contracté avec l'Italie une union
indissoluble, et afin de produire cet effet sur les esprits, il éclatait à
tout propos en bénédictions, en paroles de reconnaissance, en promesses
libérales. Paradisi lui ayant adressé au nom du sénat d'Italie de tardives
protestations de fidélité, qui auraient eu plus de prix si les Autrichiens
avaient occupé Milan ou si elles avaient été votées avant la retraite de
l'archiduc Jean, Napoléon lui répondit par des déclarations dont la
phraséologie, empruntée aux idéologues, forme un curieux contraste avec les
professions de foi cyniques qu'il exprimait si souvent au sujet de la
canaille italienne. Il félicitait ses peuples d'Italie « d'avoir repoussé
avec mépris et indignation les suggestions calomnieuses et les appels à la
révolte qui leur avaient été faits par les princes de cette maison ingrate et
parjure dont le sceptre de plomb a pesé pendant tant de siècles sur notre
Italie infortunée... La providence, ajoutait-il, m'a réservé la singulière
consolation de la voir réunie sous mes lois renaître aux idées grandes et
libérales que NOS ANCÊTRES les premiers entre les modernes proclamèrent
après les tiges de barbarie[21]. » Nos ancêtres, à Paris
c'étaient Charlemagne et ses successeurs, à Milan c'étaient les Italiens de
la Renaissance ; on en changeait selon les lieux. Quant aux idées libérales,
c'était selon les temps que l'appréciation se modifiait du tout au tout. Une
fois le danger passé, les Italiens surent bien vite ce qu'il fallait penser
de ces flatteuses assurances. Ces
artifices employés à ramener les indécis, à rétablir son prestige, à obtenir
l'effet moral qu'il voulait produire sur l'Europe, servaient d'intermède aux immenses
travaux que Napoléon accomplissait pour fortifier sa situation militaire.
Concentrer toutes ses troupes sur un seul point afin d'y devenir invincible,
diminuer et aplanir peu à peu l'obstacle que lui opposait le Danube, jusqu'à
le rendre à peu près nul, tel était le double problème dont il s'était tout
d'abord posé les termes et auquel il appliquait toutes les forces de son
génie. En premier lieu il persistait à passer le Danube à l'endroit même où
sa tentative avait échoué, et il a lui-même expliqué un peu plus tard les
motifs de cette résolution dans une lettre adressée à Eugène, qui lui proposait
de le franchir vis-à-vis de Raab « Il
y a de Raab à Vienne, lui écrivait-il, six marches de troupes. Si j'avais un
pont dans la position où vous vous trouvez, je ne pourrais pas y passer le
Danube, car pendant que je passerais vers Raab, le prince Charles passerait
le fleuve derrière moi à Vienne. En deux jours il aurait fait un pont. Or
Raab ne vaut pas Vienne ; mon centre et ma ligne de communication seraient
bouleversés et je me trouverais dans une mauvaise position[22]. » Et s'il rétrogradait
jusqu'à Lintz pour profiter du pont de cette ville, les inconvénients quoique
moindres seraient encore très-grands, puisqu'il faudrait également s'exposer
à perdre Vienne. L'île Lobau lui paraissait toujours le point le plus favorable
à cette opération. Il l'avait hérissée d'artillerie, transformée en une place
d'armes imprenable. Ses meilleures troupes s'y trouvaient réunies soue le
commandement de Masséna ; elles connaissaient à fond le terrain et les
positions environnantes. Il s'attacha d'abord à assurer leurs communications
avec la rive droite, tâche relativement facile à réaliser. D'une part en
effet, les crues du Danube, qui avaient été si fatales à nos ponts de bateaux
pendant les deux journées d'Essling, tendaient tous les jours fi disparaître
; de l'autre, cette rive était à l'abri d'un retour de l'ennemi, grâce à
Davout qui surveillait les environs de Presbourg, à la cavalerie de Montbrun
qui éclairait la route de Hongrie, au corps de Bernadotte, qui rappelé vers
Vienne, gardait le Danube de cette ville à Krems, où était posté Vandamme,
enfin à Lauriston qui donnait la main au prince Eugène vers le Semring. Il
voulut que cette fois ses ponts fussent à l'abri de tout accident, même des
brûlots et des moulins que les Autrichiens lançaient dans le fleuve pour les
rompre. Le général Bertrand construisit par ses ordres deux ponts sur pilotis
longs de quatre cents toises ; l'un devait livrer passage à trois voitures de
front, et l'autre spécialement destiné à l'infanterie avait huit pieds de
largeur. Tous deux furent protégés contre les machines incendiaires par des
estacades également sur pilotis, que surveillaient incessamment des barques
montées par des marins de la garde. On établit en outre un pont de bateaux
afin de rendre les communications encore plus rapides. Ces
travaux qui furent achevés en vingt jours excitèrent une admiration
universelle. Mais il y a de la puérilité à les comparer au pont que César
jeta en huit jours sur le Rhin, selon le thème que Napoléon lui-même a eu le
mauvais goût de suggérer à ses futurs historiens dans son vingt-quatrième
bulletin de l'armée d'Allemagne, et qu'ils n'ont pas manqué d'amplifier avec
leur complaisance accoutumée[23]. Avec les ressources
incalculables qu'offre de nos jours une capitale comme Vienne, il sera
toujours facile de renouveler ce prétendu miracle de la construction de deux
ponts sur pilotis en vingt jours, car il suffit pour cela d'un ingénieur
actif et de quelques milliers d'ouvriers. Il n'y a pas plus de raison à les
comparer à celui que César jeta sur le Rhin, au milieu des forêts de la
sauvage Germanie, qu'a rapprocher le passage du mont Saint-Bernard du passage
des Alpes par Annibal. Au reste, la combinaison la plus importante et la
mieux conçue de Napoléon dans l'opération qu'il préparait, n'était pas la
construction des ponts jetés sur le grand bras du Danube, et qui liaient
l'île Lobau à la rive droite ; c'était bien plutôt la formidable surprise, grâce
à laquelle il allait pouvoir en jeter six à la fois en deux heures, sur le
petit bras qui séparait l'île Lobau de la rive gauche, en présence de l'armée
autrichienne. Aujourd'hui, comme lors des journées d'Essling, les calculs de
l'archiduc étaient établis sur l'impossibilité présumée de faire déboucher,
en une nuit, une armée de deux cent mille hommes, par l'étroit défilé de deux
et même de trois ponts ; il ne lui venait pas à l'esprit qu'on pût les
multiplier au point de créer une sorte de plancher mobile qui supprimait pour
ainsi dire le Danube, et qui allait permettre à notre armée de manœuvrer
comme sur la terre ferme. Pendant
que ces grands travaux s'exécutaient, les uns sous les yeux mêmes des
populations, les autres habilement dérobés à la connaissance de l'ennemi,
Napoléon employait à grouper ses forces militaires, une activité et un art,
non moins dignes d'admiration. Nous avons vu comment le prince Eugène lui
avait, dès le 27 mai, ramené le corps principal de l'armée d'Italie montant
de 36 à 40.000 hommes, après avoir pris sa revanche sur l'archiduc Jean dans
plusieurs combats heureux, notamment au Tagliamento, à Malborghetto, à
Tarvis. Un fort détachement de cette armée était resté en arrière sous les
ordres de Macdonald pour suivre et combattre le ban de Croatie Giulay que
Jean avait laissé en Styrie. Macdonald n'avait pas dépassé Gratz ; il avait
environ vingt mille hommes[24]. Plus en arrière encore venait
Marmont avec une petite armée de onze mille hommes. Il l'amenait du fond de
la Dalmatie, après une marche longue et difficile, pendant laquelle il avait
eu à batailler à chaque pas avec les insurgés croates commandés par le
général Stoisewitch. Marmont était encore à Laybach, en Carniole. Ces deux
corps devaient, tout en opérant leur jonction avec l'armée d'Italie, achever
les débris de Giulay et intercepter le détachement de Chasteler qui cherchait
à rejoindre l'archiduc Jean, comme Eugène avait arrêté celui de Jellachich.
Napoléon attachait le plus grand prix à la capture du marquis de Chasteler,
émigré belge auquel il attribuait bien à tort nos insuccès dans le Tyrol. Il
avait donné l'ordre qu'aussitôt pris on le fusillât afin de faire ce qu'il
appelait un exemple. Dès son arrivée au Semring, l'armée d'Eugène fut
employée à l'achèvement de la tâche que lui destinait Napoléon. L'archiduc
Jean n'avait pas quitté Kœrmond : il fallait d'une part lui ôter toute
possibilité de se jeter sur Macdonald, de l'autre, le forcer d'aller passer
le Danube le plus loin possible, en le débordant sur sa gauche et en le
menaçant de le placer entre deux feux, c'est-à-dire entre le corps de Davout
et celui d'Eugène. Le vice-roi dut en conséquence marcher d'Œdenbourg sur
Kœrmond par G-Uns et Stainamanger, puis descendre ensuite la Raab en suivant
pas à pas son adversaire. Par suite de cette manœuvre, le point le plus
rapproché où l'archiduc Jean pût passer le Danube était Komorn, et dans ce
cas le détour qu'il avait à faire pour rejoindre son frère, était plus long
que celui d'Eugène pour rejoindre Napoléon. Ce
mouvement de concentration, que Napoléon imprimait en ce moment à son armée,
ramenait peu à peu sous sa main tout ce qu'il avait de disponible non-seulement
en Allemagne, mais en France et même en Italie. Il avait fait partir jusqu'à
des régiments qui tenaient garnison à Rome[25]. Les dernières recrues, produit
des anticipations sur l'année 1810, bien qu'elles ne pussent fournir que des
soldats novices, encadrés et exercés dans nos dépôts le long du Rhin, avaient
été acheminées sur le Danube. Les troupes qui observaient ou occupaient le
Tyrol, sous les ordres de Lefebvre et de Wrède, étaient venues remplacer à
Lintz les Saxons de Bernadotte rappelés sous Vienne, abandonnant à
elles-mêmes quelques garnisons bavaroises qui furent bientôt cernées par
l'insurrection. Vandamme se liait à Lefebvre en occupant Krems avec les
Wurtembergeois. Junot organisait sur le Mein les conscrits de la
Confédération. Dans
son ardeur à utiliser et à grouper autour de lui toutes les forces dont il
croyait pouvoir tirer parti, Napoléon fut, entraîné à une démarche singulière
qui n'a pas été mentionnée jusqu'ici, et qui mérite d'être relevée parce
qu'elle peint bien à la fois et son peu de scrupule, et la force avec
laquelle une idée dominante s'emparait de son esprit. Dans ce moment de
fébrile activité où sa vue perçante cherchait partout des armes et des
hommes, pour les accumuler sur le point qu'il avait choisi pour une nouvelle
lutte, ses regards auxquels rien n'échappait se fixèrent sur une escadre
russe alors en relâche dans le port de Trieste. Il conçut aussitôt la pensée
d'enrôler les équipages, et de les former en bataillons pour les amener vers
le Danube. Il enjoignit en conséquence au commandant de l'escadre, officier
dépendant il est vrai d'une puissance alliée, mais qui n'avait aucun ordre à
recevoir de lui, d'avoir à mettre sur-le-champ ses vaisseaux en désarmement,
de faire transporter à Venise « son artillerie, ses munitions, cordages,
ancres, voiles, etc. » et enfin de diriger ses équipages sur Palmanova où ils
seraient organisés, et de là sur Vienne. Le même ordre devait être donné à la
flottille russe qui était à Venise. En prescrivant à cet officier cette
manœuvre extraordinaire, Napoléon ne lui disait pas précisément qu'il avait
le consentement formel de l'empereur Alexandre, mais il lui écrivait en
propres termes que cet ordre était conforme aux intentions du Czar, » et il
ajoutait qu'il avait pour but « d'empêcher les équipages russes de tomber aux
mains des Autrichiens ou des Anglais. » L'amiral refusa d'obéir. Cette
étrange prescription ne peut être convenablement appréciée, que si l'on se
représente un instant l'accueil que Napoléon aurait fait à un de ses amiraux
qui se serait soumis à une pareille injonction dans un port russe (16 juin). Le
prince Eugène poursuivait son mouvement contre l'armée de l'archiduc Jean.
Parti le 5 juin d'Œdenbourg, il était le 7 à Güns, et le 19 à Kœrmond où il
fut rejoint par Macdonald. Ce général avait laissé devant la citadelle de Grätz
une partie de son corps d'armée, qui devait être recueilli par Marmont après
la chute de cette place. L'archiduc avait remonté la Raab jusqu'à
Saint-Gothard ; de là il se rabattit sur Papa, où Montbrun, qui le suivait de
près, engagea avec son arrière garde un brillant combat de cavalerie. Le 13
juin, les deux armées se trouvèrent en présence sous les murs de la ville de
Raab. L'archiduc
Jean avait résolu de nous livrer bataille. Rien ne pouvait être plus
inopportun et plus contraire aux intérêts de la monarchie qu'une telle
détermination, car même en supposant qu'elle serait couronnée d'un succès
éclatant, elle ne pouvait aboutir qu'à une victoire sans résultat. Selon le
témoignage du général Marziani, les principaux officiers de l'archiduc
étaient pour la plupart opposés à cette effusion de sang au moins inutile,-
puisqu'il fallait repasser le Danube dans tous les cas. Il y avait de telles
forces derrière la ligne que défendait Eugène que tout échec essuyé par nous
sur ce point eût été promptement réparé. Or,
même dans les conditions les plus favorables, on ne pouvait se flatter de
nous battre. Eugène avait été renforcé de plusieurs régiments de nos
meilleures troupes. Il avait pour lui une telle supériorité numérique, qu'il
put sans aucun inconvénient laisser en arrière, à Papa, le corps de Macdonald[26] ; en cas de revers, il lui
était facile de se replier soit sur ce détachement, soit sur le corps de
Davout. L'archiduc, au contraire, n'avait reçu pour tout renfort, que les
troupes mal disciplinées de l'insurrection de Hongrie que lui avait amenées
son frère Raynier ; son armée ne s'élevait pas à plus de trente mille hommes.
Du moment où il avait manqué l'occasion de passer le Danube à Presbourg,
selon les instructions de l'archiduc Charles, il n'avait qu'une seule chose
raisonnable à faire, c'était de le passer au plus vite à Comorn, et de
laisser aux corps insurrectionnels le soin de harceler et de surprendre nos
cantonnements. Mais l'archiduc Jean était dévoré du désir d'agir par
lui-même, et de se créer une réputation militaire qui pût rivaliser avec la
gloire de son frère. Il attendit donc son adversaire dans des positions
d'ailleurs habilement choisies, la droite appuyée à la ville forte de Raab,
le centre protégé par la ferme de Kismegyer solidement retranchée, la gauche
couverte par des marais, enfin tout son ordre de bataille formé de façon à ne
perdre dans aucun cas ses communications avec Comorn_ Le
combat s'engagea vers midi, dans la journée du VI juin 18091 anniversaire de
Marengo. Montbrun eut l'honneur de l'attaque. Après avoir refoulé les
avant-postes ennemis, il commença à déborder la gauche de l'archiduc,
composée surtout de cavalerie et l'action devint générale. Les divisions
Severoli et Durutte marchèrent sur le village de Szabadhegy qu'occupait la
gauche des Autrichiens, pendant que les divisions Grenier et Séras
s'ébranlaient pour enlever la ferme de Kismegyer, où s'était retranché leur centre.
Reçues avec une vigueur inaccoutumée, ces deux attaques sont vivement
repoussées. La division Severoli est rejetée sur ses positions avec des
pertes sensibles, et les troupes autrichiennes débouchent du village pour les
poursuivre, mais Durutte accourant au secours de son collègue les force
bientôt à s'y renfermer de nouveau. Séras n'a pas été plus heureux à
Kismegyer qui est devenu le théâtre d'une lutte acharnée. Les assauts furieux
que nos soldats livrent à la ferme n'entament pas son enceinte crénelée, le
terrain est couvert de nos morts. Mais une charge générale de toute notre
cavalerie, dirigée par Montbrun et Grouchy, ayant fait plier les troupes qui
occupent les abords de la ferme, ses défenseurs réduits à eux-mêmes
commencent à faiblir. Ils ne songent pas un instant à se rendre et leur feu
n'en est pas moins meurtrier. A la suite d'une longue et sanglante
résistance, ils succombent enfin sous les efforts réunis des généraux Séras
et Roussel. Les portes sont enfoncées à coups de hache, nos soldats irrités
se précipitent par cette brèche, massacrant tout ce qui se présente, puis
pour en finir plus vite, ils mettent le feu à la ferme, et les derniers
survivants de cette boucherie sont brûlés vifs. Après cette exécution, tous
les régiments devenus disponibles au centre sont lancés au secours des
divisions Durutte et Severoli. Grâce à ce renfort elles réussissent à
emporter le village de Szabadhegy. La victoire, longtemps disputée, se
déclarait pour nous, et l'armée de l'archiduc Jean était en pleine retraite
sur Comorn, après avoir perdu environ trois mille hommes tués ou blessés, et
quinze cents prisonniers. Notre perte montait à plus de deux mille cinq cents
hommes hors de combat[27]. La
bataille de Raab, indépendamment de ses résultats immédiats, qui furent de
dégager les abords de la Hongrie et de faire tomber, après quelques jours de
siège, les défenses de la ville de Raab, avait une grande importance comme
effet moral. Elle jeta de nouveau l'intimidation et le désarroi dans les
rangs de nos ennemis, paralysa leurs mesures, déconcerta leurs projets et les
empêcha de recueillir le fruit de plusieurs avantages partiels qu'ils
remportèrent vers le même temps. L'insurrection tyrolienne s'était levée plus
menaçante que jamais à la voix d'André Hofer ; on se contenta de la
circonscrire, en attendant qu'on pût l'étouffer. On cerna les débouchés du
Tyrol, au moyen de quelques postes bien choisis qu'occupèrent les troupes du
général Deroi, de Lefebvre, de Rusca ; puis on laissa la révolte s'user sur
place. Les tentatives d'insurrection qui se produisirent en Franconie furent
réprimées promptement par le roi de Würtemberg ; enfin les incursions du duc
de Brunswick-Œls en Saxe n'y rallièrent que peu de partisans, bien qu'il eût
pour lui la sympathie presque unanime des populations. Le temps, un temps
irréparable, s'écoulait. Les adversaires de Napoléon avaient déjà en grande
partie, perdu le bénéfice des deux journées d'Essling, faute d'avoir saisi
l'occasion avec l'énergie et la décision nécessaires. On n'entraîne les
autres qu'à la condition d'être entraîné soi-même ; leurs hésitations
s'étaient communiquées à tout le monde. Ceux-là même qui avaient été d'abord
les plus ardents voulaient, avant de se prononcer, attendre des succès moins
contestés. En
Styrie et en Carinthie, où étaient restées une partie du corps de Macdonald,
occupée au siège de la citadelle de Grätz sous les ordres de Broussier, et la
petite armée de Marmont chargée d'intercepter le détachement de Chasteler,
les vues de Napoléon s'étaient imparfaitement réalisées, mais il n'en avait
pas moins atteint son but principal, qui était de réunir toutes ses troupes
sur le Danube. Marmont, voulant remettre ses soldats des fatigues d'une
longue marche, commit la faute de s'arrêter à Laybach pendant près de quinze
jours, du 3 au 16 juin, ce qui permit à Chasteler de s'échapper par
Klagenfurth. Broussier, dans son impatience de faire sa jonction avec
Marmont, eut l'imprudence de laisser devant Grätz un seul régiment, qui s'y
trouva presque aussitôt assailli par des forces quintuples ; mais tous deux
réparèrent promptement ce malheur, le premier en battant à plusieurs reprises
les détachements du ban de Croatie Giulay ; le second, en dégageant à temps
les braves troupes qu'il avait compromises. Peu de jours après, ils vinrent
ensemble, sous les murs de Vienne, donner la main à la grande armée
d'Allemagne. L'arrivée
de ces derniers détachements portait au grand complet l'effectif de l'armée
que Napoléon voulait jeter au-delà du Danube, pour écraser l'archiduc
Charles. Tous ses préparatifs étaient maintenant achevés, et le moment était
venu pour lui de frapper le dernier coup. Cinq semaines s'étaient écoulées
depuis Essling. Il n'avait pas perdu une minute de ce temps que ses
adversaires avaient dépensé en fausses manœuvres, en démarches intempestives
ou inutiles. Appuyé d'une part à la ligne de la Raab, de l'autre aux corps
échelonnés le long du Danube jusqu'à Lintz, peu troublé des échauffourées
plus bruyantes que sérieuses qui avaient lieu sur des points plus éloignés,
il n'avait plus qu'une seule crainte : c'est que l'archiduc Charles, devinant
ses projets, ne fût tenté, au dernier moment, de franchir le Danube à Comorn
ou à Presbourg, pendant que lui-même le passerait à Lobau. Afin de prévenir
ce danger, il avait chargé Davout de détruire à tout prix le pont de bateaux
que l'archiduc avait à Presbourg ; mais, comme les Autrichiens n'attachaient
pas une moindre importance à sa conservation, les tentatives du maréchal
étaient restées infructueuses. Le pont de Presbourg était protégé
non-seulement par des ouvrages avancés, mais par de solides retranchements élevés
dans les îles que le Danube forme devant cette ville. Les bataillons qui
occupaient ces îles déjouaient tous nos efforts pour détruire le pont. On
chercha vainement à les en chasser, au moyen d'une pluie de mitraille et de
boulets. Napoléon eut alors recours à un procédé des plus extraordinaires
pour forcer les troupes autrichiennes à évacuer les îles. Ce procédé
consistait non pas à faire canonner les positions occupées par ces troupes,
mais à bombarder l'inoffensive ville de Presbourg elle-même, afin d'arracher
à l'ennemi, par le spectacle de la détresse des malheureux habitants, ce
qu'on ne pouvait obtenir du courage de nos troupes. D'ordinaire, on ne
bombarde une ville que pour la faire évacuer ; mais ici c'était, selon
l'expression de Napoléon lui-même, pour forcer l'ennemi à rentrer dans
Presbourg[28], après avoir abandonné les
îles, qu'on allait en venir à une extrémité si cruelle. Et Napoléon ne
reculait devant aucune des conséquences de cette odieuse exécution. «
Puisqu'on fait à Presbourg des préparatifs de passage, disait-il dans la même
lettre, et que cette ville est un centre de magasins, il faut y mettre le
feu et la brûler[29]. » Dans la
sommation qui fut signifiée à la ville, Davout allégua de prétendus «
mouvements faits sur les quais, des travaux sur les hauteurs, » mais le seul
objet sérieux qu'il eût en vue était l'évacuation des îles, qui lui fut
obstinément refusée. Davout était redouté pour la dureté de son caractère, dans
une armée dont les chefs avaient, pour la plupart, cessé de se recommander
par la générosité et la noblesse des sentiments. Il exécuta à contrecœur,
mais avec une rigoureuse ponctualité, cette tâche pénible dont le
vingt-troisième bulletin rendit compte dans ces termes menteurs : « L'ennemi travaillait
à des fortifications. On lui a intimé l'ordre de cesser ses travaux ; il
n'en a tenu compte. Quatre mille bombes et obus l'ont forcé de renoncer à son
projet. Mais le feu a pris dans cette malheureuse ville et plusieurs
quartiers ont été brûlés. » La vérité est que l'ennemi n'avait ni cessé
ses travaux, ni évacué les îles. Le maréchal Davout, voyant, selon un
euphémisme assez expressif, que ses rigueurs resteraient sans résultat, céda
à un mouvement d'humanité, c'est-â-dire s'abstint de ruiner de fond en
comble une cité dont la destruction lui était inutile. Il réussit toutefois à
enlever la tête de pont, et éleva autour du village d'Engereau, situé en
face-des îles, une série de retranchements derrière lesquels quelques
milliers d'hommes pouvaient empêcher pendant un certain temps l'ennemi de
déboucher de Presbourg. D'après les calculs de Napoléon, avec quatre mille
hommes et un régiment de cavalerie laissés devant Presbourg, sous les ordres
de Baraguey d'Hilliers, avec douze cents hommes â Raab, autant à Klagenfurth,
trois mille hommes à Bruck, on formait un rideau suffisant pour contenir les
détachements autrichiens, ou du moins pour leur faire illusion, pendant que
les corps d'Eugène et de Davout se porteraient à marches forcées sur l'île
Lobau. Ainsi en trois jours au plus, toutes nos forces réunies se
trouveraient en état de déboucher sur le même champ de bataille, avant que
l'archiduc y eût concentré toutes les siennes[30]. Les
préparatifs pour le passage rapide et instantané du petit bras du Danube,
habilement dissimulés à l'ennemi, grâce à la multitude de canaux intérieurs
que présentaient les îles, s'achevaient au moment même où la concentration de
l'armée se trouvait accomplie. Depuis la construction des deux ponts sur
pilotis et des estacades, on n'avait plus à s'occuper du grand bras, qui
pouvait être considéré comme supprimé, tant il était devenu d'un accès facile
à -nos troupes. Napoléon s'était étudié à rendre le passage du petit bras
plus simple et plus facile encore. Aucun moyen ne lui manquant à cet égard,
ni en bras, ni en instruments, ni en matériel, il était de la prévoyance la
plus élémentaire de deviner qu'un génie comme le sien, éclairé par la
sanglante leçon d'Essling, ne commettrait pas une seconde fois la même
erreur. Toutes ses facultés s'étaient en effet appliquées à la solution de ce
problème : au lieu de renouveler les attaques successives et saccadées
d'Essling, se présenter à l'ennemi avec toutes ses forces réunies. Cette
solution très-simple en théorie, sinon dans la pratique, consistait à
multiplier les moyens de passage, au point de pouvoir jeter en une nuit toute
son armée sur la partie du rivage que l'archiduc avait eu l'imprudence de
laisser à découvert. L'île
Lobau forme une sorte de triangle irrégulier, aux angles arrondis, dont la
base s'étend le long de la rive droite vis-à-vis de nos anciennes positions,
tandis que ses deux faces supérieures regardent la rive gauche du Danube
qu'occupaient alors les Autrichiens. L'une de ces deux faces était menacée de
front par les ouvrages fortifiés qui liaient les trois villages d'Aspern,
d'Essling et d'Enzersdorf ; l'autre d'une étendue d'environ une lieue n'avait
devant elle, au-delà du fleuve, qu'une plaine ouverte où se montraient de
loin en loin quelques détachements d'éclaireurs, et à distance le petit
château de Sachsengang que gardaient des troupes autrichiennes, mais comme un
poste d'observation plutôt que.de résistance. C'est par cette large ouverture
laissée libre que Napoléon avait résolu de faire déboucher son armée. Dans
les canaux formés par de petites îles adossées latéralement à File Lobau, il
avait amassé les matériaux nécessaires pour jeter jusqu'à six ponts ; ponts
de radeaux, de bateaux, de pontons, enfin pont d'une seule pièce, fixé au
rivage par une extrémité seulement, et dont la partie mobile devait être en
quelques minutes portée d'une rive à l'autre par le courant lui-même. Des
mesures décisives avaient été prises pour mettre l'opération à l'abri des
tentatives de l'ennemi. Tous les abords de l'île Lobau étaient couverts
d'artillerie ; mais Enzersdorf se trouvant la position la plus avancée des
Autrichiens du côté où devait s'opérer le passage, celle par conséquent d'où
il leur était le plus facile de tomber sur nos flancs pendant que nous exécuterions
cette manœuvre, on avait concentré contre ce malheureux village jusqu'à
cinquante-huit pièces d'artillerie qui devaient le brûler et le raser en quelques
instants[31]. D'autres batteries élevées un
peu plus à droite, sur le saillant oriental de Pile, étaient destinées à
écraser tous les corps ennemis qui oseraient s'aventurer dans la plaine
voisine. Leur feu devait être secondé par de nombreuses chaloupes canonnières
que montaient les marins de la garde. Et afin que la construction des ponts
ne fût pas même gênée par une patrouille autrichienne, des bacs pouvant
porter jusqu'à quinze cents hommes, devaient transporter sur la rive opposée
toute une division chargée de repousser les avant-postes ennemis. Toutes
ces dispositions prises, des ordres dictés d'avance par Napoléon réglèrent
avec la plus rigoureuse précision tous les détails d'exécution. Il désigna aux
généraux la direction à suivre, la position que chaque corps d'armée devait
occuper. Il indiqua l'heure où les bacs devaient quitter le rivage, les points
où devaient être fixées les cinquenelles qui allaient servir à leur mouvement
de va-et-vient, le moment précis où devait commencer la canonnade, les mesures
qu'on aurait à prendre pour la garde des ponts et de l'île[32]. Les puissants moyens d'action réunis
par son activité avaient été mis en œuvre avec une si admirable prévoyance,
ils avaient été combinés avec tant d'ensemble et de minutieuse exactitude à
la fois, que leur succès était infaillible dans les données sur lesquelles
spéculait Napoléon. Du moment où l'archiduc Charles, dans le vain espoir non
d'empêcher, mais de ralentir, notre passage de façon à attirer nos corps
divisés sur un champ de bataille étudié par lui, s'était borné à restreindre,
et à restreindre d'une façon insuffisante, l'espace où nous pouvions franchir
le fleuve, au lieu de nous en fermer complètement l'accès comme il lui eut
été facile de le faire, l'obstacle du Danube n'existait plus pour notre
armée. Grâce aux précautions de Napoléon, elle allait pouvoir manœuvrer comme
sur la terre ferme, et se présenter tout entière à l'ennemi qui devait perdre
par là même tous les avantages de sa position. La nuit
du 4 au 5 juillet fut choisie pour frapper le grand coup. Le secret était
plus que jamais nécessaire au succès de l'opération. A partir du 3 juillet on
retint les parlementaires que l'ennemi envoyait à notre camp. On employa en
même temps diverses feintes pour lui persuader que le passage du Danube
allait s'opérer sur le même point où il avait eu lieu lors des journées
d'Essling. Le 2 juillet, on s'empara à grand bruit de l'île du Moulin située
en face d'Aspern. Le 3 juillet, le général Legrand occupa avec sa division,
et sous le feu des redoutes autrichiennes, le petit bois où s'était opéré
notre premier débarquement. Le soir de ce même jour, à la nuit tombante, le
corps de Bernadotte, la cavalerie de Bessières, la garde vinrent prendre
successivement leurs positions désignées dans l'île Lobau qu'occupaient déjà
les corps de Masséna et d'Oudinot. Le 4 au soir, les corps de Marmont, du
prince Eugène, et en dernier lieu celui de Davout, qui s'était habilement
dérobé après avoir masqué ses lignes devant Presbourg, pénétrèrent à leur
tour dans l'île. Vers dix heures du soir l'armée presque tout entière s'y
trouva réunie. Les deux rives étaient encore silencieuses ; mais si du côté
de l'ennemi tout dormait, du nôtre tout était debout et prêt à agir. La nuit
était noire, le ciel d'une obscurité impénétrable ; une pluie accompagnée de
violentes rafales commençait à tomber ; elle tomba bientôt par torrents. Ace
moment, des barques montées par les voltigeurs de la brigade Conroux et
escortées par les chaloupes canonnières du capitaine Baste, se détachent sans
bruit -de la rive méridionale de Vile Lobau. Elles glissent dans les ténèbres
jusqu'au petit bras du Danube, puis elles abordent la rive gauche au-dessous
de Mulheiten, où nos soldats attaquent immédiatement les avant-postes
autrichiens. Cette fusillade a donné le signal. Le front de File Lobau
s'illumine aussitôt du feu de cent vingt pièces d'artillerie. Pendant qu'une
fausse attaque, dirigée par Legrand, retient à Aspern-Essling les grenadiers
de Klenau qui gardent ce poste fortifié, nos batteries font crouler sous
leurs boulets les maisons d'Enzersdorf, qu'incendient bientôt les obus ; et
le pont dune seule pièce, sortant du canal de l'île Alexandre, vient en
quelques minutes livrer à notre infanterie un solide plancher long de
quatre-vingts toises. Trois autres ponts sont jetés successivement en face
des divers emplacements où nos corps d'armée ont pris position ; à deux
heures du matin nous en possédons quatre ; -un peu plus tard nous en avons
six, ce qui rend notre débouché de l'île Lobau aussi facile que sur n'importe
quel terrain, car aucune route, quelque large qu'on la suppose, n'eût offert
un pareil développement. Nos troupes défilèrent pendant toute la nuit, sans
rencontrer sur la rive gauche d'autre obstacle que quelques détachements
qu'elles enlevaient, ou qui se repliaient rapidement à notre approche. En
mettant pied à terre, nos corps d'armée se plaçaient et se déployaient selon
l'ordre qu'ils devaient occuper dans la bataille prévue ; à gauche celui de
Masséna, au centre celui d'Oudinot, à droite celui de Davout, doublés en
seconde ligne par ceux de Bernadotte, d'Eugène, de Marmont, par les Bavarois
de Wrède ; enfin soutenus en réserve par la garde et la grosse cavalerie. On
ne peut guère évaluer à moins de cent quatre-vingt à deux cent mille hommes
le total de ces forces[33]. Celles de l'archiduc Charles
auraient à peine atteint ce chiffre si toutes ses troupes avaient été réunies.
Mais sur ce nombre, vingt mille hommes étaient encore à Presbourg sous les
ordres de l'archiduc Jean, qui ne sut pas répondre à temps à l'appel de son
frère ; une douzaine de mille autres observaient Vienne sous les ordres du
prince de Reuss ; six à sept mille étaient devant Nussdorf, autant devant Krems.
Son armée était donc inférieure à la nôtre d'environ quarante mille hommes,
mais elle l'était par sa faute ; et l'on ne comprend pas pourquoi les panégyristes
de Napoléon s'étudient invariablement à lui ôter le mérite de la supériorité
numérique, tandis qu'il déployait tant de ressources d'esprit pour se
l'assurer dans toutes les hypothèses, et que, selon ses propres maximes, il
faisait consister tout le génie de la guerre dans l'art de savoir se trouver
supérieur en force à l'ennemi sur un point spécial, à un moment donné, Le
soleil levant vit notre armée presque tout entière déployée en bataille dans
la partie de la plaine du Marchfeld qui s'étend d'Enzersdorf à Vittau.
Enzersdorf, n'était plus qu'un amas de ruines fumantes derrière lesquelles
tenaient encore quelques bataillons. Masséna qui formait notre gauche les en
chassa, et alors toute l'armée pivotant sur Enzersdorf, s'avança la droite en
avant, faisant tomber par le seul fait de sa marche, non-seulement le château
de Sachsengang, mais tous les ouvrages fortifiés d'Essling et d'Aspern qui se
trouvaient tournés et occupés sans combat. Forcé de les évacuer, Klenau se
replia sur Stadlau et Kagran où il forma la droite autrichienne et donna la
main à Kollowrath dont le corps d'armée était cantonné près de Gerasdorf.
Ainsi rectifiée, la ligne de l'archiduc offrait un vaste demi-cercle dont
l'extrémité droite s'appuyait sur Stadlau, le centre de Gerasdorf à Wagram,
la gauche de Wagram à Neusiedel. Quoique surprise par la rapidité de notre
déploiement, son armée était bien préparée à combattre ; elle occupait de
fortes positions, sa droite s'étageant sur des hauteurs en amphithéâtre,
tandis que sa gauche était couverte par un ruisseau peu large mais profond,
le Russbach. L'archiduc devait renoncer à nous attaquer en pleine opération
et avant notre entier développement, ainsi qu'il s'était flatté de le faire,
mais il était en mesure de bien soutenir une bataille défensive. Vers
six heures du soir, notre mouvement, à peine ralenti par quelques résistances
partielles, s'achevait avec un plein succès. L'armée française prit position
sur une ligne concentrique à celle de l'ennemi, la gauche à Aspern, le centre
à Raasdorf, la droite à Glinzendorf. Napoléon, jugeant l'archiduc mal préparé
et surtout peu solide, en raison même de l'immense étendue de sa ligne, crut
qu'une forte attaque brusquée à l'improviste sur son centre pourrait encore.
nous procurer des avantages décisifs quoique la journée fût bien avancée. Si
ce coup hardi obtenait un plein succès, nous nous trouverions dès le début
établis au centre des positions ennemies, et l'armée autrichienne, coupée en
deux, n'aurait plus guère qu'à battre en retraite. En exécution de ce plan.
Oudinot se porte vivement sur Baumersdorf, pendant que le prince Eugène et
Bernadotte s'efforcent d'enlever le plateau de Wagram, qui est la clef des
positions autrichiennes. Mais le Russbach qui couvre ici le front de
l'archiduc nous oppose un obstacle beaucoup plus sérieux qu'on ne l'a prévu.
Loin d'être disposé à plier, l'ennemi reçoit l'attaque avec une extrême
vigueur. Oudinot s'obstine en vain à pénétrer dans Baumersdorf ; ses troupes
sont ramenées à plusieurs reprises. Bernadotte plus heureux réussit à
franchir le ruisseau ; il entraîne les Saxons jusque dans Wagram et s'y
maintient quelques instants ; mais débordé par des forces supérieures,
affaibli de la division Dupas qui vient d'être réunie au corps d'Oudinot[34], il cède à son tour et se
retire sur Aderklaa. Le prince Eugène, qui avait essayé de gravir le plateau
à droite de Wagram, venait d'éprouver un sort pareil malgré le courage
déployé par Macdonald et par Grenier. Ces trois corps ne s'étaient prêté les
uns aux autres aucun appui. Ainsi échoua cette attaque aventureuse et mal
concertée (5 juillet 1809). Dans
son vingt-cinquième bulletin Napoléon attribua son insuccès à la méprise de
quelques bataillons saxons et français qui auraient tiré les uns sur les
autres. Mais cet épisode, s'il eut lieu réellement, ce qui est douteux, car
il n'est pas en général mentionné par les témoins oculaires de la bataille[35], n'a certainement pas eu les
proportions qu'il lui attribue, et n'a exercé aucune influence sur l'issue de
cette échauffourée peu digne du génie de ce grand capitaine. L'attaque échoua
parce qu'elle avait été mal combinée et mal soutenue, telle est la vérité. Le
conflit réel ou supposé de nos troupes ne figura dans le bulletin que pour
pallier une faute que ni l'orgueil, ni la politique de Napoléon ne pouvaient
avouer. La nuit
se passa de part et d'autre en préparatifs pour la bataille du lendemain.
Tout le monde se disait qu'elle devait être décisive. Jamais dans les temps
modernes un aussi grand nombre d'hommes n'avaient été réunis sur un même
champ de bataille. Près de trois cent cinquante mille soldais se préparaient
à s'entr'égorger sur la vaste plaine du Narchfeld. Dès l'aube, des milliers
de spectateurs couronnaient les édifices de Vienne, à un peu plus d'une lieue
du théâtre de l'action, attendant avec anxiété l'issue du combat qui allait
décider de leur sort. Napoléon donna à son armée plus de cohésion qu'elle
n'en avait eu la veille. Il laissa Bernadotte dans sa position avancée
d'Aderklaa, mais il eut soin de le renforcer du corps de Masséna qui vint se
placer à sa gauche, en seconde ligne, après avoir confié la garde d'Aspern à
la division Boudet. Nos
autres corps s'établirent d'Aderklaa â Grosshofen, en face du plateau de
Wagram, et Davout lui-même, quoique placé à notre extrême droite, reçut
l'ordre de se rapprocher de ce point. L'empereur rendu, ce semble, plus
circonspect par son échec de la veille, avait résolu d'attendre les
mouvements de l'ennemi avant d'adopter un plan décidé, tandis que, par un
sentiment contraire, l'archiduc avait résolu cette fois de prendre
l'offensive, en sorte qu'on peut dire qu'ils avaient tous deux changé de
rôle, l'un étant aussi peu porté par nature à attendre l'initiative de son
adversaire que l'autre à la devancer. L'archiduc avait ordonné une attaque
générale sur toute sa ligne, mais il voulait l'engager par l'aile droite qui
se trouvait de beaucoup la plus forte. Cette aile, commandée par Klenau et
Kollowrath, devait s'avancer de Süssenbrun et de Kagran dans la direction
d'Aspern. Elle jetterait l'alarme sur nos derrières en menaçant nos ponts du
Danube ; alors les autres corps autrichiens profiteraient de cette confusion
pour nous attaquer à leur tour avec plus d'avantage. L'ordre
de bataille qu'il avait adopté, avantageux au point de vue de l'efficacité
des feux, avait l'inconvénient de rendre les communications difficiles. La
distance considérable qui séparait le quartier général autrichien des corps
d'armée les plus éloignés fut cause que ses instructions n'arrivèrent pas en temps
utile. Par une interversion fâcheuse pour les Autrichiens, ce fut l'aile
gauche de l'archiduc qui nous attaqua la première. Rosenberg, qui la
commandait, descendit des hauteurs de Neusiedel, franchit le Russbach, et
vers quatre heures du matin vint heurter de front le corps de Davout qui
achevait son mouvement de concentration entre Grosshofen et Glinzendorf.
Étonné de cette attaque excentrique très-vivement conduite, l'empereur vient
en personne au secours des quatre divisions de Davout avec huit régiments de
grosse cavalerie et une batterie de douze pièces de canon qui prend en
écharpe le corps de Rosenberg. Les Autrichiens, arrêtés coure dans une
manœuvre (lui ne pouvait réussir qu'à l'état de diversion, perdent le terrain
qu'ils ont gagné ; ils se replient derrière le Russbach et reprennent leur position
de Neusiedel. Pendant
ce temps notre gauche s'est trouvée engagée à son tour, mais avec moins de
succès. Bernadotte qui en forme en quelque sorte la pointe à Aderklaa, au
centre du demi-cercle que dessinent les positions autrichiennes, se voyant
isolé, mal soutenu, entouré d'ennemis, a pris le parti de se replier sur
!t'asséna, après avoir évacué le village qu'occupe aussitôt Bellegarde.
Réunissant leurs forces, les deux maréchaux reviennent ensemble sur Aderklaa
; ils en chassent l'ennemi au moyen d'une attaque combinée. Mais l'archiduc
Charles est accouru avec ses réserves au secours de Bellegarde. Il pénètre
dans Aderklaa avec un irrésistible élan. Bernadotte se retire lentement
devant lui, tandis que Masséna est rappelé à Siissenbrun par Kollowrath et
Klenau qui commencent aussi leur mouvement et débouchent sur son flanc.
Malade encore des suites d'une chute de cheval, Masséna parcourt le champ de
bataille en calèche. Avec son intrépidité accoutumée, rendue plus frappante
encore par son état de faiblesse, il se montre sur les points les plus
menacés. Jamais il n'a paru plus grand devant le danger ; jamais acclamations
plus enthousiastes n'ont salué son nom glorieux Mais son corps d'armée ne
peut se maintenir contre les forces presque doubles de Klenau et de Kollowrath.
Il est ramené jusque sur Aspern où il rallie la division Boudet. Bientôt,
entraîné plus loin encore, il est forcé de rétrograder au-delà d'Essling qui
est réoccupé par l'ennemi. Ainsi,
vers neuf heures du matin, nous avions repoussé victorieusement l'attaque de
Rosenberg sur notre droite, mais notre gauche était presque en déroute. Elle
avait perdu près de deux lieues de terrain, et les Autrichiens se glissant
entre elle et le Danube étaient déjà sur le point de nous tourner et de
s'emparer de nos ponts, Mais la masse formidable de notre centre était encore
intacte et n'avait pas combattu, bien qu'on eût pu l'utiliser plus tôt. Là étaient
accumulés le corps du prince Eugène, celui de Alarment, celui d'Oudinot, les
Bavarois, la garde, d'immenses réserves d'artillerie et de cavalerie.
L'inertie inexplicable de forces aussi imposantes, pendant qu'on écrasait
notre gauche, ne peut être attribuée qu'à la fatigue de l'empereur, â la
difficulté résultant des distances, de l'embarras de faire mouvoir ces masses
innombrables, car Napoléon avait été visiblement au-dessous de lui-même dans
ces derniers engagements comme dans l'échauffourée de la veille, soit que son
génie éminemment, fait pour l'offensive fût comme interdit devant une attaque
dont il n'avait pas prévu la force, soit qu'il eût comme épuisé momentanément
les ressources de son esprit dans la merveilleuse opération du passage du
Danube. Quoi
qu'il en soit, la faute commise n'avait rien d'irréparable, et toutes ses
mesures étaient déjà prises pour une éclatante revanche. Masséna, auquel il
amène quelques renforts, se contentera de contenir la droite de l'archiduc :
pendant ce temps la masse principale de notre armée se jettera, avec toutes
les forces dont on a jusqu'ici suspendu l'élan, sur le centre autrichien
dégarni. Davout mettra à profit ce grand mouvement offensif en faisant
tourner l'obstacle du Russbach avant de l'attaquer de front avec Oudinot.
Pour préparer l'irruption de notre centre, une énorme batterie, composée de
cent pièces de réserve, s'est portée en avant sous les ordres de Lauriston et
de Drouot. Elle ouvre immédiatement un feu terrible, refoule la ligne ennemie
et fait d'affreuses trouées dans les rangs autrichiens. Alors s'avance, sous
les regards de l'armée confiante, la colonne d'attaque commandée par
Macdonald. Ce général entraîne sur ses pas les divisions Broussier, Lamarque,
Séras, une partie de la garde sous les ordres de Reille, les régiments de
cuirassiers de Nansouty. Les Autrichiens plient sous le choc de cette masse
irrésistible : elle renverse tout sur son passage et pousse jusqu'à
Siissenbrun sans avoir accéléré ni ralenti son allure calme et intrépide.
Mais là elle s'arrête enfin devant les efforts désespérés de l'archiduc, de
Liechtenstein et de Kollowrath. Il faut en effet que le général autrichien
retarde à tout prix notre marche, s'il veut retirer sa droite. du mauvais
i)as où elle s'est engagée en s'avançant trop loin entre notre armée et le
Danube. Il lui expédie l'ordre de rétrograder devant Masséna qui la suit pas
à pas ; puis il concentre toutes ses forces disponibles contre la colonne de
Macdonald. Un peu isolée maintenant, cette colonne est exposée à un feu
épouvantable et subit de grandes pertes. Les ravages que la mort a faits dans
ses rangs sont bientôt réparés par l'arrivée des Bavarois de Wrède et de la
division Durutte. Malgré ces secours, le succès de notre centre, d'abord si
décisif, resterait douteux et même compromis si l'attaque de Davout sur
Neusiedel, puis sur Wagram n'était déjà venue nous assurer définitivement la
victoire. Pendant
que Macdonald exécutait cette marche si justement admirée sur le centre
ennemi, Davout avait fait franchir le Russbach à deux de ses divisions et à
la cavalerie de Montbrun, hors de la vue des Autrichiens, et sur des points
qui auraient dû être garnis par les troupes de l'archiduc Jean, si ce prince
avait su obéir à temps aux ordres de son frère. Le Russbach une fois tourné
par une partie de nos troupes, les autres l'avaient abordé de front, et
Rosenberg, qui gardait Neusiedel, s'était vu attaqué à la fois de face et de
flanc par les divisions de Davout. Après un combat acharné, pendant lequel
Neusiedel est plusieurs fois pris et repris, ce village est enfin emporté, et
Davout, refoulant Rosenberg sur la route de Beckflies avec deux de ses
divisions, marche avec les deux autres sur le plateau de Wagram où
Hohenzollern est resté jusque-là intact. En le voyant paraître sur les
hauteurs, Oudinot qui n'attend que ce signal s'est élancé à son tour.
Accueillies par un feu des plus vifs, ses premières brigades sont cruellement
maltraitées, mais il les ramène à l'assaut, pénètre de vive force dans
Baumersdorf ; puis il vient donner la main à la division Gudin du corps de
Davout, et tous ensemble se dirigent sur Wagram. Hohenzollern, débordé par
les divisions de Davout, avait déjà compris l'impossibilité de défendre plus
longtemps cette position ; il opérait sa retraite comme Rosenberg. Bientôt
l'armée autrichienne tout entière imita cet exemple. Le centre ne résista que
le temps nécessaire pour dégager la droite, et lorsque celle-ci eut atteint
Léopoldau, il se rabattit à son tour dans la direction de Wolkersdorf. Du
moment où l'archiduc Jean n'arrivait pas pour rétablir les affaires de la
gauche, le combat ne pouvait plus être soutenu avec avantage. Il
n'était, pas plus de deux heures de l'après-midi. Les Autrichiens se
retirèrent dans un ordre excellent, ne laissant dans nos mains qu'un
très-petit nombre de prisonniers presque tous blessés[36]. Chose nouvelle dans l'armée de
Napoléon, la cavalerie reçut plusieurs rois l'ordre de charger, comme c'est
son rôle naturel à la fin d'une bataille, et l'ordre ne fut pas exécuté. On a
donné de ce fait -singulier plusieurs raisons : la blessure de Bessières le
commandant en chef de cette arme, la mort de Lassalle son meilleur général,
la confusion de cette immense mêlée. Il faut y ajouter cette particularité,
c'est que la retraite des Autrichiens était couverte par une artillerie
effroyablement destructive. Six à sept cents pièces d'artillerie avaient en effet
tonné des deux côtés pendant cette journée, et les Autrichiens en
abandonnèrent à peine quelques-unes sur le champ de bataille. En revanche ils
avaient eu près de vingt-cinq mille hommes hors de combat, et notre perte,
que Napoléon évaluait dans son bulletin à quinze cents morts et trois ou
quatre mille blessés était au moins aussi considérable que celle des
Autrichiens[37]. La poursuite fut conduite si mollement
que le lendemain, 7 juillet, on ne savait pas encore au juste à notre
quartier général dans quelle direction l'ennemi s'était retiré ; les uns
supposant qu'il se portait sur la Moravie, les autres affirmant qu'il gagnait
la Bohème. Vers le
soir, tout était terminé, lorsque les éclaireurs de l'archiduc Jean parurent
aux environs de Léopoldsdorf ; une panique indescriptible se répandit
aussitôt parmi les vainqueurs. Malheureusement pour les Autrichiens, personne
n'était plus là pour en profiler, et nos soldats se remirent bientôt de cette
fausse alerte ; mais ce triste épisode vint achever de démontrer aux moins
clairvoyants que si, depuis quelques années, nos troupes avaient beaucoup
gagné sous le rapport du nombre, il n'en était pas de même sous le rapport de
la qualité. Wagram était encore une victoire, mais une victoire sans prestige
et presque sans résultat, surtout si on la compare à ses aînées. Tel était
l'effet, pour ne parler qu'au point de vue strictement militaire, des
conscriptions anticipées, de l'amalgame incohérent de vingt nationalités
diverses, forcées de combattre contre leur propre cause, de ces déploiements
de masses colossales dans lesquels la matière écrasait l'esprit, de la
servilité passive des chefs, de l'aveugle idolâtrie des soldats, enfin, de
l'ombrageuse autorité du maître et de sa folle confiance en sa propre
infaillibilité. Ces éléments de dégénérescence que la grande armée portait en
elle-même étaient loin encore d'avoir produit toutes leurs conséquences, mais
ils avaient déjà considérablement affaibli son unité, sa discipline, sa force
de cohésion, ces ressorts d'une nature toute morale qu'on nomme la vertu
militaire, c'est-à-dire l'abnégation, la constance, l'esprit de
désintéressement et de sacrifice unis au patriotisme. Il y avait toujours
parmi nos soldats un grand courage individuel et, à certains moments, un élan
héroïque, ils en avaient donné mille preuves à Wagram, mais ils n'avaient
plus cette ardeur égale et soutenue qui anime, porte et entraîne une armée
indépendamment du chef qui la commande. On en trouve une preuve des plus
caractéristiques dans un ordre de Napoléon. Voulant prévenir les nombreuses
désertions qui avaient lieu pendant le combat, sous le prétexte du transport
des blessés aux ambulances, il ordonna que les blessés qui ne pourraient se
retirer d'eux-mêmes, seraient laissés sur le champ de bataille tant que
l'action ne serait pas terminée. Plus tard, il s'est défendu d'avoir donné
cet ordre inhumain, et, selon son habitude, il a accusé de calomnie les
écrivains qui ont rappelé cette particularité ; mais on peut lire dans sa Correspondance
un projet de proclamation écrit tout entier de sa main et dans lequel se
trouvent ces propres paroles : « Il est défendu, au nom de l'honneur,
d'abandonner le champ de bataille pour conduire les blessés pendant que la
bataille sera disputée ! » Comme je relève cette circonstance pour
sa signification profonde, et non dans le but d'en tirer une accusation
d'insensibilité qui serait bien superflue, il importe peu que Napoléon ait
publié ou non cette défense, il me suffit qu'il en ait eu la pensée. C'était
là un fait nouveau et de mauvais augure. Cette mesure n'avait paru nécessaire
ni sous la République ni sous le Consulat ; car ce n'est ni à une armée combattant
pour la patrie et la liberté, ni même à une armée combattant pour la gloire,
qu'on songera jamais à donner de pareils ordres[38]. Mais le
génie de l'Empereur, malgré les défaillances passagères auxquelles l'exposait
son infatuation croissante, était encore assez puissant pour suppléer à tout.
Et ce n'était pas seulement par la force et la fécondité de ses conceptions
qu'il avait vaincu son adversaire, c'était aussi par la volonté, par la
prévoyance, par la supériorité des efforts comme des calculs, par les
miracles de son étonnante activité ; car, s'il est vrai de dire et de croire
que la force morale triomphe toujours à la longue, il est bon d'ajouter que
la force morale ne consiste pas seulement dans la justice d'une cause. Ce
n'est rien d'avoir pour soi le bon droit et les généreuses passions qu'il
enfante, si on ne l'emporte aussi par les lumières, par l'énergie, par la
persévérance, par l'étude constante et l'action indomptable qui font seules
les grands capitaines, les nations fortes et les armées invincibles. A ce
point de vue, l'archiduc Charles, qui déployait les plus rares qualités le
jour de la bataille, mais qui ne les montrait ni la veille ni le lendemain,
avait encore beaucoup à apprendre de son heureux vainqueur, comme les autres
adversaires de Napoléon. L'archiduc
donna une nouvelle preuve des plus frappantes de l'indécision qui paralysait
ses grands talents militaires, fort peu de jours après la bataille de Wagram.
Notre armée continuait, par trois routes différentes, sa poursuite incertaine
et disséminée contre les Autrichiens. Masséna s'avançait par Hollabrunn,
Marmont par Laa sur Znaïm, Davout marchait sur Nikolsburg. Napoléon était
resté en arrière à Wolkersdorf avec Oudinot et les réserves. L'armée d'Italie
couvrait Vienne avec les Saxons et les Würtembergeois. Marmont avait l'ordre
de lier ses opérations à celles de Davout qui avait pris initialement la même
direction que lui. Mais habitué à agir seul dans son petit empire de Dalmatie
et impatient de se distinguer, Marmont ne fit rien pour attirer à lui ce
maréchal, bien qu'il eût reconnu que la retraite des Autrichiens était
dirigée sur la Bohême et non sur la Moravie. L'archiduc se trouvait en effet
en ce moment à Znaïm, il occupait les solides positions disposées en
amphithéâtre que lui offrait cette ville, avec une armée aussi concentrée que
la nôtre l'était peu. Dans la
journée du 10 juillet, Marmont vint donner étourdiment, avec des troupes
très-inférieures en nombre, au milieu des forces autrichiennes. Nos deux
corps d'armée les plus rapprochés, celui de Davout, et celui de Masséna,
étaient en ce moment séparés de lui par une distance d'une ou de deux marches
au moins. Napoléon, qui venait derrière eux, ne montrait pas sa vigilance
accoutumée. Il était encore enivré de sa victoire et considérait l'Autriche
comme anéantie : « J'ai, écrivait-il à Clarke, mon quartier général dans la
maison qu'occupait le chétif François II... Je leur ai tiré cent mille
boulets ! L'archiduc pouvait nous faire payer bien cher cette fausse
sécurité. Les deux corps de Marmont et de Masséna étaient surtout tellement
compromis qu'il lui était facile de les écraser l'un après l'autre. Il ne sut
pas mettre à profit cette chance inespérée. Marmont reconnut le premier le danger de sa situation. Payant d'audace pour faire croire à l'ennemi qu'il était soutenu, au lieu de se retirer, il attaqua les défenses de Znaïm, avec une témérité qui eût été folle si elle n'avait été calculée. Il ne réussit pas à les entamer, mais il se maintint jusqu'à la nuit dans ses positions. Ainsi fut perdue pour l'archiduc une des plus belles occasions de revanche que la fortune eût offerte dans tout le cours de la campagne à ce génie trop circonspect. Le lendemain 11 juillet, la lutte avait recommencé, mais cette fois avec le concours de Masséna et dans des conditions beaucoup plus favorables pour nous, lorsque la nouvelle qu'un armistice avait été signé entre les deux armées vint mettre fin au combat. (11 juillet 1809.) |
[1]
Voir les curieux Mémoires de Beugnot, qui administrait alors le grand-duché de
Berg.
[2]
Par un décret daté de Cassel, 5 mai 1809.
[3]
Moniteur du 18 décembre 1809.
[4]
En date du 8 juin 1809.
[5]
Dépêche du baron de Linden, ministre de Westphalie à Berlin au comte
Furtenstein.
[6]
Mémoires du cardinal Pacca.
[7]
Napoléon à Murat, 19 juin 1809.
[8]
Napoléon à Miollis, 19 juin 1809.
[9]
Napoléon à Fouché, 13 juillet.
[10]
Napoléon à Cambacérès, 23 juillet.
[11]
Notes sur les Quatre concordats, de L'abbé de Pradt, par Napoléon.
[12]
Voir et comparer sur ces événements les mémoires du cardinal Pacca, les deux
relations du général Radet, le récit si complet du comte d'Haussonville, L'Église
romaine et le Premier Empire.
[13]
Mémoires de Marmont.
[14]
Napoléon à Jérôme, 9 juin 1809.
[15]
Mémoires de Beugnot.
[16]
13e bulletin de l'armée d'Allemagne.
[17]
13e bulletin de l'armée d'Allemagne.
[18]
14e bulletin de l'armée d'Allemagne.
[19]
13e bulletin de l'armée d'Allemagne.
[20]
Napoléon à Eugène, 28 mai 1809. (Mémoires du prince Eugène.)
[21]
A Paradisi, 16 juin 1809.
[22]
A Eugène, 19 juin.
[23]
« Le pont de César, disait-il à ce sujet en revendiquant pour lui-même
tout l'avantage de la comparaison, fut jeté, il est vrai, en huit jours ; mais
aucune voiture n'y pouvait passer. » (24e bulletin). Il est inutile de
faire ressortir la petitesse d'un semblable rapprochement.
[24]
Ce chiffre résulte de l'évaluation de Napoléon lui-même, qui estimait à
soixante mille hommes le total des renforts que lui amenait Eugène. (A
Bernadotte, 27 mai 1809.)
[25]
A Murat, 28 mai,
[26]
Ce détachement, qui lui a été reproché plus tard comme une faute militaire, lui
avait été recommandé par Napoléon lui-même (dans une lettre du 10 juin), afin
d'assurer « les derrières de l’armée d'Italie. » V. les Mémoires du
prince Eugène.
[27]
Correspondance du prince Eugène, 19e bulletin de l'armée d'Allemagne. Histoire
de la campagne de 1809, par le général Pelet, Jomini, Mémoires du
maréchal de Grouchy, publiés par le marquis de Grouchy.
[28]
Napoléon à Davout, 23 juin 1809. 1re lettre.
[29]
Napoléon à Davout, 23 juin 1809. 1re lettre.
[30]
Napoléon à Eugène et à Davout, 29 juin.
[31]
Distribution de l'artillerie dans l'île Lobau. 20 juin 1809.
[32]
Ordre pour le passage du Danube, 2 juillet 1809 ; 2e ordre, 4 juillet.
[33]
Cette évaluation, systématiquement atténuée selon l'usage, ne peut être
calculée que d'après la force connue de chaque corps au début de la campagne,
défalcation faite des pertes probables. Notre calcul suppose qu'ils avaient
perdu depuis lors près de la moitié de leur effectif, ce qui est loin d'être la
vérité. Napoléon avait alors sous la main son armée presque tout entière, moins
quelques détachements placés sous les ordres de Lefebvre, Vandamme,
Baraguey-d'Hilliers. Ses corps d'armée comptaient les uns trois, les autres
quatre divisions en infanterie seulement. Celui du prince Eugène, qui n'était
pas le plus nombreux, comptait 'à lui seul trente-deux mille hommes, présents a
la bataille, sans compter le détachement laissé sur la Raab. Marmont assure avoir
vu de ses yeux des, états portant le nombre total des combattants de Wagram 'à
cent soixante-sept mille hommes, ce qui se rapproche de notre évaluation. Enfin
d'après un état officiel daté du 1er juin, le total de toutes les troupes
françaises et auxiliaires que nous avions en Allemagne montait à deux cent
quatre-vingt-six mille hommes présents sous les armes.
[34]
Lettre du général de Gersdorf à Gourgaud.
[35]
Pas même par Gersdorf, qui a écrit pour justifier les Saxons. J'ajoute que les
bons juges militaires, tels que Jomini, le passent compléten3.ent sous silence.
Il en est de même de Marmont, de Savary, etc., tous présents à la bataille. Le
général Pelet le mentionne sous forme dubitative et sans lui attribuer aucune
importance.
[36]
D'après le bulletin très-sommaire de l'archiduc Charles, ils nous en firent six
mille, parmi lesquels trois généraux.
[37]
Elle montait en réalité à vingt-sept mille tués ou blessés. Cette différence
s'explique par la disposition des deux armées. La nôtre étant concentrée,
tandis que la ligne autrichienne était démesurément étendue, le feu de celle-ci
était nécessairement plus meurtrier. Le corps d'Oudinot perdit à lui seul,
d'après le rapport de ce maréchal, huit mille neuf cent quarante-six hommes. La
division Séras avait à elle seule tellement souffert qu'elle dut être licenciée
après la bataille. (Mémoires du prince Eugène.)
[38]
Voir sur Wagram les lettres et bulletins de Napoléon — le bulletin de
l'archiduc Charles — les rapports de Macdonald, de Marmont, je Bernadotte,
d'Oudinot, de Boudet — la correspondance du prince Eugène — les Mémoires de
Masséna rédigés sur ses papiers par le général Koch — les Mémoires de
Marmont — les Mémoires sur la guerre de 1809 du général Pelet les Mémoires
de Grouchy — les Mémoires de Savary — enfin les récits des historiens
politiques et militaires Jomini, Thiers, etc.