Nous avons à peine aperçu jusqu'ici, dans les hommes et dans les doctrines que nous venons de passer en revue, le lien qui unit le dix-septième siècle au seizième qui le précède et au dix-huitième qui le suit. Ce serait pourtant une grave erreur d'en conclure qu'il n'a avec eux que des rapports purement chronologiques. Il continue l'un et prépare l'autre ; et cela tout aussi bien lorsqu'il en contredit l'esprit que lorsqu'il l'affirme. Dans le royaume des idées tout s'enchaîne et se lient ; cela est surtout vrai des contraires et des négations. Lors même que le dix-septième siècle n'aurait eu ni Bacon, ni Vanini, ni Campanella, ni Descartes, ni Bayle, il serait encore exact de dire qu'il tient, entre son devancier et son successeur, une place légitime, glorieuse, nécessaire, à tel point que le premier serait incomplet et le second impossible sans lui. Il adopte avec une foi aveugle les principes combattus par l'un et par l'autre, et en épuise intrépidement toutes les conséquences. Il en est la réduction à l'absurde. Mais ce n'est pas tout. Grâce aux grands penseurs que nous venons de nommer, la chaîne des temps n'est pas un seul instant interrompue ; ils conservent et augmentent le trésor des traditions modernes. L'intelligence humaine, au seizième siècle, ressemble à l'homme primitif sortant du chaos, le front déjà levé vers le ciel, mais les pieds encore emprisonnés dans le limon. Les écrits de Luther, d'Érasme, de Calvin, de Ramus, de Rabelais, de Cardan, de Machiavel, de Montaigne, de Giordano Bruno, fourmillent d'énigmes, de chimères et d'hypothèses ; leur imagination fait la moitié de leur science. Que dis-je ? l'idée de science n'existe pas encore. Leurs œuvres forment une création puissante et magnifique où abondent la vie et la force, mais où manquent la lumière, le lucidus ordo. C'est le dix-septième siècle qui les apporte ; à lui l'éternel honneur d'avoir discipliné la Pensée humaine Deux hommes, inspirés par l'ardent génie du progrès et dégoûtés des rêveries et des aberrations de leurs devanciers, cherchent et découvrent la double base du savoir humain : l'Expérience et l'Évidence. Une idée, une méthode, voilà tout ce qui reste d'eux, et c'est assez pour leur faire une gloire immortelle. Bacon est le philosophe des sciences physiques ; Descartes le philosophe de la science morale et psychologique. L'un et l'autre sont, dès leurs premiers pas, infidèles y leur méthode ; qu'importe ! elle appartient désormais au monde, il s'en servira malgré eux et contre eux. Il n'a pas été difficile aux ennemis de Bacon, c'est-à-dire aux ennemis de la pensée moderne, de relever ce qu'il y avait de faux et de conjectural dans certaines de ses déductions et dans le programme illimité qu'il assigne à la Science ; mais il est hors de leur pouvoir de lui ravir l'honneur de sa découverte. Et c'est en vain que de Maistre s'écriera qu'on avait fait des expériences et des observations bien longtemps avant la naissance de Bacon. Sans doute on avait fait des expériences et des observations ; mais ce qui n'existait pas c'est : l'Expérience et l'Observation. Personne n'en avait fait une loi, un principe, la condition sine qua non de la certitude en matière physique ; de là les immenses progrès de la science à partir de cet instant. C'est ainsi qu'on vit plus tard se centupler, en nu moment, les progrès de l'industrie, lorsqu'on proclama le principe de la division du travail. La division du travail existait depuis des siècles à l'état de fait ; mais elle ne fut vraiment féconde que le jour où on l'éleva à la hauteur d'une loi. A ce titre le nom de Bacon peut, malgré ses erreurs, être mis sans injustice à côté de ceux des Galilée, des Copernic, des Pascal, des Huyghens et des Kepler ; car ils procèdent tous de lui. A titre égal, il peut être mis au rang des poètes il est le poète de la science. Il aperçoit dans l'avenir l'homme roi de la nature domptée, et cette vue le remplit d'enthousiasme ; il entrevoit la loi de perfectibilité : il en est le premier prophète et le premier croyant. C'est 9 l'éblouissement que lui causa cette perspective soudaine, qu'il faut attribuer les méprises où il est tombé, Tel est, du reste son merveilleux instinct, qu'il se trompe, et quelquefois grossièrement, sur les questions de détail, presque jamais sur les questions générales. Il a un tact d'une sûreté étonnante dans l'art difficile de classifier les sciences et de leur assigner leur voie. Comparé à Bacon, Descartes est moins généralisateur, moins éloquent, moins pratique ; mais quelle incomparable force de conception ! Jamais homme n'a peut-être eu à ce degré le génie créateur. La science de son temps ne satisfait pas son esprit ; il la refait tout entière. La philosophie lui parait défectueuse, il la reconstruit aussi. Et pour cette œuvre de Titan il n'accepte aucun secours étranger, aucune idée reçue : lui seul, et c'est assez. Orgueil généreux et fécond ! C'est la Pensée elle-même qui se reconnaît dans un homme et proclame ses droits éternels ! Luther, le premier libérateur, a laissé peser sur elle une dernière servitude les livres sacrés. Descartes complète l'affranchissement ; il ne s'attaque pas à la Révélation. Vanini vient d'être brûlé vif à Toulouse ; mais il dresse l'inventaire des instruments et des richesses de la Raison humaine, et ne la mentionne même pas ; il la rejette dans le domaine des abstractions ; l'homme peut s'en passer puisqu'il peut arriver à la vérité sans son secours. Le cogito, ergo sum et toute la théorie de la certitude ont ce sens ou ils n'en ont aucun. On a beau dire que le doute cartésien est une fiction, ce qui est vrai à un certain point de vue, il n'en est pas moins évident qu'il écarte la Révélation, puisqu'il ne laisse subsister que le moi, et qu'il est ennemi du principe d'autorité, puisque c'est du moi qu'il fait émaner toute certitude. La logique parle plus haut que les précautions oratoires inspirées à Descartes par une prudence peu digne d'un si grand homme. Si l'on admet la Révélation comme une réalité, il faut la mettre au premier rang parmi les moyens d'arriver à la vérité. Les autres ne sont rien a côté d'elle. L'indépendance absolue de la Pensée, voilé tout ce qui reste de l'œuvre philosophique de Descartes. Sa méthode, tout insuffisante qu'elle est, puisqu'elle n'admet qu'un critérium incomplet, est justement mise à côté de l'organum de Bacon pour les services qu'elle a rendus à la science. Le premier effet de l'esprit de rigueur qu'elle a introduit dans le domaine philosophique a été de renverser tout le système de Descartes lui-même et de faire rentrer la Métaphysique dans le royaume des hypothèses. Ce résultat était facile à prévoir par la seule énumération des prétentions de Descartes. Arriver à la certitude absolue sur Pâme, sur la nature et sur Dieu : tel est le programme qu'il s'était proposé de réaliser. Le premier article, celui qui lui coûta le plus d'efforts, la certitude absolue, était déjà à lui seul une impossibilité, les premières vérités étant de leur nature indémontrables. Le je pense, donc je suis, est pour cela même un pléonasme et non une démonstration[1]. Mais, en admettant même ce point de départ, les déductions de Descartes restent en flagrante contradiction avec sa méthode. En partant de son principe, il est forcément emprisonné dans le moi, et lorsqu'il veut en sortir pour s'élever à Dieu, il est forcé de recourir à une hypothèse ingénieuse, sans doute, mais qui ne tient pas devant une critique sévère. Une fois sur cette pente, il ne s'arrête plus ; l'immatérialité, les idées innées, les tourbillons. les bêtes machines, les esprits animaux et la glande pinéale, tout cela n'est qu'un jeu pour son imagination. Il refait le monde à son gré, sans trop se soucier si la copie ressemble A l'original. Mais dans ses plus hardis écarts il est toujours spécieux et solide, il intéresse, il remue, il fait penser, servant ainsi l'esprit humain même par ses fautes. Les jésuites, qui étaient à l'affut de toute idée nouvelle, furent les premiers à signaler la véritable portée du Cartésianisme. On doit leur rendre cette justice, que, s'ils manquèrent souvent de génie, ils n'eurent jamais d'égaux pour la finesse du sens politique. Du reste, rien de plus clairvoyant que la haine. Entrante par l'esprit du siècle et par les sympathies de Bérulle, son fondateur, l'Oratoire avait adopté avec un enthousiasme irréfléchi les doctrines de Descartes. Les jésuites procédèrent avec plus de diplomatie. Dés qu'ils eurent eu vent de ces nouveautés, pour parler leur langage, ils firent quelques avances au philosophe dans l'espérance de confisquer à leur profit le mouvement dont ils prévoyaient les brillantes destinées ; mais l'impossibilité d'arriver A leurs fins une fois reconnue, ils s'en déclarèrent les plus décidés adversaires et le persécutèrent jusque dans la personne d'un des leurs, le père André, que vingt ans de vexations ne purent réduire. Et quoi d'étonnant ? Les jésuites avaient rêvé le complet asservissement de la philosophie, tout en déguisant leur intention sous d'apparentes concessions. Et voilà qu'un inconnu venait l'arracher A leurs chaises et l'établissait loin de leurs atteintes dans une sphère sacrée et inaccessible. Ils avaient voulu réconcilier la Foi et la Raison. Descartes les sépare. La Raison n'a plus besoin du mystique flambeau ; elle s'éclaire de sa propre lumière et vit de sa propre vie. Rien de plus opposé aux prétentions catholiques ; aussi Bossuet, en adoptant le Cartésianisme, commit-il une inconséquence dont il devait se repentir un jour. Je vois, écrivait-il plus tard, se préparer, sous le nom de Cartésianisme, une terrible persécution contre l'Église. Paroles prophétiques et vraies, si toutefois on peut nommer persécution la défection générale qui allait suivre. Le dix-huitième siècle est en effet fils de Descartes ;
comme lui il procédera par le doute et fera table rase avant de reconstruire.
Mais il ne le suivra pas dans sa folle campagne contre l'infini ; car à son avènement
il ne reste plus rien du Cartésianisme que le principe qui l'a fait naître.
Deux disciples, dont fun est un poète et l'autre un sage antique, Malebranche
et Spinosa, ont repris la doctrine du maitre, et, avec cette intrépidité qui
est la conscience des logiciens, ils en out déduit les plus lointaines
conséquences et sont arrivés, sous des noms divers, à des résultats presque
identiques. Ils ont de Dieu une idée différente : celui de Malebranche est
vivant et agissant ; celui de Spinosa est impersonnel, sinon aveugle, comme
le Destin antique. Mais ils arrivent tous deux à en faire la seule volonté,
la seule activité, la seule pensée, et par là même à nier la liberté et la
personnalité de l'homme, et à faire de lui un reflet, un mode, un être
fragmentaire détache : du grand tout, sans vie et sans individualité propre.
Les deux systèmes, également beaux au point de vue esthétique, sont également
repoussés par le sens commun, et ne font qu'attester une fois de plus
l'impuissance de l'homme à sonder ces impénétrables mystères. Un beau génie
comme Malebranche, qui aurait fait dans les lettres ou dans la science la
gloire de son pays td de son époque, en était venu, à force de regarder dans
ces abimes, à ne plus voir ce que voit l'enfant qui vient de naître. Il avait
perdu la perception des choses matérielles. La foi
seule, disait-il, m'apprend que la matière
existe. Sans le Deus creavit cælum et terram de la Genèse, la matière
serait inadmissible. Et en ceci il n'était que conséquent. Le je pense, donc je suis, donne l'existence de la
pensée, mais il est impossible d'en déduire celle de la matière. Ô puissance
de la logique ! le même homme donnait avec un calme imperturbable de grands
coups de pied à sa chienne en présence d'un étranger, et celui-ci s'étant
ému, quoique métaphysicien, des hurlements de douleur de la pauvre bête : Eh quoi ! s'écria Malebranche, ne savez-vous pas que cela ne sent point ? Ces conséquences extrêmes montrent combien le Cartésianisme fut infidèle à ses promesses. Inspiré à son origine par le génie même de la Science, il en abandonne la sévère méthode pour les vaines et spécieuses théories de l'imagination, et un jour Nient où, dans un mépris insensé pour la plus haute des réalités humaines, il proclame, par la bouche de Malebranche, que la science est le divertissement d'un honnête homme. Ce jour-là, le Cartésianisme est mort, et avec lui ont été frappées de stérilité toutes les Gelures qui se sont inspirées de son esprit, même lorsque ces œuvres sont signées du grand nom de Leibnitz. Leibnitz est en effet un de ces modestes révélateurs qui se sont donné la petite tache d'écrire la géographie des mondes invisibles. Il est regardé, à bon droit, comme une intelligence universelle — que ce ne soit pourtant pas raison de ses vers français ni même de ses pièces latines — ; mais qui accepte aujourd'hui les solutions de sa métaphysique ? Il y a heureusement, dans Leibnitz, autre chose que l'inventeur des monades de l'harmonie préétablie et de la raison suffisante ; il y a un mathématicien de premier ordre et un puissant vulgarisateur de la science. On connait sa belle idée d'une langue universelle. Il faut ajouter qu'on trouve en lui ce qu'on cherche vainement dans la plupart de ses contemporains, un cœur aussi vaste que son intelligence. Il est humain, il est tolérant, non par indulgence, mais par esprit de justice, comme ceux qui comprennent beaucoup. Il admet les opinions les plus opposées. Bayle à côté de Bossuet, parce qu'il eu voit surtout les bons côtés. Par cette candeur toute germanique, Leibnitz était digne d'être l'apôtre de ce meilleur des mondes à qui il a été donné d'égayer nos pères. Cette bienveillance ne dégénérait jamais en banalité ; une fois pourtant elle fut de la complaisance, c'est dans la mémorable tentative de réconciliation entre le Catholicisme et la Réforme entreprise et conduite par Bossuet et Leibnitz. La première idée — mais ce n'est la qu'une cause occasionnelle — lui en était venue à propos d'un mariage projeté entre une princesse luthérienne et un souverain catholique. Il assista aux conférences qui s'ouvrirent à ce sujet, et fit des efforts dignes d'un meilleur sort pour marier les deux dogmes en même temps que les deux fiancés. Plus tard, Léopold, empereur d'Autriche ; le duc de Brunswick, électeur de Hanovre, et avec eux quelques principicules allemands qui régnaient sur des populations à moitié catholiques et à moitié protestantes, — éléments hétérogènes, souvent même hostiles, — conçurent, vers la fin du dix-septième siècle, l'ingénieuse et triomphante idée de réconcilier, par un trait de plume, les deux cultes ennemis, et de supprimer ainsi le mal dans sa racine. Selon eux, leurs dissidences ne reposaient que sur des malentendus faciles à dissiper. H leur tardait de voir tous leurs sujets s'embrasser au sein d'une commune Église, et obéira un seul pasteur : les rois sont grands partisans de l'unité en toute chose. — On comprend facilement au profit de qui devait s'opérer la réconciliation. La liberté d'examen, qui est non-seulement le fondement, mais le seul dogme stable du Protestantisme, a été de tout temps antipathique aux rois absolus, parce que, si on l'admet en matière religieuse, il est difficile de le repousser en matière politique. Il s'agissait donc tout simplement de la supprimer en faisant rentrer les esprits sous l'empire de la vieille orthodoxie, après en avoir toutefois élargi les limites de manière adonner quelque satisfaction aux rancunes populaires contre Rome. — C'était, comme on voit, une fort bonne affaire pour l'empereur et les principicules. — Un étique de Neustadt adopta le plan et le mit en œuvre. Sur ses instances, Molanus, abbé de Lokkum, théologien candide et bon homme (race perdue), ingénu et confiant comme un Allemand, prit la chose sous son bonnet et rédigea un mémoire qui fut adressé a Bossuet. Ce prince de l'Église saisit avec empressement l'occasion d'attacher son nom à une entreprise dont la réussite lui aurait valu une gloire sans rivale ; il stipula donc pour la Catholicité comme l'abbé stipulait pour la Réforme. Des négociations fort suivies s'établirent par l'entremise de madame de Brinon, ursuline, amie intime de l'abbesse de Maubuisson, la propre belle-sœur de l'électeur de Hanovre. Tant que Molanus les dirigea, tout alla au mieux. L'excellent abbé faisait toutes les avances, et, désarmé par tant de simplicité, Bossuet les recevait avec une majesté tempérée par cette modestie qui sied aux vainqueurs. On était bien près de s'accorder lorsque Leibnitz fut chargé de remplacer Molanus. Il est peu probable qu'après sa polémique récente sur ce sujet même avec Pélisson et les ayants cause du prince à marier, Leibnitz conservât quelque illusion sur l'issue des négociations ; mais il était conseiller aulique de son altesse l'électeur de Hanovre, et noblesse oblige. Cette fois, du moins, la lutte allait être égale et le débat pouvait devenir sérieux et approfondi. Bossuet et Leibnitz étaient des orateurs dignes de la cause. Mais c'est ici qu'on voit à quel point les situations fausses peuvent fausser les jugements les plus droits, et combien les problèmes de l'intelligence perdent à être pesés dans la balance vulgaire et banale des intérêts politiques. Qu'y avait-il au fond de la question agitée entre Leibnitz et Bossuet, pas autre chose que le débat, déjà fort ancien, entre la Foi et la Raison. Réconcilier le Protestantisme avec le Catholicisme est identiquement la même tâche que réconcilier la philosophie avec la religion ; car le Protestantisme, dans son premier principe, c'est-A-dire dans la libre discussion, est le point de départ naturel de toute philosophie. En assignant aux Écritures l'intelligence de l'homme comme interprète et comme contrôle, il a mis en présence les deux principes ennemis, les deux négations opposées : la Raison et la Foi. Leibnitz et Bossuet reprenaient donc on sous-œuvre, et sous d'autres noms, la tentative avortée des jésuites. Il est triste d'approfondir dans leur correspondance l'idée étroite et mesquine que ces deux grands génies se faisaient de leur tâche. Pour l'un comme pour l'autre, il ne s'agit que d'une transaction, d'un accommodement, d'un marché. Ils négocient froidement l'échange de telle ou telle concession, d'un rite, d'une cérémonie, d'un sacrement, comme s'il s'agissait d'une ville ou d'une province en litige. Accordez-moi les deux espèces, dit Leibnitz. — Soit, mais accordez-moi la discipline et la doctrine définie, répond Bossuet. Et ils continuent ainsi, disputant, marchandant, ni plus ni moins que les vendeurs du Temple, sans se douter un seul instant que ce dont ils trafiquent avec ce sans-façon, et ce qu'ils se livrent à si vil prix, c'est la plus glorieuse conquête de l'esprit humain : la liberté d'examen ! Mais, malgré ces dispositions conciliantes, et malgré l'auguste patronage des altesses commanditaires de l'entreprise, la négociation échoua misérablement. Après de longues et inutiles dissertations sur le mariage des prêtres les conciles et la papauté, les deux théologiens se séparèrent aigris et mécontents. Loin de se laisser décourager par ces deux échecs successifs, Leibnitz revint avec une confiance plus robuste encore sur la même question, en la traitant toutefois sous une forme nouvelle dans son discours De la conformité de la foi et de la raison. Cette question capitale, que tant de calculs égoïstes et tant de médiateurs équivoques ou intéressés sont venus embrouiller et obscurcir, est coup sûr la plus simple qui ait jamais été soumise a l'intelligence humaine. Il suffit pour la résoudre de mettre un dogme quelconque de la foi en contradiction évidente avec un axiome de la raison, ou avec un axiome de la morale, qui est encore la raison. Ainsi le tout est plus grand que la punie ; voilà un axiome rie la raison. Le dogme de la transsubstantiation, selon lequel Jésus-Christ communiant avec ses apôtres tint son corps dans sa main et mit sa tête dans sa bouche, est en opposition flagrante avec lui. Ainsi encore : nul n'est responsable du crime d'autrui ; voila une axiome de morale. Le dogme du péché originel, qui fait retomber sur tout le genre humain le crime du premier homme, en est la négation formelle. Quand ils seraient uniques, ces deux exemples, choisis entre mille, suffiraient pour trancher û jamais la question. Entre la raison qui affirme et la foi qui nie, il faut se décider ; mais vouloir concilier, c'est la plus folle et la plus insoutenable des prétentions. Et surtout qu'on ne vienne pas dire que ce sont là des vérités au-dessus de la raison, car ce mot n'a jamais eu de sens. La raison n'a ni de dessus ni de dessous ; ou est avec elle ou contre elle. On dit quelquefois par métaphore qu'un fait matériel est au-dessus de la raison lorsqu'elle ne peut pas l'expliquer, quoique d'ailleurs elle en ait suffisamment constaté l'existence ; mais cette expression, appliquée au mot une vérité, n'a plus de signification, parce qu'une vérité n'est vérité qu'à la condition d'être conforme aux lois de la raison. Leibnitz n'échappe à l'inexorable évidence de cette démonstration du plus élémentaire bon sens, qu'en se tenant toujours dans le vague, et en se fabricant un fantôme de foi qui se prête complaisamment à toutes les violences di sa logique impérieuse et subtile. Du reste, il arrive malgré lui à reconnaître implicitement la souveraineté de la raison : Si les objections de la raison coutre quelque article de foi sont insolubles, il faudra dire que ce prétendu article de foi sera faux et non révélé. La raison est donc sur un tribunal, et c'est au type divin qu'elle porte en elle-même qu'elle compare les prétentions de sa rivale. Elle a le droit de les rejeter, puisqu'elle a celui de les examiner. La Théodicée de Leibnitz, le dernier évangile des métaphysiciens, est un jeu d'esprit où est déployée une subtilité d'argumentation dont personne n'a jamais approché et dont rien ne salirait donner l'idée, jeu puéril pourtant si l'on en juge par les données générales et par les conclusions. Au lieu d'agrandir Dieu, il en fait je ne sais quel ergoteur fastidieux, sans cesse occupé à mettre d'accord sa volonté antécédente avec sa volonté conséquente, et sa volonté moyenne avec sa volonté finale, le tout au détriment de la pauvre humanité. Il suppose partout ce qui est en question, et comme il ne s'appuie, en définitive, que sur des hypothèses, tout l'édifice s'écroule au premier souffle. Un seul exemple : Bayle fait de l'existence du mal une preuve contre l'infinité de la bonté de Dieu, qui pouvait en délivrer l'homme, puisqu'il peut tout. Leibnitz répond : Dieu pouvait, dit-on, donner le bonheur à tous ; Il le pouvait promptement et facilement, puisqu'il peut tout : mais le doit-il ? Puisqu'il ne ru point fait, c'est use marque qu'il devait faire tout autrement. Ce qui est répondre à ceci Dieu a permis le mal, donc Dieu n'est pas bon. Par cet argument évidemment vicieux, puisqu'il pose en fait ce qu'il fallait prouver : Dieu est bon, donc il a bien fait en permettant le mal. Est-il besoin d'ajouter ici que le raisonnement de Bayle n'attaque pas Dieu, mais la métaphysique, qui a la prétention de le définir. Leibnitz mourut sans avoir rien réconcilié, et légua l'œuvre impossible aux futurs Encelades de la métaphysique. Il est nécessaire à l'intelligence de ce récit que nous eu embrassions d'un rapide coup d'œil les destinées ultérieures, au risque d'empiéter un peu sur le temps présent. Mais ce n'est pas ici un traité didactique, et nous entendons conserver à tout prix l'indépendance de nos allures. Et, du reste, tontes les idées ne sont-elles pas contemporaines ? Il n'y a pour elles ni présent, ni passé, ni avenir ; elles coexistent dans l'éternité. Au dix-huitième siècle, la nécessité d'une réconciliation entre la religion et la philosophie fut médiocrement comprise, moins encore goûtée, et trouva peu d'apôtres. Des théologiens en détresse, des métaphysiciens prudents reprennent le vieux thème des jésuites et l'accommodent à leur guise, sacrifiant tantôt la raison à la révélation, tantôt la révélation à la raison, selon les besoins du moment. Mais leur voix éveille peu d'échos ; il y a trop de bon sens dans cette grande époque pour qu'une idée aussi louche puisse trouver place dans ses préoccupations. Au siècle précédent, le problème avait pu être posé en ces termes : Étant donnés un prince catholique et une princesse luthérienne, marier le libre examen à l'infaillibilité du pape. Au dix-huitième, il peut l'être ainsi Sauver le dogme en le déguisant sous la livrée de la philosophie. Au dix-neuvième siècle, époque de simplification, il se formule plus clairement encore : Trouver un budget éclectique qui concilie dans une même synthèse les appointements de M. ***, maître ès sciences métaphysiques, avec les émoluments de M. ***, théologien. Je te jure par Jupiter, lecteur, que, s'il y a dans le nombre des mobiles plus purs et plus désintéressés (et Dieu me garde de le nier !), tel est, sous une forme peut-être paradoxale, l'unique principe de la grande majorité de ces tentatives ; elles cachent la plupart une transaction purement politique. C'est à notre siècle qu'était réservé l'honneur de fournir le dernier don Quichotte de cette cause perdue. Un homme d'un goût exquis, un esprit ingénieux, passionné, charmant, un véritable Athénien, héritier a la fois de l'atticisme antique et des pures traditions du dix-septième siècle, qui aurait été le premier littérateur de son temps s'il n'avait eu la malheureuse ambition d'en être le premier philosophe, est venu a son tour, dans un intérêt, exclusivement politique, pour rapprocher deux partis tellement vieux et tellement morts, qu'ils n'avaient plus la force de se haïr, rompre une lance en l'honneur de l'accord entre la foi et la raison. Quelque pénible que soit le spectacle de cette brillante intelligence aux prises avec l'impossible, il n'a pas le droit de nous étonner. M. Cousin n'a-t-il pas transporté en philosophie, sous le nom d'éclectisme, le probabilisme que les jésuites avaient introduit dans la religion ? L'éclectisme, pris dans son sens littéral et rudimentaire, n'est autre chose qu'une opération fort légitime de l'esprit ; il a existé de tout temps et existera toujours. Mais, tel qu'il a été défini et systématisé par le maitre, il ne fait que reproduire, avec peu de modifications, le probabilisme, ou, si l'on veut, le probabilisme. Cela admis, qui sera surpris de voir M. Cousin poursuivre, dans ses autres conséquences, l'entreprise des jésuites ? Les systèmes ont leur filiation et leur parenté, qui en sont aussi inséparables que l'effet l'est de la cause. La comparaison pourrait aller plus loin que l'illustre écrivain ne le pense. Son énumération des motifs qui doivent, selon lui, faire conclure à l'accord désiré, est, si j'ose le dire, du jésuitisme le plus pur. Il cite, en effet, tous les points sur lesquels la religion et la philosophie sont d'accord, tant bien que mal, l'unité de Dieu, l'âme, la morale ; mais il passe scrupuleusement sous silence tous ceux sur lesquels elles se contredisent les miracles, l'infaillibilité, la grâce, les mystères, etc. ; en sorte qu'on serait en droit de s'écrier, comme Pascal : Eh quoi mes pères, n'est-ce pas se jouer des paroles, que de dire que vous êtes d'accord, à cause des termes communs dont vous usez quand vous êtes contraires dans le sens ! Séparer la philosophie de la religion a toujours été la prétention de petits esprits faibles et exclusifs, dit quelque part l'auteur, apparemment pour se consoler du peu de succès qu'a rencontré son expédient. Ces petits esprits faibles sont si peu petits et si peu faibles, qu'au besoin ils trancheraient le débat par la seule autorité de leurs noms. Ce sont Montaigne, Bacon, Descartes, Pascal, Bayle, Rousseau, Voltaire, Montesquieu, Diderot, de Maistre, Lamennais. Avec eux, tous les esprits droits, tous les cœurs sincères ont de tout temps repoussé cette transaction équivoque décorée du nom de paix, ce baiser de Judas appelé réconciliation. La paix et la réconciliation seront toujours une noble et sainte pensée, mais à condition qu'elles seront faites aux dépens des passions, des intérêts, des prétentions réciproques, et non à ceux de l'indépendance des idées ; car ce n'est plus alors un sacrifice à l'esprit de charité, c'est un sacrifice à la peur. Elles sont possibles entre deux partis ennemis, elles sont impossibles entre deux principes opposés. Une négation sera toujours le contraire d'une affirmation, et la tolérance, qui, dans la sphère sociale, est le plus grand des biens, introduite dans le royaume des idées, serait l'anéantissement de toute vérité. Ces développements, qui ont l'air d'une digression, étaient indispensables pour faire nettement ressortir l'objet même des préoccupations intellectuelles du dix-huitième siècle, et surtout pour en établir la légitimité. La guerre, la séparation entre la foi et la raison, n'est-ce pas là la formule même de son œuvre ? Et si l'accord est possible entre ces deux termes, n'a-t-il jus combattu pour une chimère et perdu sa peine ? Il y avait là à résoudre une question préjudicielle sans laquelle son histoire est incompréhensible. Parmi les penseurs qui annoncent le siècle nouveau, on a coutume de placer Fénelon au premier rang. Celle opinion n'est point contestable, mais elle a besoin d'être ex. primée avec certaines réserves. Fénelon partage avec son amie, madame de Maintenon, le regrettable honneur d'être un des personnages les plus énigmatiques de son temps : cette changeante physionomie attend encore son peintre. Nous serons longtemps ballottés entre Ramsay et Saint-Simon, c'est-à-dire entre l'amour et la haine. Quoi qu'il en soit, il est dès aujourd'hui facile d'apprécier sa portée philosophique ; il ne tient au dix-huitième siècle que par un seul côté, par les théories politiques du Télémaque et la célèbre lettre anonyme à Louis XIV, qu'on croirait avoir été écrite par Rousseau. Les théories du Télémaque sont, à plusieurs égards, une critique juste, ingénieuse et piquante des vices nombreux de l'administration de Louis XIV, et surtout de sa politique extérieure, mais elles ne sortent pas de la sphère vieillie de l'utopie platonicienne ; rien de pratique et d'applicable au monde réel. Fénelon n'a nullement l'intelligence de la civilisation moderne : il ne comprend ni l'industrie, ni la science, ni la liberté. Quant à l'idée qu'il se faisait de la tolérance, j'ai déjà dit ce qu'il faut en penser. On l'a étrangement calomnié en le transformant en philanthrope. S'il y a jamais eu en France un type connu et achevé du persécuteur, c'est bien certes le jésuite le Tellier. Eh bien, il existe une correspondance entre Fénelon et le Tellier, et, dans cette correspondance, c'est l'archevêque qui se plaint de la tiédeur du jésuite et stimule son zèle contre les jansénistes, et cela après la destruction de Port-Royal. Du reste, en admettant même les rêveries de Ramsay, répétées par de trop complaisants biographes, la tolérance, telle que l'aurait conçue Fénelon, n'a rien de commun avec l'idée que s'en fait le dix-huitième siècle c'est pour lui une affaire de sentiment et de mansuétude chrétienne ; le dix-huitième siècle la fonde sur une base plus solide et pins stable, sur l'idée de justice. Malgré ces restrictions nécessaires, Fénelon reste encore le plus beau caractère qui ait honoré le clergé de cette époque, et un écrivain d'un charme infini. Mme à la fois ardente et artificieuse, il avait encore plus de passion et de sincérité que d'ambition ; témoin sa conduite dans l'affaire du quiétisme. Un véritable ambitieux ne se fût jamais fait le chevalier de madame Guyon et le propagandiste du pur amour. Cette candeur et cette bonne foi dans l'exaltation défendront toujours sa mémoire. Saint-Évremont, Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, et surtout Vauban, qui les domine tous trois, peuvent être, plus juste titre que Fénelon, revendiqués par l'âge suivant : Saint-Évremont, pour la liberté de ses allures et l'indépendance de sa philosophie ; Fontenelle, pour son génie douteur, investigateur, son amour et son respect pour la science ; l'abbé de Saint-Pierre pour ses rêveries philanthropiques et son Traité de la paix perpétuelle, dont l'idée mère sera un jour la charte du genre humain ; et Vauban, l'aïeul de Turgot, pour ses mémoires en faveur de la tolérance, pour ses théories économiques qui tendaient à introduire la science dans le gouvernement et l'impôt, pour son opposition à cette politique mesquine et sans dignité qui transformait un jésuite en ministre d'État. (Lettre de Fénelon à Louis XIV.) L'abbé de Saint-Pierre et Fontenelle ont cela de singulier, quoique personnages de second ordre, qu'ils annoncent les deux grandes familles d'esprits qui se partageront le dix-huitième siècle ils en ont la physionomie et les traits les plus caractéristiques ; ils leur ressemblent, en un mot, comme une vague ébauche ressemble à un portrait. La première procédera par le sentiment, l'absolu, l'idéal ; la seconde, par la raison, l'analyse, la science d'un côté, Rousseau et Mably ; de l'autre, Voltaire, Montesquieu, d'Alembert, l'Encyclopédie. Mais le véritable précurseur du dix-huitième siècle, c'est Pierre Bayle. Ce grand homme, qui le premier a rendu ses titres à la raison humaine, et qui est supérieur, par la portée et l'étonnante divination de son intelligence, à tous les hommes de son époque, depuis Descartes jusqu'à Bossuet, semble, par une iniquité trop commune dans l'histoire, subir encore après sa mort l'exil qu'il a souffert pendant sa vie pour la justice et la civilisation. Jamais vous ne verrez son nom cité parmi les gloires de la patrie. Il s'est trouvé des redresseurs de torts pour réhabiliter une utilité de troisième ordre, comme M. Singlin ; une honnête et médiocre personne, comme sœur Jacqueline ; une héroïne d'une vertu douteuse, comme madame de Longueville ; mais toi, bénigne soldat de la libre pensée, tu attends encore une inscription digne de toi sur la pierre qui recouvre tes os ! La postérité, ce refuge des exilés, n'est point venue pour toi, ni la gloire, cette justice tardive, cette lumière qui luit sur les tombeaux. Les érudits,' race ingrate, — profitent trop de tes écrits pour proclamer ton génie ! Il est beaucoup de gens qu'on étonnerait en leur apprenant que Bayle est un Français du siècle de Louis XIV, absolument comme Molière et la Fontaine. Ses idées sont, en effet, d'un siècle en avance sur celles de ses contemporains. Voltaire peut être défini : Bayle passionné, ému, éloquent, et j'entends que 'ce soit là un éloge pour Voltaire tout autant que pour Bayle. La plupart de ses idées se trouvent en germe dans le philosophe du Carlat t mais la prose de celui-ci, claire et limpide, mais incolore et froide, attend de Voltaire la chaleur, le mouvement, la vie. L'histoire de la vie de Bayle est l'histoire de ses pensées. Élevé dans la religion réformée, il fait ses études philosophiques chez les jésuites, qui surprennent son inexpérience et le convertissent à la foi catholique ; mais bientôt le culte excessif qu'il voyait rendre aux créatures lui ayant paru très-suspect, et la philosophie lui ayant mieux fait reconnaître l'impossibilité de la transsubstantiation, il conclut qu'il y avait du sophisme dans les objections auxquelles il avait succombé ; et, faisant un nouvel examen des deux religions, il retrouva la lumière qu'il avait perdu de vue et la suivit sans avoir égard à mille avantages temporels dont il se privait, ni à mille choses fâcheuses qui lui semblaient inévitables en la suivant. (Chimères de le cabale démontrée.) Ces lignes nous montrent Bayle tel qu'il fut toute sa vie : fidèle à sa foi et lui sacrifiant tout. Sa nouvelle abjuration avait fait du bruit ; il fallut se dérober par la fuite aux pénalités portées contre les relaps. ll emporta avec lui Montaigne et Plutarque, ces deux consolateurs des âmes blessées ; ils sont les inspirateurs de Bayle comme ils seront plus lard ceux de Rousseau. Alors commence sa vie errante. C'est à Genève qu'il fait le dur apprentissage de l'exil. Revenu à Paris sous un nom d'emprunt, il est bientôt obligé de reprendre le chemin de la frontière. Rotterdam le reçut. Il y professa pendant plusieurs années la philosophie à l'École illustre, pour cinq cents livres de traitement. — Ô sainte pauvreté ! Son ami Jurieu y professait la théologie ; mais Jurieu était trop véritablement théologien pour rester l'ami de Bayle. L'amitié rompue, un des deux amis devient le persécuteur de l'autre, et naturellement c'est le théologien. Les Pensées sur la Comète, où, sons prétexte de réfuter les grossiers préjugés du populaire sur l'influence prétendue fatale de ce phénomène, Bayle faisait vivement ressortir le danger des superstitions quelles qu'elles fussent, et surtout le Commentaire sur le Compelle intrare, firent de Jurieu son ennemi irréconciliable. Haine bien motivée ! dans ce petit traité était écrit l'arrêt de mort des Jurieu de tous les temps : il annonçait une terre promise, d'où le fanatisme était banni. Le dix-septième siècle a produit bien des systèmes fameux et de spécieuses théories systèmes et théories sont aujourd'hui sinon oubliés du moins reconnus chimériques ou insuffisants. Lui seul, le livre de Bayle, a survécu ; il est encore vrai aujourd'hui et sert de base à toute la civilisation moderne. L'idée, la bonne nouvelle qu'il apporte au monde, c'est la tolérance. La tolérance, c'est-à-dire la paix, la raison, la justice, l'humanité. Les convertisseurs des réformés de France s'étaient, pour justifier leurs cruautés, servis, connue toujours, d'un texte des Écritures saintes ; on y a trouvé de quoi justifier tous les crimes : Compelle intrare Forcez-les d'entrer. Voila le point de départ de la thèse de Bayle ; sa réfutation est magnifique de simplicité et de logique ; il établit d'abord l'inabdicable royauté de la raison sur l'homme. Qu'il le veuille ou non, l'homme subit ce joug dans tous ses actes, même dans ses actes de foi, où il s'efforce en vain de le secouer ; car, lorsque le croyant croit, c'est encore en vertu d'une opération de la raison. Et quand on dit qu'il faut s'en tenir au jugement de l'Église, n'est-ce pas revenir a la raison ? car ne faut-il pas que relui qui préfère le jugement de l'Église au sien propre, le fasse en vertu de ce raisonnement l'Église a plus de lumière que moi, donc elle est plus croyable que moi ? C'est donc sur ses propres lumières que chacun se détermine ; s'il croit qu'une chose est révélée, c'est parce que sa raison lui dicte que les preuves qu'elle est révélée sont bonnes. Mais où en sera-t-on s'il faut que chaque particulier se défie de sa raison comme d'un principe ténébreux et illusoire ? Ne faudra-t-il pas s'en défier lors même qu'elle dira : l'Église a plus de lumière que moi, donc elle est plus croyable que moi ? Ces simples paroles contiennent la plus lumineuse démonstration qu'on ait jamais écrite de la légitimité de la raison humaine. C'est la pierre angulaire de toute philosophie ; toute bornée et impuissante qu'elle soit, la raison n'en reste pas moins le seul instrument de vérité que nous ayons ici-bas. Or tel est le lien qui enchaîne toutes les vérités du monde intelligible, que, la raison étant admise, il faut en même temps admettre la tolérance. Si l'empire de la raison sur l'homme est légitime, la pensée qui en est le produit doit être indépendante et sacrée. Telle est l'idée à laquelle Bayle consacrera sa vie entière. Il la reprend, la commente sous mille points de vue différents, et dans ses immenses travaux, qui embrassent tout l'ensemble de la science de son temps, il n'est pas une pensée, pas une phrase, pas une ligne, qui ne vienne concourir à cette démonstration. Dans son admirable dictionnaire, il étreint corps à corps les métaphysiques et les religions de son époque : il en démontre tour à tour le fart et le faible, plaide le pour et le contre, et laisse l'esprit dans une effrayante incertitude. A quoi bon ? dit le vulgaire ; pourquoi troubler le sommeil des croyants ? Ah c'est que Bayle a vu de son temps quelques inconvénients de la foi, de la métaphysique et des religions ; il a vu deux cent mille hommes errant sans patrie au bord des fleuves de l'étranger ; il a vu les prisons remplies ; il a vu les cendres de son père jetées au vent ; son frère est mort martyr au château Trompette, et cela pour des querelles de théologie. Or, si, comme il le démontre, comme tout le dix-huitième siècle l'a démontré après lui, il est impossible à l'homme d'arriver à la certitude en cette matière, n'est-ce pas commettre un crime sans nom, que de répandre le sang pour des doctrines incertaines ? Les fanatiques de tous les temps ont cru flétrir Bayle en l'accusant de scepticisme ; étrange accusation, qui retombe sur les plus beaux génies qui aient honoré le genre humain. Bayle sceptique ! mais il croit au droit, au devoir, à la vertu, à l'humanité ! Où Bayle a douté, on doutera éternellement. Le doute de Bayle est moral, salutaire et fécond. Le doute de Montaigne est un oreiller pour une tête bien faite ; c'est-à-dire pour un bon homme prudent, clairvoyant, et un peu égoïste. Celui de Descartes est une méthode ; celui de Pascal, une torture. Le doute de Bayle est une religion qui a pour point de départ la liberté de la pensée, et pour fin la tolérance. Il a enfanté le monde moderne. Privé de sa chaire par les cabales de Jurieu, Bayle acheva sa vie dans la solitude et la pauvreté. Cette vie est admirable de pureté, de désintéressement et de cette glorieuse unité qui seule fait les grands caractères ; c'est un sacrifice perpétuel à la vérité. Non content de la défendre, il souffre pour elle, et souffre sans espoir de voir finir ses maux. Ses amis font des efforts inutiles pour l'arracher à son humble retraite. Il se récrie sur son inaptitude radicale à réussir dans le monde. Dans un cercle de femmes, dit-il, je ne paraîtrais pas à beaucoup près aussi bel esprit qu'un petit plumet. Calme, bon, sincère, travailleur infatigable et consciencieux, Bayle joint à ces qualités les hautes vertus qui font le sage idéal : justam ac tenace. Les violences et les persécutions de Jurieu ne peuvent pas lui arracher un mot de haine ; il le combat sans animosité et sans colère, comme on combat un raisonnement vicieux. Sa causticité, semblable à l'ironie de Socrate, n'a ni fiel ni aigreur, et châtie sans blesser. Exaspéré par ce calme implacable, son fanatique adversaire cherche à le perdre dans l'esprit des réfugiés, en le transformant en partisan de l'absolutisme de Louis XIV. Cette ridicule calomnie n'a plus besoin d'être réfutée ; il suffit de lire le chapitre du despotisme dans les Réponses aux questions d'un provincial. Bayle l'emporte en grandeur morale sur tous les hommes de son temps ; soyons fiers de le proclamer, nous les fils de sa pensée. Descartes, en apprenant la condamnation de Galilée, supprime sa démonstration du mouvement de la terre ; c'est là de la prudence, comme disent quelques-uns. Bossuet et Fénelon persécutent : c'est là du zèle, comme disent quelques autres. Mais lui, le père de la libre pensée, il n'a ni cette prudence fâcheuse, ni ce zèle déshonorant ; il est parmi les téméraires et les persécutés. C'est la cause vaincue qui lui plait, quoiqu'elle ne soit pas la sienne, puisqu'il proteste contre toutes les religions. Mais il voit dans le protestantisme la liberté de l'esprit humain, et il subit l'exil sans se plaindre. Bayle mourut tué avant le temps par les brouillards homicides de la Hollande. Le jour de sa mort, il avait travaillé cour. à son ordinaire, et les derniers mots qu'il avait tracés de sa main défaillante étaient ceux-ci : Voilà ce que c'est que la vérité. Admirable prévoyance du hasard, qui ramenait sous sa plume, à cet instant suprême, le nom du seul Dieu qu'il eût adoré. Ainsi devait mourir Celle, en appelant la lumière de sa voix expirante. Leibnitz, dont Bayle avait réfuté les rêveries métaphysiques, lui rendit après sa mort cet hommage poétique et touchant : On doit croire que Bayle est maintenant éclairé de cette lumière qui est refusée à la terre, puisque, selon toute apparence, il a toujours été un homme de bonne volonté. Un homme de bonne volonté ! n'est-ce pas la encore la plus belle définition de l'homme vertueux ? Paix aux hommes de bonne volonté ! |
[1] On en connaît, je suppose, l'ingénieuse décomposition.
Je pense = je suis pensant, donc je suis ;
je suis..., donc je suis, pléonasme.
Dans tous les verbes l'affirmation de l'être (je suis), précède toujours et nécessairement celle de l'attribut (pensant), et rend ainsi impossible toute démonstration de ce genre, surtout si elle a la prétention de viser à l'absolu.