Ce court aperçu sur la philosophie anglaise suffit, si incomplet qu'il soit, pour donner une juste mesure des emprunts que la France lui a faits. Ces emprunts se réduisent, en dernière analyse, à deux on trois idées que l'on trouve, en remontant à leur source, avoir été importées sur le sol britannique par des étrangers, ou plutôt qui sont nées spontanément et simultanément dans toute l'Europe, mais que les Anglais eurent l'incontestable mérite de réaliser les premiers. Ce qui frappa Voltaire et Montesquieu durant leur séjour, c'est évidemment l'imposant spectacle de cette réalisation, c'est-à-dire la liberté de penser et la liberté politique. Si loin qu'ils eussent porté l'audace de leurs négations, les penseurs anglais n'avaient point dépassé celle de Rabelais et de Bayle ; mais cette audace avait été féconde, et il en était né ce que Voltaire, dans son enthousiasme, nommait le citoyen anglais, comme on avait dit, deux mille ans auparavant, le citoyen romain. Ce fut une révélation pour le poêle ; dès ce jour il comprit la dignité de l'homme. Il y avait eu certes beaucoup de liberté dans les mœurs et les idées de la régence ; mais cette liberté, dépourvue de garanties légales et souillée par des excès sans nom, était comme une surprise, un vol fait à un pouvoir représenté par un enfant ; ou plutôt ce n'était pas de la liberté, c'était du libertinage ou en jouissait comme d'un fruit défendu, à la lifte, à la dérobée, sans sécurité. D'un côté le prêtre, de l'antre le magistrat, réclamaient incessamment contre ce qu'ils regardaient comme une usurpation sur leurs prérogatives, et on pressentait d'implacables représailles. En arrivant en Angleterre, Voltaire fut frappé du contraste qu'offraient ces deux sociétés si opposées l'une se refusant de la servitude par une licence effrénée ; l'autre, calme, attentive à ses grands intérêts, le commerce et les colonies, et jouissant de ses droits avec un orgueil tranquille et la gravité traditionnelle de John Bull. C'est celte supériorité morale qu'il lui envia. Il n'avait point à emprunter aux Anglais la théorie de l'incrédulité ; l'Epître à Uranie était faite depuis longtemps ; mais son caractère était incertain et irrésolu, comme celui de la nation elle-même. Il s'abaissait avec les grands à des flatteries où son esprit sauvait à grand'peine sa dignité ; il se préoccupait beaucoup trop des bals de la cour et des pensions sur la cassette royale ; enfin il aimait la liberté de penser, mais comme un idéal presque irréalisable. Quant à la liberté politique, il n'y songeait nullement. Se mésaventure à l'hôtel de Sully lui fit entrevoir les inconvénients des aristocraties. Son séjour en Angleterre lui révéla les grandeurs de la vie libre ; il y prit la ferme volonté d'en doter son pays. Sa vie eut un but : il dépouilla la frivolité française. Dans l'âme de Montesquieu, l'impression fut moins vive peut-être, niais tout aussi profonde. Elle lui inspira, à vingt ans de distance, l'immortel Esprit des lois. On peut dire seulement que Voltaire fut plus frappé des avantages de la liberté religieuse, et Montesquieu de ceux de la liberté politique. Deux faces différentes d'un même objet... L'influence anglaise en France fut donc surtout une influence morale, et c'est ce qui la rendit féconde. L'exil de Voltaire dura trois ans ; ce sont, in coup sûr, les trois années les plus fructueuses de sa vie. Pour mieux se pénétrer de l'esprit de cette civilisation nouvelle polir lui, il s'isola absolument de toute communication avec sa patrie et ses anciens amis. Il vécut avec Falkener, Bolingbroke, Pope et Swift, c'est-à-dire dire des individualités qui avaient le privilège de représenter leur pays tout entier : le commerce, la politique, la littérature et la philosophie. Nous y avons perdu trois années de cette correspondance merveilleuse qui est à la fois tonte l'histoire d'une grande époque et l'œuvre la plus étonnante de Voltaire ; niais je n'ai pas besoin de dire ce que nous y avons gagné. Les Lettres anglaises sont le premier manifeste raisonné ci complet de sa philosophie, c'est dire qu'elles sont le programme même du siècle ; elles eu résument toutes les tendances. Au premier abord, et pour un lecteur inattentif, il n'y a là qu'au tableau général de l'état de la société anglaise à une époque donnée, nu rapide inventaire de ses richesses intellectuelles ; en réalité, c'est une critique sanglante et impitoyable de tous les côtés faibles de le société française : les lettres sur les quakers sont un plaidoyer en faveur de l'Évangile contre le clergé catholique ; les lettres sur le gouvernement, le parlement, le commerce, sont un plaidoyer en faveur de la liberté et de l'égalité contre la monarchie absolue et les privilèges ; les lettres sur Bacon, Locke et Newton sont un plaidoyer on faveur du bon sens et de la science, contre la métaphysique et la révélation. Et telles sont les ressources infinies de ce charmant esprit, que ce parallèle périlleux ne parait presque jamais être sen ouvrage : il lui suffit d'en poser un terme, et la comparaison s'achève d'elle-même dans l'esprit du lecteur, grâce à des réticences et à des ironies mille fois plus éloquentes que de longs commentaires. Ce qui revient le plus souvent dans cette continuelle opposition, c'est le caractère logique, persévérant et pratique d'un peuple dont les crimes mêmes ont toujours eu pour but la défense d'un grand intérêt. Ses libertés, sa politique et sa constitution y sont surtout définies en traits de feu qui marquent évidemment que c'est un côté dont Voltaire fut très-vivement frappé. Il définit le gouvernement anglais celui a où le prince, tout-puissant pour faire le bien, a les mains liées pour faire le mal. n Montesquieu démontera plus savamment les rouages de la constitution anglaise ; mais pourra-ail jamais surpasser la lumineuse clarté de celte définition qui en reproduit a la fois le but, l'esprit et la moralité ? C'est donc le spectacle de la liberté et non telle ou
telle argumentation de Locke qui opéra dans Voltaire sa grande transformation
morale. Il n'avait rien a emprunter au bon Locke, si ce n'est le bénéfice de
sa qualité de trépassé qui le mettait à l'abri des vengeances ecclésiastiques
; et c'est ce qu'il fit, avec l'insouciance d'un vivant qui s'installe sans
cérémonie dans le logis d'un mort et l'encombre de ses propres richesses,
Locke eût été bien étonné, eu ressuscitant, de se trouver riche ; peut-être
aussi eût-il réclamé contre certaines violences que lui faisait son
disciple : Locke avait, par excès de modération, étranglé des vérités qui ne demandaient qu'a sortir de sa plume.
Voltaire n'eut ni ce scrupule ni cette inhumanité. Les Lettres anglaises
sont non-seulement le livre du siècle où il y a le plus de vérités nouvelles,
mais ces vérités y sont armées en guerre et sonnent comme les flèches
inévitables du dieu à l'arc d'argent. Le clergé s'émut et demanda la suppression de l'ouvrage ; le grand conseil l'accorda en retour du don gratuit. Le parlement vint ensuite et le condamna au feu. Voltaire, exilé une seconde fois, fut averti à temps et attendit la fin de l'orage dans un asile sûr et secret. Déjà l'opinion, séduite et passionnée par l'audace de ce jeune homme et par la beauté de son génie, prenait parti pour lui contre ses persécuteurs, moins encore à cause des intérêts sacrés qu'il défendait, que parce qu'il était faible et qu'eux étaient forts et tout-puissants. Ces combats, d'un seul contre tous, ont une sorte de grandeur héroïque qui remue profondément le cœur des hommes. La génération qui devait créer le dix-huitième siècle grandissait ; et, impuissante encore à seconder son maure, elle le suivait avec des regards d'envie et d'admiration. Voltaire fut l'idéal secret de tous les jeunes hommes de cette époque : Rousseau lui-même avoue avoir subi l'influence de son prestige. Dans les cafés, — sortes de clubs improvisés le lendemain de la mort de Louis XIV, — cette ardente jeunesse agitait librement tons les problèmes dont un pouvoir ombrageux voulait lui interdire la discussion. Des poètes, des savants, des hommes du monde, des abbés, mi-partis de religion et d'athéisme, formaient, haranguaient, disciplinaient l'impatiente arment. Il s'y livrait des combats de parole ennoblis souvent par une éloquence inattendue, lin mot saisissant, une idée neuve, jaillissants comme tin éclair du choc des opinions contraires. Le caustique Nicolas Boindin, qui nt autant d'incarnations successives qu'un dieu indien, d'abord mousquetaire, puis poète dramatique, puis grammairien, puis athée, puis je ne sais quoi encore, mais homme d'esprit toujours, portait dans ces débats l'impétuosité agressive et provocante de son premier métier. Il échappait, malgré ses opinions bien connues, à la persécution, grâce à une distinction pleine d'à-propos ; il était, disait-il, athée moliniste. Orles jésuites étaient au pouvoir. La Motte, Saurin et l'abbé Terrasson lui donnaient la réplique ; Terrasson, dont la mort vaut, à elle seule, une longue vie[1]. Frérot y épanchait, mais seulement devant un cercle choisi d'intimes, si l'on en croit le témoignage de son ami, les trésors d'une immense et formidable érudition, que l'intérêt de sa sûreté le forçait de tenir cachés au public. Le jeune Duclos y aiguisait son esprit sarcastique et mordant, arme redoutée à une époque où le ridicule tuait encore en France. Lafaye, Dumarsais, le futur grammairien de l'encyclopédie ; Maupertuis, esprit mordant et d'humeur guerrière, complétaient cette vaillante élite ; et, témoin d'un autre âge, le vieux Fontenelle encourageait leurs efforts de son fin et bienveillant sourire. Le contre-coup de cette agitation se faisait ressentir jusque dans le grand monde. L'abbé Alary dressait, dans le club de l'Entresol, la tribune des mécontents de la politique, troupe moins dangereuse et moins active, et qui pourtant mérita de donner de l'ombrage à Fleury. Or, pendant qu'ils étaient là essayant leurs forces et aiguisant leurs armes comme des soldats à la veille d'une grande bataille, il est curieux de jeter un coup d'œil sur ce qui se passait dans le camp ennemi. Le clergé avait perdu tous ses grands hommes ; mais il n'avait renoncé aucune de ses prétentions d'abord déconcerté par l'échec du duc du Maine, qui lui promettait un régent selon son cœur, et par les mesures pleines d'humanité qui signalèrent l'avènement du duc d'Orléans, il sut bientôt se poser eu ennemi avec lequel il fallait compter. Le duc fit des concessions ; mais elles furent plus apparentes que réelles. Il usa heureusement, en cette rencontre, ils génie astucieux de sa race et de la politique d'équilibre et de contrepoids de son aïeul Henri IV. Il donna au clergé le conseil de conscience ; mais le conseil de l'intérieur fut organisé de manière à en neutraliser les pernicieux effets. Il maintint tous les édits de Louis XIV contre les protestants ; mais quelques-uns des anciens intendants, Roquelaure, Médavy, Bervic, ayant cru devoir en exécuter les odieuses dispositions, on leur intima l'ordre de modérer cet entés de zèle. Il intervint plus franchement en faveur des jansénistes. Fort de l'appui des parlements, de la Sorbonne, des facultés et d'une minorité de l'épiscopat, le parti pouvait se défendre lotit seul, il ne demandait au gouvernement que sa neutralité ; c'est tout ce que voulait le régent. Méprisant presque également les deux partis, mais tenant à les ménager tous deux, il les laissa se déchirer l'un l'autre dans l'espoir de les affaiblir à son profit. Ce fut alors un déchaînement effroyable de querelles théologiques ; la bulle Unigenitus en est toujours le thème et le prétexte. Les évertues orthodoxes foudroient les évêques appelants ; ceux-ci vouent leurs adversaires aux famines vengeresses de l'enfer. C'est un inexprimable concert d'injures, d'imprécations, de cris de rage mandements contre mandements, textes contre textes, saints contre saints ; les excommunications se croisent dans l'air et retombent à terre comme des traits émoussés. Ail milieu de ce tumulte, l'autorité royale intervient par des appels suppliants à la paix et à l'union ; personne ne l'écoute. Les bulles succèdent aux bulles, les brefs aux brefs ; on les livre à la dérision de la foule telle est l'armée du Christ. Ce n'est pas tout il n'y a là que des ridicules et des folies qu'on retrouve dans l'histoire de tous les cultes, à l'époque de leur décadence. Pour que l'enseignement fût plus complet ou la ruine plus certaine, ou vit s'y joindre des mœurs d'une corruption et des traits d'une infamie qui n'ont jamais été égalées, et dont les héros étaient tous cardinaux ou évêques. Raconter leurs exploits serait souiller l'histoire ; il suffit de citer leurs notas flétris : Tencin, Tressan, Bissy, Rohan, l'archevêque d'Arles, l'évêque de Montauban, l'archevêque de Reims ; et cet évêque de Tours, sacré par Richelieu évêque de Sodome in partibus[2]..., et le jésuite Lafitteau, évêque de Sisteron, âmes abjectes dans lesquelles les plus ignominieuses turpitudes s'alliaient à une cruauté froide et impitoyable, prélats doublés de bourreaux, qu'on voyait, au sortir de leurs orgies, requérir, au nom de la religion et de la morale, la peine des galères contre un protestant dont toril le crime était d'obéir à sa conscience. Dubois lui-même, ce Frontin qui fut roi de France, les domine autant par sot génie et son caractère, qu'il les efface par l'éclat de sa fortune. C'est leur maitre à tous : ils le grandiraient si Dubois pensait pu mitre grand. Arrêtons-nous devant ce nom voue a l'opprobre ! aussi bien cette époque est inexplicable sans lui, et il enveloppe l'Église bien plus que la royauté dans son ignominie. Le lendemain de la mort de Louis XIV, de Bossuet et de Fénelon, il se passa ceci Un familier du duc d'Orléans et ponant sa livrée, moitié précepteur et moitié laquais, figure de singe pétrie de bassesse et d'effronterie, où tous les vices avaient laissé leurs marques, se sentit pris d'ambition un beau matin : il voulut être conseiller d'État, il le fut ; — il voulut être prêtre, il le fut ; — il voulut être ministre, il le fut ; — archevêque, cardinal, roi, il le fut. Et ces hautes dignités ne lui coûtèrent ni efforts ni sacrifices pour les prendre, il n'eut qu'à se baisser. Comment il devint ministre, on le sait ; ce fut en parodiant le rôle de ces affranchis fameux auxquels les césars de la décadence cédaient l'empire en échange de leurs honteux services. Pour devenir archevêque, il n'eut qu'a faire un signe. Monseigneur le cardinal de Gesvres fit l'information de bonne vie et bonnes mœurs ; messeigneurs de Tressan, évêque de Nantes, et Massillon, évêque de Clermont, l'orateur aimé de Louis XIV, celui-là même qu'on nommait de son vivant le dernier père de l'Église, rendirent témoignage, devant Dieu et devant les hommes, de la pureté immaculée de sa doctrine, et prononcèrent le Dignus es intrare. Puis le clergé tout entier se déclara solidaire, et vint témoigner à sou tour, en le nommant président de l'Assemblée générale de 1723. Pour devenir cardinal, Dubois choisit un moyen pies expéditif encore : il acheta deux papes et un conclave. C'était faire les choses en grand ; mais ce marché coûta cher à la France. Albani régnait à Rome sons le nom de Clément XI. C'était, si l'on eu croit l'épitaphe que lui décerna Pasquin (Hic jacet Unigenitta cum patre), le propre père de cette terrible bulle Unigenitus. Mais le jésuite Letellier a au moins droit aux honneurs de la collaboration. Ce précédent, qui annonçait un pontife zélateur, ne découragea point Dubois ; homme sceptique s'il en fut. Un autre jésuite, Lafitteau, évêque de Sisteron, fut chargé par lui de la négociation. Le ministre d'État anglais Stairs, le prétendant d'Angleterre, chevalier de Saint-Georges, et le régent lui-même, agirent dans le même but à l'insu les uns des autres. En apprenant l'exorbitante prétention de Dubois, le pape parut surpris ; mais il ne répondit ni oui ni non. Dubois, encouragé, redouble d'artifices. Il gagne pour trente mille écus romains le cardinal-neveu Albani, c'est-à-dire le favori, le bras droit du pontife. Ce neveu, qui, dans toute cette intrigue, ressemble fort à un compère, laisse entrevoir ingénument à Lafitteau que son oncle a un faible irrésistible pour les bijoux, les estampes et les livres surtout ; car c'est sa passion que les livres proprement reliés. (Lafitteau à Dubois.) C'est par ce chemin que Dubois ira jusqu'au cœur du Saint-Père. Il fait pleuvoir les présents sur la cour romaine : gratifications, montres, diamants, livres rares et précieux, ne content plus rien à son avarice. Il promet encore plus qu'il ne donne. Il fera recevoir la bulle Unigenitus dans tout le royaume, et reconnaitre par son gouvernement les droits du Saint-Siège sur Parme et Plaisance. Le pontife reçoit présents et promesses, et répond avec une nuance d'égards très-marquée. Bientôt il encourage, en termes voilés, ces espérances, si lucratives pour lui. Dubois triomphe ; mais, presque au même instant, une promotion de cardinaux a lieu à Rome, et il tien est pas. Un autre eût abandonné la partie ; mais lui, après les premiers éclats d'une fureur comique, accompagnée de menaces et de blasphèmes, il fait intervenir en sa faveur un nouveau champion. Et qui ? l'empereur d'Autriche lui-même, Charles VI. En même temps, les cadeaux redoublent de plus belle, et tous ses autres protecteurs, le régent, milord Stanhope et le prétendant, réunissent leurs instances dans un dernier et suprême effort. Clément, vaincu, signe enfin, entre les mains du chevalier de Saint-Georges, la promesse formelle d'élire Dubois à la prochaine promotion. Mais la mort vient le prendre à l'improviste, et l'emporte tout honteux encore de son crime. Cet accident était gérant pour notre candidat. Presque en même temps il apprit que son agent Lafitteau le volait. Cet évêque de Sisteron, homme de plaisir et de peu de foi, opérait de fortes retenues, au profit de ses maîtresses, sur les bijoux et les diamants qui lui passaient par les mains. Dubois ne le rappela point : la ruse et l'effronterie dans la scélératesse lui plaisaient par-dessus toutes choses ; mais il lui adjoignit le cardinal de Rohan et l'abbé de Temin. Ces trois vires se contrôlèrent mutuellement. Avec leur concours et celui d'Albani, de Gualterio et d'une courtisane nommée Marinacia, fort influente, disent les historiens, dans les conseils du sacré collège ; grâce surtout à des sommes énormes habilement répandues, D'abois se rendit maitre du conclave. Conti ne fut élu qu'après avoir signe un engagement formel. Il était teint, ses ressources s'épuisaient. J'ouvrirais, écrivait-il à son confident, toutes les veines à son Altesse Royale sans qu'il en pût sortir une goutte de sang... Je me vendrais moi-même, fussé-je acheté pour les galères. C'était l'époque où Law venait ale bouleverser les finances. Une effrayante misère avait succédé ans passagères illusions du système. La France était épuisée, le peuple mourait de faim dans les rues, et c'est lui qui payait la ruine.' fantaisie de Frontin. Mais Froutin avait son chapeau de cardinal ; quoi de plus ? Le régent triomphait : avilir le clergé pour tuer son influence en le pendant devant l'opinion, tel est le seul but qu'on puisse découvrir dans sa politique à son égard, si tant est qu'il en ait eu une ; facile tactique qui lui évitait tille lutte dangereuse. Il sembla d'abord avoir réussi an delà de ses vœux ; mais, à sa mort, ou put voir clairement combien il faut peu compter sur ce genre d'expédients pour détruire les abus. Ce clergé, si méprisé qu'il fût, avait gardé ion pouvoir et tous ses privilèges intacts : il rencontra dans le duc de Bourbon, ou plutôt dans sa favorite, la marquise de Prie, qui le gouvernait entièrement, un ministre disposé à le servir, et la persécution recommença aussitôt avec un acharnement qu'elle n'avait pas eu sous les plus mauvaises années de Louis XIV. La déclaration de 1724 raviva, en les aggravant encore, les plus cruelles dispositions des édits contre les protestants. On vit de nouveau, mais cette fois sur la simple déposition d'un curé, les pasteurs exécutés ; les morts traînés sur la claie ; les fidèles attachés à la chaîne des forçats ; les femmes rasées, battues de verges, enfermées pour la vie dans toutes les prisons du royaume, et principalement dans les humides cachots de la tour de Constance. Lugubres souvenirs ! Lorsque, bien des années après, le prince de Beauvais y pénétra, ministre d'une justice tardive, il y retrouva plusieurs de ces infortunées qui avaient survécu à ces longues tortures ! Il leur offrit avec empressement leur liberté ; elles étaient folles ! La même année, — année maudite ! — la famine changeait les populations en hordes de mendiants : en Normandie, on vivait d'herbes des champs, selon le témoignage de Saint-Simon, et le royaume était devenu un vaste hôpital de mourants et de désespérés. Pâris-Duverney, le ministre des finances, à bout d'expédients, proposa l'impôt du cinquantième. Le nouvel impôt frappait les revenus de la noblesse et du clergé, en même temps que ceux du tiers état ; il souleva une explosion de colères et de plaintes tellement violente, qu'elle renversa le duc de Bourbon. De la part de la noblesse on conçoit ce déchaînement : attaquait non-seulement son orgueil, mais des prétentions héréditaires auxquelles elle ne pouvait renoncer sans périr. N'était-elle pas la race conquérante ? était-ce à elle de payer la rançon de ses affranchis ? — Mais de la part du clergé, comment l'excuser ? Ses biens n'étaient-ils pas, de son propre aveu, la propriété du pauvre ? Quelle occasion pour lui de relever, aux yeux de la nation, par ce grand acte de bienfaisance, son autorité déchue et son caractère avili ? Il n'en fit rien ; il accumula, dans ses remontrances, tous les sophismes bien connus dont il a toujours étayé son avarice. Il assura que les biens d'Église n'étaient possédés que par usufruit, comme si ce fait préjugeait en rien la question ; et, quitte à démontrer, en 1790, qu'il en était propriétaire, — pour lors ces biens n'appartenaient qu'à Dieu, — messieurs du clergé terminaient leur harangue en rappelant au jeune roi cette recommandation naïve attribuée a saint Louis, par Joinville : Aime les gens d'Église, et garde qu'on ne leur tollisse leurs revenus. Ce revenu était de douze cent millions, et le peuple mourait de faim ; mais la maxime était péremptoire. Après quelques hésitations, le duc de Bourbon fut exilé à Chantilly, et Fleury prit sa place. Quelques jours après, le clergé, admis en corps devant ce roi de quinze ans, le félicitait des grâces extérieures qui ornaient sa personne sacrée, et le remerciait solennellement de la glorieuse résolution qu'il avait prise de gouverner par lui-même ! De son côté, cette Majesté au maillot publiait une déclaration qui affranchissait les biens du clergé de l'impôt du cinquantième. Ainsi, des querelles insensées, une dépravation inouïe, une avarice insatiable, une intolérance poussée jusqu'ô la barbarie, voila le bilan des vertus apostoliques de cette époque ; et pas un grand écrivain pour en effacer la honte devant l'éclat de son génie ; pas un orateur pour faire tonner sur ces pervers la parole vengeresse de l'Évangile Personne ne se préoccupait de l'agression imminente méditée par le camp philosophique ; en revanche, la bulle Unigenitus et les œuvres de Quesnel étaient l'objet de mille doctes commentaires, aussi recommandables par le zèle que par la doctrine ; chefs-d'œuvre d'ineptie et de ridicule. Et, à défaut de la bulle, n'avait-on pas cent autres thèmes a distinction et a dispute ; par exemple, la question de savoir par qui le monarque enfant serait confessé ? Gravas débats, tâche enviée ! A qui reviendra la gloire d'avoir formé la conscience du roi Louis XV ! — Pendant longtemps l'Église fut partagée en deux camps monseigneur le cardinal de Noailles tenait pour M. Chuperel, de l'Oratoire, suspect de jansénisme ; mais monseigneur l'évêque de Fréjus tenait pour le jésuite de Lignières et cet honneur fut adjugé au jésuite. Quant aux questions de vie et de mort, — réforme morale, réforme disciplinaire, — examen, solution des grands problèmes posés par la raison à la foi, nul n'y songe ; je me trompe, un pauvre diable d'abbé, enflammé d'un beau zèle, Jean Denyse, professeur au collage de Montaigu, prend la plume pour écrire une victorieuse apologie de sa religion ; mais, hélas ! il prêche dans le désert. L'hydre de l'incrédulité rit de tes efforts et le siffle par chacune de ses cent têtes. Avec l'instinct malencontreux des faibles d'esprit, le pauvre abbé choisit tout d'abord un titre qui est a lui seul un épouvantail : La Religion démontrée par ordre géométrique. Qui diable ira s'aventurer la dedans ? Est-il besoin d'ajouter que le livre ne démontre que la parfaite candeur de l'honnête Denyse, et qu'il s'en exhale un effroyable ennui ? En même temps, mais avec des intentions moins sincères, le cardinal de Polignac écrivait, en vers latins, son Anti-Lucrèce, curiosité littéraire, œuvre de dilettantisme, mais non œuvre de foi : et le jésuite Berruyer sa fameuse parodie de la Bible. Par ses aspérités abruptes et grandioses ; par sa franchise male et rude, quelquefois sublime d'impudeur ; par son mépris ouvert pour toutes les susceptibilités de la raison humaine, la Bible a toujours répugné à la politique de transaction et d'accommodement dont les jésuites étaient les représentants. Elle était pour eux une cause permanente d'embarras, et presque un objet de scandale ; ils l'auraient volontiers supprimée, de même qu'ils supprimèrent, en Chine, la folie de la croix. La suppression étant impossible, Berruyer se chargea d'une contrefaçon au lieu de ce livre terrible, plein d'éclairs et de ténèbres, — sombre poésie d'une incommensurable tristesse, qui ne chante que la colère, l'expiation et le châtiment, mais où l'on rencontre parfois, au milieu du sang et des larmes, une fleur, un rayon, un sourire d'une grâce divine, et comme un pressentiment de l'Évangile, on eut un roman doucereux, bénin et nauséabond, où les vierges de Juda, transformées en bergères équivoques, donnaient la main aux guerriers de leurs tribus, transformés en jeunes gens convenables et galants, élevés au collège des jésuites, et où les rudes patriarches, habitués à converser avec Jéhova lui-même et à lutter contre ses anges, parlaient le radotage imbécile des casuistes à la mode. Et pendant qu'il dépouillait ainsi les livres sacrés de leur prestige et de leur poésie, son confrère Hardouin, jaloux de ses succès, appliquait une méthode analogue la tradition catholique, dont il niait hardiment les éléments les plus essentiels. Pour Hardouin, le catholicisme commençait au concile de Trente ; c'était dire qu'il commençait avec la compagnie de Jésus, dont la fondation coïncide avec cette date. Étrange aveuglement qui les armait contre leur propre cause ! Ils furent condamnés à Rome ; mais cette condamnation n'a jamais été ratifiée par leur ordre. Vers la même époque parut un livre unique, qui est à la fois la date, l'histoire et le manifeste d'un culte. Né et développe au sein du catholicisme, ce culte fut d'abord traité en intrus, méprisé comme une superstition grossière ; il grandit et se fortifia en silence, jusqu'au jour où il vint sommer son père de le reconnaître pour son fils légitime, et fit passer sa requête moitié par menace, moitié par contrainte. Le livre se nommait la Vie de Marie Alacoque ; il était dédié à la reine Marie Leczinska. L'auteur se nommait Languet de Gergy, évêque de Soissons ; il était un des plus hauts dignitaires du clergé de cette époque. Le culte se nommait et se nomme encore le culte du Sacré-Cœur de Jésus. Or, écoute et apprends, lecteur, ruminent naissent les cultes ; je te dirai plus tard comment ils finissent. Sers 1647, à Lautherourt, près d'Autun, naquit ut, enfant du nom de Marie Alacoque. Son évangéliste, l'évêque de Soissons, ne donne pas sa généalogie, mais il fournit les détails les pins complets sur sa glorieuse enfance. Sa sainteté n'attend pas le nombre des années, elle fait explosion dès le berceau : Mon Dieu, s'écrie Marie Alacoque à l'âge de trois ans, je vous consacre ma pureté ; je fais vœu de chasteté perpétuelle. (Page 4.) A dater de ce jour, la sainte Vierge lui donna des marques sensibles de sa protection. (Page 6.) Cependant, comme de très-bonne heure aussi s son naturel la portait vivement au plaisir, n Dieu lui envoya une paralysie pour la guérir de ce penchant funeste ; après quoi la Vierge vint à son tour pour guérir la paralysie. Mais abrégeons ces graves détails en nous contentant de constater que, lorsqu'elle entra en religion chez les visitandines de Paray, Dieu lui était apparu dix fois consécutives. Ici la scène s'agrandit, et le biographe trouve des paroles à la hauteur des événements. La jeune Marie Alacoque livre à la chair les grands combats qui sont le prélude de la vie spirituelle ; et, autant de combats, autant de victoires. La pauvre fille avait une aversion horrible pour le fromage ; et pourtant, comment avancer dans les voies de la perfection si l'on dédaigne final le fromage du bon Dieu ? Dans ce combat, elle recourut à Dieu et lui dit avec beaucoup de larmes : Hélas faut-il que l'holocauste ne soit pas encore consommé ? Oui, mon Dieu ! il faut se vaincre ou mourir ! Et elle vainquit, et elle mangea le fromage, et elle ne mourut point. Peu touchées de tant d'héroïsme, les visitandines, ses sœurs, lui faisaient garder l'ânesse du couvent. Marie se consolait des déboires de sa besogne grossière en se disant : Puisque Saül, en gardant les ânesses, a trouvé le royaume d'Israël, il faut que j'acquière le royaume du ciel en courant après de pareils animaux. (Vie de Marie Alacoque.) Mais Dieu veillait sur elle, parfois même il lui faisait la grâce de la gratifier de sa divine présence d'une manière qu'elle n'avait pas encore expérimentée elle le sentait, Pour ainsi dire, près d'elle. Les religieuses, effrayées de ces emportements mystiques qu'elles ne comprenaient pas, s'efforcèrent d'en calmer les ardeurs. La nuit suivante, Jésus-Christ lui apparut et lui dit d'un ton irrité : Apprends que si tu te retires de ma présence, je te le ferai sentir et à toutes celles qui en seront cause. Et, pour resserrer encore cette union, il se fit voir de nouveau elle le jour de la Toussaint et lui laissa, comme gage de son affection, le quatrain suivant, qui ne donne pas ose haute idée de la poétique céleste : Rien de souillé dans l'innocence, Rien ne se perd dans la puissance. Rien ne passe en ce beau séjour, Tout s'y consomme dans l'amour. L'authenticité de ce quatrain fut vivement contestée par les compagnes de Marie Alacoque, qui la qualifièrent de visionnaire et l'accablèrent de mauvais traitements. Mais le commentaire de résèque de Soissons dissipe tous les doutes, et on ne peut que se ranger à son avis. Enfin, après tous ces préliminaires grandioses, les temps se trouvèrent accomplis c'est en 1678 que Jésus-Christ révéla ô la sœur Alacoque le culte du Sacré-Cœur ; en même temps il lui en expliqua le sens et le symbole : L'amour en est l'objet, — l'amour en est la fin. — l'amour eu est le motif ; or le cœur et l'amour sont synonymes parmi les hommes. (Page 115.) Le cœur fut donc choisi comme l'objet même de l'adoration ; non pas ce cœur idéal dans lequel les poètes personnifient l'âme humaine, niais le muscle lui-même, un morceau de chair saignante, lardée de plusieurs blessures et embrochée à un petit poignard. Jésus-Christ l'arracha de sa propre poitrine, le lui donna, et ensuite lui demanda de lui donner son cœur pour le prix du présent qu'il venait de lui faire. La sœur le lui offrit avec toute l'ardeur dont elle put être capable ; le Fils de Dieu le prit effectivement et le plaça dans le sien. La nouvelle religion était résidée ; mais, faute d'un metteur en scène intelligent, elle courait grand risque de mourir, aussitôt que née, entre les quatre murs du couvent de Paray. Les visitandines en faisaient des gorges chaudes ; les curés du voisinage l'anathématisaient sans ménagement. Dieu pourvut encore à ce danger. Tout révélateur a droit à un prophète ; Alacoque trouva le sien dans la personne du père Lacolombière. Ce jésuite, homme entreprenant, exilé d'Angleterre avec les Stuart, rôdait en France, cher chant fortune et assez embarrassé de son oisiveté forcée. Il entendit parler tic la sœur ; il la vit, leurs atomes crochus s'accrochèrent. Lui avait trouvé un sujet, elle un apôtre. Ils eurent ensemble des entretiens longs et fréquents, et le culte naquit d'un de ces mystiques rapprochements. La compagnie de Jésus le prit noria son patronage ; elle en fit sa chose, son exploitation. Sous Louis XIV, il fut accueilli par le ridicule ; les pères ne l'abandonnèrent pas polir autant. Sous la régence, Belzunce, et, à sa suite, une partie notable de l'épiscopat, l'adoptèrent ouvertement. Enfin, en 1765, au moment même où l'Europe entière demandait à grand cris à Clément XIII la destruction de l'ordre des jésuites, le pape lui répondit par un décret qui approuvait solennellement et imposait à toute la chrétienté le culte inventé par eux et déjà autorisé par la congrégation des Rites. Ainsi les rêveries d'une pauvre idiote, visiblement atteinte de nymphomanie, prirent corps et devinrent un symbole offert à l'adoration des peuples ! Ainsi les peuples l'adorèrent. Leçon vraiment humiliante pour notre orgueil ! éternel démenti infligé par les faits aux présomptueux calculs de notre politique ! Ah ! que les historiens, pour qui toute l'histoire est dans une caserne ou dans une antichambre, ne voient là, s'ils le veulent, que des événements sans conséquence, des détails indignes de leur attention ! Pour nous, nous y rappellerons sans cesse les regards de cette génération insouciante qui n'a pas fini d'expier ses légèretés. Quoi donc ! ces monstruosités déshonorantes pour la nature humaine sont possibles encore aujourd'hui, comme elles l'étaient hier, et vous parlez d'égalité, de progrès, de civilisation ! Bâtissez, bâtissez vos républiques idéales, à rêveurs ! et le jour où, pour les peupler, vous chercherez autour de vous des citoyens, vous trouverez des sectateurs de Marie Alacoque, — ou des évocateurs de tables tournantes ! Cependant le parti janséniste agonisait. Le cardinal de Noailles faisait défection, brisé par la vieillesse et par les longues luttes qu'il avait soutenues. Fleury, nommé cardinal à la condition expresse de faire fleurir la constitution Unigenitus, exécutait religieusement sa promesse sur l'échine des appelants. Il fut soutenu dans ses efforts par les anciens agents de Dubois, Lafitteau et Tencin. Sous leurs auspices, un concile s'assembla à Embrun et sévit avec vigueur contre la secte. C'est alors qu'on vit un vieillard vénérable par ses cheveux blancs, Soanen, évêque de Senez, interdit et chassé de son diocèse, errer de retraite en retraite, sans avoir une pierre ou reposer sa tête. Il alla mourir de faim dans les montagnes de l'Auvergne. L'année suivante, la faculté de théologie de Paris renia à son tour la cause proscrite. Restait le parlement, qui la soutint seul, opposant ses arrêts aux excommunications de ses adversaires. Le 24 mars 1750 parut une déclaration royale qui déclarait la bulle Unigenitus loi de l'État et portait la peine du carcan contre les appelants. Le parlement protesta, fut exilé, puis rappelé, sans qu'on pût obtenir de lui autre chose que des concessions purement dérisoires. Les hostilités continuèrent donc avec des alterna' lires diverses ; niais les deux partis rivaux allaient inévitablement tomber tous deux sous le ridicule même de leur querelle, lorsqu'elle se compliqua d'un élément nouveau, qui est l'ultime ratio de toutes les sectes persécutées : l'élément miracle. Les convulsions éclatèrent dans Paris. Un mendiant, d'autres disent un abbé, nommé Bécherand, janséniste d'opinion et boiteux de naissance, s'avisa un jour de se faire guérir sa jambe malade par l'intercession d'un diacre Pâris, mort récemment en odeur de sainteté, et bien et dûment enterré au cimetière de Saint-Médard. Le voilà aussitôt qui s'installe sur la tombe où gisait cet honnête cadavre, attendant sa guérison avec foi et patience. La nouveauté du spectacle attira des curieux. Les uns le raillent, les autres prennent parti pour lui. Quant au boiteux, sûr de son fait, il prie et espère. Après plusieurs semaines de ce régime, sa jambe ne se modifiant pas, notre homme tombe en convulsions sur la tombe du saint. Ces convulsions ayant été très-productives pour lui le premier jour, il en fait une crise périodique, qui le prend à heure fixe. La foule accourt. On crie au prodige. Des femmes d'abord, êtres nerveux, à imagination exaltée, puis des dévots, cerveaux malades et fêlés, se déclarent atteints da mal mystérieux qui possède l'infirme il devient une maladie épidémique. Bientôt on les voit s'agiter, trépigner, hurler en chœur autour de lui : les femmes se roulent sur le sol, pâmées, à demi-nues, le regard effaré, écumantes comme des sibylles que visite le dieu. A la fin de chaque séance, ou mesure la jambe miraculeuse du boiteux. Il y eut tel jour où il fut constaté par procès-verbal qu'elle s'était allongée d'une ligne. Voilà où venait aboutir le mysticisme de Pascal. Une ordonnance de police refoula hors du cimetière cette canaille éhontée. Elle se rallia dans des conciliabules secrets et placés sous le patronage de plusieurs hauts personnages ardents zélateurs de la nouvelle foi. Ou y voyait des évêques, des conseillers au parlement, des grandes dames. La mise en scène dut se modifier avec le théâtre lui-meule. Les convulsions firent place à des pratiques moins bruyantes où l'on retrouve les extravagances ascétiques et le sensualisme grossier des mystiques de tons les temps. Les initiés s'administraient les uns aux antres ce qu'ils appelaient, dans leur pieux jargon, des secours, sorte de flagellation mutuelle oh on mortifiait son prochain, à charge de réciprocité. Seulement, il était essentiel pour les femmes que le secours vint d'un homme, et, pour les hommes, qu'il vint d'une femme. On donnait alors des preuves d'un courage surhumain. Une femme se faisait, pendant une heure entière, fouler aux pieds par deux hommes, les excitant du geste et de la voix, défiant la torture ; et on entendait ses os craquer sous leurs talons. Une autre recevait sur le sein jusqu'à cent coups d'une bûche énorme et pesante. Plus tard, on en vint à parodier dans ses moindres détails le crucifiement du Christ. Le procès-verbal suivant, que nous abrégeons, contient des faits tellement étranges, qu'on aurait peine à les croire, s'ils n'étaient attestés par mille témoins tous dignes de foi. Procès-verbal de la séance du vendredi saint 1759, fait par la Condamine et M. Doyer de Castel. Furent présents, entre autres personnes, le marquis de la Tour du Pin, brigadier des armées du roi ; M. de Mérinville, conseiller au parlement ; M. de Janson, officier des mousquetaires. — Prêtres directeurs, le P. Cottu et le P. Guidi, de l'Oratoire. ... Sœur Françoise était à genoux au milieu de la chambre, dans une espèce d'extase, baisant un petit crucifix qui avait, touché aux reliques du bienheureux Kris. Le directeur d'une part, et un séculier de l'autre, la frappaient sur lu poitrine, sur les côtes et sur le dos, en tournant autour d'elle avec un faisceau de grosses chaînes de fer qui pouvaient bien peser de huit à dix livres. Ensuite, on lui appuya les extrémités de deux grosses biches, rune sur la poitrine, l'outre entre les épaules, et on la frappa une soixantaine de fois à grands coups avec ces biches, alternativement par devant et par derrière. Elle se coucha ensuite le dos par terre ; le directeur lui marcha sur le front en passant plusieurs fois d'un côté à l'autre il posait le plat de la semelle, jamais le talon... Alors, je pris un crayon, et commençai à écrire ce que je voyais. CRUCIFIEMENT DE FRANÇOISE. — A sept heures, Françoise s'étend sur une croix de bois de deux pouces d'épais et d'environ six pieds et demi de long, posée à plate terre. On lui lare la main gauche avec un petit linge trempé dans de l'eau qu'on dit être de saint ranis. J'observe que les cicatrices de ses mains, qui m'avaient paru récentes au mois d'octobre dernier, sont aujourd'hui bien fermées. On essuie la main gauche après l'avoir humectée, et le directeur enfonce, en quatre ou cinq coups de marteau, un clou de fer carré, de deux pouces et demi de long, eu milieu de la paume de la main, entre les deux os du métacarpe qui répondent aux phalanges des troisième et quatrième doigts. Le clou entre de plusieurs lignes dans le bois, ce que j'ai pu vérifier depuis en sondant la profondeur du trou. Après un intervalle de deux minutes, le même prêtre donc de la même manière la main droite. Françoise parait souffrir beaucoup, tuais sans faire un soupir si un gémissement ; usais elle s'agite, et la douleur est peinte sur son visage... A sept heures et demie, un cloue les deux pieds de Françoise sur le marchepied, avec des doms carrés de trois pouces de long. A sept heures trois quarts, on soulève le tête de la croix à trois ou quatre pieds de hauteur... A huit heures un quart, on retourne la croix de Françoise de haut en bas. A huit heures et demie, on couche la croix à plat, puis on la relève. On lui présente douze épées nues dont on appuie les pointes sur sa poitrine. A dix heures, on la recouche ; ou arrache les clous des mains avec une tenaille. La douleur lui fait grincer les dents. Puis, avant de lui déclouer les pieds, on découvre la chair de son côté gauche, et le prêtre y enfonce la pointe d'une lance. Elle demande ensuite à boire, et on lui donne du vinaigre et des cendres. Faites donc, après cela, un argument sans réplique de l'intrépidité des martyrs ! Voici, entre quatre murs solitaires, une poignée de fous qui dépensent à huis clos, loin du tumulte enivrant de la place publique et pour une cause absurde, phis d'héroïsme qu'il n'en faut pour souffrir mille morts. En même temps, les miracles allaient leur train. Ne rions pas des miracles jansénistes ; ils sont la plupart beaucoup plus authentiquement attestés que tous ceux de la légende chrétienne. Cent vingt témoins oculaires et deux évêques, messeigneurs de Colbert et de Caylus, signèrent le procès-verbal du miracle opéré sur la fille Legrand. Un conseiller au parlement, M. Carré de Mongeron, en écrivit l'apologie et la présenta au roi lui-même, qui, pour toute réponse, le fit embastiller l'auguste exemple qui montre la créance qu'on doit aux miracles ! Mais c'était la, pour les catholiques purs, une concurrence dangereuse, sinon une manifeste usurpation de privilège. La persécution redoubla. Vains efforts ! Du haut de la tribune révolutionnaire, la secte proscrite devait proclamer un jour, par la bouche de Grégoire, son dernier soldat, la déchéance de ses ennemis, pour aller se perdre à son tour clans l'abime sans nom où tombent les faux systèmes. |
[1] Selon Grimm, lorsque l'homme d'église se présenta chez lui selon l'usage pour recevoir sa dernière confidence. Terrasson agonisait. Monsieur, dit-il au confesseur, interroges madame Luquet ; elle sait tout. C'était sa gouvernante. Le confesseur insista : — Voyez, monsieur, si vous avez été luxurieux. — Madame Luquet, ai-je été luxurieux ? demanda le malade. — Un peu, monsieur l'abbé, répondit-elle. — Un peu, répéta le malade.
[2] Vous voulez des maîtresses, disait le Régent à l'abbé de Saint-Albin ; attendez que vous soyez évêque.