L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE XIX. — DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. - LES RÉFORMES DE JOSEPH II ET DE PIERRE-LÉOPOLD.

 

 

La France peut le dire avec orgueil, il fut un jour où toutes les nations se reconnurent en elle et la proclamèrent leur reine qu'elle n'oublie jamais à qui elle dut cet honneur ! L'indomptable ennemie de notre prépondérance, l'Europe des ligues et des coalitions, se réveilla un matin française par les mœurs, par les idées et presque par le langage. Ce que n'avait pu faire Louis XIV à l'apogée de sa force avec ses capitaines et ses armées et trente ans de victoires, l'attrait irrésistible et sacré du génie et du bien l'avait réalisé en un moment par un nouveau genre de conquête où le vaincu s'enrichissait des trésors du vainqueur. Et qu'on ne se méprenne pas sur le sens de cette sympathie puissante et soudaine que les peuples manifestèrent avec tant d'unanimité pour la France du dix-huitième siècle. Il n'y eut là ni engouement, ni entrainement de mode ou de cosmopolitisme, ni même surprise d'admiration t ce fut un mouvement logique, raisonné, réfléchi. Ce qu'ils aimèrent et acclamèrent en elle à ce moment suprême, ce sont leurs propres sentiments et leurs propres idées. Ils l'applaudirent comme une assemblée applaudit l'orateur qui a le mieux interprété sa pensée. Image exacte et vraie ! Dans ce grand congrès des peuples qu'on nomme l'humanité, chaque nation a la parole à son tour, et, quand cette heure a sonné pour elle, on le reconnait bien vite à la solennité inaccoutumée de ses actes, à la hauteur de ses vues et au silence que le monde fait autour d'elle. Elle porte dans toutes ses entreprises la conscience d'une responsabilité plus grande, et cc sentiment leur communique un caractère frappant de généralité, de grandeur et de désintéressement. Elle fait l'ouvre de tous. Ainsi l'Italie au moyen âge, l'Allemagne au seizième siècle, l'Angleterre à la fin du dix-septième, avaient été tour à tour en possession de ce rôle glorieux. Au dix-huitième, il échut en partage a la France.

Est-ce à dire que, pendant toute la période dont je viens de retracer l'histoire intellectuelle, ces nations soient restées inactives et aient remis un seul instant en des mains étrangères le soin de leurs destinées ? Nullement. Elles avaient simultanément accompli, dans la mesure de leurs forces et sous des formes en rapport avec leurs traditions et les ressources de leur génie propre, un travail identique de pensée et de d'action ; seulement la traduction la plus exacte et la plus éloquente de leurs vœux et de leurs aspirations, c'étaient les penseurs français qui l'avaient donnée. En plusieurs pays même, ce double travail s'opéra je ne dirai pas dans l'esprit des masses (car ces deux mots sont devenus irréconciliables), mais dans cette élite intelligente et généreuse qui fait l'opinion, longtemps avant de rencontrer des interprètes dignes de lui. Je n'en veux pour preuve que la popularité dont les écrivains français y jouirent si promptement. Le plus souvent ces interprètes ne surgissent que fort tard, de sorte qu'a voir la conformité de leurs idées avec celles de la philosophie qui avait prévalu en France, on les prendrait volontiers pour d'habiles plagiaires ; mais ce qui établit péremptoirement la sincérité de leur inspiration, sinon l'originalité de leurs théories, c'est que la plupart d'entre eux, — Kant et les philosophes écossais, par exemple, — prirent la plume avec une arrière-pensée d'hostilité contre la philosophie du dix-huitième siècle et n'en subirent le joug que malgré eux, comme ce prophète qui, venu pour maudire Israël, s'en retourna en le bénissant.

Il serait fastidieux de dresser ici la liste des adhésions que la nouvelle philosophie trouva en Europe. Cet inventaire ne nous donnerait que des luttes et des idées que nous connaissons déjà. Mais, avant de jeter un coup d'œil rapide sur les premiers essais de réalisation qui y furent tentés, je tiens à constater, contre un préjugé fort répandu et jusqu'à un certain point mutité, que les deux mouvements philosophiques que je viens de mentionner et qui ferment le dix-huitième siècle, loin d'être en contradiction avec leur prédécesseur, n'en sont que le reflet et le prolongement.

Née et développée au sein d'un pays qui, depuis le voyage de Montesquieu et de Voltaire, vivait avec la France dans une intime et constante communion d'idées, contenue par le génie pratique du peuple anglais et les tendances toutes positives que les beaux travaux historiques de Hume et de Gibbon, ceux des publicistes leurs contemporains et la féconde agitation des luttes parlementaires avaient imprimée à la pensée philosophique de leur patrie, l'école écossaise s'annonça avec des prétentions moins bruyantes que ce qu'on a nommé la philosophie allemande ; mais elle n'en fut pas moins l'expression d'un sentiment de réaction très-marqué contre les négations du dix-huitième siècle au sujet de l'idée métaphysique. Or, sans vouloir entrer ici dans des développements qui ne sont pas mon objet, quel est le sens général des théories de cette école estimable et consciencieuse dans le cercle un peu étroit où elle les a volontairement circonscrites ? N'a-t-elle pas déclaré insolubles tous les problèmes relatifs à la nature de Pieu et de l'âme, c'est-à-dire les questions qui faisaient autrefois le fonds invariable de toute métaphysique ? N'a-t-elle pas substitué la psychologie, c'est-à-dire l'étude des phénomènes de l'âme à la vaine et folle exploration des causes premières, et les sévères et prudentes méthodes de l'observation aux chimériques illusions de la fantaisie ? Et n'est-ce pas là aussi l'intention et l'idée que nous avons relevées à chaque pas chez tons les penseurs du siècle ? Le dogmatisme des Écossais aboutit donc et sans qu'ils s'en doutent au même résultat final que le prétendu scepticisme de Voltaire. A force de vouloir affermir l'édifice par l'élimination de tous ses éléments de mine, ils le démontent pièce à pièce et n'en laissent rien subsister. Nous avons débarrassé, ont-ils dit, la métaphysique de ses hypothèses. Soit. Mais, les hypothèses supprimées, qu'est-il resté ?

Il y a bien plus de grandeur, de puissance et d'universalité, quoique moins de sagesse et de rigueur, à coup sûr, dans le mouvement philosophique qui s'accomplit en Allemagne vers la même époque et sous la même inspiration,. Mais ici l'accord est tellement évident, qu'on a peine a s'expliquer qu'on ait pu un seul instant le mettre en opposition avec ce que le monde nommait alors les idées françaises, ou seulement l'en séparer. Des susceptibilités d'école ou de nationalité ne peuvent rien contre un fait la seille originalité de la philosophie kantienne consista dans sa forme et sa méthode ; nous verrons si ce fut un honneur pour elle. Toutes ses données générales, toutes ses conclusions, tous ses principes vraiment pratiques, et c'est par là seulement que vaut un système, avaient été formulés avant son apparition, de même qu'ils ont survécu à son naufrage.

En 1781 vivait obscurément à Kœnigsberg, au fond de la Prusse, un professeur de philosophie. Bonnet inoffensif de caractère, quoique bizarre d'humeur, réglé dans ses habitudes comme un mécanisme d'horlogerie, d'une pureté de mœurs immaculée, toujours isole, toujours absorbé dans la contemplation du monde intérieur, il n'avait eu ni enfance, ni jeunesse, ni âge mûr ; on doute même s'il eut on sexe. Il était né dans sa robe de docteur, et ne l'avait jamais dépouillée un seul instant ; il n'était jamais sorti de sa ville natale ; pourtant il croyait à la réalité du monde extérieur, nous assure un de ses disciples, mais sans en être bien certain et par un acte de foi seulement. Il était tellement esclave de ses monomanies, tellement troublé par tout accident nouveau et imprévu dans sa vie, qu'un jour un bouton sur lequel il avait l'habitude de fixer les yeux en faisant son cours, manquant à l'habit d'un de ses élèves, il balbutia et s'arrêta court. Cet ange de candeur se nommait Emmanuel Kant. C'est le père de la philosophie allemande.

Sans vouloir faire de ce court aperçu biographique une fin de non-recevoir contre les systèmes de ce philosophe célèbre, il est permis d'en diagnostiquer d'avance leur direction, sinon leur portée future, d'en tirer pour ainsi dire leur horoscope. Ils pourront former de fort belles théories, spéculatives, des dénombrements inconnus de catégories et d'antinomies, des nomenclatures nouvelles et savantes, une magnifique architecture de démonstrations et de raisonnements, de tout enfin, excepté de la philosophie dans le sens pratique que l'esprit moderne a imposé n ce mot ; car, pour faire un philosophe, il faut un homme. Nihil a me humani alienum puto, cette sublime devise est surtout nécessaire à ceux qui prennent la nature humaine pour étude et pour texte, parce que c'est en eux-mêmes qu'ils doivent la chercher. Or, quelle que soit mon admiration pour le génie de Kant, il m'est impossible de la reconnaître en lui. Il n'eut de l'humanité ni les passions, ni les mœurs, ni l'expérience, ni les agitations, ni les joies, ni les douleurs. Il éleva un mur entre lui et le reste des hommes. Il est venu parmi eux et ne les a pas compris. C'est un être au-dessus ou au-dessous d'eux, un phénomène psychologique, — un pur esprit enfin, si l'on veut ; — ce n'est pas un homme ; — la nature humaine est un livre fermé pour lui. Si cela explique les prédilections de Kant et de l'esprit allemand en général pour les abstractions pures, et leur fécondité sans rivale dans ce genre de création, cela explique aussi leur impuissance et leur stérilité dans la sphère des réalités. Kant passa sa vie à mettre au monde le criticisme, c'est-à-dire une méthode très-savante, très-scabreuse, inintelligible quelquefois, belle et grandiose pourtant dans son ensemble et ses développements généraux ; mais il n'ajouta pas une vérité à l'héritage que ses devanciers lui avaient transmis, et le jour oh il dut conclure, car il faut toujours finir par là, quel que soit le plaisir qu'on éprouve à construire des méthodes, — ce jour-là, dis-je, il se trouva que ses conclusions étaient identiques à celles que la philosophie française avait proclamées quelque vingt ans avant lui ; mais elle y était arrivée de plein saut, avec la furie proverbiale du caractère national et les seules ailes de la raison, sans transcendantalisme, sans concepts à priori, sans arguments in baralipton, sans objectif ni subjectif, l'étourdie et la mal apprise ! De plus, ses oracles avaient été promulgues au milieu des tempêtes, en des livres éloquents et passionnés comme des hymnes, rayonnants de clarté comme la lumière elle-même, par des penseurs en qui on sentait battre des cœurs d'hommes. La froide muse des élucubrations germaniques proscrivit l'éloquence et la clarté comme une superfluité dangereuse, et donna aux vérités déjà vieilles, dont elle se faisait l'écho, une couleur scolastique, un ton pédantesque, qui en aurait pour toujours dévalé le monde, si le monde ne les réa déjà adoptées avec amour.

Nous avons déjà signalé souvent la constante tendance du dix-huitième siècle depuis Dayle et Locke à attaquer l'intolérance religieuse dans son dernier et plus solide fondement, c'est-à-dire dans les prétentions de la métaphysique à la certitude ; Kant ne procède pas autrement, et conclut comme eux, mais sans y mettre la même perversité d'intention ; il n'a pas l'humeur si militante. Il refuse à la métaphysique le titre de science, parce qu'elle n'a pas de certitude objective. Voltaire aurait dit plus intelligiblement : Parce qu'elle n'a pas pour elle le contrôle et la confirmation de l'expérience. Mais Voltaire ne l'a pas dit ; car il savait bien que la morale, non plus, n'a pas cette confirmation, ce qui ne l'empêche nullement d'être la plus infaillible dos sciences. Il n'avait garde de la mettre, comme Kant, sur la même ligne que les rêves de la métaphysique. La nuance introduite par Kant est donc toute à son désavantage. Poursuivons cette comparaison instructive : la philosophie française avait nommé les idées métaphysiques des hypothèses, Kant les nomme des postulats : deux noms, même chose. Ce qu'elle avait nommé idées innées, il le nomme concepts à priori ; — ce qu'elle avait nommé idées de progrès, il le nomme eudémonisme ; — ce qu'elle Avait nommé idéal, il le nomme schématisme. Il emprunte à Locke le point de départ même du criticisme et son doute raisonné sur la nature de l'âme humaine ; — a Rousseau, son déisme sentimental, sa théorie de la souveraineté du peuple et sa définition du droit ; — à Montesquieu, sa théorie de la séparation des pouvoirs ; — à l'abbé de Saint-Pierre, ses idées sur la paix perpétuelle ; — à tous, leur foi sereine et inébranlable en la tolérance, et la liberté. Mais j'oublie que ce trésor ne s'emprunte pas plus que ne s'emprunte une grande âme. En un mot, il arrive, par des procédés différents, par des chemins détournés, plus longs et plus pénibles, sans être plus sûrs, et par une nomenclature aussi étrange que nouvelle, à tous les résultats généraux du dix-huitième siècle.

Est-ce à dire qu'on doive compter Kant parmi les soldats de la ligue antichrétienne ? Oui, par le sens général et les conséquences dernières de sa doctrine, mais nullement pur ses intentions, qui furent toujours pacifiques et conciliantes à l'excès. Kant ne serait pas Allemand si, comme son aient Leibnitz, il n'avait pas cherché à réconcilier les deux sœurs, qui, de temps immémorial, faisaient si mauvais ménage s la foi et la saison. Il s'y efforça de la meilleure foi du monde. Il faut lire ce singulier traité de paix pour avoir une idée de la bonhomie et de la candeur de ce grand esprit fourvoyé dans notre monde pervers. Il y met une ressource d'inventions et une souplesse d'interprétation qui auraient bien dû désarmer les deux partis et les amener à un embrassement final et universel, Quoi ! leur dit-il, l'Ecriture annonce un bon et un mauvais principesmais la raison aussi : l'homme si est-il pas porté à la fois au bien et au mal ? C'est la grâce d'un côté et satan de l'autre. — Elle annonce un péché originel ; mais toute action mauvaise ne peut-elle pas être considérée comme faisant sortir l'homme de l'état d'innocence ?Elle annonce un homme Dieu ; mais qui ne recousait en lui ce type idéal, cet homme parfait, ce λογος, ce Verbe vrai fils de Dieu dont nous portons l'image en nous comme un éternel modèle ? Une question pourtant le trouble visiblement et met sa diplomatie à une rude épreuve, la question des miracles. La raison les repousse ; mais comment les rejeter ? Il se tire de là par une transaction curieuse entre ses répugnances et son désir de contenter tout le monde. On conçoit, dit-il, qu'une religion toute morale (le christianisme) qui vient remplacer une religion toute de cérémonie (le judaïsme), établie par des miracles, soit établie elle-même de la même manière ; mais, une fois établie, elle doit se soutenir par sa propre vérité. On peut admettre les miracles en théorie et pour le passé, mais non en pratique et pour le présent.

Qui pourrait hésiter, je le demande, entre ces décisions équivoques et peu sincères, où se révèlent les incertitudes d'un régent de collège qui tremble pour sa place, et les négations franches, hautaines et résolues des disciples de Voltaire ? Il poursuit ainsi, étendant ces pauvres dogmes disloqués sur le lit sanglant de Procuste pour les rallonger ou les raccourcir, selon les besoins de sa cause, jusqu'à ce qu'il leur donne le coup de grâce, par cette phrase qui surgit a l'improviste vers la fin de son livre : Tout ce que, indépendamment d'une vie honnête, l'homme croit pouvoir offrir à Dieu pour se le rendre favorable, constitue un faux culte, ce qui fait de la morale la seule religion légitime. Ainsi se venge la philosophie en reprenant possession de son disciple au moment même où il vient de trahir sa cause.

Les disciples de Kant renchérirent encore sur les abstractions de leur maitre et renièrent avec sa méthode leur plus sûre sauvegarde. Nous n'avons pas à les suivre dans les pays étranges et fantastiques où ils entraînèrent les esprits, au mépris des sages avis de Jacobi, l'apôtre du bon sens et du sentiment, et de Herder, le prophète de l'idée de progrès ; mais ce que l'avenir ne leur pardonnera pas, c'est d'avoir tué à ce point tout instinct pratique dans ce grand et noble peuple allemand, qu'il n'a minore ni patrie ni institutions qui lui soient propres. Vivant dans les nuages, conversant avec les intelligences célestes, ils ne touchèrent terre qu'a de rares intervalles et pour y apporter, en style d'oracle, des quintessences indiscernables, dont je donnerai une faible idée en citant le principe de toute philosophie, tel que le donne Fichte :

1° A=A donne le moi. Le moi se pose lui-même.

2° Au moi est opposé le non-moi.

3° Le moi mie non-moi sont poses tous deux parle moi et dans le moi comme se limita nt réciproquement ; de telle sorte que la réalité de l'un détruit en partie la réalité de l'autre.

4° Dans le moi, j'oppose as moi divisible un non-moi divisible.

Nulle philosophie ne peut aller au delà de cette connaissance ; mais ce n'est qu'en remontant jusque-là qu'elle devient science de la science, et c'est de là que tout le système de l'esprit humain doit se déduire.

Ô vérité ! clarté divine et bienfaisante, joie, consolation et récompense du génie de l'homme en ses durs labeurs, est-ce donc une chimère que nous adorons en toi ? Non ! ce brouillard ténébreux, humide et malsain n'est pas, Dieu merci, le ciel de l'intelligence humaine. La philosophie allemande aurait déjà eu son Rabelais, si ce n'était pas un châtiment assez humiliant pour elle que de n'avoir apporté au monde aucun principe nouveau et d'être morte un beau matin de la main même de ses enfants, au milieu de l'indifférence générale.

Kant n'en restera pas moins, sans contestation, sa plus haute personnification. Il domine de la tête tous ses successeurs, qui le tenaient pourtant pour un bien petit génie, — car le transcendantalisme de leur vanité dépasse encore le transcendantalisme de leurs idées. Il confirme les arrêts de ses illustres devanciers comme un dernier témoin dont la déposition ne saurait être suspecte ni de partialité ni d'artifice. Mais il n'ajoute rien à leur œuvre, et n'est vraiment grand que par ce qu'il tient d'eux. Jean-Paul, qui ne marchandait pas ses louanges, a dit de lui qu'il était non pas une simple lumière, mais tout un système solaire ; — système solaire avec des rayons empruntés, lumière sans chaleur. Philosophes allemands, souvenez-vous de Luther, un vrai soleil qui embrasa le monde ! Eloquent, inspiré, héritier du génie mâle, clair, et précis de la race latine, il ne connaissait ni l'objectif ni le subjectif ; mais il invoquait un dogme vivant, la liberté, et les peuples le suivirent !

Mais si l'Allemagne n'a pas eu la gloire de donner au monde la philosophie du dix-huitième siècle, cette terre classique du rêve a eu, par la plus étrange des invraisemblances historiques, l'honneur d'en fournir le premier réalisateur sérieux — car je ne regarde pas comme une réalisation les soupers philosophiques de Frédéric ni les dîners de tolérance de Catherine —, et, chose plus invraisemblable encore, cet homme fut un empereur. J'ai nommé Joseph II. Disons, avant d'aller plus loin, que son entreprise, loin de donner un démenti au jugement sévère que nous avons porté sur le caractère and-positif de ses compatriotes, ne l'ail que lui donner plus de force, puisqu'elle échoua devant leur mauvaise volonté.

A quelque point de rue qu'on apprécie la vie et les actes de Joseph II, il est impossible de lui refuser l'estime et la sympathie, et de ne pas reconnaitre en lui une des plus nobles et des plus curieuses physionomies du passé. La générosité y domine, sinon la grandeur. Il voulut toujours le bien, s'il ne sut pas toujours le faire. Il porta sur le trône, au milieu d'une société corrompue, les mœurs austères d'un stoïcien. Enfin on ne l'étudie pas sans l'aimer. Le partage de la Pologne pèse justement sur sa mémoire. — Mais s'il fut un crime chez Frédéric, chez Catherine et chez Marie-Thérèse, il ne fut chez Joseph qu'une erreur de jugement. Cette ombre fâcheuse s'évanouit devant la pureté et l'unité de sa vie, et on l'oublie tout à fait en lisant la touchante histoire de ses malheurs, qui est aussi celle de ses vertus. Joseph avait quarante ans lorsque sa mère mourut. Empereur de nom depuis seize ans, et condamné par elle l'inaction la plus absolue, il avait grandi sous celte tutelle ombrageuse et défiante, et n'avait eu jusque-là aucune des réalités du pouvoir. Mais l'activité naturelle de son esprit s'était développée en raison même de l'insignifiance du rôle qu'on lui avait imposé pour la comprimer. Repoussée des limites du présent, elle s'élança dans l'avenir et le remplit de magnifiques créations. Le projet lui tint lieu de l'action. La virilité de son caractère et de son âge, systématiquement contrariée dans ses plus légitimes aspirations, réagit contre ce gouvernement de femme, imposant à l'extérieur à cause de l'élan national qui en avait fait la force et la consécration ; mais, à l'intérieur, plein des petitesses et des mesquineries inévitables de la politique féminine, asservi aux caprices du directeur et aux coups d'État du confessionnal. Témoin mécontent mais contenu par le respect, il se prit à reconstituer de fond en comble, dans sa pensée, l'héritage maternel et l'Allemagne elle-même. Un rival redoutable se dressait devant lui, le vieux Frédéric, l'ennemi et le spoliateur de sa maison. N'espérant pas le surpasser dans la guerre, Joseph se promettait bien de l'effacer dans la paix. Il étudiait sa vie, il en relevait, avec une jalouse ironie et une secrète joie, les faiblesses et les inconséquences. Il tournait en ridicule ses manies littéraires, et s'étonnait qu'un roi pot trouver le temps de tourner un madrigal. Durant les longs voyages qui furent le prélude et le noviciat forcé de son élévation à l'empire, il avait médité et approfondi l'histoire et les institutions de tous les peuples de l'Europe. Quant aux principes de la philosophie nouvelle, ils lui étaient depuis longtemps familiers. Il aime vos ouvrages et les lit autant qu'il peut, écrivait Frédéric à Voltaire dès 1770. Enfin il méprisait les hommes ; — excellente disposition pour les gouverner, lorsque toutefois elle ne se rencontre pas dans une nature perverse.

Le lendemain de son avènement, parut l'édit de tolérance, programme dit règne nouveau. En voici le point de départ et la pensée mère, telle qu'il l'explique lui-même dans une confidence intime

A M. Van-Swieten. — Jusqu'à ce jour, la religion protestante avait été opprimée dans mes États, et ceux qui la professent étaient regardés comme des étrangers. — Les droits civiques, le droit de propriété, les dignités, les honneurs, tout enfin leur était interdit. Mais, depuis le commencement de mon règne, je me suis proposé d'orner mon diadème de l'amour de tout mon peuple et de suivre des principes de gouvernement généreux et justes. J'ai publié, à cet effet, les lois de tolérance et brisé le joug qui pesait sur eux. Le fanatisme ne doit plus être connu dans mes États que par le mépris auquel je le voue. Personne ne pourra plus être persécuté pour sa croyance, et chacun sera libre de ne pas reconnaitre la religion de l'État si sa conviction s'y oppose. L'intolérance est donc bannie de mon empire, heureux qu'elle n'y ait pas fait des victimes comme Calas et Sirven.

... La tolérance est l'effet de la propagation des lumières qui s'étendent maintenant sur toute l'Europe. Elle est basée sur la philosophie, et de grands hommes en sont les fondateurs... c'est elle seule que les gouvernements doivent suivre, etc.

Est-il besoin d'indiquer ici la source de ces sentiments et de ces idées, et avons-nous fait autre chose jusqu'à présent que d'en suivre l'origine et les développements ? Que la race de Nonotte et de Fréron réserve donc pour d'autres l'honneur de ses injures et de ses malédictions, car ce n'est point Joseph qui a inventé le joséphisme !

Bientôt les édits se succédèrent avec une telle rapidité qu'il faut renoncer à en donner une énumération détaillée. Voici les plus importants Institution du mariage civil, attribution aux es hues des dispenses pour le mariage, suppression de plus de deux mille couvents de moines voués à la vie contemplative, — affranchissement des ordres monastiques du joug des généraux résidant à lionne, attribution à l'empereur de la nomination aux bénéfices, — défense d'envoyer de l'argent à Rome pour l'absolution des cas réservés, — abolition du serment prêté au pape par les évêques, etc.

Et la réforme politique marchait de front avec la réforme religieuse ; — il proclamait la liberté de la presse, abolissait le servage et la peine de mort, et annonçait de loin, par des mesures significatives, l'égalité des citoyens devant la loi. Le Prater, réservé jusque-là aux plaisirs aristocratiques, s'ouvrit indistinctement pour tout le monde ; et comme on s'en étonnait : Eh ! messieurs, dit Joseph, si j'avais la manie de ne vouloir vivre qu'avec unes égaux, il ne me resterait qu'à m'enfermer dans le caveau de mes ancêtres.

.... Utiles et bienfaisantes dans leur principe, ces réformes devinrent odieuses et funestes dans l'application. Il faut dire pourquoi.

S'il est un lieu commun, usé, banal et vulgaire, c'est le reproche traditionnel qui se reproduit immanquablement toutes les fois qu'il s'agit de juger l'œuvre de Joseph. Ses réformes ont été, répète-t-on, trop radicales et trop destructives. Ce que l'avenir leur reprochera, c'est précisément de ne ravoir pas été assez, c'est d'avoir trop voulu conserver. Elles échouèrent parce qu'elles ne furent que des demi-mesures. En matière religieuse, on affirme ou on nie ; — il n'y pas de moyen terme possible. Un gouvernement peut détruire, séparer ; — il n'a ni le droit ni le pouvoir de réformer. Il peut se poser en ami ou en puissance neutre ; jamais en législateur. La réforme n'appartient qu'au pouvoir ecclésiastique, parce qu'il est seul reconnu par les consciences. L'illusion de Joseph ne fut pas de s'affranchir du joug de la papauté, mais de se substituer lui-même au pape et de s'en attribuer tous les droits. Aussi, commencée au nom de la liberté, sa réforme dût-elle s'effectuer par les voies de la tyrannie. Ses sujets pouvaient bien voir eu lui un ennemi de Rome, mais non un juge de la foi. Une seps-lion absolue de l'Église et de l'État eût été peut-être prématurée ; mais elle eût, certes, beaucoup moins choqué les esprits que cette immixtion violente, oppressive, tracassière dans les mille détails de la croyance et du dogme.

Ainsi, parmi les lois sans nombre qu'il improvisait au courant de la plume avec une sorte d'impatience et d'activité fébrile, fruit de sa longue inaction forcée et de sa jeunesse sacrifiée, on rencontre avec surprise des règlements sur la révision et la correction des livres de piété, — sur des variantes à introduire dans les chants d'Église, sur lés processions, les pèlerinages et cent autres cérémonies insignifiantes. Il créait des évêchés nouveaux, faisait déshabiller des madones trop richement ornées a son gré odeur imposait un costume plus simple ; il organisait des confréries d'amour du prochain, digne pendant du tribunal des mœurs et de la commission de chasteté institués par sa mère. Ajoutez a cela qu'il était aussi prompt à défaire un projet qu'a le former. Cet esprit de minutie, de vexation, de mobilité, ôtait à ses reformes le premier, le plus indispensable caractère de la loi : l'impersonnalité. Les peuples permettent trop souvent, surtout dans leurs jours de découragement, aux souverains d'identifier leur personne avec la loi ; mais c'est à la condition tacite, et tôt ou tard sanctionnée par de terribles leçons, que le souverain s'effacera dans la loi, et non que la loi disparaitra dans le souverain. Or on sentait partout dans l'œuvre de Joseph, la présence d'une volonté inquiète, incertaine, changeante et pourtant despotique. L'opinion s'irrita. L'homme est ainsi fait, surtout dans les monarchies, qu'il tient à ses préjugés bien plus qu'à ses lois. Esclave en toute chose, il veut être libre au moins dans le choix de sa superstition. Chassée de la politique, la liberté se réfugie dans la conscience ; et plus ce sentiment d'indépendance, noble et respectable en lui-même, a fait de concessions sur tout autre terrain, plus il acquiert de ressort, d'énergie et de susceptibilité dans ce dernier refuge. Rendez à l'État, par une mesure générale, les biens de l'Église qui lui appartiennent, on désapprouvera peut-être, les intéressés seuls s'agiteront. Mais forcez un prêtre à enterrer un mort, ou faites enlever de sa niche un saint de bois vermoulu, et vous entendrez s'élever autour de vous le rugissement de la superstition populaire. Dans le premier cas, il n'y avait qu'une question d'argent ; dans le second, il y a une question de liberté. Par lu séparation complète de l'Église et de l'État, Joseph eût laissé les préjugés populaires libres dans leur sphère, sans les irriter mal û propos par de puériles taquineries. Il ne le fit pas et s'en repentit.

Cependant Rome ne pouvait voir d'un œil indiffèrent des innovations qui allaient lui ravir une source importante de ses revenus, et briser les faibles et derniers liens qui retenaient autour d'elle les peuples incertains. Pie VI, le successeur de Ganganelli, pontife aimable, éloquent, habile, — trop habile peut-être dans une situation où un grand caractère eût été la plus profonde des habiletés, et un cœur droit la plus sûre des sauvegardes, — épuisa en pure perte toutes les ressources de sa rhétorique et toutes les démonstrations du plus beau désespoir. Joseph répondit a ses remontrances par un laconisme ironique et une froideur désespérante. A défaut d'une obstination invincible, seul dédain polir ceux qu'il nommait a les souverains académiciens a l'eût suffisamment prémuni contre les séductions oratoires de l'honnête Braschi. Il annonça très-haut qu'il ne changerait rien à ses plans, et au besoin saurait se passer du consentement de l'évêque de Rome. Devant cette extrémité, le pape, toujours plein de confiance dans l'infaillibilité et le charme irrésistible de ses homélies, confiance entretenue, sinon justifiée, par l'enthousiasme des populations méridionales, — se résolut à frapper un coup décisif. Il alla, nouveau Léon, chercher dans son camp cet autre Attila, comptant bien comme lui dompter ce cœur rebelle. Sa marche fut une ovation continuelle. Il s'avança au milieu d'une haie vivante formée sur son passage. Joseph vint au-devant de lui et le reçut avec la grâce et la courtoisie d'un souverain du siècle des élégances. Vienne les vit ensemble, unis et souriants, — logés dans le même palais, — sortant aux mêmes heures, — vivant, en un mot, dans une intimité de tous les instants, qui se traduisait chez le pape par une tendresse toute paternelle, et chez l'empereur par des égards délicats et respectueux. Mais Joseph fut inflexible et ne fit pas une concession. En traversant les rues au bruit flatteur des acclamations d'un peuple prosterné, Braschi pouvait lire sur tous les murs les édits affichés comme pour attester par un sanglant démenti l'inanité de ses triomphes. Il n'obtint pas même la consolation sollicitée avec instance de faire rayer le culte juif de la catégorie des religions tolérées. Son voyage était de ces démarches dont le fâcheux éclat ne peut être justifié que par le succès. Il fut généralement blâmé. L'Église n'en retira d'autre fruit qu'une humiliation mal déguisée sous l'artifice d'une pompe vaine et d'hommages menteurs.

Un amer désenchantement empoisonna les dernières années de Joseph. Ses plans les mieux conçus avortèrent, — ses meilleures intentions furent calomniées, — son autorité fut méconnue, — son nom fut maudit ; — ses peuples se soulevèrent ; et devant ce déchaînement universel il dut courber la tête et signer la révocation de ses édits de la même main qui les avait promulgués. Son trône ne le préserva pas du sort commun des réformateurs. Comme eux il connut les retours de la popularité, et comme eux il but la ciguë. Sa tentative sera un éternel monument de la stérilité des réformes par l'arbitraire. De toutes ses erreurs, la plus fatale fut de croire qu'il pouvait se passer impunément de tout intermédiaire entre son peuple et lui, et de supposer qu'il en devinerait tous les besoins par une sorte d'intuition ou de grâce d'état. Orles législateurs, quelque grands qu'ils soient par le génie et par le cœur, ne réussissent qu'autant qu'ils sont l'expression, l'organe, fidèle des idées, des besoins, des préjugés même des nations qu'ils sont appelés à régir. Égarés par la vanité, ils s'imaginent parfois être l'objet d'un culte désintéressé : — ils se trompent ; — ce qu'elles adorent en eux, c'est elles-mêmes. Aussitôt qu'elles ne se reconnaissent plus dans ce miroir vivant, elles le brisent. Et sans cette communication intime et constante entre le souverain et la nation  que des institutions libres peuvent seules entretenir, celui-ci n'est plus qu'un Œdipe désarmé devant un Sphinx sans pitié. Malheur à lui en ne devine pas ! Joseph ne prit jamais conseil que de lui-même. La convocation des notables et celle des états généraux en France lui parurent un non-sens politique. Une mesure analogue aurait seule pu consolider son œuvre. Mais il ne devait jamais comprendre que les voies du despotisme. Une guerre malheureuse, qui faillit amener une seconde fois les Tures sous les murs de Vienne, et plus encore l'insurrection triomphante dans les Pays-Bas, achevèrent d'abattre cette âme découragée. Gand pris a été mon agonie, et Bruxelles abandonné ma mort, s'écriait-il douloureusement. Il mourut, en effet, tué avant l'âge par le chagrin et le dégoût des hommes, choisissant pour épitaphe ce mot désespéré qui résume sa vie : Ci git Joseph II, à qui rien ne réussit.

Tous les reproches qu'on a formulés avec raison contre les reformes de Joseph II peuvent s'adresser, par les mêmes motifs, à celles que son frère Pierre-Léopold essaya, sans être plus heureux que lui, de réaliser en Toscane. Nées de la même inspiration, elles eurent le même sort. Le premier tort de Léopold fut d'imposer à son peuple des institutions au lieu de les lui proposer et de des lui soumettre. Le second, et de beaucoup le plus grave, fut, une fois sa résolution prise, de faire les choses a demi et de subir par là tous les inconvénients de son entreprise, sans en recueillir un seul bénéfice. Tyrannique, violent dans les petites choses, il fut timide dans les grandes. Comme son frère, il crut faire une révolution religieuse en déshabillant des madones. Étrange aveuglement ! cet ennemi de Rome choisit un évêque pour ministre, et cet évêque fut un janséniste. On voit d'avance quelles minuties puériles, quelles controverses misérables et quelles batailles lilliputiennes remplacèrent les promesses du programme. Acclimater le jansénisme en Italie ! une aussi singulière aberration ne pouvait naître que dans la tête d'un despote. Heureusement le génie des peuples est plus fort que les coups d'État. Les sombres théories du jansénisme auront toujours contre elles, en Italie, un ennemi avec lequel il faut compter, même dans les querelles théologiques ; cet ennemi, c'est le soleil. Scipion de Ricci était un Hollandais égaré en Italie. Cœur austère et droit, mais tête étroite ; instrument docile et passif de ses coreligionnaires de France, il n'avait aucun des prestiges propres à séduire les imaginations méridionales ; à plus forte raison, ne pouvait-il lutter contre les grands souvenirs et les chères images qu'évoquait, dans toute âme italienne, le nom seul de la papauté. Sa petite église fut dispersée au bruit des sifflets, et, premier promoteur de ces réformes maladroites, il en fut aussi la première victime.

Les innovations de Léopold en matière civile et politique furent plus heureuses. Si elles ne survécurent qu'en partie à la triste réaction qui suivit son règne, elles furent du moins accueillies avec faveur à leur apparition. On a ainsi le spectacle contradictoire, en apparence, d'une révolution religieuse qui avorte et d'une révolution sociale qui réussit, et cela malgré la communauté de leur origine, car l'une et l'autre appartiennent au mouvement philosophique qui venait de s'accomplir en France. Cette différence, s digne d'attention, tient à ce que la première fut une improvisation soudaine, capricieuse, mal conçue, plus mal exécutée, sans racine dans les esprits ni dans les mœurs de l'Italie d'alors, une surprise et une violence du despotisme, en un mot, et que la seconde sortit des entrailles même de la nation, et fut, quoique d'importation française, appelée et préparée par la remarquable école des publicistes qui firent croire, pour un instant, à une prochaine renaissance de l'Italie vers la fin du dix-huitième siècle.

La pensée s'arrête avec bonheur sur la brillante et trop courte époque où, oubliant leurs antipathies et leurs rancunes pour se donner la main par-dessus les Alpes, et n'ayant plus d'autre objet de rivalité qu'une mutuelle ambition d'élever et d'agrandir l'esprit humain, ces deux grandes nations, l'Italie et la France, mirent pour ainsi dire en commun leur génie, leurs travaux et leurs espérances. Fille de la philosophie française, l'école italienne ne se faisait pas encore gloire de rougir de sa mère, mais elle lui rendait à la fois ses visites et ses bienfaits. L'immortel Beccaria nous apportait son glorieux livre Des délits et des peines, qui supprima la torture et introduisit la morale dans les lois criminelles ; le charmant abbé Galiani, ses Dialogues sur le commerce des blés, son Discours sur les monnaies, et, mieux que cela, les ressources merveilleuses de son esprit original et investigateur. Pierre et Alexandre Veri, Filangieri, Marin Pagano, nobles et généreuses intelligences, égalaient souvent leurs malices dans les lettres et la politique, les surpassaient dans la science du droit et de l'économie politique. A Naples, à Florence, à Milan surtout, sous la mémorable administration du comte de Firmian, le Mécène de cet âge d'or, s'élevaient aux frais de l'État des chaires de droit et d'économie politique, véritables tribunes où des voix éloquentes popularisaient les principes de la doctrine nouvelle. Une correspondance active et étendue reliait ces foyers de lumière à leur centre commun, Paris, et fondait la sainte fraternité des intelligences, En peu de temps l'influence de ces hommes d'élite opéra un changement véritable sur les esprits, et j'ose dire que ce n'est pas une petite gloire pour eux d'avoir pu le faire dans un pays où régnaient les mœurs étranges que noua révèlent les Memorie inutili de l'inimitable Carlo Gozzi. Pierre-Léopold écrivit pour ainsi dire sous leur dictée sa réforme politique, et c'est ce qui la fit réussir.

Mais, dans ce concert, dans celle unanimité de vœux et de tendances que nous venons de signaler entre les philosophies française et italienne, une lacune importante aura sans doute frappé tous les yeux. On cherche en vain dans cette dernière l'équivalent de la lutte qui vient de remplir le dix-huitième siècle. La guerre anti-catholique qui, en France, a été la préface et le point de départ de la doctrine nouvelle, il n'en a pas été question un seul instant en Italie. A quoi attribuer un tel oubli ou plutôt use si flagrante contradiction ? Est-ce chez ses penseurs un scrupule de croyance ? Nullement, leur correspondance nous l'atteste ; ils n'ont la plupart pas d'autre religion que leurs amis les encyclopédistes. Est-ce imprévoyance ? est-ce crainte ? est-ce respect pour cette vieille superstition nationale qui fait de la Rome des papes une héritière de la Rome des empereurs et voit en elle le symbole de l'antique royauté de l'Italie ? On ne sait. Toujours est-il que, faute de cette base logique et nécessaire, un jour vint où, d'un bout de l'Italie à l'autre, leur œuvre s'écroula aux cris de Vive la Madone !

Depuis longtemps déjà un homme avait hautement protesté contre l'union intellectuelle de la France et de l'Italie au dix-huitième siècle ; cet homme est Alfieri. Mais il n'est pas jusqu'à cette noble et légitime protestation qui n'en attestât la salutaire influence en annonçant par sa violence même une résurrection prochaine. Alfieri est pour moi la poésie, italienne reprenant conscience de son individualité perdue et secouant le joug humiliant de l'imitation étrangère. A l'antipathie du poète vint se joindre plus tard la noble indignation du citoyen, trop bien justifiée malheureusement par les excès de la conquête. Que ce soit là l'excuse des colères moins respectables de l'aristocrate contre l'esprit d'égalité qui animait la jeune démocratie française, et qu'on lui pardonne les ridicules exagérations du Micogallo en faveur de son ode sur la prise de la Bastille. Mais si la haine d'Alfieri fut légitime dans son principe, si c'est avec justice qu'elle a pu dicter à Foscolo les imprécations sublimes du patriotisme trompé, érigée en système, en signe d'affranchissement, en parti pris de repousser, les yeux fermés, toute idée qui n'aura pas son acte de naissance en Italie, telle en un mot qu'une école-plus moderne a voulu la transformer, elle n'est plus qu'un sentiment étroit et faux que le bon sens repousse. Salutaire et glorieux dans la sphère de l'art, l'exclusivisme d'Alfieri transporté dans la philosophie n'est plus qu'une sorte de douane ridicule et impuissante, parce que, si les formes et les expressions du beau sont et doivent être aussi variées que les génies des nations elles-mêmes, celles du vrai sont essentiellement unes, fixes, immuables. Un peuple, quel qu'il soit, ne se sépare pas impunément de la communion du genre humain. L'Italie a assez de fois sauvé le monde pour que le monde la sauve à son tour ; longtemps encore il sera son débiteur.

Du reste, en acceptant dans leur conséquence pratique, c'est-à-dire, en dernière analyse, dans la séparation absolue du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, les négations religieuses du dix-huitième siècle, l'Italie n'aurait fait que rester fidèle à ses propres traditions et aux vœux des plus grands de ses fils, d'Arnaud de Brescia, de Dante, de Pétrarque, de Savonarole, de Machiavel, de Jordano Bruno, de tous ceux, en un mot, qui ont porté vivante dans leurs cœurs l'image de cette noble patrie du genre humain, et ont souffert de ses douleurs. Sa servitude ne finira qu'avec l'illusion fatale qui, depuis si longtemps, la tient enchaînée à un cadavre. De là tant d'agitations stériles, tant de révoltes impuissantes, tant d'espérances trompées, tant de beaux génies consumés par leur propre flamme, perdus dans les tristes limbes du désespoir. C'est en Italie seulement que pouvait se produire, dans l'âge moderne, la doctrine désespérée qui fait de la résignation et du découragement la première et presque la seule vertu des peuples ; vertu de moines, bonne pour qui veut mourir et non pour qui doit vivre ; plainte de cygne blessé, échappée au doux et mélancolique Pellico.

Hélas ! qui nous donnera une langue philosophique ? s'écrie quelque part Giacomo Leopardi dans une de ces admirables et douloureuses confidences où son génie s'épanchait en même temps que son cœur dans le sein de l'amitié. Ô poète ! tu as mis ce jour-là, sans t'en douter, le doigt sur la plaie saignante de la patrie. Ce qui lui manque, en effet, c'est une philosophie ; car le jour où elle en aura une, sa langue philosophique sera toute trouvée. Alors aussi elle aura retrouvé sa conscience et son unité ; non pas seulement cette unité politique et administrative, qui souvent n'est qu'un mensonge, mais cette unité intellectuelle, et morale appelée à grands cris et pendant tant de siècles par les Guelfes comme par les Gibelins ; qui fait de la multitude une seule âme ; plus encore, une seule idée, et d'un peuple, un homme, un soldat de Dieu, comme dit Shakespeare.

Mais il est déjà permis de le prédire, les déplorables et funestes dissentiments, fondés d'ailleurs sur de généreuses colères, qui ont fait repousser à l'Italie une communion d'idées devenues le patrimoine du monde entier et dont elle seule, par un orgueil mal entendu, n'a pas voulu recueillir les bienfaits, touchent à leur fin. Un jour nouveau se lève pour elle. Il faut qu'elle consente à cette seconde invasion des barbares[1], puisque c'est ainsi qu'un de ses enfants a qualifié les idées françaises, et qu'elle reçoive Voltaire après Attila. N'est-ce pas une invasion de barbares qui lui a donné le christianisme, si longtemps sa seule gloire ? Il faut surtout qu'elle abandonne les illusions puériles, les rêves de je ne sais quelle restauration d'une royauté impossible dont on a flatté son espérance aux dépens de sa dignité[2]. Le peuple-roi désormais c'est l'humanité. Ne lui dites donc pas : Italiani ricordatevi che siete nati principi, car elle s'est trop longtemps contentée de cette vaine consolation et de cette chimérique gloire. Mais dites-lui Italie, souviens-toi que tu es esclave. Memento quia pulvis es. Sa résurrection est à ce prix.

 

 

 



[1] Gioberti, del primato d'Italia.

[2] Gioberti, del primato d'Italia. L'abbé Gioberti, qui est non pas un grand philosophe, mais un spirituel et charmant écrivain, et qui a été le principal organe de cette double méprise, est revenu, du reste, vers le fin de sa vie, de sa confiance illimitée dans le papauté. Dans le Rinnoteamento, il lui refuse le pouvoir de ressusciter l'Italie, parce que, dit-il, la fiducia spenta non più rinasce.

Cette raison n'est sans doute pas la bonne ; mais un prêtre pouvait-il la trouver ?