L'Esprit des lois est le fruit d'un travail de vingt ans, c'est le testament de Montesquieu en même temps que son œuvre de prédilection c'est dire que malgré tons les démentis que le temps lui a donnés, ce livre restera comme un monument de la civilisation moderne et durera autant qu'elle. C'est, en effet, un livre civilisateur par excellence. On a contesté et on contestera toujours avec raison beaucoup de ses affirmations ; on lui reprochera des réticences calculées, des ménagements outrés, une circonspection souvent excessive, cachée sous un ton personnel, dédaigneux, tranchant ; des systèmes bâtis sur des faits hypothétiques ; des recherches et des raffinements de bel esprit. On dira surtout qu'il a exagéré l'influence des climats jusqu'à méconnaître l'unité de la race humaine et à faire de l'homme l'esclave de la nature ; qu'en décomposant les mécanismes des divers gouvernements, il a toujours évité de se prononcer sur leur valeur morale et absolue, leur donnant à tous tort et raison à la fois, et justifiant chaque nation par ses maximes, et enfin qu'il a eu des sympathies et des préférences plutôt que des idées arrêtées. Mais on dira aussi que l'esprit de sagesse et de justice. — l'amour de la liberté, — l'enthousiasme pour la vérité, — la haine et je ne sais quel stoïque mépris du despotisme que Montesquieu avait gardé de sa longue intimité avec le génie de la vieille Rome et que nul ne sut mieux exprimer, — s'y font jour à toutes les pages, quelquefois malgré l'auteur lui-même. Une lecture attentive fait discerner aisément, à travers les réserves ironiques de son langage, sa véritable pensée des artifices et des précautions oratoires sous lesquelles il croyait devoir la déguiser. C'est un livre qui ne veut pas être pris au mot. Ainsi, dans son énumération des principes des
gouvernements, Montesquieu indique, comme le principe de la démocratie, la
vertu, après avoir toutefois restreint le sens de ce mot : Ce n'est point la vertu morale, dit-il, c'est la vertu politique, l'amour de la patrie et de
l'égalité ; la vertu morale existe dans la monarchie an même degré que dans
la démocratie. Cette distinction, imaginée dans le but de maintenir la
balance égale et de ménager les susceptibilités de la monarchie de Louis XV (il lui faisait trop d'honneur en les lui
attribuant), est démentie formellement quelques pages plus bas L'ambition dans l'oisiveté, la bassesse dans l'orgueil, le désir de s'enrichir sans travail, l'aversion pour la vérité, la flatterie, la trahison, la perfidie, l'abandon de tous ses engagements, le mépris du devoir des citoyens, la crainte de la vertu du prince, l'espérance de ses faiblesses, et, plus que cela, le ridicule perpétuel jeté sur la vertu, forment, je crois, le caractère des courtisans marque dans tous les lieux et tous les temps. Or il est très-malaisé que les principaux d'un État soient malhonnêtes, et que les inférieurs soient gens de bien... que si dans le peuple il se trouve quelque malheureux honnête homme, le cardinal de Richelieu avertit, dans son testament politique, que le monarque doit se garder de s'en servir. Et ailleurs il convient que les mœurs ne sont jamais si pures dans les monarchies que dans les gouvernements républicains. Il est évident que Montesquieu reconnait ici que les monarchies se prêtent peu à la réalisation de la vertu, en prenant ce mot dans son sens le plus général. Il y trouve, à la vérité, pour contenter tout le monde, un supplément, l'honneur, qui, dit-il, mène au but du gouvernement comme la vertu. Mais quoi ? si ce but est la vertu elle-même, c'est-à-dire le plus haut développement moral et intellectuel de l'homme ! C'est ici que ce trahit le vice radical de ce livre admirable malgré ses défauts. Une question domine, quoi qu'on fasse, tous les traités de politique ; celle ri Quel est le but des gouvernements et quel est relui d'entre eux qui y conduit le mieux (saufs faire la part des transitions nécessaires) Ion, en d'autres terme. : Y ad-il dans les institutions politiques des formes successives et progressives, un bien. un mieux, un idéal ? Montesquieu ne se préoccupe jamais de cette question, ou, s'il se la pose un instant, c'est en courant et sans la résoudre : Quel est, se demande-t-il quelque part, le meilleur gouvernement ? — C'est celui qui est le plus conforme à la civilisation d'un peuple donné. C'est éluder, ce n'est pas répondre ; car je vous demanderai alors quel sera le gouvernement le plus conforme à la meilleure civilisation possible. Ailleurs, dans sa magnifique Étude sur le gouvernement anglais, il laisse clairement entrevoir ses prédilections pour lui ; mais des prédilections ne sont pas des principes. Montesquieu décrit les gouvernements tels qu'ils sont, jamais tels qu'ils devraient être. Il les classifie, les analyse avec une admirable sagacité ; il en fait, en quelque sorte, l'histoire naturelle. Appliqué à sa méthode, ce mot est rigoureusement vrai. Donnez-lui un sol et un climat avec leur latitude, il vous en déterminera les mœurs et les institutions avec autant de sécurité et de précision que s'il s'agissait d'en pronostiquer les plantes et les minéraux. C'est faire du genre humain une variété du règne végétal. Il est à jamais regrettable qu'un dogmatisme si outré sur des questions de fait qui sont loin d'être élucidées, même aujourd'hui, fasse place à tant d'incertitude et d'hésitation lorsqu'il s'agit d'une question de principe. Deux livres de l'Esprit des lois sont consacrés aux
rapports de la religion avec les lois. On y remarque le même manque absolu
d'idéal, et, de plus, je ne sais quoi d'étroit et de superficiel, s'il est
permis de prononcer ces mots, à propos d'un si beau génie. Les religions, —
si l'on en excepte la vraie qu'il mettait à part et pour cause, — ne sont
guère pour lui que d'utiles institutions appropriées aux peuples et aux
climats, bonnes pour ceux-ci, mauvaises pour ceux-là : Quand Montézuma s'obstinait à dire que la religion des
Espagnols était bonne pour leur pays, et celle du Mexique pour le sien, il ne
disait nullement une absurdité. Ainsi parle-t-il, sans se demander si
ces différences qui le frappent ne sont pas, d'aventure, des traductions
différentes d'une même idée et des faces diverses d'un même objet. Nulle part non plus il ne se préoccupe de la nature de leur rôle, s'il est transitoire ou éternel, réservé à l'enfance, à l'éducation de l'humanité ou inséparable de ses destinées, et de cette tendance constante et universelle des sociétés avancées à substituer la philosophie morale aux religions. On a beaucoup abusé du fait de leur existence ; leur mort en est un aussi. Pour un disciple de l'école des faits, il y avait là et il y a encore une ample matière à réflexions ; car ce fait est immense et général ; il a sa raison d'être ; il a eu pour interprètes et pour instruments les plus hautes intelligences qui aient honoré l'humanité, et le siècle de Montesquieu lui en offrait la plus éclatante reproduction qui fût jamais. Il devait non-seulement en constater l'existence, mais en discuter la légitimité. A ce point de vue fécond et neuf encore aujourd'hui, il substitua une énumération comparée des biens et des maux que les religions entraînent à leur suite ; puis il conclut en leur faveur après avoir vanté leur efficacité comme motif réprimant. Voilà qui est parler en profond politique. Reste à savoir si la conscience humaine ratifie ces accommodements. Non ! l'intérêt n'a rien à démêler avec les croyances ; la logique ne se plie pas à ses exigences équivoques. Un semblant d'utilité ne suffit pas pour faire un axiome d'un raisonnement vicieux. On cherche la vérité pour elle-même, et ce culte désintéressé, étant le seul moral, est aussi le seul vraiment utile et le seul digne d'elle. Elle ne reconnait pour raison d'État que les intérêts de la raison éternelle. Et c'est pour cela que les cœurs droits t'adorent, ô vérité ! Un dogme manifestement faux ne s'imposera jamais qu'à des esprits bornés ou à des Mues flétries. Dans une lettre à Warbuton, l'antagoniste de Bolingbroke, Montesquieu développe encore plus clairement ses vues sur ce point : Milord Bolingbroke a certainement beaucoup de chaleur, mais il me semble qu'il l'emploie ordinairement contre les choses, et il ne faudrait l'employer qu'a peindre les choses. Tout Montesquieu est dans cette distinction, qui est l'apologie de son système. Peindre les choses, c'est beaucoup sans doute ; mais, si on se bornait à les peindre, les changerait-on jamais ? Quel peut être le motif d'attaquer la religion révélée en Angleterre ? On l'y a tellement purgée de tout préjugé destructeur, qu'elle n'y peut faire de mal et qu'elle y peut faire au contraire une infinité de biens... Je sais qu'un homme que l'on va brûler en Espagne parce qu'il ne croit pas tel ou tel article de la religion révélée, a un juste sujet de l'attaquer. Mais, en Angleterre, tout homme qui attaque la religion l'attaque sans intérêt... et quand même il aurait raison dans le fond, il ne ferait que détruire une infinité de biens pratiques pour des vérités purement spéculatives. Cet homme remplit un devoir sacré, car le Vrai sera éternellement solidaire du Dieu. Toute atteinte à une vérité même purement spéculative est une source de mal moral et de mal pratique, même en prenant ce dernier mot dans son sens le plus étroit. Et sans vouloir motiver en détail, par une démonstration historique, l'agression de Bolingbroke, les scandaleuses richesses du clergé anglican ne constituaient-elles pas à elles seules un mal éminemment pratique ? Mais la vérité rougit et s'indigne d'être subordonnée à ces supputations. Ceci dit, pour justifier dans son principe même l'œuvre capitale du dix-huitième siècle dont Montesquieu se sépare ici d'une manière si éclatante, nous devons constater que, sur toutes les questions secondaires débattues alors, il est entièrement d'accord arec lui. Les privilèges du clergé sont, à ses yeux, une usurpation odieuse ; le monachisme est un fléau, l'intolérance un crime. La très humble remontrance aux inquisiteurs est un admirable chef-d'œuvre eu vingt lignes. Est-il besoin d'ajouter qu'il met la morale fort ait-dessus de la religion ? Dans les pays, dit-il avec nue ironie charmante, où l'on a le malheur d'avoir une religion que Dieu n'a pas donnée, il est toujours nécessaire qu'elle s'accorde avec la morale. Et dans les autres ? Que si vous voulez avoir le secret des réserves, des hésitations et de l'éclectisme de ce grand homme, lisez encore ces deux lignes : Voilà donc Voltaire qui ne parait pas savoir où reposer sa tête !... Le bon esprit vaut mieux que le bel esprit. (28 septembre 1755, à l'abbé de Guasco.) On sent là je ne sais quelle joie maligne et quel retour secret d'une égoïste complaisance sur sa propre politique. Politique heureuse en effet, puisque jamais aucun orage ne vint troubler sa vie. Mais la postérité, qui aime les téméraires, les audacieux, les martyrs, et pour qui le ban esprit n'est point un titre de gloire, confirmera à son sujet, tout eu admirant se belle intelligence, le jugement de d'Argenson, qui le connaissait bien. D'Argenson le compare au prudent Fontenelle, et dit ce mot sévère : Au fond, ces deux cœurs sont de la même trempe. De tous les ouvrages originaux du dix-huitième siècle, de tous les monuments de cette guerre dont nous racontons les phases diverses, aucun n'a été plus déprécié, plus ridiculisé, plus calomnié que l'Encyclopédie. On a épuisé contre elle le vocabulaire des imprécations usitées contre les choses qu'il est plus facile d'injurier que de définir : c'est le chaos, c'est le néant, c'est la tour de Babel, c'est une œuvre de désordre et de destruction, c'est l'évangile même de Satan. Un auteur à bout de qualifications est allé jusqu'à la comparer aux ruines de Palmyre, tant le style figuré a de charmes ! Il n'est pas jusqu'à ses défenseurs naturels qui n'en parlent avec une nuance d'ironie ou d'embarras. C'est légèreté et ingratitude. Il faut absoudre l'Encyclopédie ou condamner le siècle, car ils ne font qu'un. Laissons donc là ces métaphores inoffensives. Le sens, la portée, et les tendances de l'Encyclopédie sont formulées dans son seul titre l'Encyclopédie, dictionnaire des sciences. C'est donc la conception la plus élevée et la plus générale peut-être qui ait eue le dix-huitième siècle, celle qu'on retrouve dans tous les grands monuments inspirés par lui, c'est l'idée de science qui a dicté l'Encyclopédie. Rechercher dans les notions humaines de tous les temps et de tous les lieux, dans toutes les sphères de notre activité, de notre connaissance, de nos sentiments, le principe immuable, absolu, légitime : voilà le but. C'était renouveler l'entreprise de Bacon et de Descartes, mais avec combien plus de généralité et de grandeur ! Il ne s'agissait plus seulement de déterminer le domaine de la vérité en métaphysique ou dans les sciences positives où elle porte son nom par excellence le vrai. Il s'agissait de lui soumettre l'homme tout entier, c'est-à-dire de la chercher encore dans la politique et les institutions on elle porte le nom de bien ; dans l'Art, où elle porte le nom de beau ; dans l'industrie, où on la nomme l'utile, car le bien, le beau, l'utile, c'est encore la vérité. Il fallait en fixer les procédés, les conditions et les règles. Tâche immense et glorieuse, mais dont la préliminaire indispensable était de dresser un inventaire complet de la société d'alors, afin de pouvoir mettre partout, en regard de ce qui était, ce qui devait être d'après l'état actuel des idées et de la science. L'exécution de ce plan, dont la grandeur étonne, devait infailliblement provoquer un immense mouvement intellectuel ; car, si comparer c'est juger, quoi de plus propre à remuer les esprits, à forcer la raison publique de prononcer son arrêt, que ce tableau fidèle où une civilisation tout entière pouvait se contempler elle-même ? C'est encore et ce sera toujours là l'effet le plus salutaire de ces recueils, quelque défectueux qu'ils soient d'ailleurs. Les siècles y revivent, ou plutôt ils s'y racontent eux-mêmes. Ils y évaluent l'héritage légué par leurs devanciers et ce qu'eux-mêmes ont tâché d'y ajouter. Ils y consignent leurs regrets avec leurs espérances. Et quel enseignement plus éloquent que ce témoignage sorti d'une tombe, ce testament des générations tombées dans l'éternel silence ? L'Encyclopédie est l'œuvre de deux hommes : Diderot et d'Alembert. Cent autres collaborateurs, presque tous illustres, y fournirent des articles ; mais eux en furent l'âme. Diderot y consacra sa vie. Oui, dans ces pages aujourd'hui dédaignées, dans d'obscurs dédales de ce labyrinthe sans fin, Diderot a enseveli son existence entière et emprisonné volontairement un génie de premier ordre, éblouissant de fantaisie et d'originalité. Il en a éteint les flammes de sa propre main. Il y a étouffé les éclats de cette voix éloquente et passionnée, si connue de nos pères. Il s'y est fait humble, petit, méthodique, didactique, maitre d'école. Il s'est sacrifié à un labeur ingrat, stérile pour sa gloire, bien convaincu d'avance que la postérité ne lui tiendrait aucun compte de son dévouement et de son abnégation. On a remarque, et avec raison, que Diderot était, par l'universalité autant que par la puissance de ses aptitudes, le seul homme capable d'imprimer à cet immense travail l'unité de direction qui lui était Nécessaire, et en même temps d'en combler toutes les lacunes. Quelle étonnante réunion de facultés les plus opposées en apparence ! Rien d'humain ne lui est étranger. Ce philosophe est un poète, ce poêle est un savant, ce savant est un artiste, cet artiste un industriel. L'Encyclopédie a promis dans son programme une description détaillée des procédés de l'industrie. Il faut un homme spécial. Personne ne se présente. Diderot crée la science industrielle. Vous le verrez aller d'atelier en atelier, se faire patiemment démonter pièce a pièce les machines les plus compliquées, et mettre lui-même la main l'ouvrage pour joindre la pratique a la théorie. Au sortir de la il écrira un article d'art ou de métaphysique : Il prodigue son génie comme une richesse dont il est plus embarrassé que vain. Il corrige les discours de son ami Rousseau. Il écrit la correspondance de son ami Grimm. Il revoit les tragédies de Voltaire et les dialogues sur les blés de Galbai. Il illumine d'éclairs inattendus la prose banale de Raynal et les ternes élucubrations du baron d'Holbach ; il inspire Greuze, Chardin, Vernet, Cochin, Falconnet. Plus tard, Grétry lui-même reconnaîtra sa suprématie. Il est dans son siècle ce que le Dieu panthéistique, dont il fut l'apôtre, est dans la nature, présent partout. Dominait ou égalant la plupart de ces hommes dans leur propre sphère, il eu était le lien naturel. Sans ces rares et sublimes entremetteurs des intelligences, les grandes œuvres collectives sont toujours frappées de stérilité. D'Alembert apportait à l'Encyclopédie un nom déjà illustre dans la science et un esprit hardi, ferme, lumineux, amoureux de la netteté et de la rigueur mathématique. C'est lui qui en écrivit l'admirable discours préliminaire. L'ouvrage entier y est résumé avec une vigueur de déduction et une sûreté de coup d'œil incomparables. C'est la théorie de la science humaine. L'ensemble de nos connaissances y est présenté comme un grand tout dont les parties se soutiennent et se défendent mutuellement par leur enchainement même. Mais comment isoler et bannir du domaine scientifique la métaphysique et la religion que le siècle enveloppait dans une commune négation ? Ouvertement c'était le suicide. D'Alembert le fit au moyen d'un artifice dont ses ennemis eux-mêmes lui avaient donné dès longtemps le secret : La nature de l'homme, dit-il, est, d'après Pascal lui-même, un mystère impénétrable à l'homme quand il n'est éclairé que par la raison seule. On peut en dire alitant de notre existence présente ou future, de l'essence de l'Être auquel nous le devons et du genre de culte qu'il exige de nous. Donc, ajoutait le spirituel géomètre, donc rien ne nous est plus nécessaire qu'une religion révélée qui nous instruise sur tant de divers objets. Que lui importe cette concession ironique ? Du même coup il a mis la métaphysique et la religion en dehors de la science et de la raison. Les protestations de respect ne lui coûtent plus rien ; c'est un impôt forcé. Plus loin il invitait les théologiens persécuteurs à ne plus se servir contre leurs adversaires que de l'arme courtoise de la démonstration logique. Quoi donc ! ne venez-vous pas de briser cette arme dans leur main ? Théologie et persécution, ces mots sont à jamais inséparables. Aux époques comme la nôtre, où on recherche beaucoup plus
une certaine sonorité dans le style et un certain éclat dans les images que
la justesse dans les idées, d'Alembert ne peut être que fort dédaigné. L'avenir
le vengera. C'est un maître en bon sens. Son jugement ne fléchit jamais, et
quelquefois redresse celui de Voltaire. Il a même, en matière littéraire, un
goût exquis. Le premier, il a signalé l'infériorité littéraire de son siècle,
et en a indiqué la cause et le remède : Notre
siècle, porté à la combinaison et à l'analyse, semble vouloir introduire les
discussions froides et didactiques dans les choses de sentiment ; les
passions et le goût ont une logique qui leur appartient, mais cette logique a
des principes tout différents de ceux de la logique ordinaire. A ces deux hommes créateurs, qui, seuls avec. Voltaire, savaient bien le dernier mot de l'œuvre, une foule de collaborateurs apportaient leur concours, los uns comme d'utiles ouvriers, les autres comme des protecteurs dont l'éclatant patronage défiait les vexations subalternes : des lieutenants généraux du royaume, des conseillers au parlement, des fermiers généraux, des abbés, — beaucoup d'abbés surtout l'abbé Mallet, l'abbé Yvon, l'abbé de Prades, l'abbé la Chapelle, l'abbé Morellet. On en incitait partout, cela faisait très-bien. Les jésuites avaient essayé de s'y introduire ; mais leur admission eût été un acte par trop jésuitique. On les refusa vertueusement. D'Aubenton se chargea de l'histoire naturelle ; Dumarsais, de la grammaire ; Rousseau, de la musique ; Falconet, Bernonilli, Tarin, Condorcet, Blondel, de leurs différentes spécialités scientifiques. Et sous la plupart des articles de théologie et de métaphysique, on lisait la signature rassurante des abbés. Seulement, de loin en loin, un article de Diderot, de d'Alembert ou de Voltaire détruisait en quelques lignes tout l'édifice de leur argumentation. Le temps, disaient-ils, fera distinguer ce que nous avons pensé de ce que nous avons écrit. Venons maintenant à l'œuvre nouvelle de Voltaire : Monumentum ære perennius. La philosophie de l'histoire est la réflexion de l'humanité sur son passé et sur sa destinée. Et de même que, chez l'individu, l'époque de la réflexion coïncide avec celle de l'âge viril, de même l'idée d'une philosophie de l'histoire ne pouvait faire son apparition qu'avec le siècle qui représente l'avènement de l'âge viril pour l'humanité ; je sens dire le dix-huitième siècle. En jetant les yeux en arrière sur cette longue chaîne d'événements qui avaient formé sa vie antérieure, elle se demanda s'il n'y avait là qu'une insignifiante succession de scènes et de changements conduite par le hasard, sans but, sans liaison, sans projet ; ou si elle devait y reconnaître un développement continu, une suite, une logique, une loi, un progrès. Un progrès ! Prononcez avec respect ce mot qui a été une révélation ! Il n'a pas seulement porté la lumière au sein d'un passé qui n'avait été jusque-là qu'une obscure énigme, il a, par la seule vertu qui est en lui, décuplé l'énergie et l'activité du genre humain. Car l'homme n'est véritablement en possession du progrès que le jour où il en a conscience. Il grandit ce jour-là de toute la supériorité du raisonnement sur l'instinct. Le progrès à l'état d'instinct, qui est son état primitif, dépense d'immenses trésors pour de faibles résultats ; il entasse ébauches sur ébauches, ruines sur ruines ; — à l'état de raisonnement, il suit une marche régulière, constante, et les yeux toujours fixés sur le but. L'idée de progrès a donc, outre son importance scientifique au point de vue de l'histoire, une importance bien plus hante comme principe d'activité et de moralisation. Mais on devait mettre bien du temps pour arriver à cette conception si simple et si féconde. Bossuet le premier, dans son Histoire universelle, soupçonna et entrevit une loi dans le développement de l'humanité. Celle qu'il lui assigna ne soutient pas la discussion ; mais il devina qu'il y en avait une, et cela suffit à sa gloire. Il fait graviter toutes les civilisations antiques autour de l'imperceptible peuple juif, à peu près comme les anciens astronomes faisaient graviter l'univers entier autour de notre globe microscopique. Dieu suscite la civilisation assyrienne pour le châtier, — la civilisation perse pour le rétablir, — la civilisation grecque et Alexandre pour le protéger, — les Égyptiens pour l'exercer, — les rois de Syrie peur le punir de nouveau, — les Romains pour le délivrer des rois de Syrie, et enfin pour l'exterminer après son dernier crime, — résultat final peu consolant, ce semble, si Dieu faisait tant de bruit pour rien. A la tribu juive succède aussitôt l'Église, qui est à son tour le centre du monde. C'est encore à elle que se rapportent tous les événements du passé. Je me trompe : les résolutions des empires ont, avec la gloire de l'Église, un autre but, une autre fonction historique : elles servent à humilier les princes. Grand bien leur fasse ! Tel est, en peu de mots, le thème de Bossuet. Il rapetisse les hommes, l'histoire et Dieu lui-même ; car, en le faisant intervenir ainsi à tout propos dans les évènements de ce monde, il ôte à sa sagesse et à sa prévoyance tout se qu'il donne à son activité. Le sens commun, ce maitre de la vie humaine, comme il le dit dans ce livre mêle, en a depuis longtemps fait justice. Il y a plus de vraie philosophie dans deux lignes de Pascal que dans tout le volumineux ouvrage de Bossuet. L'humanité, a dit Pascal, est un homme qui vit toujours et se perfectionne sans cesse. Inspirée par les mêmes préoccupations et arrêtée par les mêmes difficultés, la Science nouvelle, de Vico, est encore un pressentiment plutôt qu'une inspiration sérieuse et acceptable de la philosophie de l'histoire. Frappé d'un fait vrai, l'identité de la nature humaine dans tous les pays et dans tous les temps, et du retour de certaines périodes de jeunesse, de maturité, de décroissance, il compose sur cette vague donnée une histoire idéale et éternelle, type de l'histoire de tous les siècles et de toutes les nations. Selon lui, tous les peuples parcourent trois époques l'âge divis, l'ère des prêtres et des théocraties ; l'âge héroïque, Père des héros et des aristocraties ; et l'âge humain, l'ère des monarchies et des démocraties. Une fois ce cercle parcouru, un peuple nouveau survient, qui pousse son prédécesseur dans l'abîme où il ira bientôt le rejoindre. Puis un autre recommence le dur labeur, et ainsi de suite, sans fin ni relâche. Conception étroite et désespérante s'il en fut ! Autant valent les cercles de l'Enfer de Dante. Non, les peuples ne meurent pas ; ils se métamorphosent. Rome n'a point tué la Grèce, elle l'a fait revivre en elle-même en s'appropriant sa civilisation. Le Christianisme et ses alliés les Barbares n'ont point tué Rome. C'est en vain qu'ils ont incendié ses palais, brisé ses monuments, jeté au vent les cendres de ses grands hommes ; mille ans après, Rome prend sa revanche, et ces mêmes barbares se réveillent un matin, subjugués et domptés par son génie ! La civilisation antique revit en eux dans ce qu'elle a de meilleur ; ils obéissent aux lois romaines, ils lisent avec transport Platon, Plutarque et Cicéron ; ils copient Phidias, et, dans leur ravissement, ils saluent cette époque du nom de Renaissance ! Ainsi les nations périssent si l'on veut, mais elles laissent toutes un héritier commun, qui est le genre humain. Vico en fait abstraction, et, par cela même, il ne peut voir dans l'histoire que des formes et non un but, ni par conséquent de progrès quelconque. Il ne s'aperçut pas que le tout, c'est-à-dire l'humanité, allant sans cesse en se développant, devait forcément influer à la longue sur le développement de la partie, c'est-4-dire des peuples, et empêcher ainsi fatalement le retour de certaines époques. Je demande, par exemple, comment un peuple nouveau s'y prendrait aujourd'hui pour traverser l'âge divin et l'âge héroïque avec les caractères que Vico leur assigne. Ce fait n'a été possible qu'à une époque où l'unité du genre humain n'était pas constituée. Les éclairs de génie qui sillonnent son livre ne suffisent pas à racheter ce défaut Capital. Il a encore un tort c'est celui d'avoir mis les formules à la mode. C'est aux trois âges, que Vico assigne pour lois de développement aux peuples, que nous devons toutes celles dont nous avons été affligés depuis. Ces formules échappent à la critique par leur généralité même, et elles n'apprennent rien sur les destinées de l'humanité. Écoutez plutôt la loi de développement découverte par un grand philosophe venu plus d'un siècle après Vico : L'homme, dans ses actes, développe trois idées : le fini et le rapport du fini à l'infini[1]. Quoi ! nous développons cela ! Ô le savant homme ! Qu'on me ramène ans oracles de la dive bouteille ! Le véritable créateur de la philosophie de l'histoire fut Voltaire. Nulle part, il est vrai, il n'en laissa une théorie bien complète ; ce lumineux génie avait horreur des théories ; mais il fit mieux, il la mit en application. Elle se trouva réalisée dans ses travaux avant qu'il en eût formulé les lois, loin de procéder, comme ses devanciers, par le système pour en venir au récit des faits, ne merveilleux bon sens comprit que le système devait ressortir tout naturellement d'une étude complète des faits. Cette idée le conduisit à la seule base possible de toute philosophie de l'histoire. Pour que l'étude des faits fût complète, il fallait nécessairement qu'elle portât sur tous les objets de l'activité humaine, sur tous les éléments qui réfléchissent, à quelque titre que ce soit, la personnalité et les idées des peuples. Jusqu'à Voltaire, les historiens n'avaient guère fait entrer dans le cadre de leurs récits que l'histoire de la politique et de la religion. Or, pouvait-on dire que ce fût un tableau fidèle des civilisations passées ? Non ; car dans une civilisation, outre la politique et la religion, il y a les mœurs, ce souverain n mille tètes qui commande a la politique ; il y a la philosophie, cette reine impérieuse qui domine la religion ; il y a les lettres ; il y a les arts, la science, l'industrie. Il est curieux et instructif de sobre, dans les ouvrages historiques de Voltaire, la progression croissante et raisonnée de ses idées sur l'histoire. La Vie de Charles XII est une étude de physionomie et de couleur locale, un modèle achevé de narration vive, animée, rapide ; mais, par son caractère épisodique, elle se prêtait peu aux développements d'une thèse nouvelle. De ce livre au Siècle de Louis XIV, un progrès immense est accompli. Le Siècle de Louis XIV est vraiment le tableau complet d'un siècle ; j'y reconnais tous les éléments de l'humanité : la politique, la religion, les mœurs, la philosophie, les lettres, les arts, les sciences. Une chose pourtant choque dans ce tableau, sans qu'on sache d'abord pourquoi. Voltaire n'a pas encore compris que tous ces éléments divers ont un développement harmonique et expriment la même idée sous des formes différentes. Aussi leur histoire est-elle présentée isolément, dans des chapitres séparés, sans connexion, sans unité, sans lien, et perd-elle beaucoup en intérêt. Plus tard, il fut frappé de cette harmonie, Béja soupçonnée par Montesquieu, et, dans son Essai sur les mœurs, il formule ainsi le but suprême de l'histoire : Démêler dans les événements l'histoire de l'esprit humain ; ce qui implique que ces évènements reflètent tous la même image. Quant a l'idée de progrès, il en a le sentiment a un rare degré ; on la sent partout présente dans ses œuvres ; et, malgré ses fréquentes boutades contre son siècle, il est hors de doute qu'il le considérait comme une époque d'affranchissement moral et intellectuel. Toutefois elle ne fut bien comprise et expliquée que par Herder et Condorcet. Tantæ molis erat ! Lorsque le Siècle de Louis XIV parut, les encyclopédistes, qui déjà contrôlaient d'un œil jaloux les actes du maître, s'élevèrent, et avec raison, contre l'espèce d'apothéose dont le grand roi y était l'objet. Mon cher, lui disait d'Argenson, vous n'êtes qu'un enfant qui aimez les pompons et rejetez l'essentiel. Le faste y était, en effet, un peu trop vanté comme de la majesté, et l'orgueil comme de la grandeur. Qu'on y prenne garde, pourtant ; ce que Voltaire glorifie dans Louis XIV, ce sont les lettres et les arts, et non le roi. Il n'y a point là un calcul de courtisan, mais un éblouissement de poète. Quant aux justes sévérités que l'histoire doit à cette mémoire trop célébrée, s'il ne s'en fit pas l'organe, il faut reconnaître que ce rôle était à peu près impossible à cette époque, surtout en France. Tout indulgent qu'il soit, le livre souleva à son apparition un flot de protestations et de réclamations dont il est difficile de se faire une idée. Le seul cardinal de Tencin, dont il était dit en une ligne qu'il avait présidé le petit concile d'Embrun, menaça, supplia, intrigua pendant plusieurs années de suite pour faire rayer du Erre cette qualification de petit, qui offusquait son orgueil apostolique. Le premier usage que Voltaire fit de sa théorie historique fut d'en faire une amie contre l'Église. Si cette préoccupation trop exclusive passionne quelquefois son jugement et rétrécit ses vues en les concentrant Sur un seul objet, que d'éloquence et d'unité ne lui donne-t-elle pas l Qui oserait d'ailleurs contester la légitimité de cette tactique ? L'histoire du passé est un plaidoyer en action au profit de l'avenir, et l'historien a aussi bien le droit d'en choisir un seul élément que celui de les embrasser tous. D'ailleurs, toute la science d'alors n'était-elle pas aussi un plaidoyer ? ou plutôt pouvait-elle faire un pas sans rencontrer son infatigable ennemie ? Voyez Buffon, le génie le moins agressif du dix-huitième siècle : celui-ci ne s'occupe ni de politique, ni de morale, ni de religion ; c'est le peintre inoffensif des magnificences de la nature : eh bien ! le premier volume de l'Histoire naturelle parait en 1749, et, dès 1750, il est dénoncé par la Sorbonne. Pour quel crime ? Pour avoir osé avancer qu'aux faibles yeux de la raison humaine les fossiles paraissaient attester, avec quelque probabilité, l'existence de plusieurs créations successives, et que la terre pouvait bien n'être, au fond, qu'un lambeau détaché du soleil. Ces scandaleuses affirmations furent jugées attentatoires au ferebatur spiritus super aquas et à la théorie fantastique de la Genèse sur la création du monde. Le savant n'évita l'exil qu'en protestant de sa soumission aux Écritures et en désavouant son ouvrage a comme une pure supposition philosophique. Vers la même époque, l'économie politique naissait obscurément au fond d'un entresol du palais de Versailles, au-dessus même des appartements de madame de Pompadour, chez Quesnay, son médecin. La, par un de ces contrastes dont le passé abonde, à quelques pieds au-dessus de ce boudoir fatal où Louis XV venait oublier la royauté dans les bras de sa maîtresse, des hommes graves et recueillis, au front pensif, a la vie austère, exaltaient la classe productive aux dépens de la classe stérile, et les humbles travaux du cultivateur aux dépens du luxe et de l'oisiveté. Quesnay, Turgot, Mercier de la Rivière, le marquis de Mirabeau, le fougueux ami des hommes, préparaient, par leurs laborieuses investigations, les voies d'Adam Smith, le véritable créateur de la science économique. |
[1] M. Cousin, Histoire de la Philosophie. — Cette solennelle mystification a tout l'air d'être une de ces idées que l'illustre professeur demandait à Hegel en s'engageant les faire sonner.
Comme il est grand partisan des transactions philosophiques, je lui soumets en toute humilité un amendement à sa formule, imaginé par un de mes amis, garçon très-contemplatif et qui se pique d'éclectisme : l'humanité se développe en largeur, en longueur et en profondeur.