Revenons. L'Émile avait à peine été publié, que, malgré la protection déclarée de Malesherbes, du prince de Conti, du maréchal du Luxembourg, auprès duquel il vivait à Montmorency, Rousseau fut décrété de prise de corps par le parlement, et dut prendre le chemin de l'exil sous peine de compromettre son hôte. Il se dirigea vers la Suisse, sa patrie, où l'attendait une épreuve plus amère encore neuf jours après l'acte du parlement, le conseil de Genève rendit un décret tout pareil et fit brûler le livre. En même temps un cri général s'éleva coutre l'infortuné, avec une fureur qui offre peu d'exemples. Les gazettes donnèrent, comme de raison, le signal. Il y a là une race trois fois lâche et infâme, qui vit de la curée que ses maîtres lui font, et toujours en quête d'une proie nouvelle ; elle s'acharna sur le banni. Le continuateur du Journal de Trévoux le compara à un loup ; comparaison d'une vérité cruelle, non quant à Rousseau, mais quant aux limiers avides qui le traquaient. Malheur aux hommes qui tombent ! — Beaumont, archevêque de Paris, eut l'inexcusable faiblesse de se joindre à ces insulteurs subalternes pour accabler un ennemi à terre, et s'attira de la part du lion blessé cette terrible réponse qui est peut-être la plus éloquente récrimination que les outrages de la fortune aient arrachée à une âme fière. Rousseau fut peu défendu par ses anciens amis, que d'injustes attaques avaient à jamais éloignés de lui. On est heureux, toutefois, d'avoir à faire une exception en faveur de d'Alembert, qu'il a calomnié et qui plaida toujours sa cause ; d'après quoi il paraîtrait infiniment probable et mente avéré, malgré la critique fantaisiste, que ce géomètre avait un cœur. Les infortunes de Rousseau ne tirent qu'irriter ses défiances et son délire. Sa conduite avec l'unie serait odieuse si la folie polluait l'être. Jusque-là il avait en, de temps A autre, des révélations, des éclairs de raison qui l'arrêtaient tout à coup, plein de doute et d'horreur, au milieu de ses plus sombres hallucinations. Ces lueurs devaient être les dernières : Je ne sais, écrivait-il un jour, quel aveuglement, quelle sombre humeur inspirée dans la solitude par un mal affreux, m'a fait inventer, pour en noircir la vie et l'honneur d'autrui, ce tissu d'horreurs dont le soupçon, changé dans mon esprit prévenu presque en certitude, n'a pas été déguisé mieux à d'autres qu'a vous. Je sens pourtant que la source de cette folie ne fut jamais dans mon cœur. Le délire de la douleur m'a fait perdre la raison avant la vie. En faisant des actions de méchant, je n'étais qu'un insensé. Ô navrante confession ! agonie digne d'une éternelle pitié ! Ses derniers malheurs obscurcirent pour jamais cette belle intelligence qui, par une singularité unique peut-être, resta d'une lucidité parfaite en tout ce qui ne se rapportait pas à ses griefs imaginaires et à ses disgrâces personnelles, comme si la destinée eût craint de priver le monde des bienfaits de son génie, et eût voulu qu'il fût seul à souffrir de ses coups. Diderot poursuivait, malgré les interdictions, l'achèvement de sa gigantesque entreprise. Tout en reconnaissant les glorieux services de l'Encyclopédie et en proclamant sa nécessité, ou regrettera toujours involontairement qu'elle l'école dramatique moderne qui relève de lui. Ses admirables salons, où l'enthousiasme du beau et une étonnante sûreté d'instinct le guident plus infailliblement que toutes les vaines théories de l'esthétique, imprimèrent à l'art une heureuse impulsion qui, si elle ne le fit pas sortir immédiatement des voies funestes où il se perdait, éleva du moins ses tendances et prépara de loin la rénovation dont nous avons en tous les bénéfices sans en avoir eu la pénible initiation. Qui pourrait faire la part de ce qui revient à Diderot dans Chardin, Falconnet, Vernet, Houdon, et surtout dans Creuse, dont les tragédies bourgeoises ont un si frappant rapport de parenté avec les drames de son Aristarque ? De même, qui pourrait dire ce qui revient à Rousseau dans les tableaux de David et des mitres de la période révolutionnaire ? Le Serment des Horaces et Léonidas aux Thermopyles ne vous semblent-ils pas la traduction exacte de ces pages véhémentes de Rousseau sur la vertu romaine et spartiate, qui retrempèrent dans l'héroïsme antique les frêles générations du règne de Louis XV, et firent les hommes de fer qui vainquirent l'Europe ? L'art et la littérature : deux images d'un seul objet. L'art devait reprendre une nouvelle vie au contact de la grande commotion ; mais, pendant tout le cours du siècle, il languit comme la littérature elle-même. On est allé chercher bien loin, ce semble, la cause de celle décadence momentanée et tout accidentelle. L'art et la littérature vivent surtout de sentiment et d'imagination ; le dix-huitième siècle vécut de science et d'analyse, la lutte philosophique absorba tentes ses forces intellectuelles. Les hommes d'imagination se firent les soldats de la pensée ; témoin Diderot. La philosophie y trouva la farce et la victoire ; mais l'art et la littérature en furent nécessairement amoindris. Toutefois, dans leur abaissement même, ils ne cessèrent pas un instant de refléter les mêmes passions et les mêmes goûts, comme c'est leur destinée. A côté de Watteau, de Pater, de Lancret, de Vien, de Natoire, de Boucher, de Vanloo, mettez les poiles Chaulieu, Gentil-Bernard, Dorat, Gresset, Piron, Bernis, Boufflers, Florian c'est le même esprit, la même élégance, la même galanterie et la même gréer, lorsqu'ils s'élèvent jusqu'a la grène. Loin de m'éloigner de mon sujet, cette digression m'y ramène. L'art de cette époque manque presque absolument trident, de grandeur et de caractère, parce que, n'étant déjà plus inspiré par l'esprit ancien, il ne l'est pas encore par l'esprit nouveau ; mais combien, malgré cet état crépusculaire, il contraste violemment avec. l'art catholique du moyen âge, ou seulement avec les austères conceptions de Lesueur ? C'est une négation qui vient s'ajouter aux antres. Avez-vous jamais aperçu dans quelque musée un tableau de piété, une sainte famille, par exemple, signée d'un nom même célèbre du dix-huitième siècle ? C'est un lamentable spectacle ; la plus franche parodie, la plus burlesque caricature inspirerait un sentiment moins pénible que cette interprétation guindée et pleine de contre-sens criants : la Madone est une Vénus-Pompadour qui a l'œil allumé et trois pouces de fard sur la joue ; le Bambin est un Cupidon joufflu auquel il ne manque que son are et ses flèches ; et dans l'air bleu se balancent, en guise de chérubins, les amours effrontés de l'Embarquement à Cythère. Il n'y manque pas même ces petits clochers de fantaisie que Watteau sème dans tous ses lointains. Je pourrais poisser plus loin cette rapide investigation sur les tendances nouvelles de l'art, et dire que la musique elle-même n'y reste point étrangère, puisqu'elle déserte l'église pour le théâtre, et que la musique dramatique ne date vraiment que du dix-huitième siècle, mais il ne faut pas vouloir trop prouver. Ainsi la philosophie n'est plus chrétienne ; l'art et la littérature, sans avoir encore trouvé leur voie nouvelle, ne sont plus chrétiens. Que dis-je ? cette inspiration chrétienne, vous la chercherez en vain dans la chaire elle-même et dans les livres que l'on écrit au nom du Christ. Et je ne parle plus ici des libelles des misérables écrivains que j'ai justement flétris, mais des travaux consciencieux d'un petit nombre d'hommes estimables, au premier rang desquels il faut placer l'honnête Bergier et l'abbé Guénée. Il manque à leurs écrits ce souffle ardent et cette onction évangélique qui sont l'âme même du génie chrétien. La flamme sacrée n'est jamais descendue sur leurs fronts ; leur pensée n'est jamais portée devant Dieu sur les ailes de l'extase ; leur rhétorique se meut pesamment et lentement, comme une machine savante et compliquée ; la vie est absente ; ils ne sont pas émus et n'émeuvent pas. Et on éprouve la même déception à ne prendre leurs apologies que comme œuvre de raisonnement. Peut-être sont-ils convaincus ; mais, à coup sûr, ils ne convainquent pas. Ils sont, dans toutes les questions générales, d'une insoutenable faiblesse, sans compter que souvent ils prêtent à l'Église des maximes et des justifications qu'elle n'eût point avouées en d'autres temps. La réponse de Bergier à l'Émile, sa réfutation de l'Antiquité dévoilée et du Dictionnaire philosophique sont autant d'aveux d'impuissance, oh la pauvreté du fond est de temps en temps rachetée par une critique de détail habilement saisie, mais trop bruyamment exploitée. Quand il rencontre une petite inexactitude historique, il la fête comme un butin inespéré. On peut en dire autant de Guénée, qui, toutefois, est plus incisif et plus mordant : il se sauve par le détail. Mais le mot par lequel l'histoire résumera ce débat sera celui-ci : Ils n'ont pas répondu ! Ce mot fatal, on peut l'écrire dés aujourd'hui au frontispice de l'œuvre des apologistes de la religion chrétienne. Ils n'ont pas répondu ! Il me reste pourtant à raconter leur dernière réponse. Voltaire avait à peine obtenu la réhabilitation de Calas, après quatre années de démarches et d'efforts pendant lesquelles il ne lui était pas, disait-il, échappé un sourire qu'il ne se le fût reproché comme un crime ; il venait à peine de prendre en main la cause de Sirven, qu'une autre victime du fanatisme vint frapper à sa porte et demander justice à cette voix vengeresse : c'était le chevalier d'Étallonde de Morival. Dans la nuit du 9 août 1765, un crucifix, placé sur un pont d'Abbeville, fut mutilé par des inconnus. Le lendemain grande rumeur. L'évêque d'Amiens se transporte sur les lieux avec son clergé ; on y célèbre en grande pompe les cérémonies expiatoires propres à apaiser le Dieu irrité. Puis, les esprits étant suffisamment exaltés, on publie des monitoires pour arriver à la découverte du coupable. On nommait ainsi une injonction, adressée aux fidèles par le juge ecclésiastique, d'avoir à révéler, sous peine de damnation éternelle, tout ce qu'ils savaient sur un fait donné. Cette enquête odieuse et conçue de manière à perdre sûrement les accusés les plus innocents, parce qu'elle fait appel à des cerveaux troublés et à des imaginations malades, n'amena aucun éclaircissement sur le fait principal. L'auteur en demeura inconnu ; mais il fut constaté que quelques jeunes gens, ou, pour mieux dire, quelques enfants des plus nobles familles de la ville, entre autres le chevalier de la Barre et son ami d'Étallonde, s'étaient permis, dans différentes circonstances, des étourderies irrévérencieuses envers le culte catholique. Ce n'était pas l'objet de l'enquête, mais on sautait à tout prix un exemple ; en conséquence, et sur la déposition ou plutôt sur les commérages des âmes dévotes de l'endroit, les juges d'Abbeville les déclarèrent : Véhémentement soupçonnés d'avoir mutilé le crucifix ; Atteints et convaincus : D'avoir passé à vingt-cinq pas devant la procession du Saint-Sacrement sans ôter leur chapeau ; D'avoir proféré des blasphèmes contre Dieu, la Vierge Marie, les saints et saintes ; D'avoir chanté quelques chansons de corps de garde et entre autres l'ode à Priape, dont l'auteur, Piron, jouissait en ce moment même d'une pension sur la cassette du roi ; D'avoir profané le signe de la croix ; D'avoir rendu des marques d'adoration à des livres impies ; Et les condamnèrent : A avoir le poing coupé, puis la langue arrachée, puis la tête tranchée et le corps réduit en cendres. Et, pour qu'on ne se méprit point sur le sens de est horrible holocauste, on ordonna que dans le même bûcher seraient jetés, comme complices de leur crime, le Dictionnaire philosophique et d'autres ouvrages de la philosophie nouvelle. D'Étallonde avait pris la fuite ; le chevalier de la Barre paya pour tous : il marcha au supplice fier et impassible, et le subit avec une fermeté qui ne se démentit pas un seul instant. Il était âgé de dix-huit ans. Ceci se passait vingt trois ans avant la prise de la Bastille. Crime isolé, dira-t-on, dont les juges d'Abbeville sont seuls responsables. Crime de tous ! tous les pouvoirs d'alors y trempèrent : le parlement de Paris examina la procédure, la jugea bonne et régulière et confirma la sentence ; les parlements de province applaudirent ; le clergé bénit le bâcher ; le ministère se tut ; la royauté refusa la grâce, grâce ardemment sollicitée, s'il en fût ! Ce sang devait retomber sur ta race, ô roi louis XV le Bien-Aimé ! Une stupéfaction universelle, qui bientôt fit place à l'horreur, accueillit la nouvelle de cet assassinat judiciaire. Les philosophes le ressentirent comme un coup qui leur était destiné et que le hasard seul avait détourné de leurs têtes. C'était eux qu'on avait frappés dans de la Barre : Mon cœur est flétri ! écrivait Voltaire. Quoi ! c'est là ce peuple si doux, si léger et si gai ! Arlequins, anthropophages ! je ne veux plus entendre parler de vous. Courez du bûcher au bal, et de la Grève à l'Opéra-Comique : rouez Calas, pendez Sirven, brûlez cinq pauvres jeunes gens qu'il fallait mettre six mois à Saint-Lazare ; je ne veux pas respirer le même air que vous. Il adressa d'Étallonde au roi de Prusse, qui en fit nu excellent officier ; puis il revint plus que jamais à son projet favori de fonder dans un pays libre, à Clèves, par exemple, une colonie de penseurs indépendants, un centre de lumières d'où les doctrines philosophiques auraient rayonné sur le monde. Il pressa vivement Diderot de se dérober à la persécution en acceptant l'asile qu'il lui offrait : On ne peut s'empêcher d'écrire à Socrate, lui dit-il, quand les Mélitus et les Anitus se baignent dans le sang et allument les bûchers..... Vous devriez bien venir dans un pays où vous auriez la liberté non-seulement d'imprimer ce que vous voudriez, mais encore de prêcher hautement contre des superstitions aussi infâmes que sanguinaires ; vous n'y seriez pas seul, vous auriez des compagnons et des disciples le ne conçois pas comment un cœur sensible et un esprit juste peuvent habiter le pays des singes devenus tigres. Si le parti plaît à votre sagesse, dites un mot et on tâchera d'arranger tout d'une manière digne de vous et dans le plus grand secret. Diderot fut inébranlable. Il répondit par une lettre admirable d'éloquence et de dignité. Il ne pouvait se résoudre à briser les liens si sioux qui l'enchaînaient à sa patrie, à sa famille, à ses amis : Que voulez-vous que je fasse de l'existence si je ne puis la conserver qu'en renonçant à tout ce qui me la rend chère ?..... Si j'avais le sort de Socrate, disait-il en finissant, songez que ce n'est pas assez de mourir comme lui pour mériter de lui être comparé... Illustré et tendre ami de l'humanité, je vous salue et vous embrasse. Il n'y a point d'homme un peu généreux qui ne pardonnât au fanatisme d'abréger ses années si elles pouvaient s'ajouter aux vôtres. Si nous ne concourons pas avec vous à écraser la bête, c'est que nous sommes sous sa griffe ; et si, connaissant toute sa férocité, nous balançons à nous en éloigner, c'est par des considérations dont le prestige est d'autant plus fort qu'on a l'âme plus honnête et plus sensible. Nos entours sont si doux, et c'est une perte si difficile à réparer ! Voltaire insista. Craintes vailles, la réaction religieuse avait remporté sa dernière victoire ! Ces hommes de sang tombaient au milieu de leur triomphe comme frappes par une main invisible. Déjà les jésuites s'éloignaient, courbés vous la honte, de tous ces royaumes qu'ils avaient si longtemps gouvernés, et erraient en proscrits sur toute, les mers. Il est temps de raconter cette étonnante résolution, car elle est le nœud et la moralité de l'histoire philosophique du dix-huitième siècle, qui sera tout entière désormais dans les événements, comme elle a été jusqu'ici dans les idées. |