Pendant
que Bonaparte jouait cette périlleuse partie en Piémont, ses adversaires de
Paris, frappés de ce qu'elle avait de chanceux, attendaient les événements
avec une anxiété mêlée d'espérance. Hors d'état de rien entreprendre contre
lui dans un pareil moment, ils se dédommageaient d'une longue contrainte par
la hardiesse de leurs vœux et de leurs rêves, la seule liberté qui leur eût
été laissée. Avec un esprit aussi aventureux, aucune stabilité ne semblait
possible, il fallait être prêt à toute éventualité ; et comme on ne demandait
pas mieux que de mettre les choses au pis, on escomptait largement les
hasards de la guerre. Quelques-uns allaient jusqu'à désirer la mort du
Premier Consul, même au prix d'un désastre ; mais le plus grand nombre se
contentait de discuter ce qu'il y aurait à faire dans le cas où il viendrait
à manquer. Le vague maintenu à dessein dans la Constitution de l'an VIII au
sujet du mode de remplacement du chef de l'État, légitimait ces
préoccupations, et, si c'était un tort de souhaiter un accident si chèrement
payé, c'était assurément un devoir impérieux de le prévoir. Au
moment de son départ pour l'Italie, le Premier Consul discutait volontiers et
avec une feinte indifférence l'hypothèse de sa mort dans ses conversations
privées : il s'efforçait alors de saisir l'impression produite sur ses
interlocuteurs afin de pénétrer jusqu'à leurs plus secrètes préoccupations ;
mais il ne pouvait souffrir que ce sujet fût traité par un autre que par lui,
de telles pensées semblant exclure chez celui qui les exprimait l'idée de
cette espèce de mission surnaturelle qu'il eût voulu se voir attribuer. Ayant
sans cesse à la bouche « sa fortune, son destin, son étoile, » admettre
la possibilité de sa mort soudaine l'irritait comme un démenti donné à une
superstition qu'il se flattait de rendre populaire. Cette prétention toute
orientale s'était manifestée d'une façon assez singulière lors des
négociations avec l'Angleterre. Lord Grenville ayant allégué entre autres
motifs de continuer la guerre, « qu'on ne pouvait pas traiter avec un
pays où tout tenait à la vie d'un seul homme ; » le Moniteur lui avait
répondu sur un ton assez nouveau pour un siècle si éminemment rationaliste :
« Quant à la vie et à la mort de Bonaparte, ces choses-là mylord, sont
au-dessus de votre portée. » On
était déjà presque factieux à ses yeux en le considérant comme un mortel.
Cependant il était encore si peu parvenu à inculquer ce mysticisme à
ceux-mêmes qui lui étaient le plus attachés, que ses propres frères avaient
été les premiers à discuter l'irrévérencieuse supposition, et à se demander
ce qu'ils deviendraient dans le cas où elle viendrait à se réaliser. Joseph
et Lucien abordèrent nettement la question avec leurs confidents, et ils
allèrent même beaucoup plus loin, car ils délibérèrent dans quelle mesure ils
pourraient partager le pouvoir avec les successeurs qu'on donnait au Premier
Consul[1]. Il n'était donc pas étonnant
que des hommes qui n'étaient en rien liés à son sort et qui n'avaient aucun
motif pour repousser de telles prévisions, obéissent aux mêmes
préoccupations. Dans un État qui possède de fortes institutions, les citoyens
ne connaissent pas ces inquiétudes, c'est la loi qui règne et l'on s'en remet
à elle ; mais dans un État où un seul homme est tout, l'ordre public tient à
ce fil fragile auquel la vie humaine est attachée, et du jour où il est en
péril, sa succession est comme ouverte. Les despotes s'étonnent toujours de
la brutalité avec laquelle on devance l'heure de leur mort ; c'est que du
moment où ils la laissent craindre, ils manquent au pacte qu'ils ont juré,
ils ne donnent plus la sécurité promise. Lorsque
Bonaparte, lors de son retour à Paris, criait à l'ingratitude, à la
conspiration, en apprenant que, pendant son absence, on avait désigné pour le
remplacer tantôt Moreau et Carnot, tantôt Lafayette, tantôt Bernadotte et ses
propres frères, il faisait seulement la critique du régime sans lendemain
qu'il avait donné à la France. S'il y avait eu, en effet, des sentiments
hostiles chez ceux qui s'étaient empressés de prévoir une catastrophe parce
qu'ils la désiraient, le plus grand nombre n'avait cédé qu'à des
appréhensions vivement senties et à un légitime esprit de conservation. La
plupart de ces conciliabules se Composaient de ses partisans, préoccupés
avant tout de maintenir leur situation acquise, et parmi les plus prévoyants
on vit figurer les membres de cette commission des inspecteurs qui avait si
puissamment contribué au succès du 18 brumaire. Au reste, aucun de ceux dont
le nom avait été mis en avant par les alarmes publiques n'avait songé à
exploiter cette candidature inattendue ; Moreau combattait au cœur de
l'Allemagne ; Lafayette rentré depuis peu en France, et plein de gratitude
pour son libérateur, vivait retiré à Lagrange et ne parlait qu'avec
admiration du Premier Consul ; Bernadotte était confiné dans les départements
de l'Ouest où, depuis la pacification de la Vendée, il n'avait plus qu'un
rôle tout administratif. Quant à Carnot, il s'absorbait loyalement dans les
travaux de son ministère de la guerre. Compromis aux yeux du parti qui avait
fait fructidor, suspect à celui qui avait fait brumaire, il n'était pour rien
dans les calculs auxquels son nom avait donné lieu chez les hommes qui
voulaient une république sans dictature. Cependant Bonaparte ne leur pardonna
ni aux uns ni aux autres les espérances dont ils avaient été involontairement
l'objet, et Carnot les paya bientôt de la perte de son ministère. Le vide
qu'il avait à dessein laissé dans la Constitution de l'an vin, il voulait que
personne ne, pût le remplir même en pensée ; il lui convenait qu'on n'aperçût
rien derrière lui que le chaos, afin d'être accueilli de nouveau comme un
sauveur le joui- où il viendrait combler la lacune avec l'hérédité. Ces
combinaisons éventuelles, produit spontané de l'anxiété publique, encouragées
sous-main par Fouché, le ministre de la police, également prêt à les mettre à
profit dans tous les cas, en s'y faisant admettre si elles se réalisaient, en
les dénonçant si elles avortaient, semblèrent triompher un instant lorsque
les courriers du commerce apportèrent à Paris la nouvelle de la défaite de
Bonaparte à Marengo. La cause de la France avait déjà tellement perdu à se
confondre avec la fortune d'un- seul homme, que l'impression ne fut nullement
celle d'un deuil national. Dans ce qui eût été un désastre pour le pays
lui-même, on ne voyait que la défaite d'un parti ; et chacun s'en réjouissait
ou s'en affligeait selon ses intérêts ou ses sympathies, comme on avait fait
lors des journées de la Révolution. La notion même de patriotisme commençait
à s'altérer dans les âmes, depuis que Bonaparte -identifiait sans cesse sa
propre personne à la cause et à l'image de la patrie. Ces illusions ne
durèrent qu'une soirée et se dissipèrent avec les ombres de la nuit. Le
lendemain on connut la vérité tout entière : on sut que la même journée avait
vu deux batailles dont la seconde avait réparé et au-delà les fautes et les
malheurs de la première. Quelques jours après, le triomphateur revint en
personne consolider une victoire qu'il savait bien avoir remportée à Paris
aussi bien qu'à Marengo. Il arriva à l'improviste, déclarant ne vouloir ni
cérémonie, ni arcs de triomphe, et manifestant pour ces démonstrations une
aversion et un dédain qui provenaient peut-être de ce que ces marques
d'honneur n'étaient pas encore assez éclatantes pour lui plaire, car ses
dispositions à cet égard furent trop peu durables pour qu'on puisse les
considérer comme sincères. Il ne montra pas toutefois le même éloignement
pour les témoignages qui prouvaient à la fois et fortifiaient son pouvoir. Les
autorités publiques le reçurent avec des adula-Lions dont la bassesse
témoignait assez que la France n'avait pas subi impunément six mois de
pouvoir absolu. Ses amis comme ses adversaires semblaient vouloir racheter
par l'abjection de leurs flatteries le crime d'une prévoyance prématurée ou
d'un espoir sitôt déçu. Le Tribunat seul s'efforça de mettre un peu de mesure
dans ces glorifications outrées, en associant à l'éloge du Premier Consul
celui de Desaix, qui avait tant contribué à lui assurer la victoire. Il osa
rappeler les triomphes de l'armée du Rhin en même temps que ceux de l'armée
d'Italie. Le Tribunat donna, évidemment à dessein, un grand éclat à l'oraison
funèbre de Desaix qui fut prononcée par Daunou et par plusieurs autres
orateurs. Daunou profita de la circonstance pour se réjouir des garanties que
la victoire de Marengo apportait à la liberté ; car, disait-il, le
gouvernement était désormais trop affermi pour la redouter. C'était là une
croyance pieuse qu'il ne devait pas conserver longtemps. Benjamin Constant
exprima la même espérance particulièrement en ce qui concernait la liberté de
la presse ; il applaudit à la délivrance des patriotes italiens. Quelques
jours après, lors de l'anniversaire du 14 juillet, le Tribunat manifesta de
nouveau ses sentiments par la solennité dont il entoura l'éloge funèbre de La
Tour d'Auvergne, homme plus remarquable encore par son abnégation et ses
vertus civiques que par son héroïsme militaire. Cette
fois, on osa ouvertement faire participer la gloire de Moreau aux hommages
rendus à la mémoire du héros qui avait été son ami. Avec La Tour d'Auvergne
disparaissait un type que cette génération ne devait plus revoir. Les
orateurs insistèrent justement sur la modestie, le désintéressement et la
simple grandeur de ce caractère antique ; mais il était difficile qu'en
célébrant ces vertus républicaines, ils ne fussent pas suspects de dénigrer
ceux qui se piquaient si peu d'y atteindre. Quelle que fût leur intention à
cet égard, ils étaient également à plaindre soit d'être réduits à chercher un
tel détour pour exprimer leur censure, soit de ne plus pouvoir louer même les
morts sans s'exposer à offenser les vivants. Le
Premier Consul revenait avec des pensées fort éloignées des vœux qui avaient
été exprimés par le Tribunat. Avant son départ, il en avait, déjà laissé
percer quelque chose en différentes occasions, et son succès n'était pas fait
pour diminuer ses prétentions. L'opinion était toutefois assez mal préparée
aux nouvelles exigences qui étaient dès lors formulées dans son esprit. A le
voir rassasié de pouvoir et de gloire, maitre souverain d'un grand pays, qui
pouvait soupçonner que ces faveurs de la fortune n'avaient fait
qu'aiguillonner son ambition ? Ses ennemis eux-mêmes le croyaient apaisé,
satisfait de sa dictature, plus jaloux des réelles prérogatives de l'autorité
que des formes extérieures qui la consacrent aux yeux du vulgaire. En cela
ils lui supposaient l'âme plus haute qu'il ne l'avait réellement. Les formes
simples et populaires de la magistrature consulaire ne pouvaient plus lui
suffire, il voulait y substituer non-seulement l'hérédité à l'élection, mais
tout l'appareil des pompes monarchiques à l'austérité d'un gouvernement
encore républicain par les apparences. Le public ne se doutant alors en
aucune façon d'une semblable arrière-pensée, il fallait peu à peu se laisser
deviner, s'approcher du but pas à pas, et préparer insensiblement les esprits
afin de se faire offrir ce qu'on brûlait de prendre. Déjà le
ton de l'entourage du Consul s'était visiblement rapproché de celui d'une
cour. On allait y voir bientôt des dames d'honneur, un maître des cérémonies,
une étiquette, un costume renouvelé de l'ancien régime. Des chambellans, sous
le nom de préfets du palais, allaient remplacer les aides de camp. Il lui
fallait pour ses villégiatures une ancienne résidence royale à la place de la
Malmaison. Lorsqu'on lui offrit le palais de Saint-Cloud, il le refusa, mais
pour s'y établir bientôt après, afin de bien constater qu'il ne l'avait eu
que de sa propre initiative. Les émigrés rentrés, heureux de voir rétablir
des usages qui leur étaient restés chers, remplissaient ses salons et son
'antichambre, prévoyant déjà le jour où il n'y aurait plus qu'un nom à changer
pour rétablir l'ancienne monarchie. Ils n'avaient ainsi qu'à suivre leurs
propres goûts pour flatter ceux du maître, qui croyait les habituer par-là à
voir en lui le continuateur naturel des rois par la grâce de Dieu. Il ne
soupçonnait pas que ce cérémonial ne leur plaisait tant que parce qu'ils y
voyaient en pensée leur souverain légitime à sa place. Il ne comprit jamais
combien cette pompe et cette grandeur d'emprunt, nécessaires à un roi qui ne
tient ses droits que de sa naissance, diminuent l'homme qui s'est élevé par
son propre mérite et qui peut être grand par lui-même. Il aimait par goù1,
toutes ces marques extérieures de respect et de dévouement qui composent le
code du courtisan, et dont les rois qui pensent sont si rarement les dupes.
Les hommes de l'ancienne cour lui plaisaient surtout parce qu'ils possédaient
mieux que personne ce rituel de l'hypocrisie et de la servilité : II n'y a,
disait-il, que les hommes de cette classe qui sachent servir. » Après son
retour d'Italie, son engouement pour eux ne connut plus de bornes, et bientôt
le nombre des radiations qu'il fit faire sur la liste des émigrés alla
jusqu'à donner de l'inquiétude aux acquéreurs de biens nationaux qu'il fallut
rassurer par des déclarations réitérées. En ceci, du moins, l'ambition du
Premier Consul lui inspirait une politique dont on ne peut que louer la
générosité. Ainsi disparurent de cette liste néfaste toutes les inscriptions
collectives, celles qui atteignaient des femmes, des enfants, des
cultivateurs. Il mit surtout beaucoup de soin à en faire effacer les
ecclésiastiques, dans lesquels il voyait déjà ses futurs fonctionnaires. Il
voulait qu'on n'y maintint que ceux qui avaient porté les armes, et
même, si les émigrés qui avaient porté les armes, portaient aussi un grand
nom, il allait volontiers au-devant d'eux dans l'espérance de les gagner.
C'est dans un bon mouvement de cette nature qu'il s'indigna un jour de voir
un Richelieu obligé de vivre loin de sa patrie ; il lui fit écrire par Fouché
qu'il trouverait en France la considération due à son beau nom. Mais le duc
de Richelieu ne comprit pas la condition tacite qu'on avait mise à cette
faveur, et il apprit bientôt à ses dépens que la liberté qui lui était si généreusement
rendue n'allait pas jusqu'au droit d'applaudir aux innocentes allusions
d'Édouard en Écosse. Ses
caresses pour le clergé n'avaient pas d'autre mobile ; il voulait à tout prix
avoir les prêtres pour auxiliaires, et ce désir conçu avec la violence qu'il
portait dans toutes ses passions, l'entraînait parfois à des feintes et à des
exagérations qui dépassaient la mesure de ce que comporte la stupidité
humaine. Le préfet de la Vendée, devant lui envoyer à Paris des délégués de
son département, Bonaparte lui écrivit : « S'il y a des prêtres,
envoyez-les moi de préférence, car j'estime et j'aime les prêtres qui savent
être bons Français et savent défendre la patrie contre ces éternels ennemis
de la France, ces méchants hérétiques d'Anglais » (26 juillet
1800). L'intention
était ici par trop flagrante, et de si grossières avances eussent suffi à des
esprits perspicaces pour leur faire deviner l'homme, qui vers la même époque,
s'écriait en plein conseil d'État : « Avec mes préfets, mes gendarmes et
mes prêtres, je ferai tout ce que je voudrai ! » Au reste il ne faisait plus
mystère de ses vues sur le clergé, et annonçait hautement la prochaine
réconciliation de la France avec Rome. Pl était en effet entré en pourparlers
pour le Concordat, mais en négociant cette transaction intéressée, il se
flattait de tromper tout le monde sur son but. Aux amis du catholicisme il la
présentait comme un retour aux idées religieuses, comme une restauration des
vrais principes ; aux amis de la liberté il montrait en elle une victoire
définitive de l'esprit philosophique, une soumission de l'Église à l'État : «
C'est la vaccine de la religion, disait-il à Cabanis ; dans cinquante ans il
n'y en aura plus en France. » Et à Lafayette : « Je mettrai les prêtres
encore plus bas que vous ne les avez laissés ; un évêque se croira
très-honoré de dîner chez un préfet.... N'est-ce donc rien, disait-il encore,
que d'obliger le Pape et le clergé à se déclarer contre la légitimité des
Bourbons » A quoi l'ami de Washington répondit avec sa finesse ironique : «
Allons, général, avouez que cela n'a d'autre but que de vous faire casser la
petite fiole sur la tête[2]. » Peut-être
Lafayette ne croyait-ii pas dire si juste. Quoi qu'il en soit, avec ou sans
la consécration sacerdotale, ce projet d'usurpation était bien réellement au
fond de tous les actes comme de toutes les pensées de Bonaparte. On se
tromperait sans doute en lui attribuant dès cette époque un D'an
minutieusement déterminé ; les voies et les moyens dépendraient des
circonstances, mais le terme était fixé et il y marchait à grands pas. Il
s'efforçait en toute occasion de faire revivre la monarchie dans les mœurs et
dans les idées, comme il l'avait déjà rétablie en grande partie dans les
institutions. S'il avait à célébrer un anniversaire de la fondation de la
République, il y mêlait une cérémonie en l'honneur de Turenne, le héros
favori de la monarchie du grand siècle. Il faisait prononcer l'éloge du
général de Louis XIV par des ministres républicains, pour détourner les
esprits du type spartiate et romain consacré par l'enthousiasme
révolutionnaire, et pour les fixer sur les vertus nouvelles qu'il voulait mettre
à l'ordre du jour. Connaissant l'empire de la phraséologie sur l'imagination
française, il changeait d'abord les mots, pour parvenir plus sûrement à
changer les choses. Les mots de patrie et de liberté, naguère si prodigués,
disparaissaient peu à peu des manifestes officiels pour faire place à ceux de
fidélité, do gloire et d'honneur. L'honneur, ce ressort des monarchies, a dit
Montesquieu ; parole profondément vraie, si l'on entend l'honneur, non pas à
la façon des moralistes, c'est-à-dire comme ce sens susceptible et délicat
qui est le premier gardien du caractère et de la probité, mais comme un
certain désir de paraître et de se distinguer qui est conciliable avec
beaucoup de faiblesses et de vanités. C'est à
ce point de vue que les monarchies comprennent et encouragent le sentiment de
l'honneur, et c'est par-là aussi qu'elles en profitent. Bonaparte obéissait
au même instinct en s'efforçant de le faire renaître sous cette forme, la
moins élevée assurément que puisse revêtir ce noble principe. Il n'avait
garde de négliger un mobile aussi puissant et malheureusement aussi facile à
égarer et à exploiter. Le mot revenait presque à chaque ligne de ses
proclamations C'était à la fois pour préciser le sens qu'il y attachait, et
pour adresser à l'émulation un appel plus direct et plus pressant, qu'il
développait chaque jour son institution des armes d'honneur, première ébauche
de la Légion d'honneur, qui allait bientôt étendre aux services de toute
nature, les récompenses accordées d'abord exclusivement aux services
militaires. Un arrêté du 15 août, décrétait qu'il serait distribué
non-seulement des sabres d'honneur, mais des fusils, des mousquetons, des
trompettes et même des baguettes d'honneur ! Le nom de ceux qui les
obtiendraient devait être inscrit sur des tables de marbre, dans le temple de
Mars. Ainsi,
l'honneur devait désormais consister avant tout à bien servir. Le Premier
Consul n'était plus seulement la source de tout avancement, il devenait le
seul rémunérateur, le maître des renommées, le grand dispensateur de la
gloire, pouvoir effrayant chez une nation si incurablement vaniteuse, que sa
passion même pour l'égalité, n'a été le plus souvent qu'une forme et un
détour de la vanité. Et tous ces grands mobiles qui avaient inspiré tant
d'actions héroïques, le patriotisme, l'amour de la liberté, la foi en la
Révolution, allaient être peu à peu absorbés par une préoccupation unique, le
désir d'attirer les yeux de l'homme qui était en possession du singulier privilége
d'assigner à chacun sa part d'honneur et de considération. Cette prérogative
si étrange chez un magistrat républicain, Bonaparte montra qu'il n'entendait
nullement la limiter au droit de décerner certaines récompenses, ou de
patenter le mérite au profit d'un intérêt gouvernemental ; il voulait
l'exercer dans toute sa plénitude, et s'attribuait le pouvoir de dispenser
l'opprobre aussi bien que la gloire. Il nota d'infamie par une déclaration
publique le général Latour Foissac, qui pouvait avoir eu tort ou raison de
capituler à Mantoue, mais qui dans tous les cas était justiciable des
tribunaux et non de cette juridiction de despote oriental[3]. Le but
de tous ces actes et de toutes ces tendances n'avait rien d'équivoque même
pour les étrangers ; c'était le rétablissement de la royauté. Bonaparte
travaillait si évidemment à la reconstitution d'une monarchie, il en
réunissait avec tant de soin tous les éléments anciens ou nouveaux que le
comte de Provence, qui ne brillait pourtant pas par la candeur, eut la
naïveté de croire que c'était pour les Bourbons, et lui écrivit deux lettres
bien connues, pour lui redemander son trône. Il ne tarda pas à savoir à quoi
s'en tenir au sujet des intentions de l'ancien pensionnaire du roi, à l'école
de Brienne. Vers ce
temps-là parut une brochure anonyme qui avait pour but d'avertir et de
stimuler l'opinion trop lente à encourager les desseins dont on eût voulu la rendre
complice. Elle attira d'autant plus l'attention, que depuis le 18 brumaire il
n'y avait plus de presse politique. Elle n'avait donc pu paraître sans une
faveur spéciale qui équivalait à l'aveu du gouvernement. On sut bientôt, en
effet, qu'elle était non-seulement propagée, mais dictée par lui. Elle
sortait du Ministère de l'intérieur, et avait pour auteur M. de Fontanes, qui
l'avait écrite à l'instigation de Lucien. Celui-ci ne l'avait publiée
qu'après l'avoir soumise au Premier Consul. Il l'avait fait adresser sous
enveloppe à tous les fonctionnaires publics[4]. C'était un parallèle entre
César, Cromwell et Bonaparte, dont la valeur comme lieu commun historique
était des plus médiocres et qui empruntait toute son importance aux vues
qu'il annonçait pour l'avenir. Cette assimilation, Bonaparte l'avait
repoussée solennellement, il y avait quelques mois à peine, dans la fameuse
séance des Anciens, à Saint-Cloud, comme une calomnie inventée par la perfidie
de ses ennemis ; il avait pris le ciel à témoin de la pureté de ses
intentions, appelant sur sa tête la vengeance des patriotes et les
malédictions de la postérité s'il venait jamais à justifier l'injure d'une
telle comparaison : « On m'abreuve de calomnies, s'était-il écrié, pour
prix de mes intentions si pures, si désintéressées ! On parle d'un
César, d'un Cromwell, on ose m'attribuer le projet d'un gouvernement
militaire ! » Aujourd'hui qu'il pouvait enfin jeter le masque, il se
glorifiait de l'intention qu'il avait repoussée comme un outrage. Il ne se
bornerait pas à égaler ses deux modèles, ii les surpasserait en donnant à son
œuvre une solidité qu'ils n'avaient pas su donner à la leur. Ce complément
indispensable qu'ils avaient été impuissants à réaliser et que lui-même
devait assurer aux institutions françaises, c'était l'hérédité. Toute la
pensée de ce factum de quelques pages était dans ce mot, et ce fut aussi le
seul qu'on y lut. Les développements accessoires n'étaient pas moins
caractéristiques. La comparaison avec Cromwell ne pouvait, selon Fontanes,
contenter que les esprits superficiels. Au fond, Cromwell n'était qu'un
scélérat digne tout au plus de « servir de modèle au farouche
Robespierre et au vil d'Orléans ». On avait aussi parlé de Monk ; mais «
croyait-on qu'un bâton de maréchal, ou l'épée de connétable, suffit à l'homme
devant lequel l'univers s'était tu ? » Bonaparte n'avait que deux
pairs, Alexandre et César ; encore César avait-il été trop souvent un chef
de démagogues. « Heureuse la république, ajoutait-il, si Bonaparte était
immortel !... mais où sont ses héritiers ?... où est-il le successeur de
Périclès ?... Français, à chaque instant vous pouvez retomber sous domination
des assemblées, sous le joug des S..., ou celui des Bourbons... Vous dormez
sur un abîme, et votre sommeil est tranquille, insensés ! » Cette
révélation si imprévue et si nette, causa un profond désappointement. Le bon
public en était encore au héros de modestie et de simplicité que les
adulations officielles avaient tant célébré ait retour de Marengo. On
s'étonna, on s'irrita de cette avidité insatiable chez un homme gorgé
d'honneurs et de pouvoir. Était-ce
bien lui qui, moins d'un an auparavant, ne demandait que trois mois de
dictature pour sauver la République ? Aujourd'hui l'autorité d'un César ne
lui semblait plus rien si elle n'était couronnée par l'hérédité ! Que lui
faudrait-il donc plus tard, et comment rassasier jamais une telle ambition ?
Les royalistes qui avaient bien voulu l'aider à la reconstruction d'une
monarchie, mais à la condition que la place du monarque restât vacante et
réservée, s'agitaient dans leurs conciliabules. Les républicains laissaient
éclater plus librement leur colère et leur indignation ; puisqu'on osait
parler de César, ils oseraient eux aussi parler de Brutus. Cependant tout
s'exhalait encore en paroles, et la conspiration de Ceracchi, Arena, et
Topino Lebrun, qui est contemporaine du factum de Fontanes (fin d'oct.
1800) est une sorte
de complot de collège, un projet de tragédie enfanté par des imaginations
déclamatoires malgré toutes les excitations de la police personnelle du
Premier Consul, elle n'eût pas même un commencement d'exécution. Il
n'était pas jusqu'aux modérés qui, en dépit de leur habitude de tout
approuver, ne jugeassent la publication inopportune et prématurée. Des
préfets qui n'étaient pas dans le secret, la dénonçaient comme factieuse.
L'effet étant ainsi manqué, on résolut de la désavouer. Bonaparte interpella
violemment Fouché et l'accabla de reproches au sujet de la malencontreuse
brochure. Fouché qui connaissait la part que le Premier Consul avait eue dans
la publication de Fontanes, et qui avait vu, assure-t-on, le manuscrit
corrigé de sa main, accepta son rôle dans cette scène de haute comédie ; il
reçut l'orage avec un parfait sang-froid et se borna à rejeter sur Lucien la
responsabilité de l'événement. « Cet imbécile-là s'écria Bonaparte, ne
sait qu'imaginer pour me compromettre ! » Ce fut là toute l'oraison
funèbre de Lucien. Comme il ne pouvait accuser son propre frère, et comme il
fallait bien que quelqu'un fût coupable, Lucien fut sacrifié et quitta le
Ministère de l'intérieur pour l'ambassade d'Espagne. « Lucien, écrivait Rœderer
dans son journal, affirme qu'il emporte avec lui l'original du pamphlet avec
quatre corrections de la main du Premier Consul ; et je le crois. »
Ce témoignage est confirmé par Stanislas Girardin et par tous les mémoires du
temps. Lucien partit pour Madrid après avoir eu avec son frère une
explication des plus violentes. C'est ainsi que cet ambitieux fourvoyé
préluda à ce singulier rôle d'opposition auquel il dut plus tard une
popularité qui prouve seulement combien l'opinion avait' besoin de voir
traduire ses mécontentements, et combien elle était embarrassée dans le choix
de ses héros. Personne ne fut plus impitoyable envers la presse que Lucien
pendant son court ministère, et personne ne profita avec plus de cynisme des
facilités que sa position lui donnait pour accroître sa fortune personnelle. Un des
traits les plus curieux de la brochure de Fontanes était la singulière
abréviation relative au « joug des S... », Cette initiale désignait
Sieyès, mais dans la seconde édition, on l'interpréta par le mot soldats.
Depuis qu'ii pensait à se faire décerner l'hérédité, le Premier Consul ne
perdait pas une occasion de déclamer contre l'esprit militaire. C'était
devenu un de ses thèmes favoris. Chose digne de remarque, Bonaparte qui
s'était élevé par le militarisme, n'eut rien de plus pressé que de désavouer
une origine dont il sentait toute l'insuffisance pour fonder un établissement
durable. Aussi, bien qu'il ne dépendît pas de lui de changer ses instincts,
et qu'il fut le militarisme fait homme, ne cessait-il de répéter en toute
occasion que sa magistrature était toute civile et devait toujours rester
telle. Comme il ne craignait de compétiteurs sérieux que dans l'armée,
Moreau, Carnot, Bernadotte, et comme aucun homme n'avait acquis assez de
gloire dans les carrières civiles pour lui porter ombrage, on l'entendait
souvent s'écrier : « Que ce serait un grand malheur pour la France, si on lui
donnait jamais un militaire pour successeur ! » Cette critique d'un esprit
dont il était la créature et la personnification, aurait pu faire illusion
dans une autre bouche que la sienne ; mais on n'y vit que son ingratitude
envers un instrument dont il croyait n'avoir plus besoin, et son désir de
donner à son autorité une base plus large, un caractère moins viager. Quoi
qu'il en soit, cette élite de l'armée qui s'intéressait encore à la chose
publique, ressentit vivement l'injure. Moreau, qui se trouvait alors de
passage à Paris, ne craignit pas de s'en plaindre au Premier Consul, au nom
de ses camarades, non comme on l'a dit sottement dans le but de perdre
l'auteur de la brochure ; mais parce qu'il savait qu'elle avait été inspirée
par le chef même du gouvernement, et ses représentations à ce sujet ne furent
pas étrangères au renvoi de Lucien. Malgré
le mauvais effet produit par la brochure de Fontanes, cet essai pour sonder
les dispositions du public ne fut pas sans résultat : l'éveil était désormais
donné à cette multitude complaisante et empressée dont la principale
occupation consiste à tâcher de deviner les désirs du maitre afin de les
prévenir. On était sûr que lorsque la tentative serait renouvelée on
trouverait là un nombreux parti pour l'appuyer. Mais pour qu'elle fût menée à
bonne fin, pour que toutes ces semences préparées avec tant de soin pussent
croître et se développer, il fallait d'abord que la France fût amenée à un
état de prospérité qui justifiât une si haute récompense, il fallait qu'elle
eût la paix avec l'Europe. De là l'ardeur inaccoutumée avec laquelle le
Premier Consul depuis son retour de Marengo poursuivait la conclusion d'un
arrangement définitif avec l'Autriche et les principales puissances du
continent. L'Autriche
était beaucoup moins pressée de traiter qu'on ne l'avait imaginé. Sa
situation militaire n'était en effet nullement désespérée, puisque Marengo
n'avait fait après tout que replacer, son armée sur cette ligne de l'Adige
qu'elle avait si longtemps défendue contre nous. C'est alors que se
déroulèrent les conséquences de la faute crue Bonaparte avait commise en
s'obstinant à porter l'effort principal de la campagne en Italie au lieu de
le diriger en Allemagne. La défaite de Marengo, tout en décourageant la Cour
de Vienne, l'avait si peu réduite et abattue, que le lendemain même du jour
où la nouvelle lui parvint, c'est-à-dire le 20 juin, elle se hâta de conclure
avec l'Angleterre un traité de subsides par lequel elle s'engageait à ne pas
accepter de paix séparée avec la France jusqu'au mois de février 1801. Cette
transaction n'eût jamais pu être même proposée si une armée française avait
remporté une victoire au cœur de l'Allemagne. Au reste Hohenlinden allait
avant peu donner à cette démonstration une évidence irrésistible. La Cour
d'Autriche étant ainsi liée à l'Angleterre, et connaissant la ferme
détermination du cabinet anglais de ne pas traiter en raison de l'importance
capitale qu'il attachait à l'évacuation de l'Egypte, s'appliqua uniquement à
gagner du temps. Le désir que nous avions de la paix lui rendait cette tâche
facile. Le général comte de Saint-Julien vint à Paris avec une lettre écrite
par l'Empereur en réponse à celle du Premier Consul. Bonaparte affirme dans
ses mémoires que l'Empereur lui disait dans cette lettre : « Vous
ajouterez foi à tout ce que le comte de Saint-Julien vous dira de ma part et
je ratifierai tout ce qu'il fera. » Il ne faut voir là qu'une des nombreuses
inventions de ce roman de fausse grandeur qui a si longtemps trompé
l'histoire. Non seulement cette lettre ne contenait rien de semblable, mais
elle ne donnait au comte de Saint-Julien pas même l'apparence d'un pouvoir ou
d'un caractère officiel. Elle l'autorisait uniquement à prendre connaissance
des bases que la France proposait pour la paix, en faisant observer combien
il était essentiel de savoir à quoi s'en tenir sur ce point « avant d'en
venir à des négociations publiques et d'apparat propres à livrer
prématurément tant de peuples à des espérances peut-être illusoires. » Ni
dans cette lettre, ri dans celle de M. de Thugut qui la suivit de près, il ne
se trouvait un mot qui pût justifier l'interprétation qu'on s'efforça de lui
donner après coup[5]. La
mission de M. de Saint-Julien était donc toute de temporisation, mais le
négociateur, étranger aux usages diplomatiques, et de composition d'autant
plus facile que selon toute apparence il était de bonne foi, se laissa entraîner
par M. de Talleyrand à rédiger et à signer des articles préliminaires. Il
s'ensuivit une double mystification, l'une pour l'Empereur qui n'avait envoyé
à Paris qu'un homme sans pouvoirs, et qui se trouva pourtant compromis sans
avoir gagné beaucoup de temps, l'autre pour le Premier Consul, qui espérant
qu'on n'oserait pas revenir en arrière et dupe de sa propre avidité, s'était
hâté de profiter de l'inexpérience sinon réelle, du moins très-bien jouée du
négociateur pour enchaîner la Cour de Vienne. M. de
Saint-Julien fut désavoué avec éclat sans toutefois que ce désaveu amenât la
reprise immédiate des hostilités. En attendant que les négociations avec
l'Autriche fussent entamées avec un plénipotentiaire plus autorisé, divers
succès diplomatiques, les uns honorables pour la France, les autres peu
dignes, malgré l'habileté que le Premier Consul y avait dépensée, de la
politique d'un grand pays, vinrent consoler le cabinet français de sa
déconvenue. Les États Unis, depuis longtemps en état de guerre presque
déclarée avec la France, parce qu'ils avaient abandonné le droit des Neutres
afin d'échapper aux vexations de l'Angleterre contre leur commerce, se
repentirent d'avoir déserté cette cause en présence des violences de la
marine anglaise contre les pavillons neutres. Notre diplomatie mit à profit
ce bon mouvement ; et le traité de Morfontaine scella la réconciliation des
deux peuples. Les
principes de la neutralité maritime tels qu'ils étaient formulés, surtout
depuis 1780, n'étaient pas autre chose que la garantie du faible contre le
fort. Ils établissaient que les vaisseaux neutres peuvent transporter la
marchandise même ennemie à l'exception de la contrebande de guerre ; que le
droit de visite ne doit s'exercer qu'à l'égard des vaisseaux non convoyés ;
que le blocus doit être réel pour que l'accès d'un port puisse être interdit.
Ces principes avaient été reconnus par la plupart des puissances de l'Europe,
même par la Russie ; quant à la France, elle avait si souvent combattu pour
eux qu'ils constituaient en quelque sorte une cause éminemment française.
L'Angleterre seule, emportée par la passion et la logique de la guerre, s'était
obstinée à les méconnaître sous prétexte qu'un tel droit l'eût privée de tout
moyen de coercition contre ses ennemis. Sous l'empire de cet entraînement
elle avait commis de tels excès contre le commerce des Neutres qu'elle avait
indisposé au plus haut point la plupart des nations maritimes du continent.
Bonaparte n'avait garde de négliger de pareils mécontentements. Il saisit
avec empressement cette occasion de se faire l'avocat du faible contre le
puissant. Qu'il y eût là de sa part un hommage rendu aux principes, c'est ce
qu'il est sans doute impossible d'admettre quand on se rappelle les abus mille
fois plus criants du blocus continental et tant d'autres entreprises iniques,
mais on doit reconnaître qu'en cette circonstance il servit par intérêt une
politique de justice. Quand un gouvernement tient une conduite équitable,
généreuse et modérée, c'est être trop exigeant que de rechercher les motifs
qui le dirigent pour lui en faire un blâme. Bonaparte était ici le défenseur
du droit public européen, il représentait dignement la France. Il vit d'un
coup d'œil le parti qu'il pouvait tirer contre l'Angleterre de tant de griefs
accumulés, et non content de donner par le traité de Morfontaine avec les
États-Unis une solennelle consécration aux principes qu'elle contestait, il
s'occupa dès lors de ressusciter contre elle l'ancienne ligue des Neutres. A la
tête de cette confédération maritime dans laquelle le Danemark, la Suède,
l'Espagne et même la Prusse brûlaient d'entrer pour se venger des avanies du
droit de visite, il imagina de placer Paul Ier qui, non moins mécontent de
l'Angleterre que de l'Autriche, était acquis d'avance à cette cause et s'en
considérait comme le patron naturel. Mais cet objet encore éloigné n'était
rien auprès de celui beaucoup plus grave et plus immédiat auquel visait le
Premier Consul depuis son élévation au Consulat, c'est-à-dire d'une alliance
intime avec la Russie. Ici les objections se présentaient en foule. La
passion dominante du despote fantasque et brutal qui gouvernait, ce pays
était la haine de la Révolution française, et le grand but de sa politique
était la reconstitution de l'Europe monarchique et féodale d'avant 1789. Ses
ressentiments contre l'Autriche venaient surtout de ce que cette puissance
avait trahi selon lui la cause de cette restauration générale de l'ancien
régime : il ne lui pardonnait pas de n'avoir rétabli ni le roi de Piémont, ni
le duc de Modène, ni l'aristocratie de Venise. La grande maîtrise de Malte
qu'il s'était fait gloire d'accepter après la dispersion de l'Ordre, était
elle-même à ses yeux une sorte de symbole de cette réhabilitation des vieilles
institutions. Cette idée fixe qu'il poussait jusqu'à imposer à ses sujets
dans toute l'étendue de l'empire le costume et les modes qui étaient en usage
avant la Révolution, formait tout son système de politique extérieure. Dans
tout le reste ce redoutable maniaque portait la mobilité d'une femme et les
fantaisies féroces d'un roi d'Asie. Paul Ier était en un mot, un de ces êtres
bizarres et incomplets que la folie de la toute-puissance peut seule
enfanter. Son engouement déjà bien connu pour Bonaparte n'avait rien de
contradictoire avec sa chimère favorite. Ce qu'il aimait en lui, t'était
l'homme du 18 brumaire, l'ennemi de la Révolution, le destructeur de la
République. Son instinct de despote plus pénétrant que tant d'esprits
éclairés lui avait fait deviner dans Bonaparte le futur tyran, le fondateur
désigné du czarisme occidental. Tel
était l'étrange allié que le Premier Consul avait résolu de donner à la
France et qu'il s'attachait à conquérir. C'était au peuple qui avait fait la Révolution
qu'on osait proposer le problème de contenter et de soutenir un souverain
alors sur le point de rompre avec l'Autriche parce que cette puissance
n'était pas selon lui assez contre-révolutionnaire. C'était à nous de mériter
une amitié qui avait lassé jusqu'à des complices si intéressés à la ménager,
et qui, autrefois enviée, n'était plus aujourd'hui qu'un objet de risée et de
dédain. Cependant la tâche de notre diplomatie ne fut au début de ces
relations ni très-difficile ni surtout très-élevée ; elle ne consista guère
qu'à flatter les manies d'un fou. Bonaparte, tout entier au plaisir de créer
un ennemi à l'Autriche, réussit à peu de frais à charmer le Czar. Il lui
envoya l'épée donnée par Léon X à Lisle Adam, le grand maitre de l'ordre de
Malte ; il lui offrit de remettre en ses mains Pile elle-même, assiégée
depuis deux ans par les Anglais et alors sur le point de tomber en leur
pouvoir ; enfin il lui renvoya sans rançon sept à huit mille prisonniers
russes, après les avoir fait soigneusement équiper et habiller, mais aussi
après s'être assuré que ni l'Angleterre ni l'Autriche ne consentaient à les
échanger contre un pareil nombre de prisonniers français. Paul se montra
touché à sa manière de ces procédés si gracieux ; il consentit au
rétablissement des communications directes entre la France et la Russie, qui
depuis longtemps ne communiquaient entre elles que par l'entremise de la
Prusse ; mais ses relations avec Bonaparte n'eurent en rien le caractère
admiratif et sentimental qu'on leur a attribué sur la foi des mémoires de
Napoléon. Son premier acte en retour de tant d’avances et de caresses fut
d'envoyer à Paris M. de Serguisef, avec une note du comte Rostopchine rédigée
sur un ton tellement autocratique que l'on a peine à concevoir que Bonaparte
ait pu l'endurer, quelque avide 4u'il fût de gagner les bonnes grâces de Paul
Ier, ou du moins qu'il n'ait pas reculé devant les exigences qu'elle
présageait pour l'avenir. On le traitait à peu-près comme le gouverneur de
quelque province éloignée de l'empire russe. Cette circonstance a été
dénaturée dans les mémoires de Napoléon avec un cynisme à peine croyable :
« Paul, dit-il, expédia au Premier Consul un courrier avec une lettre où
il disait : Citoyen Premier Consul, je ne vous écris point pour entrer en
discussion sur les droits de l'homme ou du citoyen ; chaque pays se gouverne
comme il l'entend. Partout où je vois à la tête d'un pays un homme qui sait
gouverner et se battre, mon cœur se porte vers lui. » On s'est
rarement moqué à ce point de la vraisemblance historique et de la crédulité
des lecteurs. Il est inutile de dire que la note du comte Rostopchine, que
n'accompagnait aucune lettre, n'a rien de commun avec cette flatteuse
composition. Elle est sèche et impérieuse jusqu'à l'insolence. Ce que
le comte signifiait au gouvernement consulaire dans cette espèce d'ukase (en date du 26
septembre 1800),
c'était non pas les désirs, mais les volontés de « l'empereur, son
maître, » et les conditions sans lesquelles la bonne harmonie ne pouvait
être rétablie. Ces conditions étaient la restitution de Malte, le
rétablissement du roi de Sardaigne, la garantie de l'intégrité des états des
rois de Naples, de Bavière, de l'électeur de Würtemberg. Le Premier Consul ne
fit aucune difficulté de promettre à cet égard tout ce qu'on voulut, mais
avec l'arrière-pensée nécessaire d'éluder tôt ou tard sa promesse, au moins
en ce qui concernait le Piémont. Il voulait, pour le moment, satisfaire à
tout prix son impérieux allié, mais cette entente cordiale, dont il faisait
si grand bruit, ne reposait au fond que sur un mensonge ; et plus sa
complaisance actuelle était illimitée, plus l'irritation du czar serait
violente le jour où il s'apercevrait qu'on l'avait pris pour dupe. Cette
manœuvre diplomatique tant vantée était donc, au fond, un coup très-risqué et
n'avait que la valeur d'un expédient tout provisoire. En échange d'un
avantage d'un moment elle nous préparait de graves dangers pour l'avenir.
L'alliance ne pouvait être durable sans que la France de 1789 se reniât
elle-même. Elle n'était fondée, ni sur une communauté de sympathies, ni sur
une identité de principes ou d'intérêts, mais sur une surprise, sur le
caprice éphémère d'un insensé. Elle était anti-européenne, accouplait la
civilisation à la barbarie, en rendant la France solidaire du système
monstrueux des czars ; elle sacrifiait la dignité nationale à une convenance
personnelle du Premier Consul. Enfin, elle nous rendait complices du partage
de la Pologne et nous forçait à trahir la cause des héroïques soldats qui,
dès lors, avaient versé pour nous le plus pur de leur sang. On ne pouvait
s'unir sérieusement à la Russie sans lui donner des gages contre le peuple
qui représentait contre elle la cause de la civilisation occidentale, et
Bonaparte se montrait décidé à ne pas reculer devant cette triste conséquence
de son chef-d'œuvre diplomatique. Le 21
décembre 1800, il écrivait à Paul une lettre des plus flatteuses pour le
presser de réaliser promptement « l'union des deux plus puissantes nations du
monde. » Il disait fonder cet espoir sur « la grandeur et la loyauté de son
caractère, » et, quelques jours après le 27 décembre, il écrivait à Fouché
pour. lui ordonner la saisie et la suppression immédiate de tous les
exemplaires de la brochure intitulée : Point de paix solide et durable
sans la restauration de la Pologne, par le citoyen polonais Charles Moller.
Ainsi, le gouvernement français était, dès le début de cette alliance, amené
à se faire l'exécuteur de la haute police russe contre des patriotes
proscrits. Cette politique était jugée par un pareil résultat. Le
Premier Consul avait, parmi les souverains de l'Europe, un autre admirateur
beaucoup plus sincère et surtout beaucoup plus inoffensif dans la personne du
roi d'Espagne, Charles IV, vieil enfant débonnaire, gouverné absolument par
le prince de la Paix, ramant déclaré de la reine, et qui était bien loin de
se douter alors de ce que son admiration devait lui coûter un jour. On
résolut de profiter de ses dispositions pour remporter une seconde victoire
diplomatique. Après avoir gagné le favori par de riches présents, Bonaparte
s'efforça d'obtenir de Charles IV une rétrocession de la Louisiane, ancienne
colonie française que Louis XV avait abandonnée à l'Espagne. Le but était en
lui-même louable et légitime, le premier devoir d'un gouvernement jaloux de
la grandeur de la France était de lui rendre des colonies indispensables à la
prospérité de son commerce, mais les moyens employés furent moins honorables.
Ils consistèrent à offrir la Toscane avec le titre de roi au duc de Parme qui
avait épousé une infante d'Epagne. C'était là une transaction d'autant plus
injuste que le Premier Consul n'avait encore aucun droit sur le pays dont il
trafiquait avec si peu de scrupule, pas même celui de conquête. Quant au
titre de roi, si étrangement créé à cette occasion par le soi-disant premier
magistrat d'une république, Bonaparte se réservait de se tirer de l'équivoque
par une de ces comédies à double entente dans lesquelles il était toujours
sûr de réussir parce qu'il s'adressait à des gens qui ne demandaient qu'à
être trompés. Le roi d'Espagne, ravi de cette bonne fortune dont il ne
prévoyait pas toutes les conséquences, s'engagea à peser de tout son pouvoir
sur le Portugal pour le décider à fermer ses ports aux Anglais. Les
négociations avec l'Autriche n'avaient pas été abandonnées, malgré
l'irritation causée au Premier Consul par le désaveu de M. de Saint-Julien,
mais la cour de Vienne, obligée enfin de prendre une attitude nette,
insistait maintenant pour que les conditions de la paix fussent débattues
dans un congrès auquel serait admise l'Angleterre. Ses engagements ne lui
permettaient pas, en effet, une autre conduite. Le Premier Consul, qui
connaissait aujourd'hui l'existence du traité des subsides, consentit à cette
admission, malgré ses répugnances, mais à la condition singulière et nouvelle
que l'Angleterre lui accorderait un armistice maritime. En dépit de ce que
cette proposition avait d'inusité, le cabinet anglais l'eût acceptée si elle
n'avait pas couvert un sous-entendu qu'on connaissait fort bien des deux
côtés sans avoir besoin d'un débat explicite. Entre l'Angleterre et nous il y
avait autre chose que les ressentiments créés par la guerre, autre chose que
les insultes quotidiennes des bulletins ou du Moniteur, il y avait l'Égypte.
A tous les maux créés par cette fatale expédition venait s'ajouter
l'impossibilité de la paix. Il n'y avait pas de trêve possible entre elle et
nous, tant que cette menace resterait suspendue sur sa tête, et depuis les
événements qui avaient si clairement prouvé l'épuisement de nos forces dans
ce pays, elle était moins disposée que jamais à nous y laisser établir. Il
est temps de jeter un coup d'œil sur ces événements. L'occupation
de l'Égypte était restée la chimère favorite de Bonaparte ; elle était son
œuvre personnelle ; de toutes ses entreprises, elle était celle où il avait
mis le plus de lui-même et sur laquelle il avait le plus bai de ces rêves
gigantesques qui étaient à la fois un besoin impérieux de sa nature et
l'incurable infirmité de son génie. Plus le temps et la force des choses lui
avaient infligé de démentis au sujet de cette entreprise avortée, plus il
s'était obstiné à les nier. Son premier soin, en s'emparant du pouvoir, avait
été d'expédier promesses sur promesses aux compagnons d'armes qu'il avait
abandonnés ; mais non- seulement il était hors d'état de réaliser de tels
engagements, mais les lettres même dans lesquelles il les prenait n'avaient
pu parvenir à leur adresse. Les seules nouvelles que Kléber eût reçues
d'Europe, pendant les cinq mois qui suivirent la désertion du général en
chef, étaient relatives aux revers que nous avions éprouvés en Italie, en
Allemagne et en Hollande avant la bataille de Zurich. L'armée avait fondé un
espoir de secours sur la réunion à Toulon des flottes française et espagnole
; elle n'avait pas tardé à apprendre que ces flottes avaient repassé le
détroit pour rentrer à Brest. Cette retraite en disait assez long sur
l'impuissance de notre marine. Cette impuissance était telle, malgré tout ce
que Napoléon a écrit plus tard sur ce que notre marine aurait pu ou dû faire,
si Ganteaume avait su ou voulu agir, qu'une expédition organisée à grands
frais et dans le plus profond secret sous la haute direction de Salicetti, et
ayant pour but de s'emparer de l'île de Sardaigne, qui était pour ainsi dire
à nos portes, échoua honteusement dès les débuts du Consulat. A plus forte
raison étions-nous hors d'état d'envoyer des secours, et des secours qui,
pour être efficaces, eussent dû être permanents, sur des côtes lointaines que
la vigilance britannique avait tant d'intérêt à priver de toute communication
avec nos vaisseaux. Au reste, les faits ont ici plus d'éloquence que les
misérables arguties à l'aide desquelles le principal auteur des malheurs de
l'expédition s'est efforcé d'échapper à la responsabilité de ses fautes en
les rejetant sur ceux qui ont cherché à les réparer. Pendant les deux années
qui séparent son départ d'Égypte de la capitulation définitive, Bonaparte a
été le maître absolu de la France, il a eu toutes nos ressources dans ses
mains, à quoi se réduisent les secours qu'il a pu faire parvenir à l'armée
d'Égypte après des tentatives multipliées ? A un ridicule renfort de quelques
centaines d'hommes. Voilà un résultat dont il ne saurait se justifier en
accusant Ganteaume, comme autrefois il avait accusé Brueys, car si cet amiral
avait tous les torts qu'il lui prête, si injustement d'ailleurs, il n'avait
qu'à le remplacer. Le
ferme bon sens de Kléber avait longtemps à l'avance prévu et jugé cet
inévitable dénouement. Depuis la destruction de notre marine à Aboukir, il ne
croyait plus à la possibilité de garder l'Égypte ; tout ce qui s'était passé
depuis lors, la révolte du Caire, ce témoignage si éclatant de la haine
farouche des populations et de l'incompatibilité des deux civilisations,
l'échec de l'expédition de Syrie qui nous livrait à des invasions sans cesse
renouvelées de la part des Turcs, l'importance croissante que l'Angleterre
attachait à la destruction de notre établissement, l'impopularité excessive
et bien connue en Égypte d'une expédition qui était devenue en France un
texte d'accusations contre le Directoire, parce que l'opinion persistait à la
lui attribuer ; enfin, l'épuisement continu de nos forces que rien ne venait
réparer, tandis que celles de l'ennemi suivaient une progression inverse, tous
ces faits l'avaient de plus en plus confirmé dans son opinion. Il n'y avait
là ni découragement, ni faiblesse ; il y avait la clairvoyance d'une haute
raison et d'un jugement droit. L'indignation que causa dans l'armée la
désertion de Bonaparte, les inquiétudes patriotiques qu'excita l'annonce des
victoires de la coalition, la réapparition de la peste qui nous enlevait déjà
plusieurs hommes par semaine, le dégoût que montraient les soldats pour cette
terre d'exil, dégoût manifesté par de fréquents suicides et par des révoltes
partielles à Rosette à Alexandrie, à El Arysch, la formation d'une nouvelle
armée turque qui montait déjà à soixante mille hommes, massés dans les
environs de Jaffa, mais plus que tous ces motifs le désir d'accourir au
secours de la république menacée et de conserver à la France en péril les
restes de cette armée autrefois si brillante, décidèrent Kléber à reprendre
les négociations que Bonaparte avait lui-même commencées avec le Grand Vizir
au sujet de l'évacuation de l'Égypte. Telle
fut la détermination trop bien motivée qui a valu tant de reproches immérités
à cette pure et noble mémoire. On trouve naturel et légitime que Bonaparte,
emporté par l'ambition, ait abandonné ses frères d'armes et déserté
l'entreprise dont il était le seul véritable auteur, et l'on fait un crime à
Kléber d'avoir cédé aux perplexités du patriotisme le plus désintéressé,
après cinq mois d'abandon, d'incertitudes et d'épreuves de tout genre ; on
lui fait un crime d'y avoir cédé, non en abandonnant à son tour ses
compagnons, comme il eût pu s'y croire autorisé, mais en s'efforçant de les
dérober au sort qui les attendait. Bonaparte, il est vrai, lui avait prescrit
de ne traiter que dans le cas où il aurait perdu 1500 hommes de la peste ;
mais il lui avait aussi promis des secours, et ces secours n'étaient point
venus. Et, d'ailleurs, de quel droit lui prescrire une loi qu'il n'avait
point respectée lui-même ? Kléber n'était plus responsable envers le général
Bonaparte, il ne l'était qu'envers la France. La
lettre dans laquelle Kléber exposait les motifs qui l'avaient déterminé était
du 10 pluviôse (30 janvier 1800). Elle était encore adressée au Directoire.
Il y évaluait son armée à quinze mille combattants disponibles ; ce
chiffre qui était loin, comme on voit, d'indiquer un total absolu, puisqu'il
ne comprenait ni les administrateurs, ni les employés, ni les malades, ni les
marins, ni les soldats démontés, ni enfin le nombreux personnel employé à la
colonisation, est pourtant celui qui a servi de base aux récriminations
envenimées de Napoléon ; sur cette équivoque et sur quelques faits dénués de
preuves il a échafaudé ces accusations qu'il réfute en partie lui-même dans
sa correspondance et qui ont été reproduites servilement par plusieurs
historiens. D'après ces ingénieux narrateurs, comme d'après lui,
non-seulement Kléber aurait menti, mais toute l'armée, dont la correspondance
a été interceptée en même temps que la sienne et contient les mêmes
assertions, se serait concertée pour mentir avec lui. Il aurait lui-même
propagé le découragement parmi les soldats, fomenté les révoltes, encouragé
les suicides. Si l'on ne connaissait l'empire de la routine et de la
prévention sur les esprits les plus libres de préjugés, on pourrait
s'indigner de voir des historiens sérieux préférer au témoignage de cette âme
grande et loyale[6] les assertions d'un homme qui
n'a pas écrit une page où l'on ne puisse le prendre en flagrant délit de
mauvaise foi. Ils sont pour ainsi dire impatients de lui immoler toutes les
gloires et toutes les réputations du temps, comme si après sa mort, aussi bien
que de son vivant, sa grandeur ne se composait que de l'abaissement de tous :
c'est oublier que les contemporains ne s'y prirent pas autrement pour élever
l'idole sous le poids de laquelle ils ont si longtemps gémi. Mais il n'y a
pas d'idoles pour l'histoire. S'il
est admissible qu'il s'est glissé quelques inexactitudes de détail dans le
rapport de Kléber, il est impossible d'en contester les données générales non
plus que la conclusion. L'évacuation immédiate était le meilleur parti qu'on
pût tirer alors d'une erreur qui n'avait duré que trop longtemps et ne
pouvait porter que des fruits de plus en plus amers. Cette vérité ne faisait doute
pour personne dans l'armée, si ce n'est pour trois officiers généraux Desaix,
Menou et Davout. L'opinion seule de Desaix avait un grand poids, mais au
point de vue exclusivement militaire. Desaix tout dévoué à Bonaparte, exalté
par lui au-delà de toute mesure au détriment des réputations qui lui
portaient ombrage, était un général excellent, mais un esprit de portée
médiocre. Il avait peu ou point d'opinion politique ; il ne demandait qu'à se
renfermer dans sa spécialité, qu'il envisageait indépendamment des influences
qui réagissent sur elle, la relèvent et l'ennoblissent. Il s'était habitué à
considérer sa profession, abstraction faite des devoirs civiques auxquels
elle se rattache, selon la tendance nouvelle de l'armée. Il n'avait pas de
haute ambition et n'eût jamais disputé le premier rang à personne. C'était en
un mot l'homme du métier, dans son type il est vrai le plus élevé ; et c'est
ce que Bonaparte aimait tant en lui, car il a donné l'exacte mesure de Desaix
en disant qu'il aurait fait de lui le premier de ses maréchaux. Desaix
croyait donc à la possibilité de résister encore, mais ce qu'il ne savait pas
voir avec l'étendue d'esprit qui faisait la supériorité de Kléber, c'était
l'inutilité de cette résistance et son terme inévitable. Bonaparte
qui a accusé si sévèrement la loyauté de Kléber, reçut avec un transport de
colère le rapport relatif à l'évacuation et lui répondit par les plus
gracieux compliments. Il le chargeait de féliciter en son nom l'armée de ses
immortels travaux : g Quant à vous lui disait- il, qui avez si bien justifié
le choix du Premier Consul lorsqu'à son départ de l'Égypte il vous confia le
commandement de l'armée, vous ne doutez point de la satisfaction qu'il
éprouve de votre retour et de la conduite que vous avez tenue pour soutenir
l'honneur français[7]. » Mais à peu de temps de là il
écrivait aux consuls : « Je regarde comme infâme qu'on ait abandonné
l'Égypte[8]. » Et à Talleyrand : «
faites mettre au Moniteur que si je fusse resté en Égypte cette superbe
colonie serait encore à nous, que le grand vizir n'avait pas au-delà de
trente mille hommes... que l'escadre de Brest qui portait 6000 hommes serait
parvenue à jeter un mois plus tôt un mois plus tard des secours en Égypte,
etc. » Le
grand vizir avait, non pas trente mille, mais quatre-vingt mille hommes,
l'escadre de Brest ne porta aucun secours, ni un mois plus tôt, ni un mois
plus tard ; cependant l'évacuation n'eut pas lieu. On sait comment la
capitulation d'El Arysch fut rompue. Dans son empressement d'épargner à son
pays les efforts et l'effusion de sang sans lesquels on ne viendrait pas à
bout de notre armée d'Égypte, sir Sidney Smith, se croyant sûr d'obtenir
l'adhésion de son gouvernement, avait pris dans ces négociations le titre de
ministre plénipotentiaire de S. M. Britannique, titre qu'il avait eu en
effet, mais qu'il n'avait plus depuis l'envoi de lord Elgin à Constantinople.
Mais peu de jours après la signature du traité qui laissait à nos troupes le
passage libre pour retourner en France, et avant que l'existence de cette
convention fût connue à Londres, des ordres formels de l'amirauté arrivèrent
à l'amiral Keith de ne consentir à aucune capitulation à moins que notre
armée ne se rendît prisonnière de guerre. Il n'y avait eu donc là aucun piège
de la part du gouvernement anglais, car il se hâta d'approuver la convention,
aussitôt qu'il connut la part que Sidney Smith y avait prise. Il y avait eu
seulement une usurpation de pouvoirs inspirée à ce dernier par trop de bonne
volonté. Sir Sidney fut désespéré, car toutes les apparences étaient contre
lui : il s'empressa de prévenir Kléber. Ce général reçut bientôt de l'amiral
Keith une lettre dans laquelle lui étaient signifiées les dures conditions
que le cabinet anglais prétendait lui imposer. Kléber la luit avec son calme
accoutumé : « Demain, dit-il froidement à l'envoyé, l'amiral connaîtra
ma réponse. » Le
lendemain il fit mettre à l'ordre du jour la lettre de Keith, en la faisant
suivre de cette proclamation laconique, la plus simple et la plus belle à la
fois, que jamais général ait adressée à ses troupes : u Soldats, on ne répond
à de telles insolences que par des victoires, préparez-vous à combattre !
» L'armée avait déjà évacué, en exécution du traité, la haute Égypte et les
postes les plus importants, mais ce malheur n'était pas sans compensation,
car dans la circonstance actuelle, elle ne pouvait vaincre qu'à l'aide d'une
complète concentration de toutes nos forces. Cependant toute concentrée
qu'elle fût, et quelque réduit que fût le nombre des forts qu'elle occupait
encore, elle ne put de l'aveu même des historiens qui ont le plus maltraité
Kléber et, contesté ses chiffres, mettre en ligne dans ce péril extrême, que
dix à douze mille hommes[9] contre les quatre-vingt mille
hommes de l'armée turque. Le choc eut lieu non loin des ruines d'Héliopolis.
Inspirée et conduite par un héros, notre armée balaya comme la poussière ce
ramassis de barbares dans la bataille la plus étonnante qu'aient vue ces
contrées (20 mars 1800). Kléber, a-t-on dit, ne pouvait mieux réfuter
lui-même ses propres assertions. C'est oublier que la victoire d'Héliopolis,
précédée d'une évacuation préliminaire de toutes les provinces qui permit de
masser toutes nos forces sur un seul point, et remportée dans un moment où
l'exaltation de l'armée était montée à un degré extraordinaire, était une
sorte de miracle, et qu'on ne doit pas compter sur un miracle, ni surtout sur
un miracle opéré aujourd'hui, à recommencer demain. Que l'armée pût gagner
une, deux, trois batailles, Kléber n'en avait jamais douté, mais ce qu'il eût
voulu éviter, c'est de voir tant d'héroïsme inutile, de voir tant de sang
répandu pour retarder seulement une échéance fatalement contraire à nos
armes. Après
Héliopolis, il lui fallut entreprendre une seconde conquête de l'Égypte. Elle
forma avec la première un heureux contraste par la clémence et l'humanité
dont il fit usage envers les vaincus. L'homme qui lors de l'invasion s'était
montré notre ennemi le plus acharné, Mourad Bey, subjugué par les procédés
généreux de Kléber, vint à son camp, lui jura fidélité et l'aida efficacement
à reprendre le Caire. Kléber ne voulut pas qu'aucun supplice accompagnât la
rentrée triomphante de nos troupes dans cette capitale ; il se borna à
frapper une contribution sur les habitants épouvantés d'avance des
représailles que semblaient leur prédire les terribles souvenirs laissés dans
leur ville par le général Bonaparte. Il réorganisa la colonie, donna une
nouvelle impulsion aux travaux de l'institut, enrôla et disciplina à
l'européenne des bataillons de Grecs, de Cophtes et même de nègres du
Darfour. Mais sans illusion sur la portée d'un succès dont tout autre eût été
enivré, il profita de sa victoire pour entamer de nouvelles négociations avec
la Porte, afin d'en obtenir s'il se pouvait des conditions encore plus
avantageuses. Il en était là lorsqu'un fanatique, armé par cette haine
religieuse qui créait un abîme de plus entre l'Égypte et nous, vint mettre
fin à cette noble existence. Si c'était son destin d'être sitôt brisée, elle
méritait du moins de se consumer au service d'une entreprise moins injuste et
moins stérile. On a souvent dit de Kléber « qu'il ne voulait ni servir ni
commander. » Interprétée au point de vue militaire cette parole serait
un non-sens, car il a surabondamment prouvé qu'il savait faire l'un et
l'autre avec une égale supériorité ; elle doit être entendue au point de vue
politique, et ainsi comprise elle est un hommage digne de lui. Kléber
était le dernier survivant de cette fière génération de généraux dont Hoche
est resté la plus glorieuse personnification, et à laquelle Moreau lui-même
n'appartenait qu'à demi. Il y avait dans ces fils de la Révolution quelque
chose de plus que des militaires, Associés à toutes les idées de leur temps,
ils en partageaient les grandes ambitions ; ils ne se regardaient comme
étrangers à aucune des questions 'qui intéressaient ou passionnaient leur
pays. Venus au milieu d'une tourmente sans exemple, ils ont vu leur patrie
déchirée par les factions, mais ils ne l'ont connue que libre, et ne se sont
inclinés que devant la loi. Ce n'est pas eux qu'on eût jamais vus vendre leur
dignité et leur indépendance de citoyens au prix d'un bâton de maréchal, ou
se courber docilement sous leur égal devenu leur maitre. Il est aussi
difficile de les supposer serviteurs satisfaits sous ce joug doré, que de
concevoir Mirabeau, Danton ou Vergniaud dans l'assemblée des muets. On sent
dans tout ce qui reste d'eux une âme plus haute, une race plus forte qui
dépasse de cent coudées toute cette cohue des hommes spéciaux de l'Empire qui
hors du champ de bataille n'avaient plus ni cœur ni idées. Ils ne servirent
la même cause, ni ne cherchèrent les mêmes honneurs, car ils vécurent et
moururent pauvres ; mais puisque la Révolution devait finir par tomber dans
la main des soldats, il est à jamais regrettable que ceux-là qui étaient de
grands citoyens en même temps que de grands capitaines, n'aient pas été
appelés à influer plus puissamment sur ses destinées. Par une
suite toute naturelle de ces événements, l'Angleterre connaissait beaucoup
mieux que le premier Consul notre véritable situation en Égypte ; la plupart
de nos convois tombaient en ses mains depuis deux ans, et avec eux les
confidences les plus intimes des soldats et des chefs de l'armée. La mort de
Kléber, son remplacement par un homme dont le titre principal consistait dans
les flatteries qu'il avait toujours prodiguées à Bonaparte, la situation
désespérée où se trouvait Malte, alors sur le point de se rendre, n'étaient
pas des faits de nature à décourager le cabinet anglais, et son insistance
pour se faire admettre dans un congrès avec l'Autriche, provenait uniquement
du désir de faire gagner du temps à son alliée. Le Premier Consul, en
subordonnant cette admission à l'acceptation d'un armistice maritime,
proposait une chose impossible, car un tel armistice ne pouvait avoir qu'un
sens, le ravitaillement de Malte et de l'armée d'Égypte. C'était proposer à
l'Angleterre de sacrifier tout le fruit de, ses longs efforts au moment même
de le recueillir, et c'était préjuger le résultat du congrès, puisque c'était
consolider d'avance nos deux possessions les plus contestées. Une telle offre
était trop évidemment dérisoire pour être acceptée ; cependant la diplomatie
britannique qui avait un intérêt pressant à prolonger le débat, y répondit
par un contre-projet fort ingénieux. On voulait assimiler Malte et Alexandrie
aux places d'Allemagne, soit : mais celles-ci ne pouvaient s'approvisionner
qu'au jour le jour, et seulement dans la proportion de leurs besoins pendant
la durée de l'armistice. On y consentait en ce qui concernait Malte et
Alexandrie. Cette contre- proposition qui abordait de front la vraie
difficulté, força le premier Consul à démasquer son but. Son représentant, M.
Otto, se montra disposé à accepter la transaction à l'égard de Malte, mais en
stipulant que six frégates pouvant porter environ six mille hommes pourraient
entrer dans le port d'Alexandrie sans être visitées, ce qui mit fin à la négociation.
Elle avait duré tout le mois de septembre, et avant même qu'elle fût
terminée, Malte avait succombé à la suite d'une défense de deux ans qui lit
le plus grand honneur au général Vaubois. Tout
n'était pas rompu avec l'Autriche, malgré la déception causée par le désaveu
de M. de Saint-Julien ; de part et d'autre on avait résolu de reprendre les
pourparlers à Lunéville, et le Premier Consul consentit à une prolongation de
l'armistice pour quarante-cinq jours, mais à la condition qu'on lui
remettrait les places d'Ulm, de Philipsbourg et d'Ingolstadt. Cette
convention fut signée par Moreau à Hohenlinden, dans le village dont il
allait bientôt immortaliser le nom par son plus beau fait d'armes. La chute
de M. de Thugut, qui survint vers le même moment, et la nomination de AL de
Cobentzel comme plénipotentiaire à Lunéville, semblèrent d'un heureux augure
pour la conclusion de la paix. M. de Cobentzel était le négociateur de Campo-Formio
; il avait su se rendre agréable au général Bonaparte La France devait être
représentée à Lunéville par Joseph Bonaparte, diplomate des plus médiocres
auquel on n'eût jamais songé, si le Premier Consul ne se fût considéré dès
lors comme le chef d'une dynastie dont les membres étaient appelés à posséder
tous les privilèges du droit de naissance. M. de Cobentzel, qui était le
personnage le plus propre à seconder la politique nécessairement dilatoire du
cabinet de Vienne, n'arriva à Lunéville qu'à la fin d'octobre ; il n'y trouva
pas Joseph et se rendit directement à Paris. Là bien que ses pouvoirs fussent
très-réguliers, Talleyrand ne tarda pas à s'apercevoir que le diplomate
autrichien ne consentirait à traiter qu'autant que l'Angleterre serait admise
au congrès. Bonaparte, auquel il fit part de ce nouveau mécompte, s'emporta
contre M. de Cobentzel ; il se livra à son égard à une de ces scènes de
violence, qui de- vinrent de plus en plus brutales et fréquentes à mesure que
sa puissance grandit : « Si M. de Cobentzel n'avait rien de mieux à nous
dire, il n'avait qu'à repartir au plus vite ! » Cependant il ne
s'opposa pas à ce que lei conférences fussent entamées à Lunéville, où se
rendirent les deux négociateurs. M. de Cobentzel laissa alors entrevoir à
Joseph que ses instructions ne lui faisaient pas une nécessité absolue de ne
traiter que conjointement avec l'Angleterre, mais il allégua celle de
consulter sa cour à ce sujet. Son courrier éprouva de grands obstacles pour
arriver à Vienne, et la réponse se fit attendre[10]. Ce
moyen de gagner du temps une fois suffisamment exploité, M. de Cobentzel en
fit surgir un autre plus fondé : ce fut l'occupation de la Toscane par les
troupes françaises. La convention d'Alexandrie avait décidé que la Toscane
continuerait à être occupée par l'armée impériale[11]. Ce droit comprenait évidemment
celui de lever des milices, car c'est ainsi que pour notre compte nous
l'interprétions relativement au Piémont et à la Lombardie ; ce furent
pourtant ces levées et le prétendu projet d'un débarquement des Anglais en
Toscane[12], qui servirent de prétexte à
cette nouvelle invasion, non moins inique que la première. Livourne se vit
une seconde fois mise au pillage, et les bâtiments de commerce anglais
n'échappèrent pas cette fois au guet-apens dont notre armée se fit
l'instrument. Il est presque inutile d'ajouter qu'aucun des motifs allégués
alors et depuis n'était sincère ni fondé. Le Premier Consul n'en avait qu'un
qu'il n'a jamais avoué : il s'empara de la Toscane parce qu'il voulait
l'avoir dans les mains au moment de la paix, afin d'en disposer en faveur du
gendre du roi d'Espagne, auquel il l'avait déjà fait offrir. De tels
procédés n'étaient guères propres à accroître la confiance et à faciliter la
paix. M. de Cobentzel en tira parti avec les ressources habituelles du
verbiage diplomatique, et l'on gagna ainsi la fin de l'armistice (28 novembre
1800). Comme malgré
les flots de paroles dépensés de part et d'autre, il n'en restait pas moins
établi que l'Autriche ne voulait pas négocier séparément, il fut convenu
qu'on en appellerait de nouveau au sort des armes, les négociations restant
pendantes à Lunéville, et Moreau reçut l'ordre de recommencer les hostilités. L'armée
de Moreau, depuis trois mois immobile sur l'Inn, avait reçu des renforts qui
la portaient à un peu plus de cent mille hommes. Le Premier Consul lui avait
en outre donné pour point d'appui un corps d'armée franco-batave, commandé
par Augereau, et placé sur le Mein pour contenir les corps francs levés par
l'Autriche en Souabe et en Franconie. Cette petite armée d'environ vingt
mille hommes, placée trop loin de Moreau pour lui prêter un appui efficace,
eût gagné à être réunie à la sienne, car elle pouvait arrêter et arrêta en
effet sa marche en avant, et contribua peu à sa sécurité. En Italie, Brune
substitué brusquement à Masséna, qu'on priva de son commandement pour des
torts d'administration, qui n'étaient alors ni plus ni moins grands qu'ils
n'ont été avant et après cette disgrâce singulière, eut sous ses ordres une
armée à peu près égale à celle de Moreau. Il était également couvert par une
sorte d'arrière-garde excentrique, commandée par Murat, et faisant face à
l'Italie centrale et aux Napolitains. Enfin un cinquième corps était placé
dans une situation intermédiaire sous les ordres de Macdonald. Ce général occupait
le canton des Grisons avec 15 000 hommes, et de là pouvait descendre à
volonté en Italie ou en Allemagne par l'un ou l'autre Tyrol. Les Autrichiens
avaient à nous opposer des armées en nombre égal, sinon d'égale force. En
présence de Moreau, c'était l'archiduc Jean, grand théoricien militaire et
admirateur passionné du général Bonaparte, dont il se proposait d'imiter la
tactique ; il avait sous ses ordres 80 000 hommes, soutenus d'un côté par un
corps de 20 000 soldats, sous Klénau, appuyés de l'autre par Iller, cantonné
avec 30 000 hommes dans le Tyrol. Sur le Mincio c'était le maréchal de
Bellegarde, avec 90 000 hommes dans de belles positions défensives. Cette
fois encore notre armée d'Allemagne n'a -irait pas été plus favorisée que
celle d'Italie, bien qu'il fût plus évident que jamais qu'elle seule pouvait
frapper le coup décisif. Mais aujourd'hui Moreau était maitre de ses
mouvements, aucun traité ne subordonnait plus son action à celle de l'armée
d'Italie, et personne ne pouvait plus le devancer, grâce au pas immense qu'il
avait fait en avant dans sa première campagne, l'Inn se trouvant infiniment
plus rapproché que le Mincio du cœur de la monarchie autrichienne. Les
deux armées se mirent en mouvement le 28 novembre. La saison était froide et
pluvieuse, mais cette circonstance, qu'à l'époque du traité de Campo-Formio
Bonaparte avait alléguée comme une raison impérieuse de faire la paix,
n'était plus rien aujourd'hui à ses yeux ; et lui qui avait reculé devant le
col de Tarvis au mois d'octobre, il exigeait que Macdonald franchît le
Splügen en plein décembre. Moreau, jusque-là cantonné sur le plateau qui
domine Munich, au-delà de l'Isar, se porta en trois colonnes sur l'Inn, tout
à la fois pour éclairer les abords de ce fleuve, d'un accès très-difficile,
et pour rejeter sur la rive opposée les avant-postes autrichiens. Fidèle à sa
méthode prudente et sûre, il avait détaché le corps de Sainte-Suzanne vers
Ingolstadt, pour protéger ses derrières contre Klénau et pour soutenir en cas
de besoin l'armée d'Augereau. A son extrême droite le corps de Lecourbe
remplissait, quoique plus rapproché, un rôle analogue en le mettant à l'abri
de toute attaque de la part de l'armée autrichienne qui occupait le Tyrol.
L'armée de Moreau faisait ainsi face à l'Inn sur un parcours d'une quinzaine
de lieues ; la droite sous Lecourbe était à Rosenheim, le centre sous Moreau
à Wasserbourg, la gauche sous Grenier à Mühldorf. Selon
toutes les probabilités, l'archiduc Jean allait se borner à défendre le
passage de l'Inn. Retranché derrière un obstacle naturel d'une aussi grande
force, il était presque inexpugnable. Il était difficile de supposer qu'il
s'en priverait volontairement pour s'attaquer à un ennemi tel que Moreau ; de
là l'étendue que celui-ci avait cru pouvoir donner à son front. Cependant
l'invraisemblable était le vrai. L'archiduc, la tête montée par la témérité
de la jeunesse et par le succès inouï des audaces du général Bonaparte, avait
conçu un plan de campagne des plus bardis qui ne tendait à rien moins qu'à
couper l'armée de Moreau. Pour réussir dans un tel plan il ne lui manquait
qu'une seule chose, la force de le réaliser, car à vouloir couper un ennemi
plus fort que soi, on ne fait que se couper soi-même. L'archiduc avait résolu
de passer l'Inn à Braunau au-dessus de nos positions, de franchir ensuite
l'Isar lui-même à Landshut et de venir de là se placer à Munich sur notre
ligne de retraite. Il aurait pu aller jusqu'au bout de ce plan tant vanté
sans compromettre le salut d'une armée si supérieure à la sienne : il n'eût
atteint d'autre résultat que de perdre ses propres communications. Au reste
il en sentit bientôt lui-même le côté faible, car il y renonça en chemin.
Rencontrant notre gauche un peu aventurée aux environs d'Ampfingen, il
l'assaillit avec presque toute son armée dans la journée du 1er décembre.
Mais le corps de Grenier, bien que surpris par un ennemi plus que double, fut
secouru à temps par une division du centre et se rabattit sans avoir été
entamé dans la forêt de Hohenlinden qui était placée sur nos derrières. Au
centre de cette forêt s'étendait une petite plaine déboisée au milieu de
laquelle on voyait le village de Hohenlinden. C'est dans cette position
depuis longtemps étudiée par lui, que Moreau fit arrêter le corps de Grenier
pour attendre l'archiduc. Il lui adjoignit pour le soutenir de fortes
réserves avec une division du centre, et celui-ci, réduit aux divisions
Decaen et Richepance, fut placé à Ebersberg, à peu de distance de
Hohenlinden. Dans cette position centrale, Moreau était maître de toutes les
avenues de la forêt ; il occupait toutes les chaussées qui conduisaient à
Munich, les Autrichiens ne pouvaient marcher sur cette ville sans venir
déboucher sur son front. La
principale de ces chaussées était celle qui va de Mühldorf à Munich en
passant à travers la forêt d'abord par Mattenpoet, puis par Hohenlinden.
C'est dans ce long et sombre défilé que le 3 décembre au matin, par une
véritable tempête de neige qui aveuglait les soldats, vint s'engouffrer
l'archiduc, avec la plus grande partie de son armée, ses cent pièces
d'artillerie et tous ses bagages. Ses autres corps durent prendre des chemins
de traverse beaucoup moins praticables, ce qui était fait pour nuire à l'exactitude
et à l'ensemble de l'opération : Riesch à sa gauche avec douze mille hommes,
à sa droite Kienmayer et Baillet-Latour qui devaient s'avancer par Lendorf et
Hartofen. Avant même que ces mouvements fussent complétement dessinés, Moreau
avait donné l'ordre aux divisions Decaen et Richepance, qui se trouvaient à
Ebersberg, de remonter la forêt à mesure que les Autrichiens la
descendraient, et une fois parvenus à Mattenpoet par Saint-Christophe, de se
rabattre vers Hohenlinden sur les derrières de la colonne principale de
l'archiduc. Cette manœuvre simple et hardie comme une inspiration de génie,
fut confiée à un homme qui était digne de la comprendre et de l'exécuter ;
elle devait décider du succès de la journée. Il
était sept heures et demie du matin lorsque la tête de colonne des
Autrichiens parut devant Hohenlinden. Moreau, secondé par Grenier, Ney et
Grouchy, se borna à contenir avec vigueur les troupes qui le débordaient afin
de donner à Richepance le temps d'opérer son mouvement sur Mattenpoet, et aux
Autrichiens celui de s'engager de plus en plus dans la forêt. Il avait déjà
repoussé deux attaques successives lorsqu'il vit se produire un mouvement
d'hésitation, une sorte de flottement dans la ligne ennemie, signe certain de
la présence de Richepance sur les derrières des Autrichiens. 11 forme
aussitôt en une masse les divisions de Ney et de Grouchy, puis il les lance
dans le défilé où elles pénètrent avec une force et un élan irrésistibles.
Ney culbute sur son passage les Autrichiens qui se dispersent dans la forêt
au milieu d'un affreux désordre ; il s'enfonce en courant dans le défilé dont
on ne cherche plus à lui disputer l'accès, et parvenus à moitié chemin entre
Hohenlinden et Mattenpoet, ses soldats poussent un grand cri de joie en
reconnaissant ceux de Riche - panse. On se rejoint à travers l'armée ennemie
déjà en fuite sur tous les points, on s'embrasse avec ivresse sur ce champ de
bataille si glorieusement conquis. Dans son mouvement d'Ebersberg sur Mattenpoet,
Richepance, parti avant, Decaen, avait rencontré à mi-chemin le corps de
Riesch, mais comprenant la nécessité d'exécuter à tout prix l'opération qui
lui était confiée, il avait poursuivi sa route, ne laissant qu'une seule
brigade pour tenir tête à Riesch, mais avec la certitude qu'elle serait
dégagée par Decaen qui le suivait. Arrivé à Mattenpoet, il rencontra de
nouvelles troupes, et sacrifiant tout au but principal, il laissa encore là
la moitié de la brigade qui lui restait. C'est donc avec quelques bataillons
seulement qu'il put s'avancer dans le défilé où s'était enfoncée la colonne
autrichienne, mais il s'y lança tête baissée avec tant d'impétuosité qu'un
trouble extrême se répandit aussitôt parmi les troupes surprises par une
attaque si imprévue. C'est alors que Moreau en avait aperçu le contre-coup,
et que Ney s'était élancé au-devant de Richepance. Se voyant abordés à la
fois en tête et en queue dans cet étroit passage, les Autrichiens sont pris
d'une effroyable panique ; ils abandonnent canons et bagages pour se jeter à
droite et à gauche dans la forêt où nos soldats recueillent les prisonniers par
milliers. A.
trois heures, toute cette formidable colonne qui formait le centre et le
pivot de l'armée autrichienne était anéantie. C'était le moment où sa droite,
formée des corps de Latour et de Kienmayer, ignorant encore le désastre,
débouchait bien tardivement sur le champ de bataille, par Burkrain. Elle y
fut reçue par deux divisions de Grenier qui attendaient avec impatience le
moment d'entrer en action. Ces divisions commandées par Legrand et Bastoul
soutinrent intrépidement cette attaque, puis ayant reçu quelques renforts,
elles prirent à leur tour l'offensive et culbutèrent l'ennemi en s'emparant
d'une partie de son artillerie. Sur notre droite les prévisions de Richepance
s'étaient pleinement réalisées : la brigade qu'il avait laissée aux prises
avec le corps de Riesch avait été dégagée par Decaen et ce général avait
rejeté les Autrichiens sur l'Inn. Nous étions -vainqueurs sur tous les
points. Vingt mille hommes tués ou pris, quatre-vingt-dix pièces de canon et
d'immenses bagages enlevés à l'ennemi, tels étaient les résultats de cette
foudroyante bataille, une des plus belles qui aient été gagnées dans tous les
temps, et où nous avions combattu moins de soixante mille hommes contre plus
de soixante-dix. Les combinaisons de Moreau avaient été pleines de simplicité
et de grandeur, il avait tout prévu, paré d'avarice à toutes les surprises
possibles ; son calme, son tact, sa fermeté dans l'action avaient montré en
lui un génie militaire qui grandissait tous les jours ; Ney avait été
admirable d'ardeur, Richepance avait déployé dans l'exécution de la manœuvre
qui lui avait été confiée un élan, une intelligence incomparables ; chefs et
soldats, en un mot, s'étaient montrés à la hauteur d'une des plus grandes
journées de notre histoire militaire ; mais plus belle que tous ces résultats
et que tous ces faits d'armes était la noble flamme qui brilla ce jour-là
dans notre vieille armée du Rhin I Ces effusions patriotiques, ces
embrassements fraternels sur le champ de bataille, cette modestie du chef
s'oubliant lui-même pour partager sa gloire à ses camarades, cette
célébration de la victoire au nom de la paix et de la liberté, c'étaient déjà
des mœurs d'une autre époque, et on ne les revit plus dans nos armées.
Hohenlinden est la dernière de nos victoires républicaines. Napoléon
a écrit sur cette bataille des appréciations auxquelles on ne sait quel nom
donner. Si le mot de jalousie, que les contemporains n'ont pas hésité à
prononcer à cette occasion, doit être retiré sous prétexte qu'il avait le
droit de n'être jaloux de personne, on ne peut nier du moins que ses
critiques n'aient été dictées par la haine la plus misérable et la plus
mesquine. L'homme que l'Europe lui avait si longtemps donné pour rival, et
que sa double campagne de 1800 met au rang des plus illustres capitaines, est
traité par lui comme le dernier des écoliers ; sa victoire est un pur effet
du hasard, et ses combinaisons sont bien inférieures à celles de l'archiduc
Jean. Il a eu tort de laisser en arrière le corps de Sainte-Suzanne, qui
surveillait Klénau, tort de laisser sur sa droite le corps de Lecourbe, qui
surveillait les débouchés du Tyrol où se trouvait une armée de trente ou
quarante mille hommes ; mais il a eu tort surtout de vaincre avec tant
d'éclat, c'est là ce que son antagoniste ne lui pardonne pas. Que parle-t-on
de la manœuvre ordonnée à Richepance ? Cela n'est pas, et d'ailleurs, cela
eût été contraire à toutes les règles ! Richepance avait pour but d'empêcher
les Autrichiens d'entrer dans la forêt, nullement de tomber sur leurs
derrières ; son désespoir et son imprudence ont fait le reste ! Ainsi le
modeste et consciencieux Moreau aurait menti à la face de toute l'armée en
s'attribuant dans son rapport au ministre de la guerre (en date du 3
décembre) l'ordre
donné à Richepance et à Decaen de « déboucher par Saint-Christophe sur Mattenpoet
et de tomber avec vigueur sur les derrières de l'attaque autrichienne. »
Lui si attentif à faire valoir ses frères d'armes, il aurait volé sa part de
gloire à Richepance qui n'a jamais songé à s'en plaindre. L'accusation est
sans doute d'un homme de génie, mais elle est d'une âme singulièrement
petite, et, du haut de son dédaigneux silence, Moreau dépasse ici de toute la
tête celui dont la haine eût voulu effacer jusqu'au souvenir de ses grandes
actions. Au reste, l'ordre existe ; ceux mêmes qui ne font que répéter en
l'amplifiant la leçon de l'écrivain de Sainte-Hélène sont forcés d'en
convenir. L'ordre adressé à Richepance lui prescrivait de se porter
d'Ebersberg à Mattenpoet par Saint-Christophe, et de « combattre
l'ennemi après son débouché décidé sur Hohenlindent[13]. » On se rabat sur ce que
cette instruction était « pas assez précise et trop peu détaillée, » comme si
un ordre pour une marche de deux lieues avait besoin de si grands détails,
comme si tout l'ordre ne consistait pas à indiquer la direction à prendre et le
but de la manœuvre, comme si enfin une indication plus minutieuse n'eût pas
précisément compromis le succès de la manœuvre en gênant la marche de Richepance
par des prescriptions trop étroites, en l'exposant à sacrifier le principal à
l'accessoire et à arriver trop tard à Mattenpoet. A ces atténuations puériles
des copistes, on préfère encore les attaques envenimées du maître, sur les
sentiments duquel il est du moins impossible de se méprendre. En vain
dira-t-on que ces appréciations ont été écrites sous l'impression des démêlés
ultérieurs de. Bonaparte avec Moreau ; un homme dont le témoignage n'est pas
suspect à l'égard de Bonaparte, Savary, atteste que dès Marengo, il attaquait
avec une extrême vivacité tous les actes de Moreau et l'accusait bien étrangement
d'avoir fait manquer la paix. Bonaparte haïssait Moreau depuis l'opposition
qu'il avait rencontrée en lui au sujet de son plan de campagne et depuis la
désapprobation que Moreau avait laissé percer au sujet des mesures qui
avaient suivi le 18 brumaire. Mais il croyait devoir encore dissimuler ces
sentiments, et lorsqu'il eut à annoncer la victoire de Hohenlinden au Corps
législatif, il s'exprima en des termes bien différents de ceux de ses
conversations privées et de ses mémoires. « Cette victoire, dit-il, a retenti
dans toute l'Europe ; elle sera comptée par l'histoire au nombre des plus
belles journées qui aient illustré la valeur française » (2 janvier 1800). Et
à Moreau lui-même, il écrivait au sujet de ces mêmes manœuvres qui lui
semblaient si ineptes, « je ne vous dis pas tout l'intérêt que j'ai pris à
vos belles et savantes manœuvres, vous vous êtes encore surpassé dans cette
campagne. D On peut être rassuré sur sa propre gloire quand on force ses
ennemis à se donner à eux-mêmes de pareils démentis. Après
le coup qui venait de la frapper, l'armée autrichienne était hors d'état
d'arrêter Moreau. 11 franchit sous ses yeux l'Inn, l'Alza, la Salza, l'Ens,
la battit en détail dans plusieurs rencontres successives, lui prit son
artillerie et plusieurs milliers de prisonniers, et quinze jours après la
bataille de Hohenlinden il était à près de quatre-vingts lieues de là et
presqu'aux portes de Vienne. L'archiduc Charles qui avait repris à son frère
le commandement des troupes de l'empire, demanda un armistice. Les
lieutenants de Moreau le pressaient d'entrer à Vienne et tout semblait l'y
convier ; c'était le couronnement naturel de sa victoire ; l'éclat en eût été
centuplé aux yeux du vulgaire qu'on ne prend que par ces grossières
apparences, et il y avait quelqu'un à Paris qu'un tel triomphe eût fait
mourir de dépit. Mais Moreau savait le corps d'Augereau compromis, il n'avait
plus de nouvelles de l'armée d'Italie, enfin ses soldats étaient exténués par
ces marches rapides dans une saison si rigoureuse, et il mettait sa gloire à
ce que l'on ne pût pas lui reprocher d'avoir versé inutilement même le sang
d'un seul soldat. Peut-être est-il regrettable pour la cause qu'il n'avait
pas cessé de servir, malgré l'erreur d'un moment, qu'il n'ait pas eu un peu
de ce charlatanisme qui était devenu nécessaire à quiconque voulait agir
fortement sur ses contemporains ; mais à coup sûr cela est regrettable pour
sa renommée, car personne ni alors ni depuis ne lui tint compte d'une
abnégation si rare et si supérieure à la vanité des triomphateurs. L'armistice
fut signé à Steyer le 25 décembre et. Augereau se trouva ainsi dégagé de la
fâcheuse situation dans laquelle il se trouvait. Pendant ce temps, l'armée
d'Italie avait à son tour commencé ses opérations sur le Mincio ; mais
dirigée avec mollesse par un chef peu fait pour un si grand commandement,
elle ne remporta que des avantages peu décisifs et uniquement dus à
l'assurance des soldats et des lieutenants de Brune. Il ne tint pas à lui que
le combat de Pozzolo ne fût un véritable désastre pour son armée. Cependant
il réussit à traverser le Mincio et l'Adige : il était arrivé à la hauteur de
Trente, où il devait opérer sa jonction avec Macdonald, lorsque la nouvelle
de l'armistice vint le dispenser de donner de plus grandes preuves
d'incapacité. Macdonald se trouvait au rendez-vous avec l'armée des Grisons :
il avait livré peu de combats, mais il avait fait un miracle auprès duquel le
passage du Saint-Bernard n'était qu'un jeu d'enfant ; il avait franchi le
Splügen au cœur du mois de décembre. Ayant reçu du Premier Consul une
injonction péremptoire de marcher fondée sur cet aphorisme très-risqué « que
partout où deux hommes pouvaient mettre le pied une armée pouvait passer ; »
il avait conduit ses quinze mille hommes à travers des montagnes de glace où
l'avalanche lui avait enlevé des escadrons entiers. Après de grandes
souffrances, il était parvenu à les amener dans le Tyrol à travers la
Valteline ; mais ces exploits obscurs n'attirèrent pas les regards de
l'Europe, et personne ne songea cette fois à citer Annibal. Pendant
que la guerre, ce négociateur souverain, faisait son œuvre, Joseph et M. de
Cobentzel étaient restés en tête à tête à Lunéville, attendant que la force
des choses eût prononcé. Après l'armistice de Steyer ils reprirent les
pourparlers pour la paix. Mais le Premier Consul, voulant dès le début leur
imprimer une marche rapide, intervint dans le débat par une manifestation qui
engageait sa politique et ne lui permettait pas de revenir en arrière. Dans
son message du 2 janvier 1801 au Corps législatif, après avoir proposé à
l'assemblée de décréter que les armées avaient bien mérité de la patrie, il
déclara que la paix ne pouvait être conclue qu'à la condition que la France
eût le Rhin et que l'Autriche se contentât de l'Adige. Cet ultimatum signifié
d'une façon si choquante préjugeait la question discutée en ce moment à
Lunéville : M. de Cobentzel s'en plaignit avec raison, mais il n'en défendit
pas moins pied à pied et successivement l'Oglio, la Chiesa, le Mincio et
enfin l'Adige avec toutes les ressources du plus habile capitaine. Cependant
il fallut se soumettre à la nécessité, et le 15 janvier il accepta la limite
de l'Adige[14] à condition que la Toscane
serait rendue au grand-duc ou qu'on lui céderait les légations comme
équivalent, ce que Talleyrand avait formellement accepté dès le 9 janvier[15]. Il ne restait plus qu'à se
mettre d'accord relativement aux indemnités à donner aux princes dépossédés
sur le Rhin ; Cobentzel insistait pour qu'on en finît immédiatement, et l'on
était sur le point de signer, lorsque Joseph reçut l'ordre de ralentir les
négociations. Un revirement aussi complet que brusque s'était opéré dans les
exigences du Premier Consul. Ce nouveau coup de surprise vint prouver à M. de
Cobentzel que ses secrètes appréhensions n'étaient que trop justifiées et connaissait
bien son ancien antagoniste de Campo-Formio. Une lettre de Talleyrand (à la date du
24 janvier) venait
de prescrire à Joseph un programme tout nouveau et beaucoup plus défavorable
à l'Autriche que tout ce qui avait précédé. Cette puissance devait maintenant
renoncer pour toujours à la Toscane et sans aucune indemnité ; elle devait en
outre indemniser les princes dépossédés sur la rive gauche du Rhin aux dépens
des princes ecclésiastiques, en stipulant au nom de l'Empire germanique. Ces
exigences n'étaient fondées sur aucun grief nouveau imputable à l'Autriche :
elles n'avaient d'autre cause que la reconstitution de l'ancienne ligue des
Neutres sous les auspices de la Russie, et la rupture de Paul fer avec
l'Angleterre qui lui refusait l'île de Malte, siège indispensable de sa
grande maîtrise. La Prusse étant entrée dans la ligue, et Paul étant de plus
en plus irrité contre la Cour de Vienne, l'Autriche se trouvait maintenant
isolée sur le continent et à la merci du vainqueur. Talleyrand ne crut pas
nécessaire de prendre la peine de dissimuler la cause du revirement ; il
alléguait dans sa lettre du 211 janvier l'état « de nos nouvelles relations
avec la Russie et les sentiments connus de la Prusse, ces deux puissances
manifestant un intérêt égal à ce que l'Empereur ne soit pas trop puissant en
Italie ; » mais Joseph, qui, en sa qualité de diplomate novice, avait la
faiblesse de tenir à la parole donnée éprouva vis-à-vis de son collègue de
mortels embarras ; il s'efforça de convaincre le Premier Consul de la
nécessité d'indemniser le grand-duc, il lui rappela les promesses solennelles
qu'il avait faites à cet égard et Er vous savez, lui écrivait-il naïvement,
que je ne l'ai pas fait de ma tête, j'en avais l'ordre précis » (29 janvier
1801). Tout fut
inutile, il reçut l'intimation de ne pas céder. Et M. de Cobentzel faisant
attendre sa soumission â un tel abus de la force, Talleyrand le menaça de
nouveau de la Russie encore plus que de nos armées : « Telle est l'animosité
de l'Empereur de Russie, écrivait-il, qu'il pourrait bien entrer dans ses
vues de rendre à l'État vénitien son ancienne organisation » (6 février
1801). Ces arguments furent enfin les plus forts et la paix fut signée. Le traité de Lunéville n'était guère qu'une seconde édition de celui de Campo-Formio, sauf en ce qui concernait la Toscane, érigée en royaume en faveur du jeune infant de Parme. Il consacrait la servitude de Venise sous l'Autriche et la conquête de la haute Italie pour la France, conquête déguisée encore, mais non pour longtemps, sous le nom de république Cisalpine. Enfin il laissait entre les deux parties contractantes quelque chose de plus que le regret de ce que l'une d'elles avait perdu : il laissait le souvenir d'une sorte de guet-apens diplomatique. Malgré la grandeur et l'éclat de nos succès, il n'y avait donc là en réalité qu'une paix sur le papier. |
[1]
Voir entre autres sur ce point les Mémoires de Miot, le confident de
Joseph, ceux de Rœderer et le Journal de Stanislas Girardin.
[2]
Lafayette, Mes rapports avec le Premier Consul.
[3]
Bonaparte à Carnot, 24 juillet 1800.
[4]
Mémoires de Rœderer.
[5]
On en trouve le texte dans l'Histoire des négociations relatives au traité
de Lunéville, par M. Du Casse.
[6]
Les étrangers ont été plus justes. Robert Wilson qui a pour ainsi dire écrit
sous la dictée de l'armée anglaise d'Égypte a rendu un magnifique hommage à la
noblesse et à l'élévation de caractère de Kléber : History of the British
expedition to Egypt. 1803.
[7]
A Kléber, 19 avril 1800.
[8]
Aux consuls, 15 mai 1800.
[9]
M. Thiers dit : Dix mille soldats, ce qui ne l'empêche pas de soutenir
en même temps que l'armée en comptait alors 28.000, dont vingt-deux mille
combattants au moins. (Histoire du Consulat : Héliopolis.) Où donc se
trouvaient les douze mille absents ?
[10]
Joseph à Talleyrand, 15 novembre 1800.
[11]
Napoléon a écrit que « dans la convention d'Alexandrie il n'avait pas été
question de la Toscane », or l'article 3 de cette convention était ainsi conçu
: « L'armée de S. M. L occupera également la Toscane et Ancône. »
[12]
M. Thiers parle de ce projet comme s'il y croyait. Napoléon qui l'a allégué le
premier comme gouvernant, n'y croyait pas comme historien : « L'armistice,
dit-il, ne permit pas aux Anglais d'opérer leur débarquement puisque cela
serait devenu une cause certaine de rupture. » (Mémoires.)
[13]
Mémorial du dépôt de la guerre, tome IV.
[14]
Joseph à Talleyrand, 15 janvier 1801.
[15]
Talleyrand à Joseph, 9 janvier.