L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE V. — LES LIBRES PENSEURS EN ANGLETERRE.

 

 

Aux yeux des gens qui acceptent les opinions toutes faites, Voltaire rapporta d'Angleterre la liberté de penser, à peu près comme les premiers navigateurs rapportèrent d'Amérique le tabac ou le coton. C'est là une de ces formules que l'ignorance adopte, parce qu'elles sont faciles à retenir et qu'elles simplifient beaucoup l'histoire, et que la mauvaise foi propage, parce que le dix-huitième siècle eu est réduit aux mesquines proportions d'une copie sans originalité ; la libre pensée n'étant plus dans ce système qu'une mode, un engouement passager, de l'anglomanie en un mot. Il faut dire ici, au risque de choquer beaucoup d'honnêtes convictions, que ce point de vue n'est pas absolument exact. La libre pensée est la conséquence naturelle, spontanée et nécessaire de la Réforme ; elle est un fait général, universel, et la gloire en revient non à un homme ni à une nation, mais à l'esprit humain. Tous les peuples furent complices. Chacun d'eux apporta à l'œuvre commune les ressources de son génie propre : la France, la verve et le bon sens de ses grands railleurs ; l'Italie, l'éloquence, l'imagination et l'infatigable ardeur de ses martyrs du seizième siècle ; l'Allemagne, la science et la logique de ses théoriciens, souvent obscurs dans leurs déductions, mais inflexibles comme des syllogismes vivants ; l'Angleterre, enfin, son esprit pratique et son incomparable sens politique. La liberté de penser existait à l'état de fait et même à l'état de principe dans presque toute l'Europe du seizième siècle ; mais l'Angleterre, la première, en fit un droit, l'entoura de garanties légales et l'incarna dans ses institutions. Elle n'inventa donc la liberté de penser pas plus que la liberté politique, dont on suit facilement les traditions à travers tout le moyen âge ; mais elle a eu l'honneur de convertir ces abstractions en réalités vivantes et impérissables. Et c'est pour cela que tu seras toujours cher à l'humanité et grand parmi les nations, ô peuple de la liberté !

Et si, pour contenter le vulgaire préjugé qui veut que chaque idée nouvelle ait son acte et son lieu de naissance, il fallait absolument assigner une date à la formation et à l'avènement des libres doctrines en Angleterre, un simple coup d'œil suffirait pour établir que, — crime ou vertu, — ce grand acte appartient à tout le monde et à personne. C'est un Italien, Jordano Bruno, qui en fut le premier champion célèbre sur le sol britannique. Poussé par l'ardent génie qui fait les martyrs, Bravo parcourait l'Europe prêchant la loi nouvelle, c'est-à-dire ce retour à la nature, tant invoqué par les penseurs du seizième siècle, dont il était le mot d'ordre. Dans le cours de ses voyages, il passa eu Angleterre ; il se lia d'amitié avec Philippe Sidney et fonda avec lui, Greville, Spencer et Harvey, le premier cercle d'esprits forts dont il soit parlé avant le club de la Sirène. C'est à son ami Sidney qu'il dédia la Bestia trionfante, livre étrange, plein des concetti particuliers aux seicentisti ; tantôt obscur, tantôt illuminé d'éclairs soudains, et qui résume assez bien la double tendance de sa philosophie : réforme scientifique et réforme morale. L'encens ne monte plus vers nous, dit Jupiter ; l'homme déserte nos autels ; le temps des folios est passé. Toi, Vénus, prends un miroir : peux-tu compter les rides que les ans ont tracée ; sur ta figure ? Pourquoi pleures-tu, Vénus ? Et toi, Momus, pourquoi ris-tu ? Avouez plutôt que le temps est notre maitre à tous. Ce qui ne vieillit point, c'est la vérité et la vertu. Adorons l'Être universel.

L'Être universel, tel est en effet le Dieu que se choisit Bruno, comme plus tard Spinoza. L'homme veut surtout définir ce qu'il ne peut pas comprendre.

Après avoir quitté l'Angleterre, l'apôtre continua sa vie errante en Allemagne, étonnant, remuant les peuples par son éloquence saisissante et passionnée, et par la liberté inouïe de ses théories, jusqu'à ce qu'ayant voulu rentrer dans sa patrie, il fut pris et livré à l'inquisition romaine, qui, à son tour. le livra au bras séculier, afin qu'il fût puni avec beaucoup de clémence et sans effusion de sang, ce qui était la formule du supplice par le feu. Bruno mourut en souriant, comme on doit mourir pour la liberté.

Son système métaphysique était trop vague et trop nuageux pour prendre racine en Angleterre ; mais il n'en est pas moins vrai que la philosophie anglaise s'inspira visiblement de l'indépendance, de la hardiesse de ses vues, en adopta le point de départ, et que Bacon, dans sou enthousiasme pour la science, ne faisait que suivre, à son insu peut-être, la tradition de Jordano Bruno. C'est à Bacon que commence l'âge d'or de la philosophie anglaise. La chaise glorieuse n'est pas un seul instant interrompue, même au plus fort de l'explosion de fanatisme qui eut lieu sous Cromwell. Le lord Herbert de Cherbury, hante et noble intelligence, ouvre la marche et prépare les voies, En même temps que lui, Hobbes sert la libre pensée par l'excès même de sa haine contre elle. Il écrit la réfutation de l'absolutisme en croyant en écrire la démonstration ; il renverse de fond en comble les religions en s'imaginant les établir sur une base inébranlable. C'est un de ces logiciens intrépides que rien ne fait reculer, pas même l'absurde, pourvu que la déduction soit régulière et conforme aux régies. Leurs erreurs mêmes aident puissamment nus progrès de l'esprit humain. Enfin Locke, Shaftesbury, Collins, Toland, Tindal, Woolston, Bolingbroke et Swift forment proprement la génération qui exerça une influence directe et incontestée sur les écrivains du dix-huitième siècle. C'est donc eux qu'il faut étudier, si l'on veut apprécier cette influence a sa juste valeur.

Il se rencontre quelquefois dans l'histoire de la Pensée des hommes qui, sans être doués d'un grand génie, sans éloquence. sans passion, sans conviction bien énergique, out, à nu moment donné, la fortune imprévue et presque imméritée d'effacer toutes les renommées de leur temps devant l'éclat de leur nom. Ce sont d'ordinaire des observateurs patients, Gus, judicieux, des esprits ouverts, mais plus étendus que profonds. Attentifs aux tendances et aux préoccupations de leur temps, ils en étudient chaque signe ; leur sagacité ressemble à de la divination et n'est que de l'observation tel fut Locke. Non pas ignoré, mais peu populaire pendant sa vie, il fut, après sa mort, et dans un pays qui n'était pas le sien, l'objet d'une admiration d'autant plus enthousiaste qu'elle était plus tardive et plus irréfléchie. Or, quels que soient sa perspicacité et son sens exquis, Locke n'est pourtant qu'un penseur de second ordre. Il y a plutôt dans ses livres des semences d'idées que des principes bien arrêtés, et c'est justement là ce qui fit sou succès. Un jour vint où le dix-huitième siècle tout entier crut se reconnaître dans Locke. Voltaire lui fit honneur de ses traités sur la tolérance et des deux idées à l'aide desquelles il attaqua toute sa vie le dogmatisme des métaphysiciens, qu'il regardait à bon droit comme aussi insoutenable que celui des théologiens, à savoir, l'indémontrabilité de la nature de Dieu et de celle de l'âme. Rousseau lui lit honneur de l'Émile et du Contrat social, et Condillac de sa Théorie des sensations. Et pourtant, des trois philosophes, ce dernier seul était vraiment le débiteur du penseur anglais. Encore eût-il pu, à la rigueur, garder sa reconnaissance tout entière pour Aristote, le vrai père de la doctrine de Locke. Quant à Voltaire, son enthousiasme est à bon droit suspect. Ses traités sur la tolérance procèdent bien plus de Bayle que de Locke, et la théorie sur Dieu et Cime est sienne par la manière dont il la développa et les conséquences qu'il en déduisit. Mais il avait besoin d'une étiquette étrangère : il inventa Locke. Enfin l'Émile est contenu dans l'Instruction pour l'éducation des enfants, tomme tout est dans tout. L'œuvre de Locke renferme des vues sages et utiles, mais elles sont perdues au milieu de mille détails puérils ou insignifiants ; et son Gouvernement civil a très-peu d'idées communes avec le Contrat social. En politique, Locke relève de Hobbes beaucoup plus que Rousseau ne relève de Locke.

Mais quel que soit le jugement définitif qu'on porte sur Locke, il n'en garde pas moins une place fort importante parmi les philosophes de son temps. Il rappela les métaphysiciens ail sens commun. Il porta, avant Voltaire, l'analyse au milieu de ces présomptueuses théories, et le monde fut étonné de leur néant et de leur vanité. Ses Lettres sur la tolérance, qui furent son plus grand mérite aux yeux de ses contemporains, et qui sont oubliées aujourd'hui, sont inférieures en force, en clarté, en logique, au Commentaire de Bayle, quoiqu'elles soient venues après lui. Elles établissent la tolérance sur une base plus étroite et plus fragile ; mais elles n'en ont pas moins servi aux progrès de la civilisation. Habuerunt mercedem suam.

Locke s'est aussi occupé, comme tant d'autres, de réconcilier la raison et la foi. Il a fait un Christianisme raisonnable, qu'il regardait naturellement comme un traité de paix définitif. Il est curieux de remarquer à quel point, vers la fin du seizième siècle et vers le commencement du dix-huitième, la foi était d'humeur accommodante et pacifique. Au seizième, entait le souvenir des dangers qu'elle venait de courir ; au dix-huitième, le pressentiment de ceux qu'elle allait rencontrer. Après avoir persécuté sa prétendue sœur pendant tout le siècle précédent, elle demandait à l'embrasser ; elle sentait venir la grande bataille. En s'offrant comme médiateur, Locke ne fit que payer son tribut à l'innocente manie de ce temps ; mais il faut dire à sa gloire que, dans cette conciliation si peu couronnée de succès, il réservait le beau rôle à la raison. Est-ce à dire que nous devions voir en lui un libre penseur dans l'acception rigoureuse du mot ? Locke est un homme de transition. Cette intelligence, si rare à certains égards, réfléchit la plupart des préjugés de son époque, de même qu'elle en réfléchit les plus glorieux pressentiments. Il y a dans Locke un rationaliste, mais il y a aussi un anglican étroit et superstitieux. Il parle avec le plus grand sérieux des sirènes et du perroquet raisonnable de monseigneur le prince Maurice. Ainsi Leibnitz adressait à l'Académie des sciences, par l'entremise de l'abbé de Saint-Pierre, un rapport sur un chien possédant le don de la parole. Quoi d'étonnant que ces grands esprits aient pu croire aussi un instant à la possibilité d'un accord entre la foi et la raison ?

Shaftesbury, Collins et Bolingbroke expriment, avec bien plus de netteté et d'éloquence, la pensée philosophique de leur pays. Shaftesbury, âme douce et aimante, imagination de poète, esprit ardent dans un corps maladif, en développe surtout le côté moral et positif ; et Collins, athlète un peu lourd mais puissant, le côté négatif. Bolingbroke les résume tous deux, et c'est ce qui lit son sucrés. Mais celui que Swift appelle un roué achevé est bien loin du charme, du sentiment et de la grâce aimable de Shaftesbury. C'est un honneur pour une philosophie que de pouvoir citer des noms comme celui de ce mélancolique disciple de Platon.

Shaftesbury est le premier théoricien complet de ce qu'on a nommé le déisme anglais. C'est donc lui, en définitive, qui aurait fait les frais des prétendus emprunts faits par Voltaire, Rousseau et les encyclopédistes, à la philosophie anglaise. Malheureusement pour ce système, un examen attentif démontre que Shaftesbury lui-même tenait son déisme de seconde main, et, qui plus est, le tenait d'une main française, de Bayle, son ami et son mettre. Mais laissons là ces disputes insensées. Les vérités nouvelles appartiennent à ceux qui les expriment le mieux ; c'est une moisson qui ne grandit pas dans les étroits enclos où notre égoïsme veut la circonscrire ; et elle mûrit pour tous les peuples. Que Leibnitz ait crié au plagiat lorsque Shaftesbury mit au jour un de ses essais, qui a plus d'un rapport avec l'optimisme de la Théodicée, quoiqu'il n'en ait nullement les prétentions scientifiques, c'est la une susceptibilité mesquine sans doute, mais d'autant plus excusable que l'optimisme était une idée fausse, et qu'un auteur tient surtout à ses idées fausses ; mais qu'on veuille faire d'une doctrine vieille comme le monde, et universellement répandue à la fin du dix-septième siècle, le patrimoine exclusif d'un homme ou d'une nation, c'est une prétention que la mauvaise foi seule a pu élever, et que seule l'ignorance peut admettre.

La théorie du déisme est connue. C'est un calcul de probabilités, appliqué à l'auteur inconnu de toute chose, C'est le thème éternel des poêles et la religion des cœurs généreux. Si elle n'exprime pas ce qui est, elle exprime du moins ce qui devrait être selon nos idées nécessairement bornées et incomplètes. C'est la protestation de l'esprit contre les ténèbres qui l'enveloppent. C'est un vœu, un désir, une revendication, un postulat, comme disait Kant ; ce n'est pas une science. Mais si l'homme n'a, aux yeux d'une critique sévère, ni le pouvoir ni le droit de rien affirmer sur la nature de Dieu, on ne saurait du moins lui disputer celui d'en rêver l'ombre ou l'idéal d'après les aspirations de son cœur et les facultés de sou esprit. Ce rêve, mêlé d'espérance, est la seule part légitime de nos inductions sur la Divinité. Aussi les poètes ont-ils été de tout temps les plus grands définisseurs de Dieu. C'est par ce côté que Shaftesbury ressemble a Platon, et surtout se distingue des philosophes de son pays. Il a un sens exquis du beau. Il aime passionnément la vérité ; mais il l'aime surtout parce qu'elle est belle. Toute vérité est beauté, disait-il, et c'est encore parce qu'elle est belle qu'il aime la vertu. Vivez avec honnêteté, avec ordre, avec beauté, écrivait-il à un jeune homme. Heureux ceux qui n'ont point séparé, dans leurs adorations, les trois faces de l'éternel idéal, le beau, le vrai, le bien ! ils conservent après leur mort le sourire et la grâce divine d'une jeunesse inaltérable.

Toute la philosophie de Shaftesbury est empreinte d'un esprit de bienveillance qui n'a rien de banal, et n'exclut ni l'austérité, ni l'ironie. Il raille doucement sans acrimonie, et écrit un plaidoyer en faveur de la raillerie, comme s'il devinait Voltaire. En politique, il ne pardonne pas à Locke d'avoir adopté le caractère servile et les principes rampants de Hobbes. Il regarde justement un gouvernement libre comme la conséquence nécessaire de la liberté de penser : Quel est le plus grand bien de l'homme, dit-il, si ce n'est le premier avantage qui l'élève au-dessus des brutes ; je veux dire la liberté de la raison dans le monde intellectuel, et un gouvernement libre dans le monde civil ? La tyrannie, dans l'un de ces deux mondes, est bientôt suivie de la perte de la liberté dans l'autre.

Shaftesbury mourut jeune et plein de foi dans ses idées. Il eut, au dix-huitième siècle, un renom moins éclatant que celui de Locke, mais une influence plus réelle peut-être. Un philosophe, sentimental comme lui, moins pur, moins net, moins délicat, mais incontestablement plus, puissant, Diderot, s'éprit pour lui d'une belle et soudaine passion, et donna de ses Essais sur le mérite et la vertu une traduction telle que pouvait la faire Diderot, c'est-à-dire un libre commentaire où le traducteur se substituait l'original. Voltaire, Montesquieu et Vauvenargues le mentionnèrent avec éloge ; puis ce fut tout. Le siècle crut avoir payé sa dette ; elle est restée entière.

De Shaftesbury à Toland, à Collins, à Tindal, il y a loin pour l'enthousiasme, l'éloquence et l'élévation des idées. C'est pourtant à ces penseurs qu'appartient l'honneur d'avoir les premiers compris le enté stratégique de la question. La moralité évangélique de la tolérance et l'imprescriptible légitimité de la liberté de penser étaient surabondamment démontrées ; mais, pendant que ces honnêtes philosophes élevaient laborieusement l'édifice de leurs démonstrations, un pouvoir ombrageux et tyrannique, l'Église, puisqu'il faut l'appeler par son nom, mais un diminutif d'Église, l'Église anglicane, excommuniée à Rome et infaillible à Londres, faisait attacher au pilori l'immortel auteur de Robinson. Sur quels fondements divins ou sur quelle fatale méprise reposait donc le privilège de cette implacable ennemie qui, non contente de vouer ses adversaires aux éternels supplices de la vie future, les livrait, par anticipation, à l'exil, à la prison, à l'échafaud ? Et la liberté de penser était-elle possible tant que l'Église conserverait ses odieuses prérogatives ? Cent ainsi que le problème fut posé et la guerre résolue. L'évidente contradiction qui avait existé de tout temps entre la religion et la philosophie, n'avait jusque-là suscité chez celle-ci que des tendances purement défensives, parce qu'elle s'était contentée de vivre dans les sphères lointaines de l'abstraction. A cette époque critique, elle voulut pénétrer à son tour dans le monde réel, et, comme on lui en fermait la porte, elle fut forcée de prendre l'offensive. Ce qu'on a nommé la haine contre la religion n'est point une haine gratuite et platonique, comme le croient les mais ; c'est une haine motivée et raisonnée ; c'est une guerre entreprise dans le cas de légitime défense. Elle a pour point de départ, en Angleterre, le pilori de Foé ; en France, le bûcher de Vanini ; en Italie, celui de Bruno.

Lors donc que Toland, Collins et Tindal commencèrent contre les religions cette lutte terrible qui durs un siècle et qui se réveillera toutes les fois qu'elles chercheront à sortir de leur véritable terrain, la conscience ils firent acte d'intelligence et d'héroïsme ; et nous ; qu'ils ont affranchis, nous devons prononcer leurs noms avec respect et amour. Ils y apportèrent cet esprit de suite et cette inébranlable volonté qui a fait la gloire de la race anglo-saxonne. Ils n'ont ni enthousiasme, ni vivacité, ni grâce ; mais ils vont droit au but, traçant un sillon toujours égal et toujours profond ; et, bien que leur critique soit souvent en défaut à cause de la faiblesse relative de la science historique à cette époque, telle est la sûreté de leur bon sens, que les théologiens ne peuvent leur répondre que par des condamnations. Clarke, fumet et Warbuton, les plus modérés, les réfutent le plus souvent avec des injures. Collins définit la liberté de pensée et lui donne son vrai nom un droit ; plus encore : un devoir. Ce devoir de penser n'existe-t-il pas, même pour le chrétien N'a-t-il pas tous les jours à se prononcer sur les divergences infinies qui se sont de tous temps manifestées entre les interprètes des dogmes les plus essentiels du christianisme ? (Discours sur la liberté de penser.) Et il termine son livre eu invoquant le nom de tous ceux qui ont rendu témoignage pour la liberté de penser r Socrate, Platon, Aristote, les deux Caton, Plutarque , Cicéron, Sénèque, Bacon, Érasme, Montaigne, Milton et Locke, soldats dignes d'une telle cause !

Ceux-là morts, d'autres succèdent. — Voici le violent Wolston, violent contre les forts, désarmé devant les faibles. Une dévote le rencontre un jour dans la rue et lui crache au visage : C'est ainsi, lui dit-il avec une douceur stoïque, que les juifs ont traité votre Dieu. Puis vient Bolingbroke, cette ébauche de Mirabeau, tempérament de feu, cœur généreux, conscience élastique, génie d'orateur et d'homme d'État, imagination de poêle et de libertin. On connaît sa vie orageuse et agitée ; elle se reflète jusque sur ses œuvres philosophiques ; on y sent, l'accent amer de l'ambitieux trompé. Mais, si celte dure expérience lui fait perdre quelque chose en sérénité, combien n'y gagne-ail pas en force et en clairvoyance ? Qui a mieux dénoncé que lui le danger de cette prétendue abstraction, la théologie ? Qui en mieux compris le rôle historique ? Le philosophe cède presque toujours la parole à l'homme d'État, et, dans Bolingbroke, le second efface le premier ; il a sur ses prédécesseurs un avantage inappréciable il conne les hommes. Ses efforts achevèrent de délivrer l'Angleterre du joug de l'anglicanisme. Après Bolingbroke, la polémique antichrétienne, devenue sans objet, perdit son caractère haineux et militant. Hume et Gibbon trouvèrent des contradicteurs, mais pas un ennemi.

Il est difficile d'isoler Bolingbroke de ses deux amis, Swift et Pope. C'est même dans Pope qu'il faut chercher la partie dogmatique de ses doctrines : elles consistent purement et simplement dans le déisme et l'optimisme de Shaftesbury, avec cette différence, que Shaftesbury était optimiste par l'illusion naturelle d'un esprit trop bienveillant qui ne voit dans la nature qu'une mère toujours attentive et toujours souriante ; tandis que Bolingbroke riait optimiste par système, peut-être aussi par ironie. Cet épicurien se disait, après boire. qu'en somme tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Quant à Pope, nature mobile et vaniteuse, aujourd'hui catholique, demain déiste, selon son amitié du jour, il se donne un mal infini pour saurer son moi des mains violentes du sceptique Bolingbroke et du fanatique Warbuton, qui se l'arrachent tourd tour. Bolingbroke, dans un moment de triomphe, lui dicte son Essai sur l'homme, qui est le manifeste du déisme et de l'optimisme. Mais vienne Racine le fils pour lui démontrer la perversité de ses théories, et Pope confus fera amende honorable, reniera ses vers, et il faudra que Warbuton vienne panser ses blessures avec le grand spécifique qui guérit les poètes : la louange. Ô race frivole et trop aimée ! quand cesseras-tu de renier tes dieux ? — Pope, comme penseur, n'est donc qu'un écho, on reflet. Corniste paie, se gloire est plus durable ; mais il est un crime que je ne puis lui pardonner : c'est d'avoir inventé le poésie ennuyeux.

La troisième personne de cette trinité, Swift est bien une des physionomies les phis méphistophéliques de l'histoire. Mais nous n'avons pas, grâce à Dieu, à déchiffrer les énigmes de ce caractère bizarre et compliqué, et on a assez chanté d'élégies sur ses deux victimes, Stella et Vanesse, poétiques créatures mortes d'amour pour ce vampire. Quelque opinion qu'on se forme sur ces problèmes psychologiques, il est impossible de refuser à Swift un esprit supérieur et un merveilleux bon sens. Ses Voyages de Gulliver sont nue des conceptions les plus ingénieuses de la littérature de tous les temps. Quelle vive et mordante satire de toutes les closes humaines ! quelle fine et transparente allégorie ! Gulliver ! tu fais rire les enfants et pencher tristement le front du vieillard. Ton conte bleu est une sombre histoire, vraie alors et vraie encore aujourd'hui. L'homme de génie n'est plies l'antique Prométhée enchaine sur son roc et dévoré par des vautours ; nous avons changé cela il est surpris et emmailloté pendant son sommeil par des hommes de six pouces. Les voilà à l'œuvre. Ils le lient avec des cordes grosses comme des cheveux, et le menacent avec des armes grosses comme des épingles. Car c'est à Lilliput que les coups d'épingle ont me inventés. Puis ils le discutent, le haranguent, l'interrogent. Cumulent se délivrer de cet hôte incommode ? le fera-t-on mourir ? le laissera-t-on vivre ? ou ne vaudrait-il pas mieux lui crever simplement les yeux ? Graves questions ! Ainsi devise la race de Lilliput, et pendant que le parlement délibère, le géant au cœur pitoyable retient son souffle, de peur de renverser leurs chéneaux de cartes, et reste immobile, de peur d'écraser le fourmilière.

L'auteur de cette ironique épopée devait aimer la liberté de pensée, sinon pour les autres, du moins pour lui-même ; et c'est bien là en effet ce qui résume le mieux l'opinion de Swift. Comme son ami, il prit part à la lutte antichrétienne, mais sous le voile prudent de l'allégorie, et avant sa candidature au doyenné de Saint-Patrick. Son conte du Tonneau est une critique judicieuse et sensée au fond du catholicisme et des deux sectes qui en sont nées le luthérianisme et le calvinisme ; mais la forme en est tout à fait manquée. Swift y avait débuté par le genre de fiction qui devait si bien lui réussir depuis dans Cultiver. Mais Cultiver peut passer sans invraisemblance pour un personnage réel, tandis que des systèmes théologiques ne saliraient s'incarner qu'en devenant des héros fort ennuyeux. C'est ce qui arrive à Jean, à Pierre et à Martin, qui sont, dans le colite du Tonneau, les trois personnifications des systèmes discutés. L'allusion nuit à la fable, comme la fable nuit à l'allusion. L'esprit est rebuté par cette incessante investigation, qui lui est nécessaire pour découvrir le sens caché sous le sens apparent. Quoi qu'il en soit, ce livre n'en est pas moins une très-claire profession de foi ; sa conclusion est évidemment négative. Quant à la métaphysique. Swift est encore plus explicite à son endroit, et la traite fort irrévérencieusement dans ses Voyages de Gulliver toutes les fois qu'il la rencontre sur son chemin. Pourquoi agitez-vous des questions que l'évidence ne peut décider, et où, quelque parti que vous preniez, sous serez toujours livrés au doute et à l'incertitude ? A quoi servent ces vains raisonnements sur des matières incompréhensibles, ces recherches stériles et ces disputes éternelles ?

Mais déjà s'épaississait le nuage qui devait obscurcir pour jamais cette belle intelligence. Après avoir fait et défait des ministères, Swift aspirait aux obscurs mais confortables honneurs du doyenné de Saint-Patrick, en Irlande. Ce roi des railleurs y passa les dernières années de sa vie dans un état d'imbécillité qui était une mort anticipée ; et ses valets, spéculant sur son malheur, montrèrent aux étrangers, pour quelques pièces d'argent, l'ombre de celui qui avait écrit Gulliver.