HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE V. — PREMIER PAS VERS LA MONARCHIE. - HÉLIOPOLIS, HOHENUNDEN ET LUNÉVILLE.

 

 

Pendant que Bonaparte jouait cette périlleuse partie en Piémont, ses adversaires de Paris, frappés de ce qu'elle avait de chanceux, attendaient les événements avec une anxiété mêlée d'espérance. Hors d'état de rien entreprendre contre lui dans un pareil moment, ils se dédommageaient d'une longue contrainte par la hardiesse de leurs vœux et de leurs rêves, la seule liberté qui leur eût été laissée. Avec un esprit aussi aventureux, aucune stabilité ne semblait possible, il fallait être prêt à toute éventualité ; et comme on ne demandait pas mieux que de mettre les choses au pis, on escomptait largement les hasards de la guerre. Quelques-uns allaient jusqu'à désirer la mort du Premier Consul, même au prix d'un désastre ; mais le plus grand nombre se contentait de discuter ce qu'il y aurait à faire dans le cas où il viendrait à manquer. Le vague maintenu à dessein dans la Constitution de l'an VIII au sujet du mode de remplacement du chef de l'État, légitimait ces préoccupations, et, si c'était un tort de souhaiter un accident si chèrement payé, c'était assurément un devoir impérieux de le prévoir.

Au moment de son départ pour l'Italie, le Premier Consul discutait volontiers et avec une feinte indifférence l'hypothèse de sa mort dans ses conversations privées : il s'efforçait alors de saisir l'impression produite sur ses interlocuteurs afin de pénétrer jusqu'à leurs plus secrètes préoccupations ; mais il ne pouvait souffrir que ce sujet fût traité par un autre que par lui, de telles pensées semblant exclure chez celui qui les exprimait l'idée de cette espèce de mission surnaturelle qu'il eût voulu se voir attribuer. Ayant sans cesse à la bouche « sa fortune, son destin, son étoile, » admettre la possibilité de sa mort soudaine l'irritait comme un démenti donné à une superstition qu'il se flattait de rendre populaire. Cette prétention toute orientale s'était manifestée d'une façon assez singulière lors des négociations avec l'Angleterre. Lord Grenville ayant allégué entre autres motifs de continuer la guerre, « qu'on ne pouvait pas traiter avec un pays où tout tenait à la vie d'un seul homme ; » le Moniteur lui avait répondu sur un ton assez nouveau pour un siècle si éminemment rationaliste : « Quant à la vie et à la mort de Bonaparte, ces choses-là mylord, sont au-dessus de votre portée. »

On était déjà presque factieux à ses yeux en le considérant comme un mortel. Cependant il était encore si peu parvenu à inculquer ce mysticisme à ceux-mêmes qui lui étaient le plus attachés, que ses propres frères avaient été les premiers à discuter l'irrévérencieuse supposition, et à se demander ce qu'ils deviendraient dans le cas où elle viendrait à se réaliser. Joseph et Lucien abordèrent nettement la question avec leurs confidents, et ils allèrent même beaucoup plus loin, car ils délibérèrent dans quelle mesure ils pourraient partager le pouvoir avec les successeurs qu'on donnait au Premier Consul[1]. Il n'était donc pas étonnant que des hommes qui n'étaient en rien liés à son sort et qui n'avaient aucun motif pour repousser de telles prévisions, obéissent aux mêmes préoccupations. Dans un État qui possède de fortes institutions, les citoyens ne connaissent pas ces inquiétudes, c'est la loi qui règne et l'on s'en remet à elle ; mais dans un État où un seul homme est tout, l'ordre public tient à ce fil fragile auquel la vie humaine est attachée, et du jour où il est en péril, sa succession est comme ouverte. Les despotes s'étonnent toujours de la brutalité avec laquelle on devance l'heure de leur mort ; c'est que du moment où ils la laissent craindre, ils manquent au pacte qu'ils ont juré, ils ne donnent plus la sécurité promise.

Lorsque Bonaparte, lors de son retour à Paris, criait à l'ingratitude, à la conspiration, en apprenant que, pendant son absence, on avait désigné pour le remplacer tantôt Moreau et Carnot, tantôt Lafayette, tantôt Bernadotte et ses propres frères, il faisait seulement la critique du régime sans lendemain qu'il avait donné à la France. S'il y avait eu, en effet, des sentiments hostiles chez ceux qui s'étaient empressés de prévoir une catastrophe parce qu'ils la désiraient, le plus grand nombre n'avait cédé qu'à des appréhensions vivement senties et à un légitime esprit de conservation. La plupart de ces conciliabules se Composaient de ses partisans, préoccupés avant tout de maintenir leur situation acquise, et parmi les plus prévoyants on vit figurer les membres de cette commission des inspecteurs qui avait si puissamment contribué au succès du 18 brumaire. Au reste, aucun de ceux dont le nom avait été mis en avant par les alarmes publiques n'avait songé à exploiter cette candidature inattendue ; Moreau combattait au cœur de l'Allemagne ; Lafayette rentré depuis peu en France, et plein de gratitude pour son libérateur, vivait retiré à Lagrange et ne parlait qu'avec admiration du Premier Consul ; Bernadotte était confiné dans les départements de l'Ouest où, depuis la pacification de la Vendée, il n'avait plus qu'un rôle tout administratif. Quant à Carnot, il s'absorbait loyalement dans les travaux de son ministère de la guerre. Compromis aux yeux du parti qui avait fait fructidor, suspect à celui qui avait fait brumaire, il n'était pour rien dans les calculs auxquels son nom avait donné lieu chez les hommes qui voulaient une république sans dictature. Cependant Bonaparte ne leur pardonna ni aux uns ni aux autres les espérances dont ils avaient été involontairement l'objet, et Carnot les paya bientôt de la perte de son ministère. Le vide qu'il avait à dessein laissé dans la Constitution de l'an vin, il voulait que personne ne, pût le remplir même en pensée ; il lui convenait qu'on n'aperçût rien derrière lui que le chaos, afin d'être accueilli de nouveau comme un sauveur le joui- où il viendrait combler la lacune avec l'hérédité.

Ces combinaisons éventuelles, produit spontané de l'anxiété publique, encouragées sous-main par Fouché, le ministre de la police, également prêt à les mettre à profit dans tous les cas, en s'y faisant admettre si elles se réalisaient, en les dénonçant si elles avortaient, semblèrent triompher un instant lorsque les courriers du commerce apportèrent à Paris la nouvelle de la défaite de Bonaparte à Marengo. La cause de la France avait déjà tellement perdu à se confondre avec la fortune d'un- seul homme, que l'impression ne fut nullement celle d'un deuil national. Dans ce qui eût été un désastre pour le pays lui-même, on ne voyait que la défaite d'un parti ; et chacun s'en réjouissait ou s'en affligeait selon ses intérêts ou ses sympathies, comme on avait fait lors des journées de la Révolution. La notion même de patriotisme commençait à s'altérer dans les âmes, depuis que Bonaparte -identifiait sans cesse sa propre personne à la cause et à l'image de la patrie. Ces illusions ne durèrent qu'une soirée et se dissipèrent avec les ombres de la nuit. Le lendemain on connut la vérité tout entière : on sut que la même journée avait vu deux batailles dont la seconde avait réparé et au-delà les fautes et les malheurs de la première. Quelques jours après, le triomphateur revint en personne consolider une victoire qu'il savait bien avoir remportée à Paris aussi bien qu'à Marengo. Il arriva à l'improviste, déclarant ne vouloir ni cérémonie, ni arcs de triomphe, et manifestant pour ces démonstrations une aversion et un dédain qui provenaient peut-être de ce que ces marques d'honneur n'étaient pas encore assez éclatantes pour lui plaire, car ses dispositions à cet égard furent trop peu durables pour qu'on puisse les considérer comme sincères. Il ne montra pas toutefois le même éloignement pour les témoignages qui prouvaient à la fois et fortifiaient son pouvoir.

Les autorités publiques le reçurent avec des adula-Lions dont la bassesse témoignait assez que la France n'avait pas subi impunément six mois de pouvoir absolu. Ses amis comme ses adversaires semblaient vouloir racheter par l'abjection de leurs flatteries le crime d'une prévoyance prématurée ou d'un espoir sitôt déçu. Le Tribunat seul s'efforça de mettre un peu de mesure dans ces glorifications outrées, en associant à l'éloge du Premier Consul celui de Desaix, qui avait tant contribué à lui assurer la victoire. Il osa rappeler les triomphes de l'armée du Rhin en même temps que ceux de l'armée d'Italie. Le Tribunat donna, évidemment à dessein, un grand éclat à l'oraison funèbre de Desaix qui fut prononcée par Daunou et par plusieurs autres orateurs. Daunou profita de la circonstance pour se réjouir des garanties que la victoire de Marengo apportait à la liberté ; car, disait-il, le gouvernement était désormais trop affermi pour la redouter. C'était là une croyance pieuse qu'il ne devait pas conserver longtemps. Benjamin Constant exprima la même espérance particulièrement en ce qui concernait la liberté de la presse ; il applaudit à la délivrance des patriotes italiens. Quelques jours après, lors de l'anniversaire du 14 juillet, le Tribunat manifesta de nouveau ses sentiments par la solennité dont il entoura l'éloge funèbre de La Tour d'Auvergne, homme plus remarquable encore par son abnégation et ses vertus civiques que par son héroïsme militaire.

Cette fois, on osa ouvertement faire participer la gloire de Moreau aux hommages rendus à la mémoire du héros qui avait été son ami. Avec La Tour d'Auvergne disparaissait un type que cette génération ne devait plus revoir. Les orateurs insistèrent justement sur la modestie, le désintéressement et la simple grandeur de ce caractère antique ; mais il était difficile qu'en célébrant ces vertus républicaines, ils ne fussent pas suspects de dénigrer ceux qui se piquaient si peu d'y atteindre. Quelle que fût leur intention à cet égard, ils étaient également à plaindre soit d'être réduits à chercher un tel détour pour exprimer leur censure, soit de ne plus pouvoir louer même les morts sans s'exposer à offenser les vivants.

Le Premier Consul revenait avec des pensées fort éloignées des vœux qui avaient été exprimés par le Tribunat. Avant son départ, il en avait, déjà laissé percer quelque chose en différentes occasions, et son succès n'était pas fait pour diminuer ses prétentions. L'opinion était toutefois assez mal préparée aux nouvelles exigences qui étaient dès lors formulées dans son esprit. A le voir rassasié de pouvoir et de gloire, maitre souverain d'un grand pays, qui pouvait soupçonner que ces faveurs de la fortune n'avaient fait qu'aiguillonner son ambition ? Ses ennemis eux-mêmes le croyaient apaisé, satisfait de sa dictature, plus jaloux des réelles prérogatives de l'autorité que des formes extérieures qui la consacrent aux yeux du vulgaire. En cela ils lui supposaient l'âme plus haute qu'il ne l'avait réellement. Les formes simples et populaires de la magistrature consulaire ne pouvaient plus lui suffire, il voulait y substituer non-seulement l'hérédité à l'élection, mais tout l'appareil des pompes monarchiques à l'austérité d'un gouvernement encore républicain par les apparences. Le public ne se doutant alors en aucune façon d'une semblable arrière-pensée, il fallait peu à peu se laisser deviner, s'approcher du but pas à pas, et préparer insensiblement les esprits afin de se faire offrir ce qu'on brûlait de prendre.

Déjà le ton de l'entourage du Consul s'était visiblement rapproché de celui d'une cour. On allait y voir bientôt des dames d'honneur, un maître des cérémonies, une étiquette, un costume renouvelé de l'ancien régime. Des chambellans, sous le nom de préfets du palais, allaient remplacer les aides de camp. Il lui fallait pour ses villégiatures une ancienne résidence royale à la place de la Malmaison. Lorsqu'on lui offrit le palais de Saint-Cloud, il le refusa, mais pour s'y établir bientôt après, afin de bien constater qu'il ne l'avait eu que de sa propre initiative. Les émigrés rentrés, heureux de voir rétablir des usages qui leur étaient restés chers, remplissaient ses salons et son 'antichambre, prévoyant déjà le jour où il n'y aurait plus qu'un nom à changer pour rétablir l'ancienne monarchie. Ils n'avaient ainsi qu'à suivre leurs propres goûts pour flatter ceux du maître, qui croyait les habituer par-là à voir en lui le continuateur naturel des rois par la grâce de Dieu. Il ne soupçonnait pas que ce cérémonial ne leur plaisait tant que parce qu'ils y voyaient en pensée leur souverain légitime à sa place. Il ne comprit jamais combien cette pompe et cette grandeur d'emprunt, nécessaires à un roi qui ne tient ses droits que de sa naissance, diminuent l'homme qui s'est élevé par son propre mérite et qui peut être grand par lui-même. Il aimait par goù1, toutes ces marques extérieures de respect et de dévouement qui composent le code du courtisan, et dont les rois qui pensent sont si rarement les dupes. Les hommes de l'ancienne cour lui plaisaient surtout parce qu'ils possédaient mieux que personne ce rituel de l'hypocrisie et de la servilité : II n'y a, disait-il, que les hommes de cette classe qui sachent servir. » Après son retour d'Italie, son engouement pour eux ne connut plus de bornes, et bientôt le nombre des radiations qu'il fit faire sur la liste des émigrés alla jusqu'à donner de l'inquiétude aux acquéreurs de biens nationaux qu'il fallut rassurer par des déclarations réitérées. En ceci, du moins, l'ambition du Premier Consul lui inspirait une politique dont on ne peut que louer la générosité. Ainsi disparurent de cette liste néfaste toutes les inscriptions collectives, celles qui atteignaient des femmes, des enfants, des cultivateurs. Il mit surtout beaucoup de soin à en faire effacer les ecclésiastiques, dans lesquels il voyait déjà ses futurs fonctionnaires. Il voulait qu'on n'y maintint que ceux qui avaient porté les armes, et même, si les émigrés qui avaient porté les armes, portaient aussi un grand nom, il allait volontiers au-devant d'eux dans l'espérance de les gagner. C'est dans un bon mouvement de cette nature qu'il s'indigna un jour de voir un Richelieu obligé de vivre loin de sa patrie ; il lui fit écrire par Fouché qu'il trouverait en France la considération due à son beau nom. Mais le duc de Richelieu ne comprit pas la condition tacite qu'on avait mise à cette faveur, et il apprit bientôt à ses dépens que la liberté qui lui était si généreusement rendue n'allait pas jusqu'au droit d'applaudir aux innocentes allusions d'Édouard en Écosse.

Ses caresses pour le clergé n'avaient pas d'autre mobile ; il voulait à tout prix avoir les prêtres pour auxiliaires, et ce désir conçu avec la violence qu'il portait dans toutes ses passions, l'entraînait parfois à des feintes et à des exagérations qui dépassaient la mesure de ce que comporte la stupidité humaine. Le préfet de la Vendée, devant lui envoyer à Paris des délégués de son département, Bonaparte lui écrivit : « S'il y a des prêtres, envoyez-les moi de préférence, car j'estime et j'aime les prêtres qui savent être bons Français et savent défendre la patrie contre ces éternels ennemis de la France, ces méchants hérétiques d'Anglais » (26 juillet 1800). L'intention était ici par trop flagrante, et de si grossières avances eussent suffi à des esprits perspicaces pour leur faire deviner l'homme, qui vers la même époque, s'écriait en plein conseil d'État : « Avec mes préfets, mes gendarmes et mes prêtres, je ferai tout ce que je voudrai ! » Au reste il ne faisait plus mystère de ses vues sur le clergé, et annonçait hautement la prochaine réconciliation de la France avec Rome. Pl était en effet entré en pourparlers pour le Concordat, mais en négociant cette transaction intéressée, il se flattait de tromper tout le monde sur son but. Aux amis du catholicisme il la présentait comme un retour aux idées religieuses, comme une restauration des vrais principes ; aux amis de la liberté il montrait en elle une victoire définitive de l'esprit philosophique, une soumission de l'Église à l'État : « C'est la vaccine de la religion, disait-il à Cabanis ; dans cinquante ans il n'y en aura plus en France. » Et à Lafayette : « Je mettrai les prêtres encore plus bas que vous ne les avez laissés ; un évêque se croira très-honoré de dîner chez un préfet.... N'est-ce donc rien, disait-il encore, que d'obliger le Pape et le clergé à se déclarer contre la légitimité des Bourbons » A quoi l'ami de Washington répondit avec sa finesse ironique : « Allons, général, avouez que cela n'a d'autre but que de vous faire casser la petite fiole sur la tête[2]. »

Peut-être Lafayette ne croyait-ii pas dire si juste. Quoi qu'il en soit, avec ou sans la consécration sacerdotale, ce projet d'usurpation était bien réellement au fond de tous les actes comme de toutes les pensées de Bonaparte. On se tromperait sans doute en lui attribuant dès cette époque un D'an minutieusement déterminé ; les voies et les moyens dépendraient des circonstances, mais le terme était fixé et il y marchait à grands pas. Il s'efforçait en toute occasion de faire revivre la monarchie dans les mœurs et dans les idées, comme il l'avait déjà rétablie en grande partie dans les institutions. S'il avait à célébrer un anniversaire de la fondation de la République, il y mêlait une cérémonie en l'honneur de Turenne, le héros favori de la monarchie du grand siècle. Il faisait prononcer l'éloge du général de Louis XIV par des ministres républicains, pour détourner les esprits du type spartiate et romain consacré par l'enthousiasme révolutionnaire, et pour les fixer sur les vertus nouvelles qu'il voulait mettre à l'ordre du jour. Connaissant l'empire de la phraséologie sur l'imagination française, il changeait d'abord les mots, pour parvenir plus sûrement à changer les choses. Les mots de patrie et de liberté, naguère si prodigués, disparaissaient peu à peu des manifestes officiels pour faire place à ceux de fidélité, do gloire et d'honneur. L'honneur, ce ressort des monarchies, a dit Montesquieu ; parole profondément vraie, si l'on entend l'honneur, non pas à la façon des moralistes, c'est-à-dire comme ce sens susceptible et délicat qui est le premier gardien du caractère et de la probité, mais comme un certain désir de paraître et de se distinguer qui est conciliable avec beaucoup de faiblesses et de vanités.

C'est à ce point de vue que les monarchies comprennent et encouragent le sentiment de l'honneur, et c'est par-là aussi qu'elles en profitent. Bonaparte obéissait au même instinct en s'efforçant de le faire renaître sous cette forme, la moins élevée assurément que puisse revêtir ce noble principe. Il n'avait garde de négliger un mobile aussi puissant et malheureusement aussi facile à égarer et à exploiter. Le mot revenait presque à chaque ligne de ses proclamations C'était à la fois pour préciser le sens qu'il y attachait, et pour adresser à l'émulation un appel plus direct et plus pressant, qu'il développait chaque jour son institution des armes d'honneur, première ébauche de la Légion d'honneur, qui allait bientôt étendre aux services de toute nature, les récompenses accordées d'abord exclusivement aux services militaires. Un arrêté du 15 août, décrétait qu'il serait distribué non-seulement des sabres d'honneur, mais des fusils, des mousquetons, des trompettes et même des baguettes d'honneur ! Le nom de ceux qui les obtiendraient devait être inscrit sur des tables de marbre, dans le temple de Mars.

Ainsi, l'honneur devait désormais consister avant tout à bien servir. Le Premier Consul n'était plus seulement la source de tout avancement, il devenait le seul rémunérateur, le maître des renommées, le grand dispensateur de la gloire, pouvoir effrayant chez une nation si incurablement vaniteuse, que sa passion même pour l'égalité, n'a été le plus souvent qu'une forme et un détour de la vanité. Et tous ces grands mobiles qui avaient inspiré tant d'actions héroïques, le patriotisme, l'amour de la liberté, la foi en la Révolution, allaient être peu à peu absorbés par une préoccupation unique, le désir d'attirer les yeux de l'homme qui était en possession du singulier privilége d'assigner à chacun sa part d'honneur et de considération. Cette prérogative si étrange chez un magistrat républicain, Bonaparte montra qu'il n'entendait nullement la limiter au droit de décerner certaines récompenses, ou de patenter le mérite au profit d'un intérêt gouvernemental ; il voulait l'exercer dans toute sa plénitude, et s'attribuait le pouvoir de dispenser l'opprobre aussi bien que la gloire. Il nota d'infamie par une déclaration publique le général Latour Foissac, qui pouvait avoir eu tort ou raison de capituler à Mantoue, mais qui dans tous les cas était justiciable des tribunaux et non de cette juridiction de despote oriental[3].

Le but de tous ces actes et de toutes ces tendances n'avait rien d'équivoque même pour les étrangers ; c'était le rétablissement de la royauté. Bonaparte travaillait si évidemment à la reconstitution d'une monarchie, il en réunissait avec tant de soin tous les éléments anciens ou nouveaux que le comte de Provence, qui ne brillait pourtant pas par la candeur, eut la naïveté de croire que c'était pour les Bourbons, et lui écrivit deux lettres bien connues, pour lui redemander son trône. Il ne tarda pas à savoir à quoi s'en tenir au sujet des intentions de l'ancien pensionnaire du roi, à l'école de Brienne.

Vers ce temps-là parut une brochure anonyme qui avait pour but d'avertir et de stimuler l'opinion trop lente à encourager les desseins dont on eût voulu la rendre complice. Elle attira d'autant plus l'attention, que depuis le 18 brumaire il n'y avait plus de presse politique. Elle n'avait donc pu paraître sans une faveur spéciale qui équivalait à l'aveu du gouvernement. On sut bientôt, en effet, qu'elle était non-seulement propagée, mais dictée par lui. Elle sortait du Ministère de l'intérieur, et avait pour auteur M. de Fontanes, qui l'avait écrite à l'instigation de Lucien. Celui-ci ne l'avait publiée qu'après l'avoir soumise au Premier Consul. Il l'avait fait adresser sous enveloppe à tous les fonctionnaires publics[4]. C'était un parallèle entre César, Cromwell et Bonaparte, dont la valeur comme lieu commun historique était des plus médiocres et qui empruntait toute son importance aux vues qu'il annonçait pour l'avenir. Cette assimilation, Bonaparte l'avait repoussée solennellement, il y avait quelques mois à peine, dans la fameuse séance des Anciens, à Saint-Cloud, comme une calomnie inventée par la perfidie de ses ennemis ; il avait pris le ciel à témoin de la pureté de ses intentions, appelant sur sa tête la vengeance des patriotes et les malédictions de la postérité s'il venait jamais à justifier l'injure d'une telle comparaison : « On m'abreuve de calomnies, s'était-il écrié, pour prix de mes intentions si pures, si désintéressées ! On parle d'un César, d'un Cromwell, on ose m'attribuer le projet d'un gouvernement militaire ! » Aujourd'hui qu'il pouvait enfin jeter le masque, il se glorifiait de l'intention qu'il avait repoussée comme un outrage. Il ne se bornerait pas à égaler ses deux modèles, ii les surpasserait en donnant à son œuvre une solidité qu'ils n'avaient pas su donner à la leur. Ce complément indispensable qu'ils avaient été impuissants à réaliser et que lui-même devait assurer aux institutions françaises, c'était l'hérédité. Toute la pensée de ce factum de quelques pages était dans ce mot, et ce fut aussi le seul qu'on y lut. Les développements accessoires n'étaient pas moins caractéristiques. La comparaison avec Cromwell ne pouvait, selon Fontanes, contenter que les esprits superficiels. Au fond, Cromwell n'était qu'un scélérat digne tout au plus de « servir de modèle au farouche Robespierre et au vil d'Orléans ». On avait aussi parlé de Monk ; mais « croyait-on qu'un bâton de maréchal, ou l'épée de connétable, suffit à l'homme devant lequel l'univers s'était tu ? » Bonaparte n'avait que deux pairs, Alexandre et César ; encore César avait-il été trop souvent un chef de démagogues. « Heureuse la république, ajoutait-il, si Bonaparte était immortel !... mais où sont ses héritiers ?... où est-il le successeur de Périclès ?... Français, à chaque instant vous pouvez retomber sous domination des assemblées, sous le joug des S..., ou celui des Bourbons... Vous dormez sur un abîme, et votre sommeil est tranquille, insensés ! »

Cette révélation si imprévue et si nette, causa un profond désappointement. Le bon public en était encore au héros de modestie et de simplicité que les adulations officielles avaient tant célébré ait retour de Marengo. On s'étonna, on s'irrita de cette avidité insatiable chez un homme gorgé d'honneurs et de pouvoir.

Était-ce bien lui qui, moins d'un an auparavant, ne demandait que trois mois de dictature pour sauver la République ? Aujourd'hui l'autorité d'un César ne lui semblait plus rien si elle n'était couronnée par l'hérédité ! Que lui faudrait-il donc plus tard, et comment rassasier jamais une telle ambition ? Les royalistes qui avaient bien voulu l'aider à la reconstruction d'une monarchie, mais à la condition que la place du monarque restât vacante et réservée, s'agitaient dans leurs conciliabules. Les républicains laissaient éclater plus librement leur colère et leur indignation ; puisqu'on osait parler de César, ils oseraient eux aussi parler de Brutus. Cependant tout s'exhalait encore en paroles, et la conspiration de Ceracchi, Arena, et Topino Lebrun, qui est contemporaine du factum de Fontanes (fin d'oct. 1800) est une sorte de complot de collège, un projet de tragédie enfanté par des imaginations déclamatoires malgré toutes les excitations de la police personnelle du Premier Consul, elle n'eût pas même un commencement d'exécution.

Il n'était pas jusqu'aux modérés qui, en dépit de leur habitude de tout approuver, ne jugeassent la publication inopportune et prématurée. Des préfets qui n'étaient pas dans le secret, la dénonçaient comme factieuse. L'effet étant ainsi manqué, on résolut de la désavouer. Bonaparte interpella violemment Fouché et l'accabla de reproches au sujet de la malencontreuse brochure. Fouché qui connaissait la part que le Premier Consul avait eue dans la publication de Fontanes, et qui avait vu, assure-t-on, le manuscrit corrigé de sa main, accepta son rôle dans cette scène de haute comédie ; il reçut l'orage avec un parfait sang-froid et se borna à rejeter sur Lucien la responsabilité de l'événement. « Cet imbécile-là s'écria Bonaparte, ne sait qu'imaginer pour me compromettre ! » Ce fut là toute l'oraison funèbre de Lucien. Comme il ne pouvait accuser son propre frère, et comme il fallait bien que quelqu'un fût coupable, Lucien fut sacrifié et quitta le Ministère de l'intérieur pour l'ambassade d'Espagne. « Lucien, écrivait Rœderer dans son journal, affirme qu'il emporte avec lui l'original du pamphlet avec quatre corrections de la main du Premier Consul ; et je le crois. » Ce témoignage est confirmé par Stanislas Girardin et par tous les mémoires du temps. Lucien partit pour Madrid après avoir eu avec son frère une explication des plus violentes. C'est ainsi que cet ambitieux fourvoyé préluda à ce singulier rôle d'opposition auquel il dut plus tard une popularité qui prouve seulement combien l'opinion avait' besoin de voir traduire ses mécontentements, et combien elle était embarrassée dans le choix de ses héros. Personne ne fut plus impitoyable envers la presse que Lucien pendant son court ministère, et personne ne profita avec plus de cynisme des facilités que sa position lui donnait pour accroître sa fortune personnelle.

Un des traits les plus curieux de la brochure de Fontanes était la singulière abréviation relative au « joug des S... », Cette initiale désignait Sieyès, mais dans la seconde édition, on l'interpréta par le mot soldats. Depuis qu'ii pensait à se faire décerner l'hérédité, le Premier Consul ne perdait pas une occasion de déclamer contre l'esprit militaire. C'était devenu un de ses thèmes favoris. Chose digne de remarque, Bonaparte qui s'était élevé par le militarisme, n'eut rien de plus pressé que de désavouer une origine dont il sentait toute l'insuffisance pour fonder un établissement durable. Aussi, bien qu'il ne dépendît pas de lui de changer ses instincts, et qu'il fut le militarisme fait homme, ne cessait-il de répéter en toute occasion que sa magistrature était toute civile et devait toujours rester telle. Comme il ne craignait de compétiteurs sérieux que dans l'armée, Moreau, Carnot, Bernadotte, et comme aucun homme n'avait acquis assez de gloire dans les carrières civiles pour lui porter ombrage, on l'entendait souvent s'écrier : « Que ce serait un grand malheur pour la France, si on lui donnait jamais un militaire pour successeur ! » Cette critique d'un esprit dont il était la créature et la personnification, aurait pu faire illusion dans une autre bouche que la sienne ; mais on n'y vit que son ingratitude envers un instrument dont il croyait n'avoir plus besoin, et son désir de donner à son autorité une base plus large, un caractère moins viager. Quoi qu'il en soit, cette élite de l'armée qui s'intéressait encore à la chose publique, ressentit vivement l'injure. Moreau, qui se trouvait alors de passage à Paris, ne craignit pas de s'en plaindre au Premier Consul, au nom de ses camarades, non comme on l'a dit sottement dans le but de perdre l'auteur de la brochure ; mais parce qu'il savait qu'elle avait été inspirée par le chef même du gouvernement, et ses représentations à ce sujet ne furent pas étrangères au renvoi de Lucien.

Malgré le mauvais effet produit par la brochure de Fontanes, cet essai pour sonder les dispositions du public ne fut pas sans résultat : l'éveil était désormais donné à cette multitude complaisante et empressée dont la principale occupation consiste à tâcher de deviner les désirs du maitre afin de les prévenir. On était sûr que lorsque la tentative serait renouvelée on trouverait là un nombreux parti pour l'appuyer. Mais pour qu'elle fût menée à bonne fin, pour que toutes ces semences préparées avec tant de soin pussent croître et se développer, il fallait d'abord que la France fût amenée à un état de prospérité qui justifiât une si haute récompense, il fallait qu'elle eût la paix avec l'Europe. De là l'ardeur inaccoutumée avec laquelle le Premier Consul depuis son retour de Marengo poursuivait la conclusion d'un arrangement définitif avec l'Autriche et les principales puissances du continent.

L'Autriche était beaucoup moins pressée de traiter qu'on ne l'avait imaginé. Sa situation militaire n'était en effet nullement désespérée, puisque Marengo n'avait fait après tout que replacer, son armée sur cette ligne de l'Adige qu'elle avait si longtemps défendue contre nous. C'est alors que se déroulèrent les conséquences de la faute crue Bonaparte avait commise en s'obstinant à porter l'effort principal de la campagne en Italie au lieu de le diriger en Allemagne. La défaite de Marengo, tout en décourageant la Cour de Vienne, l'avait si peu réduite et abattue, que le lendemain même du jour où la nouvelle lui parvint, c'est-à-dire le 20 juin, elle se hâta de conclure avec l'Angleterre un traité de subsides par lequel elle s'engageait à ne pas accepter de paix séparée avec la France jusqu'au mois de février 1801. Cette transaction n'eût jamais pu être même proposée si une armée française avait remporté une victoire au cœur de l'Allemagne. Au reste Hohenlinden allait avant peu donner à cette démonstration une évidence irrésistible.

La Cour d'Autriche étant ainsi liée à l'Angleterre, et connaissant la ferme détermination du cabinet anglais de ne pas traiter en raison de l'importance capitale qu'il attachait à l'évacuation de l'Egypte, s'appliqua uniquement à gagner du temps. Le désir que nous avions de la paix lui rendait cette tâche facile. Le général comte de Saint-Julien vint à Paris avec une lettre écrite par l'Empereur en réponse à celle du Premier Consul. Bonaparte affirme dans ses mémoires que l'Empereur lui disait dans cette lettre : « Vous ajouterez foi à tout ce que le comte de Saint-Julien vous dira de ma part et je ratifierai tout ce qu'il fera. » Il ne faut voir là qu'une des nombreuses inventions de ce roman de fausse grandeur qui a si longtemps trompé l'histoire. Non seulement cette lettre ne contenait rien de semblable, mais elle ne donnait au comte de Saint-Julien pas même l'apparence d'un pouvoir ou d'un caractère officiel. Elle l'autorisait uniquement à prendre connaissance des bases que la France proposait pour la paix, en faisant observer combien il était essentiel de savoir à quoi s'en tenir sur ce point « avant d'en venir à des négociations publiques et d'apparat propres à livrer prématurément tant de peuples à des espérances peut-être illusoires. » Ni dans cette lettre, ri dans celle de M. de Thugut qui la suivit de près, il ne se trouvait un mot qui pût justifier l'interprétation qu'on s'efforça de lui donner après coup[5].

La mission de M. de Saint-Julien était donc toute de temporisation, mais le négociateur, étranger aux usages diplomatiques, et de composition d'autant plus facile que selon toute apparence il était de bonne foi, se laissa entraîner par M. de Talleyrand à rédiger et à signer des articles préliminaires. Il s'ensuivit une double mystification, l'une pour l'Empereur qui n'avait envoyé à Paris qu'un homme sans pouvoirs, et qui se trouva pourtant compromis sans avoir gagné beaucoup de temps, l'autre pour le Premier Consul, qui espérant qu'on n'oserait pas revenir en arrière et dupe de sa propre avidité, s'était hâté de profiter de l'inexpérience sinon réelle, du moins très-bien jouée du négociateur pour enchaîner la Cour de Vienne.

M. de Saint-Julien fut désavoué avec éclat sans toutefois que ce désaveu amenât la reprise immédiate des hostilités. En attendant que les négociations avec l'Autriche fussent entamées avec un plénipotentiaire plus autorisé, divers succès diplomatiques, les uns honorables pour la France, les autres peu dignes, malgré l'habileté que le Premier Consul y avait dépensée, de la politique d'un grand pays, vinrent consoler le cabinet français de sa déconvenue. Les États Unis, depuis longtemps en état de guerre presque déclarée avec la France, parce qu'ils avaient abandonné le droit des Neutres afin d'échapper aux vexations de l'Angleterre contre leur commerce, se repentirent d'avoir déserté cette cause en présence des violences de la marine anglaise contre les pavillons neutres. Notre diplomatie mit à profit ce bon mouvement ; et le traité de Morfontaine scella la réconciliation des deux peuples.

Les principes de la neutralité maritime tels qu'ils étaient formulés, surtout depuis 1780, n'étaient pas autre chose que la garantie du faible contre le fort. Ils établissaient que les vaisseaux neutres peuvent transporter la marchandise même ennemie à l'exception de la contrebande de guerre ; que le droit de visite ne doit s'exercer qu'à l'égard des vaisseaux non convoyés ; que le blocus doit être réel pour que l'accès d'un port puisse être interdit. Ces principes avaient été reconnus par la plupart des puissances de l'Europe, même par la Russie ; quant à la France, elle avait si souvent combattu pour eux qu'ils constituaient en quelque sorte une cause éminemment française. L'Angleterre seule, emportée par la passion et la logique de la guerre, s'était obstinée à les méconnaître sous prétexte qu'un tel droit l'eût privée de tout moyen de coercition contre ses ennemis. Sous l'empire de cet entraînement elle avait commis de tels excès contre le commerce des Neutres qu'elle avait indisposé au plus haut point la plupart des nations maritimes du continent. Bonaparte n'avait garde de négliger de pareils mécontentements. Il saisit avec empressement cette occasion de se faire l'avocat du faible contre le puissant. Qu'il y eût là de sa part un hommage rendu aux principes, c'est ce qu'il est sans doute impossible d'admettre quand on se rappelle les abus mille fois plus criants du blocus continental et tant d'autres entreprises iniques, mais on doit reconnaître qu'en cette circonstance il servit par intérêt une politique de justice. Quand un gouvernement tient une conduite équitable, généreuse et modérée, c'est être trop exigeant que de rechercher les motifs qui le dirigent pour lui en faire un blâme. Bonaparte était ici le défenseur du droit public européen, il représentait dignement la France. Il vit d'un coup d'œil le parti qu'il pouvait tirer contre l'Angleterre de tant de griefs accumulés, et non content de donner par le traité de Morfontaine avec les États-Unis une solennelle consécration aux principes qu'elle contestait, il s'occupa dès lors de ressusciter contre elle l'ancienne ligue des Neutres.

A la tête de cette confédération maritime dans laquelle le Danemark, la Suède, l'Espagne et même la Prusse brûlaient d'entrer pour se venger des avanies du droit de visite, il imagina de placer Paul Ier qui, non moins mécontent de l'Angleterre que de l'Autriche, était acquis d'avance à cette cause et s'en considérait comme le patron naturel. Mais cet objet encore éloigné n'était rien auprès de celui beaucoup plus grave et plus immédiat auquel visait le Premier Consul depuis son élévation au Consulat, c'est-à-dire d'une alliance intime avec la Russie. Ici les objections se présentaient en foule. La passion dominante du despote fantasque et brutal qui gouvernait, ce pays était la haine de la Révolution française, et le grand but de sa politique était la reconstitution de l'Europe monarchique et féodale d'avant 1789. Ses ressentiments contre l'Autriche venaient surtout de ce que cette puissance avait trahi selon lui la cause de cette restauration générale de l'ancien régime : il ne lui pardonnait pas de n'avoir rétabli ni le roi de Piémont, ni le duc de Modène, ni l'aristocratie de Venise. La grande maîtrise de Malte qu'il s'était fait gloire d'accepter après la dispersion de l'Ordre, était elle-même à ses yeux une sorte de symbole de cette réhabilitation des vieilles institutions. Cette idée fixe qu'il poussait jusqu'à imposer à ses sujets dans toute l'étendue de l'empire le costume et les modes qui étaient en usage avant la Révolution, formait tout son système de politique extérieure. Dans tout le reste ce redoutable maniaque portait la mobilité d'une femme et les fantaisies féroces d'un roi d'Asie. Paul Ier était en un mot, un de ces êtres bizarres et incomplets que la folie de la toute-puissance peut seule enfanter. Son engouement déjà bien connu pour Bonaparte n'avait rien de contradictoire avec sa chimère favorite. Ce qu'il aimait en lui, t'était l'homme du 18 brumaire, l'ennemi de la Révolution, le destructeur de la République. Son instinct de despote plus pénétrant que tant d'esprits éclairés lui avait fait deviner dans Bonaparte le futur tyran, le fondateur désigné du czarisme occidental.

Tel était l'étrange allié que le Premier Consul avait résolu de donner à la France et qu'il s'attachait à conquérir. C'était au peuple qui avait fait la Révolution qu'on osait proposer le problème de contenter et de soutenir un souverain alors sur le point de rompre avec l'Autriche parce que cette puissance n'était pas selon lui assez contre-révolutionnaire. C'était à nous de mériter une amitié qui avait lassé jusqu'à des complices si intéressés à la ménager, et qui, autrefois enviée, n'était plus aujourd'hui qu'un objet de risée et de dédain. Cependant la tâche de notre diplomatie ne fut au début de ces relations ni très-difficile ni surtout très-élevée ; elle ne consista guère qu'à flatter les manies d'un fou. Bonaparte, tout entier au plaisir de créer un ennemi à l'Autriche, réussit à peu de frais à charmer le Czar. Il lui envoya l'épée donnée par Léon X à Lisle Adam, le grand maitre de l'ordre de Malte ; il lui offrit de remettre en ses mains Pile elle-même, assiégée depuis deux ans par les Anglais et alors sur le point de tomber en leur pouvoir ; enfin il lui renvoya sans rançon sept à huit mille prisonniers russes, après les avoir fait soigneusement équiper et habiller, mais aussi après s'être assuré que ni l'Angleterre ni l'Autriche ne consentaient à les échanger contre un pareil nombre de prisonniers français. Paul se montra touché à sa manière de ces procédés si gracieux ; il consentit au rétablissement des communications directes entre la France et la Russie, qui depuis longtemps ne communiquaient entre elles que par l'entremise de la Prusse ; mais ses relations avec Bonaparte n'eurent en rien le caractère admiratif et sentimental qu'on leur a attribué sur la foi des mémoires de Napoléon. Son premier acte en retour de tant d’avances et de caresses fut d'envoyer à Paris M. de Serguisef, avec une note du comte Rostopchine rédigée sur un ton tellement autocratique que l'on a peine à concevoir que Bonaparte ait pu l'endurer, quelque avide 4u'il fût de gagner les bonnes grâces de Paul Ier, ou du moins qu'il n'ait pas reculé devant les exigences qu'elle présageait pour l'avenir. On le traitait à peu-près comme le gouverneur de quelque province éloignée de l'empire russe. Cette circonstance a été dénaturée dans les mémoires de Napoléon avec un cynisme à peine croyable : « Paul, dit-il, expédia au Premier Consul un courrier avec une lettre où il disait : Citoyen Premier Consul, je ne vous écris point pour entrer en discussion sur les droits de l'homme ou du citoyen ; chaque pays se gouverne comme il l'entend. Partout où je vois à la tête d'un pays un homme qui sait gouverner et se battre, mon cœur se porte vers lui. » On s'est rarement moqué à ce point de la vraisemblance historique et de la crédulité des lecteurs. Il est inutile de dire que la note du comte Rostopchine, que n'accompagnait aucune lettre, n'a rien de commun avec cette flatteuse composition. Elle est sèche et impérieuse jusqu'à l'insolence.

Ce que le comte signifiait au gouvernement consulaire dans cette espèce d'ukase (en date du 26 septembre 1800), c'était non pas les désirs, mais les volontés de « l'empereur, son maître, » et les conditions sans lesquelles la bonne harmonie ne pouvait être rétablie. Ces conditions étaient la restitution de Malte, le rétablissement du roi de Sardaigne, la garantie de l'intégrité des états des rois de Naples, de Bavière, de l'électeur de Würtemberg. Le Premier Consul ne fit aucune difficulté de promettre à cet égard tout ce qu'on voulut, mais avec l'arrière-pensée nécessaire d'éluder tôt ou tard sa promesse, au moins en ce qui concernait le Piémont. Il voulait, pour le moment, satisfaire à tout prix son impérieux allié, mais cette entente cordiale, dont il faisait si grand bruit, ne reposait au fond que sur un mensonge ; et plus sa complaisance actuelle était illimitée, plus l'irritation du czar serait violente le jour où il s'apercevrait qu'on l'avait pris pour dupe. Cette manœuvre diplomatique tant vantée était donc, au fond, un coup très-risqué et n'avait que la valeur d'un expédient tout provisoire. En échange d'un avantage d'un moment elle nous préparait de graves dangers pour l'avenir. L'alliance ne pouvait être durable sans que la France de 1789 se reniât elle-même. Elle n'était fondée, ni sur une communauté de sympathies, ni sur une identité de principes ou d'intérêts, mais sur une surprise, sur le caprice éphémère d'un insensé. Elle était anti-européenne, accouplait la civilisation à la barbarie, en rendant la France solidaire du système monstrueux des czars ; elle sacrifiait la dignité nationale à une convenance personnelle du Premier Consul. Enfin, elle nous rendait complices du partage de la Pologne et nous forçait à trahir la cause des héroïques soldats qui, dès lors, avaient versé pour nous le plus pur de leur sang. On ne pouvait s'unir sérieusement à la Russie sans lui donner des gages contre le peuple qui représentait contre elle la cause de la civilisation occidentale, et Bonaparte se montrait décidé à ne pas reculer devant cette triste conséquence de son chef-d'œuvre diplomatique.

Le 21 décembre 1800, il écrivait à Paul une lettre des plus flatteuses pour le presser de réaliser promptement « l'union des deux plus puissantes nations du monde. » Il disait fonder cet espoir sur « la grandeur et la loyauté de son caractère, » et, quelques jours après le 27 décembre, il écrivait à Fouché pour. lui ordonner la saisie et la suppression immédiate de tous les exemplaires de la brochure intitulée : Point de paix solide et durable sans la restauration de la Pologne, par le citoyen polonais Charles Moller. Ainsi, le gouvernement français était, dès le début de cette alliance, amené à se faire l'exécuteur de la haute police russe contre des patriotes proscrits. Cette politique était jugée par un pareil résultat.

Le Premier Consul avait, parmi les souverains de l'Europe, un autre admirateur beaucoup plus sincère et surtout beaucoup plus inoffensif dans la personne du roi d'Espagne, Charles IV, vieil enfant débonnaire, gouverné absolument par le prince de la Paix, ramant déclaré de la reine, et qui était bien loin de se douter alors de ce que son admiration devait lui coûter un jour. On résolut de profiter de ses dispositions pour remporter une seconde victoire diplomatique. Après avoir gagné le favori par de riches présents, Bonaparte s'efforça d'obtenir de Charles IV une rétrocession de la Louisiane, ancienne colonie française que Louis XV avait abandonnée à l'Espagne. Le but était en lui-même louable et légitime, le premier devoir d'un gouvernement jaloux de la grandeur de la France était de lui rendre des colonies indispensables à la prospérité de son commerce, mais les moyens employés furent moins honorables. Ils consistèrent à offrir la Toscane avec le titre de roi au duc de Parme qui avait épousé une infante d'Epagne. C'était là une transaction d'autant plus injuste que le Premier Consul n'avait encore aucun droit sur le pays dont il trafiquait avec si peu de scrupule, pas même celui de conquête. Quant au titre de roi, si étrangement créé à cette occasion par le soi-disant premier magistrat d'une république, Bonaparte se réservait de se tirer de l'équivoque par une de ces comédies à double entente dans lesquelles il était toujours sûr de réussir parce qu'il s'adressait à des gens qui ne demandaient qu'à être trompés. Le roi d'Espagne, ravi de cette bonne fortune dont il ne prévoyait pas toutes les conséquences, s'engagea à peser de tout son pouvoir sur le Portugal pour le décider à fermer ses ports aux Anglais.

Les négociations avec l'Autriche n'avaient pas été abandonnées, malgré l'irritation causée au Premier Consul par le désaveu de M. de Saint-Julien, mais la cour de Vienne, obligée enfin de prendre une attitude nette, insistait maintenant pour que les conditions de la paix fussent débattues dans un congrès auquel serait admise l'Angleterre. Ses engagements ne lui permettaient pas, en effet, une autre conduite. Le Premier Consul, qui connaissait aujourd'hui l'existence du traité des subsides, consentit à cette admission, malgré ses répugnances, mais à la condition singulière et nouvelle que l'Angleterre lui accorderait un armistice maritime. En dépit de ce que cette proposition avait d'inusité, le cabinet anglais l'eût acceptée si elle n'avait pas couvert un sous-entendu qu'on connaissait fort bien des deux côtés sans avoir besoin d'un débat explicite. Entre l'Angleterre et nous il y avait autre chose que les ressentiments créés par la guerre, autre chose que les insultes quotidiennes des bulletins ou du Moniteur, il y avait l'Égypte. A tous les maux créés par cette fatale expédition venait s'ajouter l'impossibilité de la paix. Il n'y avait pas de trêve possible entre elle et nous, tant que cette menace resterait suspendue sur sa tête, et depuis les événements qui avaient si clairement prouvé l'épuisement de nos forces dans ce pays, elle était moins disposée que jamais à nous y laisser établir. Il est temps de jeter un coup d'œil sur ces événements.

L'occupation de l'Égypte était restée la chimère favorite de Bonaparte ; elle était son œuvre personnelle ; de toutes ses entreprises, elle était celle où il avait mis le plus de lui-même et sur laquelle il avait le plus bai de ces rêves gigantesques qui étaient à la fois un besoin impérieux de sa nature et l'incurable infirmité de son génie. Plus le temps et la force des choses lui avaient infligé de démentis au sujet de cette entreprise avortée, plus il s'était obstiné à les nier. Son premier soin, en s'emparant du pouvoir, avait été d'expédier promesses sur promesses aux compagnons d'armes qu'il avait abandonnés ; mais non- seulement il était hors d'état de réaliser de tels engagements, mais les lettres même dans lesquelles il les prenait n'avaient pu parvenir à leur adresse. Les seules nouvelles que Kléber eût reçues d'Europe, pendant les cinq mois qui suivirent la désertion du général en chef, étaient relatives aux revers que nous avions éprouvés en Italie, en Allemagne et en Hollande avant la bataille de Zurich. L'armée avait fondé un espoir de secours sur la réunion à Toulon des flottes française et espagnole ; elle n'avait pas tardé à apprendre que ces flottes avaient repassé le détroit pour rentrer à Brest. Cette retraite en disait assez long sur l'impuissance de notre marine. Cette impuissance était telle, malgré tout ce que Napoléon a écrit plus tard sur ce que notre marine aurait pu ou dû faire, si Ganteaume avait su ou voulu agir, qu'une expédition organisée à grands frais et dans le plus profond secret sous la haute direction de Salicetti, et ayant pour but de s'emparer de l'île de Sardaigne, qui était pour ainsi dire à nos portes, échoua honteusement dès les débuts du Consulat. A plus forte raison étions-nous hors d'état d'envoyer des secours, et des secours qui, pour être efficaces, eussent dû être permanents, sur des côtes lointaines que la vigilance britannique avait tant d'intérêt à priver de toute communication avec nos vaisseaux. Au reste, les faits ont ici plus d'éloquence que les misérables arguties à l'aide desquelles le principal auteur des malheurs de l'expédition s'est efforcé d'échapper à la responsabilité de ses fautes en les rejetant sur ceux qui ont cherché à les réparer. Pendant les deux années qui séparent son départ d'Égypte de la capitulation définitive, Bonaparte a été le maître absolu de la France, il a eu toutes nos ressources dans ses mains, à quoi se réduisent les secours qu'il a pu faire parvenir à l'armée d'Égypte après des tentatives multipliées ? A un ridicule renfort de quelques centaines d'hommes. Voilà un résultat dont il ne saurait se justifier en accusant Ganteaume, comme autrefois il avait accusé Brueys, car si cet amiral avait tous les torts qu'il lui prête, si injustement d'ailleurs, il n'avait qu'à le remplacer.

Le ferme bon sens de Kléber avait longtemps à l'avance prévu et jugé cet inévitable dénouement. Depuis la destruction de notre marine à Aboukir, il ne croyait plus à la possibilité de garder l'Égypte ; tout ce qui s'était passé depuis lors, la révolte du Caire, ce témoignage si éclatant de la haine farouche des populations et de l'incompatibilité des deux civilisations, l'échec de l'expédition de Syrie qui nous livrait à des invasions sans cesse renouvelées de la part des Turcs, l'importance croissante que l'Angleterre attachait à la destruction de notre établissement, l'impopularité excessive et bien connue en Égypte d'une expédition qui était devenue en France un texte d'accusations contre le Directoire, parce que l'opinion persistait à la lui attribuer ; enfin, l'épuisement continu de nos forces que rien ne venait réparer, tandis que celles de l'ennemi suivaient une progression inverse, tous ces faits l'avaient de plus en plus confirmé dans son opinion. Il n'y avait là ni découragement, ni faiblesse ; il y avait la clairvoyance d'une haute raison et d'un jugement droit. L'indignation que causa dans l'armée la désertion de Bonaparte, les inquiétudes patriotiques qu'excita l'annonce des victoires de la coalition, la réapparition de la peste qui nous enlevait déjà plusieurs hommes par semaine, le dégoût que montraient les soldats pour cette terre d'exil, dégoût manifesté par de fréquents suicides et par des révoltes partielles à Rosette à Alexandrie, à El Arysch, la formation d'une nouvelle armée turque qui montait déjà à soixante mille hommes, massés dans les environs de Jaffa, mais plus que tous ces motifs le désir d'accourir au secours de la république menacée et de conserver à la France en péril les restes de cette armée autrefois si brillante, décidèrent Kléber à reprendre les négociations que Bonaparte avait lui-même commencées avec le Grand Vizir au sujet de l'évacuation de l'Égypte.

Telle fut la détermination trop bien motivée qui a valu tant de reproches immérités à cette pure et noble mémoire. On trouve naturel et légitime que Bonaparte, emporté par l'ambition, ait abandonné ses frères d'armes et déserté l'entreprise dont il était le seul véritable auteur, et l'on fait un crime à Kléber d'avoir cédé aux perplexités du patriotisme le plus désintéressé, après cinq mois d'abandon, d'incertitudes et d'épreuves de tout genre ; on lui fait un crime d'y avoir cédé, non en abandonnant à son tour ses compagnons, comme il eût pu s'y croire autorisé, mais en s'efforçant de les dérober au sort qui les attendait. Bonaparte, il est vrai, lui avait prescrit de ne traiter que dans le cas où il aurait perdu 1500 hommes de la peste ; mais il lui avait aussi promis des secours, et ces secours n'étaient point venus. Et, d'ailleurs, de quel droit lui prescrire une loi qu'il n'avait point respectée lui-même ? Kléber n'était plus responsable envers le général Bonaparte, il ne l'était qu'envers la France.

La lettre dans laquelle Kléber exposait les motifs qui l'avaient déterminé était du 10 pluviôse (30 janvier 1800). Elle était encore adressée au Directoire. Il y évaluait son armée à quinze mille combattants disponibles ; ce chiffre qui était loin, comme on voit, d'indiquer un total absolu, puisqu'il ne comprenait ni les administrateurs, ni les employés, ni les malades, ni les marins, ni les soldats démontés, ni enfin le nombreux personnel employé à la colonisation, est pourtant celui qui a servi de base aux récriminations envenimées de Napoléon ; sur cette équivoque et sur quelques faits dénués de preuves il a échafaudé ces accusations qu'il réfute en partie lui-même dans sa correspondance et qui ont été reproduites servilement par plusieurs historiens. D'après ces ingénieux narrateurs, comme d'après lui, non-seulement Kléber aurait menti, mais toute l'armée, dont la correspondance a été interceptée en même temps que la sienne et contient les mêmes assertions, se serait concertée pour mentir avec lui. Il aurait lui-même propagé le découragement parmi les soldats, fomenté les révoltes, encouragé les suicides. Si l'on ne connaissait l'empire de la routine et de la prévention sur les esprits les plus libres de préjugés, on pourrait s'indigner de voir des historiens sérieux préférer au témoignage de cette âme grande et loyale[6] les assertions d'un homme qui n'a pas écrit une page où l'on ne puisse le prendre en flagrant délit de mauvaise foi. Ils sont pour ainsi dire impatients de lui immoler toutes les gloires et toutes les réputations du temps, comme si après sa mort, aussi bien que de son vivant, sa grandeur ne se composait que de l'abaissement de tous : c'est oublier que les contemporains ne s'y prirent pas autrement pour élever l'idole sous le poids de laquelle ils ont si longtemps gémi. Mais il n'y a pas d'idoles pour l'histoire.

S'il est admissible qu'il s'est glissé quelques inexactitudes de détail dans le rapport de Kléber, il est impossible d'en contester les données générales non plus que la conclusion. L'évacuation immédiate était le meilleur parti qu'on pût tirer alors d'une erreur qui n'avait duré que trop longtemps et ne pouvait porter que des fruits de plus en plus amers. Cette vérité ne faisait doute pour personne dans l'armée, si ce n'est pour trois officiers généraux Desaix, Menou et Davout. L'opinion seule de Desaix avait un grand poids, mais au point de vue exclusivement militaire. Desaix tout dévoué à Bonaparte, exalté par lui au-delà de toute mesure au détriment des réputations qui lui portaient ombrage, était un général excellent, mais un esprit de portée médiocre. Il avait peu ou point d'opinion politique ; il ne demandait qu'à se renfermer dans sa spécialité, qu'il envisageait indépendamment des influences qui réagissent sur elle, la relèvent et l'ennoblissent. Il s'était habitué à considérer sa profession, abstraction faite des devoirs civiques auxquels elle se rattache, selon la tendance nouvelle de l'armée. Il n'avait pas de haute ambition et n'eût jamais disputé le premier rang à personne. C'était en un mot l'homme du métier, dans son type il est vrai le plus élevé ; et c'est ce que Bonaparte aimait tant en lui, car il a donné l'exacte mesure de Desaix en disant qu'il aurait fait de lui le premier de ses maréchaux. Desaix croyait donc à la possibilité de résister encore, mais ce qu'il ne savait pas voir avec l'étendue d'esprit qui faisait la supériorité de Kléber, c'était l'inutilité de cette résistance et son terme inévitable.

Bonaparte qui a accusé si sévèrement la loyauté de Kléber, reçut avec un transport de colère le rapport relatif à l'évacuation et lui répondit par les plus gracieux compliments. Il le chargeait de féliciter en son nom l'armée de ses immortels travaux : g Quant à vous lui disait- il, qui avez si bien justifié le choix du Premier Consul lorsqu'à son départ de l'Égypte il vous confia le commandement de l'armée, vous ne doutez point de la satisfaction qu'il éprouve de votre retour et de la conduite que vous avez tenue pour soutenir l'honneur français[7]. » Mais à peu de temps de là il écrivait aux consuls : « Je regarde comme infâme qu'on ait abandonné l'Égypte[8]. » Et à Talleyrand : « faites mettre au Moniteur que si je fusse resté en Égypte cette superbe colonie serait encore à nous, que le grand vizir n'avait pas au-delà de trente mille hommes... que l'escadre de Brest qui portait 6000 hommes serait parvenue à jeter un mois plus tôt un mois plus tard des secours en Égypte, etc. »

Le grand vizir avait, non pas trente mille, mais quatre-vingt mille hommes, l'escadre de Brest ne porta aucun secours, ni un mois plus tôt, ni un mois plus tard ; cependant l'évacuation n'eut pas lieu. On sait comment la capitulation d'El Arysch fut rompue. Dans son empressement d'épargner à son pays les efforts et l'effusion de sang sans lesquels on ne viendrait pas à bout de notre armée d'Égypte, sir Sidney Smith, se croyant sûr d'obtenir l'adhésion de son gouvernement, avait pris dans ces négociations le titre de ministre plénipotentiaire de S. M. Britannique, titre qu'il avait eu en effet, mais qu'il n'avait plus depuis l'envoi de lord Elgin à Constantinople. Mais peu de jours après la signature du traité qui laissait à nos troupes le passage libre pour retourner en France, et avant que l'existence de cette convention fût connue à Londres, des ordres formels de l'amirauté arrivèrent à l'amiral Keith de ne consentir à aucune capitulation à moins que notre armée ne se rendît prisonnière de guerre. Il n'y avait eu donc là aucun piège de la part du gouvernement anglais, car il se hâta d'approuver la convention, aussitôt qu'il connut la part que Sidney Smith y avait prise. Il y avait eu seulement une usurpation de pouvoirs inspirée à ce dernier par trop de bonne volonté. Sir Sidney fut désespéré, car toutes les apparences étaient contre lui : il s'empressa de prévenir Kléber. Ce général reçut bientôt de l'amiral Keith une lettre dans laquelle lui étaient signifiées les dures conditions que le cabinet anglais prétendait lui imposer. Kléber la luit avec son calme accoutumé : « Demain, dit-il froidement à l'envoyé, l'amiral connaîtra ma réponse. »

Le lendemain il fit mettre à l'ordre du jour la lettre de Keith, en la faisant suivre de cette proclamation laconique, la plus simple et la plus belle à la fois, que jamais général ait adressée à ses troupes : u Soldats, on ne répond à de telles insolences que par des victoires, préparez-vous à combattre ! » L'armée avait déjà évacué, en exécution du traité, la haute Égypte et les postes les plus importants, mais ce malheur n'était pas sans compensation, car dans la circonstance actuelle, elle ne pouvait vaincre qu'à l'aide d'une complète concentration de toutes nos forces. Cependant toute concentrée qu'elle fût, et quelque réduit que fût le nombre des forts qu'elle occupait encore, elle ne put de l'aveu même des historiens qui ont le plus maltraité Kléber et, contesté ses chiffres, mettre en ligne dans ce péril extrême, que dix à douze mille hommes[9] contre les quatre-vingt mille hommes de l'armée turque. Le choc eut lieu non loin des ruines d'Héliopolis. Inspirée et conduite par un héros, notre armée balaya comme la poussière ce ramassis de barbares dans la bataille la plus étonnante qu'aient vue ces contrées (20 mars 1800). Kléber, a-t-on dit, ne pouvait mieux réfuter lui-même ses propres assertions. C'est oublier que la victoire d'Héliopolis, précédée d'une évacuation préliminaire de toutes les provinces qui permit de masser toutes nos forces sur un seul point, et remportée dans un moment où l'exaltation de l'armée était montée à un degré extraordinaire, était une sorte de miracle, et qu'on ne doit pas compter sur un miracle, ni surtout sur un miracle opéré aujourd'hui, à recommencer demain. Que l'armée pût gagner une, deux, trois batailles, Kléber n'en avait jamais douté, mais ce qu'il eût voulu éviter, c'est de voir tant d'héroïsme inutile, de voir tant de sang répandu pour retarder seulement une échéance fatalement contraire à nos armes.

Après Héliopolis, il lui fallut entreprendre une seconde conquête de l'Égypte. Elle forma avec la première un heureux contraste par la clémence et l'humanité dont il fit usage envers les vaincus. L'homme qui lors de l'invasion s'était montré notre ennemi le plus acharné, Mourad Bey, subjugué par les procédés généreux de Kléber, vint à son camp, lui jura fidélité et l'aida efficacement à reprendre le Caire. Kléber ne voulut pas qu'aucun supplice accompagnât la rentrée triomphante de nos troupes dans cette capitale ; il se borna à frapper une contribution sur les habitants épouvantés d'avance des représailles que semblaient leur prédire les terribles souvenirs laissés dans leur ville par le général Bonaparte. Il réorganisa la colonie, donna une nouvelle impulsion aux travaux de l'institut, enrôla et disciplina à l'européenne des bataillons de Grecs, de Cophtes et même de nègres du Darfour. Mais sans illusion sur la portée d'un succès dont tout autre eût été enivré, il profita de sa victoire pour entamer de nouvelles négociations avec la Porte, afin d'en obtenir s'il se pouvait des conditions encore plus avantageuses. Il en était là lorsqu'un fanatique, armé par cette haine religieuse qui créait un abîme de plus entre l'Égypte et nous, vint mettre fin à cette noble existence. Si c'était son destin d'être sitôt brisée, elle méritait du moins de se consumer au service d'une entreprise moins injuste et moins stérile. On a souvent dit de Kléber « qu'il ne voulait ni servir ni commander. » Interprétée au point de vue militaire cette parole serait un non-sens, car il a surabondamment prouvé qu'il savait faire l'un et l'autre avec une égale supériorité ; elle doit être entendue au point de vue politique, et ainsi comprise elle est un hommage digne de lui.

Kléber était le dernier survivant de cette fière génération de généraux dont Hoche est resté la plus glorieuse personnification, et à laquelle Moreau lui-même n'appartenait qu'à demi. Il y avait dans ces fils de la Révolution quelque chose de plus que des militaires, Associés à toutes les idées de leur temps, ils en partageaient les grandes ambitions ; ils ne se regardaient comme étrangers à aucune des questions 'qui intéressaient ou passionnaient leur pays. Venus au milieu d'une tourmente sans exemple, ils ont vu leur patrie déchirée par les factions, mais ils ne l'ont connue que libre, et ne se sont inclinés que devant la loi. Ce n'est pas eux qu'on eût jamais vus vendre leur dignité et leur indépendance de citoyens au prix d'un bâton de maréchal, ou se courber docilement sous leur égal devenu leur maitre. Il est aussi difficile de les supposer serviteurs satisfaits sous ce joug doré, que de concevoir Mirabeau, Danton ou Vergniaud dans l'assemblée des muets. On sent dans tout ce qui reste d'eux une âme plus haute, une race plus forte qui dépasse de cent coudées toute cette cohue des hommes spéciaux de l'Empire qui hors du champ de bataille n'avaient plus ni cœur ni idées. Ils ne servirent la même cause, ni ne cherchèrent les mêmes honneurs, car ils vécurent et moururent pauvres ; mais puisque la Révolution devait finir par tomber dans la main des soldats, il est à jamais regrettable que ceux-là qui étaient de grands citoyens en même temps que de grands capitaines, n'aient pas été appelés à influer plus puissamment sur ses destinées.

Par une suite toute naturelle de ces événements, l'Angleterre connaissait beaucoup mieux que le premier Consul notre véritable situation en Égypte ; la plupart de nos convois tombaient en ses mains depuis deux ans, et avec eux les confidences les plus intimes des soldats et des chefs de l'armée. La mort de Kléber, son remplacement par un homme dont le titre principal consistait dans les flatteries qu'il avait toujours prodiguées à Bonaparte, la situation désespérée où se trouvait Malte, alors sur le point de se rendre, n'étaient pas des faits de nature à décourager le cabinet anglais, et son insistance pour se faire admettre dans un congrès avec l'Autriche, provenait uniquement du désir de faire gagner du temps à son alliée. Le Premier Consul, en subordonnant cette admission à l'acceptation d'un armistice maritime, proposait une chose impossible, car un tel armistice ne pouvait avoir qu'un sens, le ravitaillement de Malte et de l'armée d'Égypte. C'était proposer à l'Angleterre de sacrifier tout le fruit de, ses longs efforts au moment même de le recueillir, et c'était préjuger le résultat du congrès, puisque c'était consolider d'avance nos deux possessions les plus contestées. Une telle offre était trop évidemment dérisoire pour être acceptée ; cependant la diplomatie britannique qui avait un intérêt pressant à prolonger le débat, y répondit par un contre-projet fort ingénieux. On voulait assimiler Malte et Alexandrie aux places d'Allemagne, soit : mais celles-ci ne pouvaient s'approvisionner qu'au jour le jour, et seulement dans la proportion de leurs besoins pendant la durée de l'armistice. On y consentait en ce qui concernait Malte et Alexandrie. Cette contre- proposition qui abordait de front la vraie difficulté, força le premier Consul à démasquer son but. Son représentant, M. Otto, se montra disposé à accepter la transaction à l'égard de Malte, mais en stipulant que six frégates pouvant porter environ six mille hommes pourraient entrer dans le port d'Alexandrie sans être visitées, ce qui mit fin à la négociation. Elle avait duré tout le mois de septembre, et avant même qu'elle fût terminée, Malte avait succombé à la suite d'une défense de deux ans qui lit le plus grand honneur au général Vaubois.

Tout n'était pas rompu avec l'Autriche, malgré la déception causée par le désaveu de M. de Saint-Julien ; de part et d'autre on avait résolu de reprendre les pourparlers à Lunéville, et le Premier Consul consentit à une prolongation de l'armistice pour quarante-cinq jours, mais à la condition qu'on lui remettrait les places d'Ulm, de Philipsbourg et d'Ingolstadt.

Cette convention fut signée par Moreau à Hohenlinden, dans le village dont il allait bientôt immortaliser le nom par son plus beau fait d'armes. La chute de M. de Thugut, qui survint vers le même moment, et la nomination de AL de Cobentzel comme plénipotentiaire à Lunéville, semblèrent d'un heureux augure pour la conclusion de la paix. M. de Cobentzel était le négociateur de Campo-Formio ; il avait su se rendre agréable au général Bonaparte La France devait être représentée à Lunéville par Joseph Bonaparte, diplomate des plus médiocres auquel on n'eût jamais songé, si le Premier Consul ne se fût considéré dès lors comme le chef d'une dynastie dont les membres étaient appelés à posséder tous les privilèges du droit de naissance. M. de Cobentzel, qui était le personnage le plus propre à seconder la politique nécessairement dilatoire du cabinet de Vienne, n'arriva à Lunéville qu'à la fin d'octobre ; il n'y trouva pas Joseph et se rendit directement à Paris. Là bien que ses pouvoirs fussent très-réguliers, Talleyrand ne tarda pas à s'apercevoir que le diplomate autrichien ne consentirait à traiter qu'autant que l'Angleterre serait admise au congrès. Bonaparte, auquel il fit part de ce nouveau mécompte, s'emporta contre M. de Cobentzel ; il se livra à son égard à une de ces scènes de violence, qui de- vinrent de plus en plus brutales et fréquentes à mesure que sa puissance grandit : « Si M. de Cobentzel n'avait rien de mieux à nous dire, il n'avait qu'à repartir au plus vite ! » Cependant il ne s'opposa pas à ce que lei conférences fussent entamées à Lunéville, où se rendirent les deux négociateurs. M. de Cobentzel laissa alors entrevoir à Joseph que ses instructions ne lui faisaient pas une nécessité absolue de ne traiter que conjointement avec l'Angleterre, mais il allégua celle de consulter sa cour à ce sujet. Son courrier éprouva de grands obstacles pour arriver à Vienne, et la réponse se fit attendre[10].

Ce moyen de gagner du temps une fois suffisamment exploité, M. de Cobentzel en fit surgir un autre plus fondé : ce fut l'occupation de la Toscane par les troupes françaises. La convention d'Alexandrie avait décidé que la Toscane continuerait à être occupée par l'armée impériale[11]. Ce droit comprenait évidemment celui de lever des milices, car c'est ainsi que pour notre compte nous l'interprétions relativement au Piémont et à la Lombardie ; ce furent pourtant ces levées et le prétendu projet d'un débarquement des Anglais en Toscane[12], qui servirent de prétexte à cette nouvelle invasion, non moins inique que la première. Livourne se vit une seconde fois mise au pillage, et les bâtiments de commerce anglais n'échappèrent pas cette fois au guet-apens dont notre armée se fit l'instrument. Il est presque inutile d'ajouter qu'aucun des motifs allégués alors et depuis n'était sincère ni fondé. Le Premier Consul n'en avait qu'un qu'il n'a jamais avoué : il s'empara de la Toscane parce qu'il voulait l'avoir dans les mains au moment de la paix, afin d'en disposer en faveur du gendre du roi d'Espagne, auquel il l'avait déjà fait offrir.

De tels procédés n'étaient guères propres à accroître la confiance et à faciliter la paix. M. de Cobentzel en tira parti avec les ressources habituelles du verbiage diplomatique, et l'on gagna ainsi la fin de l'armistice (28 novembre 1800). Comme malgré les flots de paroles dépensés de part et d'autre, il n'en restait pas moins établi que l'Autriche ne voulait pas négocier séparément, il fut convenu qu'on en appellerait de nouveau au sort des armes, les négociations restant pendantes à Lunéville, et Moreau reçut l'ordre de recommencer les hostilités.

L'armée de Moreau, depuis trois mois immobile sur l'Inn, avait reçu des renforts qui la portaient à un peu plus de cent mille hommes. Le Premier Consul lui avait en outre donné pour point d'appui un corps d'armée franco-batave, commandé par Augereau, et placé sur le Mein pour contenir les corps francs levés par l'Autriche en Souabe et en Franconie. Cette petite armée d'environ vingt mille hommes, placée trop loin de Moreau pour lui prêter un appui efficace, eût gagné à être réunie à la sienne, car elle pouvait arrêter et arrêta en effet sa marche en avant, et contribua peu à sa sécurité. En Italie, Brune substitué brusquement à Masséna, qu'on priva de son commandement pour des torts d'administration, qui n'étaient alors ni plus ni moins grands qu'ils n'ont été avant et après cette disgrâce singulière, eut sous ses ordres une armée à peu près égale à celle de Moreau. Il était également couvert par une sorte d'arrière-garde excentrique, commandée par Murat, et faisant face à l'Italie centrale et aux Napolitains. Enfin un cinquième corps était placé dans une situation intermédiaire sous les ordres de Macdonald. Ce général occupait le canton des Grisons avec 15 000 hommes, et de là pouvait descendre à volonté en Italie ou en Allemagne par l'un ou l'autre Tyrol. Les Autrichiens avaient à nous opposer des armées en nombre égal, sinon d'égale force. En présence de Moreau, c'était l'archiduc Jean, grand théoricien militaire et admirateur passionné du général Bonaparte, dont il se proposait d'imiter la tactique ; il avait sous ses ordres 80 000 hommes, soutenus d'un côté par un corps de 20 000 soldats, sous Klénau, appuyés de l'autre par Iller, cantonné avec 30 000 hommes dans le Tyrol. Sur le Mincio c'était le maréchal de Bellegarde, avec 90 000 hommes dans de belles positions défensives.

Cette fois encore notre armée d'Allemagne n'a -irait pas été plus favorisée que celle d'Italie, bien qu'il fût plus évident que jamais qu'elle seule pouvait frapper le coup décisif. Mais aujourd'hui Moreau était maitre de ses mouvements, aucun traité ne subordonnait plus son action à celle de l'armée d'Italie, et personne ne pouvait plus le devancer, grâce au pas immense qu'il avait fait en avant dans sa première campagne, l'Inn se trouvant infiniment plus rapproché que le Mincio du cœur de la monarchie autrichienne.

Les deux armées se mirent en mouvement le 28 novembre. La saison était froide et pluvieuse, mais cette circonstance, qu'à l'époque du traité de Campo-Formio Bonaparte avait alléguée comme une raison impérieuse de faire la paix, n'était plus rien aujourd'hui à ses yeux ; et lui qui avait reculé devant le col de Tarvis au mois d'octobre, il exigeait que Macdonald franchît le Splügen en plein décembre. Moreau, jusque-là cantonné sur le plateau qui domine Munich, au-delà de l'Isar, se porta en trois colonnes sur l'Inn, tout à la fois pour éclairer les abords de ce fleuve, d'un accès très-difficile, et pour rejeter sur la rive opposée les avant-postes autrichiens. Fidèle à sa méthode prudente et sûre, il avait détaché le corps de Sainte-Suzanne vers Ingolstadt, pour protéger ses derrières contre Klénau et pour soutenir en cas de besoin l'armée d'Augereau. A son extrême droite le corps de Lecourbe remplissait, quoique plus rapproché, un rôle analogue en le mettant à l'abri de toute attaque de la part de l'armée autrichienne qui occupait le Tyrol. L'armée de Moreau faisait ainsi face à l'Inn sur un parcours d'une quinzaine de lieues ; la droite sous Lecourbe était à Rosenheim, le centre sous Moreau à Wasserbourg, la gauche sous Grenier à Mühldorf.

Selon toutes les probabilités, l'archiduc Jean allait se borner à défendre le passage de l'Inn. Retranché derrière un obstacle naturel d'une aussi grande force, il était presque inexpugnable. Il était difficile de supposer qu'il s'en priverait volontairement pour s'attaquer à un ennemi tel que Moreau ; de là l'étendue que celui-ci avait cru pouvoir donner à son front. Cependant l'invraisemblable était le vrai. L'archiduc, la tête montée par la témérité de la jeunesse et par le succès inouï des audaces du général Bonaparte, avait conçu un plan de campagne des plus bardis qui ne tendait à rien moins qu'à couper l'armée de Moreau. Pour réussir dans un tel plan il ne lui manquait qu'une seule chose, la force de le réaliser, car à vouloir couper un ennemi plus fort que soi, on ne fait que se couper soi-même. L'archiduc avait résolu de passer l'Inn à Braunau au-dessus de nos positions, de franchir ensuite l'Isar lui-même à Landshut et de venir de là se placer à Munich sur notre ligne de retraite. Il aurait pu aller jusqu'au bout de ce plan tant vanté sans compromettre le salut d'une armée si supérieure à la sienne : il n'eût atteint d'autre résultat que de perdre ses propres communications. Au reste il en sentit bientôt lui-même le côté faible, car il y renonça en chemin. Rencontrant notre gauche un peu aventurée aux environs d'Ampfingen, il l'assaillit avec presque toute son armée dans la journée du 1er décembre. Mais le corps de Grenier, bien que surpris par un ennemi plus que double, fut secouru à temps par une division du centre et se rabattit sans avoir été entamé dans la forêt de Hohenlinden qui était placée sur nos derrières. Au centre de cette forêt s'étendait une petite plaine déboisée au milieu de laquelle on voyait le village de Hohenlinden. C'est dans cette position depuis longtemps étudiée par lui, que Moreau fit arrêter le corps de Grenier pour attendre l'archiduc. Il lui adjoignit pour le soutenir de fortes réserves avec une division du centre, et celui-ci, réduit aux divisions Decaen et Richepance, fut placé à Ebersberg, à peu de distance de Hohenlinden. Dans cette position centrale, Moreau était maître de toutes les avenues de la forêt ; il occupait toutes les chaussées qui conduisaient à Munich, les Autrichiens ne pouvaient marcher sur cette ville sans venir déboucher sur son front.

La principale de ces chaussées était celle qui va de Mühldorf à Munich en passant à travers la forêt d'abord par Mattenpoet, puis par Hohenlinden. C'est dans ce long et sombre défilé que le 3 décembre au matin, par une véritable tempête de neige qui aveuglait les soldats, vint s'engouffrer l'archiduc, avec la plus grande partie de son armée, ses cent pièces d'artillerie et tous ses bagages. Ses autres corps durent prendre des chemins de traverse beaucoup moins praticables, ce qui était fait pour nuire à l'exactitude et à l'ensemble de l'opération : Riesch à sa gauche avec douze mille hommes, à sa droite Kienmayer et Baillet-Latour qui devaient s'avancer par Lendorf et Hartofen. Avant même que ces mouvements fussent complétement dessinés, Moreau avait donné l'ordre aux divisions Decaen et Richepance, qui se trouvaient à Ebersberg, de remonter la forêt à mesure que les Autrichiens la descendraient, et une fois parvenus à Mattenpoet par Saint-Christophe, de se rabattre vers Hohenlinden sur les derrières de la colonne principale de l'archiduc. Cette manœuvre simple et hardie comme une inspiration de génie, fut confiée à un homme qui était digne de la comprendre et de l'exécuter ; elle devait décider du succès de la journée.

Il était sept heures et demie du matin lorsque la tête de colonne des Autrichiens parut devant Hohenlinden. Moreau, secondé par Grenier, Ney et Grouchy, se borna à contenir avec vigueur les troupes qui le débordaient afin de donner à Richepance le temps d'opérer son mouvement sur Mattenpoet, et aux Autrichiens celui de s'engager de plus en plus dans la forêt. Il avait déjà repoussé deux attaques successives lorsqu'il vit se produire un mouvement d'hésitation, une sorte de flottement dans la ligne ennemie, signe certain de la présence de Richepance sur les derrières des Autrichiens. 11 forme aussitôt en une masse les divisions de Ney et de Grouchy, puis il les lance dans le défilé où elles pénètrent avec une force et un élan irrésistibles. Ney culbute sur son passage les Autrichiens qui se dispersent dans la forêt au milieu d'un affreux désordre ; il s'enfonce en courant dans le défilé dont on ne cherche plus à lui disputer l'accès, et parvenus à moitié chemin entre Hohenlinden et Mattenpoet, ses soldats poussent un grand cri de joie en reconnaissant ceux de Riche - panse. On se rejoint à travers l'armée ennemie déjà en fuite sur tous les points, on s'embrasse avec ivresse sur ce champ de bataille si glorieusement conquis. Dans son mouvement d'Ebersberg sur Mattenpoet, Richepance, parti avant, Decaen, avait rencontré à mi-chemin le corps de Riesch, mais comprenant la nécessité d'exécuter à tout prix l'opération qui lui était confiée, il avait poursuivi sa route, ne laissant qu'une seule brigade pour tenir tête à Riesch, mais avec la certitude qu'elle serait dégagée par Decaen qui le suivait. Arrivé à Mattenpoet, il rencontra de nouvelles troupes, et sacrifiant tout au but principal, il laissa encore là la moitié de la brigade qui lui restait. C'est donc avec quelques bataillons seulement qu'il put s'avancer dans le défilé où s'était enfoncée la colonne autrichienne, mais il s'y lança tête baissée avec tant d'impétuosité qu'un trouble extrême se répandit aussitôt parmi les troupes surprises par une attaque si imprévue. C'est alors que Moreau en avait aperçu le contre-coup, et que Ney s'était élancé au-devant de Richepance. Se voyant abordés à la fois en tête et en queue dans cet étroit passage, les Autrichiens sont pris d'une effroyable panique ; ils abandonnent canons et bagages pour se jeter à droite et à gauche dans la forêt où nos soldats recueillent les prisonniers par milliers.

A. trois heures, toute cette formidable colonne qui formait le centre et le pivot de l'armée autrichienne était anéantie. C'était le moment où sa droite, formée des corps de Latour et de Kienmayer, ignorant encore le désastre, débouchait bien tardivement sur le champ de bataille, par Burkrain. Elle y fut reçue par deux divisions de Grenier qui attendaient avec impatience le moment d'entrer en action. Ces divisions commandées par Legrand et Bastoul soutinrent intrépidement cette attaque, puis ayant reçu quelques renforts, elles prirent à leur tour l'offensive et culbutèrent l'ennemi en s'emparant d'une partie de son artillerie. Sur notre droite les prévisions de Richepance s'étaient pleinement réalisées : la brigade qu'il avait laissée aux prises avec le corps de Riesch avait été dégagée par Decaen et ce général avait rejeté les Autrichiens sur l'Inn. Nous étions -vainqueurs sur tous les points. Vingt mille hommes tués ou pris, quatre-vingt-dix pièces de canon et d'immenses bagages enlevés à l'ennemi, tels étaient les résultats de cette foudroyante bataille, une des plus belles qui aient été gagnées dans tous les temps, et où nous avions combattu moins de soixante mille hommes contre plus de soixante-dix. Les combinaisons de Moreau avaient été pleines de simplicité et de grandeur, il avait tout prévu, paré d'avarice à toutes les surprises possibles ; son calme, son tact, sa fermeté dans l'action avaient montré en lui un génie militaire qui grandissait tous les jours ; Ney avait été admirable d'ardeur, Richepance avait déployé dans l'exécution de la manœuvre qui lui avait été confiée un élan, une intelligence incomparables ; chefs et soldats, en un mot, s'étaient montrés à la hauteur d'une des plus grandes journées de notre histoire militaire ; mais plus belle que tous ces résultats et que tous ces faits d'armes était la noble flamme qui brilla ce jour-là dans notre vieille armée du Rhin I Ces effusions patriotiques, ces embrassements fraternels sur le champ de bataille, cette modestie du chef s'oubliant lui-même pour partager sa gloire à ses camarades, cette célébration de la victoire au nom de la paix et de la liberté, c'étaient déjà des mœurs d'une autre époque, et on ne les revit plus dans nos armées. Hohenlinden est la dernière de nos victoires républicaines.

Napoléon a écrit sur cette bataille des appréciations auxquelles on ne sait quel nom donner. Si le mot de jalousie, que les contemporains n'ont pas hésité à prononcer à cette occasion, doit être retiré sous prétexte qu'il avait le droit de n'être jaloux de personne, on ne peut nier du moins que ses critiques n'aient été dictées par la haine la plus misérable et la plus mesquine. L'homme que l'Europe lui avait si longtemps donné pour rival, et que sa double campagne de 1800 met au rang des plus illustres capitaines, est traité par lui comme le dernier des écoliers ; sa victoire est un pur effet du hasard, et ses combinaisons sont bien inférieures à celles de l'archiduc Jean. Il a eu tort de laisser en arrière le corps de Sainte-Suzanne, qui surveillait Klénau, tort de laisser sur sa droite le corps de Lecourbe, qui surveillait les débouchés du Tyrol où se trouvait une armée de trente ou quarante mille hommes ; mais il a eu tort surtout de vaincre avec tant d'éclat, c'est là ce que son antagoniste ne lui pardonne pas. Que parle-t-on de la manœuvre ordonnée à Richepance ? Cela n'est pas, et d'ailleurs, cela eût été contraire à toutes les règles ! Richepance avait pour but d'empêcher les Autrichiens d'entrer dans la forêt, nullement de tomber sur leurs derrières ; son désespoir et son imprudence ont fait le reste ! Ainsi le modeste et consciencieux Moreau aurait menti à la face de toute l'armée en s'attribuant dans son rapport au ministre de la guerre (en date du 3 décembre) l'ordre donné à Richepance et à Decaen de « déboucher par Saint-Christophe sur Mattenpoet et de tomber avec vigueur sur les derrières de l'attaque autrichienne. » Lui si attentif à faire valoir ses frères d'armes, il aurait volé sa part de gloire à Richepance qui n'a jamais songé à s'en plaindre. L'accusation est sans doute d'un homme de génie, mais elle est d'une âme singulièrement petite, et, du haut de son dédaigneux silence, Moreau dépasse ici de toute la tête celui dont la haine eût voulu effacer jusqu'au souvenir de ses grandes actions. Au reste, l'ordre existe ; ceux mêmes qui ne font que répéter en l'amplifiant la leçon de l'écrivain de Sainte-Hélène sont forcés d'en convenir. L'ordre adressé à Richepance lui prescrivait de se porter d'Ebersberg à Mattenpoet par Saint-Christophe, et de « combattre l'ennemi après son débouché décidé sur Hohenlindent[13]. » On se rabat sur ce que cette instruction était « pas assez précise et trop peu détaillée, » comme si un ordre pour une marche de deux lieues avait besoin de si grands détails, comme si tout l'ordre ne consistait pas à indiquer la direction à prendre et le but de la manœuvre, comme si enfin une indication plus minutieuse n'eût pas précisément compromis le succès de la manœuvre en gênant la marche de Richepance par des prescriptions trop étroites, en l'exposant à sacrifier le principal à l'accessoire et à arriver trop tard à Mattenpoet. A ces atténuations puériles des copistes, on préfère encore les attaques envenimées du maître, sur les sentiments duquel il est du moins impossible de se méprendre. En vain dira-t-on que ces appréciations ont été écrites sous l'impression des démêlés ultérieurs de. Bonaparte avec Moreau ; un homme dont le témoignage n'est pas suspect à l'égard de Bonaparte, Savary, atteste que dès Marengo, il attaquait avec une extrême vivacité tous les actes de Moreau et l'accusait bien étrangement d'avoir fait manquer la paix. Bonaparte haïssait Moreau depuis l'opposition qu'il avait rencontrée en lui au sujet de son plan de campagne et depuis la désapprobation que Moreau avait laissé percer au sujet des mesures qui avaient suivi le 18 brumaire. Mais il croyait devoir encore dissimuler ces sentiments, et lorsqu'il eut à annoncer la victoire de Hohenlinden au Corps législatif, il s'exprima en des termes bien différents de ceux de ses conversations privées et de ses mémoires. « Cette victoire, dit-il, a retenti dans toute l'Europe ; elle sera comptée par l'histoire au nombre des plus belles journées qui aient illustré la valeur française » (2 janvier 1800). Et à Moreau lui-même, il écrivait au sujet de ces mêmes manœuvres qui lui semblaient si ineptes, « je ne vous dis pas tout l'intérêt que j'ai pris à vos belles et savantes manœuvres, vous vous êtes encore surpassé dans cette campagne. D On peut être rassuré sur sa propre gloire quand on force ses ennemis à se donner à eux-mêmes de pareils démentis.

Après le coup qui venait de la frapper, l'armée autrichienne était hors d'état d'arrêter Moreau. 11 franchit sous ses yeux l'Inn, l'Alza, la Salza, l'Ens, la battit en détail dans plusieurs rencontres successives, lui prit son artillerie et plusieurs milliers de prisonniers, et quinze jours après la bataille de Hohenlinden il était à près de quatre-vingts lieues de là et presqu'aux portes de Vienne. L'archiduc Charles qui avait repris à son frère le commandement des troupes de l'empire, demanda un armistice. Les lieutenants de Moreau le pressaient d'entrer à Vienne et tout semblait l'y convier ; c'était le couronnement naturel de sa victoire ; l'éclat en eût été centuplé aux yeux du vulgaire qu'on ne prend que par ces grossières apparences, et il y avait quelqu'un à Paris qu'un tel triomphe eût fait mourir de dépit. Mais Moreau savait le corps d'Augereau compromis, il n'avait plus de nouvelles de l'armée d'Italie, enfin ses soldats étaient exténués par ces marches rapides dans une saison si rigoureuse, et il mettait sa gloire à ce que l'on ne pût pas lui reprocher d'avoir versé inutilement même le sang d'un seul soldat. Peut-être est-il regrettable pour la cause qu'il n'avait pas cessé de servir, malgré l'erreur d'un moment, qu'il n'ait pas eu un peu de ce charlatanisme qui était devenu nécessaire à quiconque voulait agir fortement sur ses contemporains ; mais à coup sûr cela est regrettable pour sa renommée, car personne ni alors ni depuis ne lui tint compte d'une abnégation si rare et si supérieure à la vanité des triomphateurs.

L'armistice fut signé à Steyer le 25 décembre et. Augereau se trouva ainsi dégagé de la fâcheuse situation dans laquelle il se trouvait. Pendant ce temps, l'armée d'Italie avait à son tour commencé ses opérations sur le Mincio ; mais dirigée avec mollesse par un chef peu fait pour un si grand commandement, elle ne remporta que des avantages peu décisifs et uniquement dus à l'assurance des soldats et des lieutenants de Brune. Il ne tint pas à lui que le combat de Pozzolo ne fût un véritable désastre pour son armée. Cependant il réussit à traverser le Mincio et l'Adige : il était arrivé à la hauteur de Trente, où il devait opérer sa jonction avec Macdonald, lorsque la nouvelle de l'armistice vint le dispenser de donner de plus grandes preuves d'incapacité. Macdonald se trouvait au rendez-vous avec l'armée des Grisons : il avait livré peu de combats, mais il avait fait un miracle auprès duquel le passage du Saint-Bernard n'était qu'un jeu d'enfant ; il avait franchi le Splügen au cœur du mois de décembre. Ayant reçu du Premier Consul une injonction péremptoire de marcher fondée sur cet aphorisme très-risqué « que partout où deux hommes pouvaient mettre le pied une armée pouvait passer ; » il avait conduit ses quinze mille hommes à travers des montagnes de glace où l'avalanche lui avait enlevé des escadrons entiers. Après de grandes souffrances, il était parvenu à les amener dans le Tyrol à travers la Valteline ; mais ces exploits obscurs n'attirèrent pas les regards de l'Europe, et personne ne songea cette fois à citer Annibal.

Pendant que la guerre, ce négociateur souverain, faisait son œuvre, Joseph et M. de Cobentzel étaient restés en tête à tête à Lunéville, attendant que la force des choses eût prononcé. Après l'armistice de Steyer ils reprirent les pourparlers pour la paix. Mais le Premier Consul, voulant dès le début leur imprimer une marche rapide, intervint dans le débat par une manifestation qui engageait sa politique et ne lui permettait pas de revenir en arrière. Dans son message du 2 janvier 1801 au Corps législatif, après avoir proposé à l'assemblée de décréter que les armées avaient bien mérité de la patrie, il déclara que la paix ne pouvait être conclue qu'à la condition que la France eût le Rhin et que l'Autriche se contentât de l'Adige. Cet ultimatum signifié d'une façon si choquante préjugeait la question discutée en ce moment à Lunéville : M. de Cobentzel s'en plaignit avec raison, mais il n'en défendit pas moins pied à pied et successivement l'Oglio, la Chiesa, le Mincio et enfin l'Adige avec toutes les ressources du plus habile capitaine. Cependant il fallut se soumettre à la nécessité, et le 15 janvier il accepta la limite de l'Adige[14] à condition que la Toscane serait rendue au grand-duc ou qu'on lui céderait les légations comme équivalent, ce que Talleyrand avait formellement accepté dès le 9 janvier[15]. Il ne restait plus qu'à se mettre d'accord relativement aux indemnités à donner aux princes dépossédés sur le Rhin ; Cobentzel insistait pour qu'on en finît immédiatement, et l'on était sur le point de signer, lorsque Joseph reçut l'ordre de ralentir les négociations. Un revirement aussi complet que brusque s'était opéré dans les exigences du Premier Consul. Ce nouveau coup de surprise vint prouver à M. de Cobentzel que ses secrètes appréhensions n'étaient que trop justifiées et connaissait bien son ancien antagoniste de Campo-Formio. Une lettre de Talleyrand (à la date du 24 janvier) venait de prescrire à Joseph un programme tout nouveau et beaucoup plus défavorable à l'Autriche que tout ce qui avait précédé. Cette puissance devait maintenant renoncer pour toujours à la Toscane et sans aucune indemnité ; elle devait en outre indemniser les princes dépossédés sur la rive gauche du Rhin aux dépens des princes ecclésiastiques, en stipulant au nom de l'Empire germanique.

Ces exigences n'étaient fondées sur aucun grief nouveau imputable à l'Autriche : elles n'avaient d'autre cause que la reconstitution de l'ancienne ligue des Neutres sous les auspices de la Russie, et la rupture de Paul fer avec l'Angleterre qui lui refusait l'île de Malte, siège indispensable de sa grande maîtrise. La Prusse étant entrée dans la ligue, et Paul étant de plus en plus irrité contre la Cour de Vienne, l'Autriche se trouvait maintenant isolée sur le continent et à la merci du vainqueur. Talleyrand ne crut pas nécessaire de prendre la peine de dissimuler la cause du revirement ; il alléguait dans sa lettre du 211 janvier l'état « de nos nouvelles relations avec la Russie et les sentiments connus de la Prusse, ces deux puissances manifestant un intérêt égal à ce que l'Empereur ne soit pas trop puissant en Italie ; » mais Joseph, qui, en sa qualité de diplomate novice, avait la faiblesse de tenir à la parole donnée éprouva vis-à-vis de son collègue de mortels embarras ; il s'efforça de convaincre le Premier Consul de la nécessité d'indemniser le grand-duc, il lui rappela les promesses solennelles qu'il avait faites à cet égard et Er vous savez, lui écrivait-il naïvement, que je ne l'ai pas fait de ma tête, j'en avais l'ordre précis » (29 janvier 1801). Tout fut inutile, il reçut l'intimation de ne pas céder. Et M. de Cobentzel faisant attendre sa soumission â un tel abus de la force, Talleyrand le menaça de nouveau de la Russie encore plus que de nos armées : « Telle est l'animosité de l'Empereur de Russie, écrivait-il, qu'il pourrait bien entrer dans ses vues de rendre à l'État vénitien son ancienne organisation » (6 février 1801).

Ces arguments furent enfin les plus forts et la paix fut signée. Le traité de Lunéville n'était guère qu'une seconde édition de celui de Campo-Formio, sauf en ce qui concernait la Toscane, érigée en royaume en faveur du jeune infant de Parme. Il consacrait la servitude de Venise sous l'Autriche et la conquête de la haute Italie pour la France, conquête déguisée encore, mais non pour longtemps, sous le nom de république Cisalpine. Enfin il laissait entre les deux parties contractantes quelque chose de plus que le regret de ce que l'une d'elles avait perdu : il laissait le souvenir d'une sorte de guet-apens diplomatique. Malgré la grandeur et l'éclat de nos succès, il n'y avait donc là en réalité qu'une paix sur le papier.

 

 

 



[1] Voir entre autres sur ce point les Mémoires de Miot, le confident de Joseph, ceux de Rœderer et le Journal de Stanislas Girardin.

[2] Lafayette, Mes rapports avec le Premier Consul.

[3] Bonaparte à Carnot, 24 juillet 1800.

[4] Mémoires de Rœderer.

[5] On en trouve le texte dans l'Histoire des négociations relatives au traité de Lunéville, par M. Du Casse.

[6] Les étrangers ont été plus justes. Robert Wilson qui a pour ainsi dire écrit sous la dictée de l'armée anglaise d'Égypte a rendu un magnifique hommage à la noblesse et à l'élévation de caractère de Kléber : History of the British expedition to Egypt. 1803.

[7] A Kléber, 19 avril 1800.

[8] Aux consuls, 15 mai 1800.

[9] M. Thiers dit : Dix mille soldats, ce qui ne l'empêche pas de soutenir en même temps que l'armée en comptait alors 28.000, dont vingt-deux mille combattants au moins. (Histoire du Consulat : Héliopolis.) Où donc se trouvaient les douze mille absents ?

[10] Joseph à Talleyrand, 15 novembre 1800.

[11] Napoléon a écrit que « dans la convention d'Alexandrie il n'avait pas été question de la Toscane », or l'article 3 de cette convention était ainsi conçu : « L'armée de S. M. L occupera également la Toscane et Ancône. »

[12] M. Thiers parle de ce projet comme s'il y croyait. Napoléon qui l'a allégué le premier comme gouvernant, n'y croyait pas comme historien : « L'armistice, dit-il, ne permit pas aux Anglais d'opérer leur débarquement puisque cela serait devenu une cause certaine de rupture. » (Mémoires.)

[13] Mémorial du dépôt de la guerre, tome IV.

[14] Joseph à Talleyrand, 15 janvier 1801.

[15] Talleyrand à Joseph, 9 janvier.