Héroïsme et dévouement de la jeunesse pendant la révolution. — Délibération du gouvernement sur les ministres et sur la famille royale. — Reprise de la discussion sur l'abolition de la peine de mort. — Vote unanime. — Lamartine le proclame sur la place de l'Hôtel de Ville. — Enthousiasme religieux du peuple. — Lamartine reconduit en triomphe par le peuple. — Députation des socialistes à l'Hôtel de Ville. — Ils somment le gouvernement de décréter l'organisation du travail. — Résistance énergique de Lamartine. — Proclamation solennelle de la République sur la place de la Bastille.I. La trêve semblait devoir durer toute la nuit. La séance finit avec le jour. Néanmoins les esprits étaient préoccupés de la journée du lendemain et du retour agressif annoncé par les bandes terroristes et communistes. A défaut de force régulière dont ceux qui composaient le gouvernement étaient entièrement dépourvus, chacun d'eux fit appel à son énergie personnelle et aux bons citoyens de son quartier. On les conjura d'entourer, avant le jour, l'Hôtel de Ville d'un rempart de poitrines ou de baïonnettes qui intimidât les factieux s'ils tentaient un dernier assaut. La journée devait être décisive. Lamartine quitta le siège du gouvernement et employa une partie de la nuit à rallier ses amis autour de lui et à les disperser dans la ville pour recruter de maison en maison les hommes courageux disposés à venir volontairement et un à un sauver le drapeau et la pureté de la République. Il fit avertir surtout la jeunesse, Saint-Cyr, l'École polytechnique, l'École normale, les élèves de droit et de médecine. Il savait l'ascendant de cette jeunesse sur le peuple qui respecte en eux la fleur de ses générations. Ses messagers revenus chez Lamartine avant le jour, lui rapportèrent le dévouement unanime et héroïque de ces jeunes gens. Ils s'étaient tous levés pour aller de porte en porte avertir leurs camarades ; il n'y en avait pas un qui n'eût donné sa vie pour empêcher que la République fût profanée au berceau par les démagogues. Les femmes excitaient leurs maris, les mères leurs fils, les sœurs leurs frères. Elles auraient combattu elles-mêmes, si leur sexe leur eût permis les armes. Elles combattaient du moins du cœur pour le salut et pour l'innocence de la révolution. C'est un des caractères particuliers de cette fondation de la République que la jeunesse lettrée ou militaire y fut dès la première heure et sans cesse aussi intrépide de modération que d'élan. Elle eut à la fois et unanimement la passion de la démocratie philosophique et l'horreur de la démagogie sanguinaire. Elle fut jeune de cœur et vieille de sagesse en même temps. Lamartine observa ce phénomène dès les premiers jours, au milieu de ces jeunes volontaires de l'ordre dont il était entouré ; il en conçut un bon augure pour la République. La modération devait triompher. Là où est le cœur de la jeunesse, là est l'esprit de l'avenir. II. Cinq ou six mille citoyens armés se trouvèrent le lendemain avant le jour réunis par la seule impulsion du salut public devant les grilles et aux principales issues de l'Hôtel de Ville. Quand les bandes éparses du drapeau rouge arrivèrent, elles rencontrèrent une résistance qui déconcerta leurs projets. La placé de Grève se couvrit bientôt d'une multitude dont l'aspect impassible, la physionomie à la fois émue et ferme, attestaient les pensées graves d'un peuple qui assiste à sa propre régénération au lieu des pensées ivres et sanguinaires d'une foule qui prélude à la sédition. Les membres du gouvernement étaient tous à leur poste, à l'exception du ministre de l'intérieur chargé de la sûreté de Paris, et qui ne vint que plus tard dans la soirée. Chaque fois que Dupont de l'Eure, Arago, Marie, Crémieux, étaient entrevus à une des fenêtres, cent mille têtes se découvraient. Des cris, des gestes, des battements de mains les rappelaient aux regards et aux enthousiasmes du peuple. Les groupes moins nombreux et moins compactes qui portaient des drapeaux rouges paraissaient isolés au milieu de cette foule. De moments en moments on voyait ces drapeaux découragés s'abattre sous la répulsion des masses. Le vrai peuple reprenait la place que la démagogie avait voulu lui disputer. Les membres du gouvernement et les ministres reprirent avec un concours plus caractérisé des bons citoyens leurs travaux de réorganisation universelle. On délibéra dans un conseil secret sur l'attitude qu'on donnerait à la République envers le roi, sa famille, ses ministres et les princes qui commandaient en Algérie. Quelques hommes autour du gouvernement, croyant à des résistances à l'intérieur au nom de la royauté, poussaient le gouvernement aux mesures, non de rigueur mais de prudence envers les fugitifs. Chercher les ministres qui étaient encore cachés dans Paris et que des visites domiciliaires pouvaient faire aisément découvrir, poursuivre le roi et la reine errants sur les routes qui mènent en Angleterre et qu'il était facile de fermer à leur fuite, atteindre la duchesse d'Orléans et ses fils dont les traces étaient suivies et dont l'asile était soupçonné des membres mêmes du gouvernement, retenir ces deux générations royales comme des otages de la République, confisquer leurs immenses propriétés, resserrer leurs personnes, faire le procès à ces ministres contre lesquels la vengeance passionnée du moment faisait rejaillir le sang versé dans Paris ; tels étaient les conseils que quelques politiques de routine révolutionnaire faisaient souffler du dehors aux dictateurs. Ces conseils se brisèrent tout de suite contre le bon sens et la générosité unanime du gouvernement. S'emparer des ministres ? c'était d'une part peser sur le malheur et convertir les fautes en crimes ; c'était de l'autre préparer, comme en 1830 à la République et au gouvernement les embarras d'un procès douteux où il eût été aussi dangereux de condamner que d'absoudre. Poursuivre le roi et sa famille ? c'était les ramènera Paris au milieu d'un peuple doux et juste aujourd'hui, irrité, vindicatif demain ; c'était peut-être dans un avenir inconnu ramener une proie à la terreur, et des victimes à un odieux échafaud. Retenir la duchesse d'Orléans et ses enfants ? c'était emprisonner l'infortune et punir l'innocence. Confisquer les propriétés personnelles de la maison royale ? c'était confondre le roi et l'homme, le domaine public et le domaine privé ; c'était attenter au principe de la propriété dans la plus haute fortune de l'empire, au moment même où le gouvernement et la société voulaient défendre dans la propriété la base des familles et l'existence de l'avenir des générations. La politique, la morale comme le sentiment commandaient au gouvernement de prémunir la République contre ces dangers, ces sévices et ces rigueurs politiques ; il écarta avec indignation toute pensée et tout acte de récrimination nationale. La révolution à laquelle il s'associait pour la sauver et la grandir, ne devait pas être une honteuse rechute du peuple dans les hontes et dans les crimes de toutes les révolutions précédentes ; elle devait être une victoire et non une vengeance ; un progrès dans le sentiment comme dans la raison publique, et non une vile satisfaction donnée aux instincts jaloux ou cruels des partis. Quelques-uns même auraient désiré qu'on allât plus loin dans le défi qu'on portait à la fois aux persécuteurs et aux courtisans des dynasties disparues. On parlait delà possibilité prochaine et sans péril de rapatrier toutes ces dynasties, leur interdisant seulement les fonctions de président de la République pendant un certain nombre d'années. La véritable dynastie, disait Lamartine, c'est le suffrage universel. Le peuple ne se laissera jamais découronner de sa souveraineté pour la rendre à une famille. Les nations une fois sur le trône n'abdiquent pas. Accoutumons-les à se croire inviolables en face de ceux qu'elles ont détrônés... III. Ces conseils trop avancés en apparence pour le lendemain d'une révolution, furent seulement un objet d'entretien ; mais on convertit en résolutions secrètes les mesures de salut pour les ministres et de générosité nationale pour les membres de la dynastie déchue. Afin de faire mieux accepter ces résolutions de l'opinion publique, et de rassurer le peuple tout en préservant la vie et la liberté du roi, on proclama l'abolition de la royauté sous toutes les races royales qui se disputaient la couronne depuis cinquante ans. Lamartine se chargea, sous sa responsabilité personnelle et à ses risques et périls devant le peuple, de laisser évader les ministres si on venait à les saisir dans leur retraite ; il se chargea aussi de faire suivre la trace du roi, de la reine, des princesses, de leurs enfants, d'envoyer des commissaires accrédités par lui, pour protéger au besoin leur sortie du territoire français, pour leur porter les sommes indispensables à leur existence, et pour les entourer jusqu'aux frontières, non-seulement de sécurité, mais de ces respects qui honorent le peuple qui les rend, autant qu'ils consolent les victimes des catastrophes humaines. Le ministre des finances fut autorisé à lui remettre, à titre de fonds secrets, sur sa demande, une somme de trois cent mille francs pour cette sauvegarde des personnes royales. Il en prit cinquante mille seulement, qu'il fit verser au crédit des affaires étrangères, afin de les remettre aux commissaires à leur départ. Cette précaution fut inutile ; aucune somme ne fut dépensée. On verra plus loin ce qui prévint l'usage que le gouvernement avait autorisé. IV. Le conseil écrivait pour ainsi dire, dans cette séance, ses décrets sous la dictée du sentiment national et aux applaudissements de la place publique. Le jour avançait, mais le peuple affluant avec le jour en masse innombrable, ne se lassait pas d'assister à l'action du gouvernement. Un chœur de voix immense sous les fenêtres, sur les quais, sur les ponts, entrait avec ses hymnes, ses acclamations et ses murmures, jusque dans la salle des délibérations. Mais il en respectait en ce moment le mystère et la liberté. Les visages des membres du gouvernement rayonnaient enfin de sérénité. La pensée que Lamartine avait déposée la veille dans leur cœur, devait remonter dans une pareille heure à leurs lèvres. La joie est magnanime dans les masses. Cette pensée surnageait dans les yeux de tous. Louis Blanc la reprit : Messieurs, dit-il, j'ai été vivement frappé hier de l'idée de M. de Lamartine, idée qui m'avait paru au premier aspect trop avancée pour la situation, mais que la générosité du peuple a mûrie en vingt-quatre heures, et qu'il est peut-être capable de comprendre et d'accepter aujourd'hui. C'est l'idée de désarmer enfin les idées et les peuples de cette peine de mort qui contriste les cœurs, qui envenime les opinions, qui ensanglante les conquêtes et les vertus mêmes des révolutions. Je demande que nous délibérions de nouveau sur cette proposition de M. de Lamartine, et que nous fassions à l'humanité ce don de joyeux avènement à la démocratie ! Lamartine remercia du cœur et du regard son jeune collègue, il saisit la main qui lui était tendue pour reprendre sa propre pensée. La délibération fut un court échange d'assentiment et de félicitations réciproques ; le cœur étouffait les objections timides de l'esprit. La grandeur de cet acte où sept hommes arrivés les pieds dans le sang de la guerre civile l'avant-veille, osaient proposer à ce peuple de le désarmer à jamais du glaive et de l'échafaud, agrandissait les pensées et le courage de tous. Une inspiration surhumaine était visible dans l'attitude de ceux qui délibéraient. Les yeux avaient l'humidité, les lèvres avaient le balbutiement, les mains avaient l'agitation de la fièvre en faisant courir les plumes sur le papier. Chacun cherchait une rédaction digne de la pensée à présenter au peuple. Celle de Lamartine, corrigée et améliorée par une phrase de Louis Blanc, fut adoptée. Les membres présents se levèrent, après l'avoir entendue, par un mouvement électrique d'enthousiasme. Dupont de l'Eure, Lamartine, Arago, Marie, Crémieux, Pagnerre, se précipitèrent dans les bras les uns des autres comme des hommes qui viennent de sauver l'humanité d'un naufrage de sang. Ils revêtirent les ceintures tricolores, seule marque de leur fonction souveraine ; ils se préparèrent à aller présenter à la ratification du peuple le décret téméraire qu'ils avaient osé porter en son nom. Lamartine fut chargé de cet appel au cœur de la multitude. V. Les voix de ceux qui remplissaient l'Hôtel de Ville annoncèrent au dehors que le gouvernement provisoire allait descendre. Un cortège confus se forma autour d'eux. Ils franchirent, sous une voûte d'armes pacifiques et de drapeaux flottants, les degrés, et parurent sur le perron du palais. Dupont de l'Eure, affaissé par la lassitude, relevé par le courage, donnait d'un côté le bras à Lamartine, de l'autre à Louis Blanc. La foule fit un religieux silence. Lamartine s'avança jusqu'à la grille, s'éleva sur une estrade auprès des canons, et jeta de toute la portée de la voix humaine quelques phrases de félicitations et de bon augure sur ces milliers de têtes nivelées devant lui. Les fronts étaient nus ;, le soleil y tombait ; les regards et les lèvres entr'ouvertes, semblaient aspirer les paroles avant de les avoir entendues ; les plus rapprochés de l'orateur les transmettaient aux plus éloignés. Lamartine parlait lentement comme le matelot sur la mer pour donner le temps aux sous de parcourir ces vagues humaines. Il commença par attendrir et par sanctifier pour ainsi dire la multitude, afin de la préparer par un accent et par un sentiment religieux au décret qu'il voulait lui faire acclamer. Quand il vit le recueillement sur les visages, l'émotion dans les yeux, l'acclamation sur les lèvres, il lut le décret. Une légère hésitation d'étonnement se manifesta dans quelques groupes. Un murmure pouvait tout perdre, il n'éclata pas. A chaque phrase du préambule et du décret, le peuple pressentant sa propre grandeur dans la grandeur de la pensée du gouvernement, interrompit la lecture par des battements de mains et par des bénédictions qui se répandaient comme un frisson sur la mer. Le décret fut reçu comme un évangile d'humanité. Le gouvernement rentra obéi et adoré dans le vestibule. Le reste de la journée fut à la joie. Quand cette ce révolution n'aurait eu que ce jour, s'écria Dupont de l'Eure, et quand mes dernières années n'auraient que cette heure, je ne regretterais rien des quatre-vingts ans de labeur que Dieu m'a donnés. Une anecdote touchante et sublime peint le sentiment du peuple à ce moment. Nous la trouvons dans le procès-verbal tenu à notre insu par le secrétaire général de la municipalité de Paris, placé en ce jour-là derrière nous sur les marches du perron de l'Hôtel de Ville : Pendant que Lamartine haranguait le peuple immense qui couvrait la place, et qu'il remplissait le cœur de la foule de ces généreuses inspirations qui transforment les multitudes quand on sait les saisir par leurs sentiments les plus divins, le cadavre d'un jeune homme de dix-huit ans, mort la veille de ses blessures, et apporté sur un brancard à l'Hôtel de Ville, était à quelques pas de Lamartine, sous les yeux et sous la main de l'orateur. La masse, compacte et attentive, empêchait les porteurs d'avancer ou de reculer. Une femme en deuil pleurait et priait auprès du mort. C'était la mère du jeune homme. M. Flottard apercevant cette femme, l'envoya prendre par la main et conduire à son bureau pour lui éviter cette longue et douloureuse station au milieu du tumulte et près du corps de son enfant. Quand Lamartine eut fini de parler et que l'unanime applaudissement du peuple eut sanctionné avec ivresse son décret, M. Flottard remonta à son bureau, et s'entretenant avec la mère en deuil dont il avait eu pitié, il lui raconta les paroles de Lamartine', l'émotion magnanime du peuple, l'acceptation du décret qui abolissait la peine de mort du code des révolutions. Ah ! s'écria la femme, dont l'enthousiasme adoucissait les larmes, pourquoi mon pauvre enfant est-il mort avant d'avoir connu ce décret ? il aurait été heureux de mourir le jour où le peuple s'honorait et honorait Dieu par une si belle chose !... Et pourtant il m'aimait bien, ajouta-t-elle tristement. L'antiquité n'a pas de plus belles paroles. VI. En sortant de l'Hôtel de Ville pour aller prendre les mesures convenues relatives à la famille royale, Lamartine fut reconnu de quelques hommes du peuple à l'entrée du quai. A l'instant la place, couverte de foule, s'ébranla pour lui faire cortège. Ses gestes et ses paroles pour congédier ce cortège furent impuissants. Une longue colonne de citoyens de toutes les classer et surtout d'ouvriers, l'accompagna de ses bénédictions et de ses chants jusqu'à la hauteur des Tuileries. Arrivé à la grille de ce palais, la multitude qui formait la tête du cortège voulut l'y faire entrer, comme pour prendre possession de sa royauté populaire par l'installation du nouveau gouvernement dans la demeure des rois. Lamartine s'y refusa avec énergie. Les citoyens, dit-il, en qui le peuple place momentanément son pouvoir ne doivent avoir d'autre palais ce que leur maison. Il congédia une partie de son cortège, l'autre partie le conduisit par le pont et par la rue du Bac jusqu'à sa demeure. La foule se rangea respectueusement devant sa porte. Lamartine la harangua sur le seuil, ce Vous avez montré aujourd'hui à Dieu et aux bornée mes, leur dit-il, qu'il n'y a rien qu'on ne puisse ce obtenir d'un tel peuple en s'adressant à ses vertus. Ce jour sera inscrit dans votre histoire au niveau des plus grandes journées de votre grandeur nationale ; car la gloire que vous y avez conquise n'appellera pas sur vous les malédictions des victimes ou les ressentiments des peuples, mais les bénédictions de la postérité. Vous avez arraché le drapeau de la Terreur des mains de la seconde République ! Vous avez aboli l'échafaud ! c'est assez pour deux jours ! Allez rassurer vos femmes et vos enfants dans leurs demeures, et dites-leur que vous avez bien mérité non-seulement de l'histoire, mais du cœur humain et de Dieu. VII. La nuit venue, Lamartine sortit seul et à pied, enveloppé de son manteau ; évitant d'être reconnu, il se rendit chez M. de Montalivet, ami et confident du roi. Lamartine ne doutait pas que M. de Montalivet ne connût les desseins, la route, ou l'asile de la famille royale. Il donna à l'ancien ministre l'assurance que le gouvernement craignait plus de saisir les fugitifs, qu'ils ne pouvaient redouter eux-mêmes d'être arrêtés. Il lui confia les intentions protectrices de ses collègues, les sommes mises à sa disposition pour faciliter la sortie du territoire et pour offrir le premier pain de l'exil à ceux qui avaient régné la veille sur la France. Il le conjura de se livrer à sa discrétion et à la magnanimité du gouvernement, décidé à épargner, au prix de sa popularité, un crime, un remords, une honte à la République. M. de Montalivet fut touché de cette loyauté et de cette grandeur d'âme d'un gouvernement qui interprétait si bien l'âme d'un grand peuple. Il ne savait rien encore, si ce n'est la direction de la fuite du roi. Ce prince en quittant Paris escorté jusque-là par un régiment de cuirassiers, s'était arrêté quelques minutes à Saint-Cloud, persuadé que son abdication avait étouffé la révolution et que son petit-fils régnait déjà à sa place. Il avait écrit à M. de Montalivet de lui faire parvenir les papiers et les objets que la précipitation, de son départ l'avait empêché d'emporter des Tuileries. De là il avait continué sa route pour le château de Dreux, tombe qu'il avait élevée à sa cendre et aux cendres des enfants qui l'avaient précédé dans la mort. L'affection inquiète de M. de Montalivet n'avait pu lui en apprendre davantage sur le sort du Roi dont il était l'ami. Il savait seulement que le roi après un court séjour à Dreux en était reparti par des chemins détournés dans une voiture sans suite et sous un déguisement quelconque et qu'il errait ou sur les côtes ou sur les flots de la Manche. Il promit à Lamartine de lui communiquer les renseignements qui lui parviendraient. Lamartine rentra, fit préparer une voiture de voyage, et pria les commissaires qu'il avait avertis de se tenir prêts à partir au premier signal pour aller faire aux exilés du trône le cortège de sûreté et de respect que le gouvernement leur destinait. Un des commissaires que Lamartine avait chargés de cette délicate et pieuse mission était le petit-fils de Lafayette. Lamartine pensait que dans le cas où le roi aurait été reconnu et arrêté à Rouen, au Havre ou dans quelque autre ville du littoral, le nom de Lafayette cher à la Révolution et gage de respect pour le roi lui-même, couvrirait la famille royale, et assurerait l'exécution des mesures d'inviolabilité des personnes et de décence prises pour son libre départ. Les deux autres commissaires désignés étaient M. de Champeaux et M. Dargaud, amis particuliers de Lamartine, hommes d'intelligence et de courage, tous les deux dévoués de cœur à leur mission, et initiés aux intentions de celte sauvegarde au malheur. VIII. Le lendemain était le jour destiné par le gouvernement à la proclamation ou plutôt à l'acclamation de la République sur la place de la Bastille. C'était pour le peuple un vain cérémonial ; c'était pour le gouvernement une double mesure politique. H' voulait d'abord constater par une solennité authentique la défaite des partisans du drapeau rouge et de la république violente ; il voulait ensuite passer en revue la garde nationale de Paris et s'assurer des forces civiques que les bons citoyens pourraient au besoin lui prêter contre les factieux. C'était un problème que l'esprit moral de la garde nationale de Paris depuis l'écroulement du gouvernement. Composée en immense majorité de la bourgeoisie, se sentirait-elle vaincue avec le trône ? Abandonnerait-elle le pavé aux seuls combattants armés des trois jours ; ou se rallierait-elle à la République comme elle s'était ralliée à la Révolution pendant la lutte ; et se confondrait-elle dans un même élan d'ordre et de liberté avec l'unanimité du peuple ? Le gouvernement voulait le savoir ; il voulait surtout le montrer, pour imposer aux agitateurs par la concorde et par la masse de la manifestation. La proclamation et le défilé sous la colonne de Juillet avaient été fixés la veille pour deux heures après-midi. Pendant que les différentes légions prenaient place sur les boulevards, que le peuple inondait la rue Saint-Antoine et les quartiers qui déversent leurs courants sur la Bastille, et que le cortège du gouvernement se formait sur la place, une nouvelle sédition, mais sédition d'idées plutôt que sédition de colère, grondait sous les fenêtres et dans les salles de l'Hôtel de Ville. Les terroristes, les communistes, les démagogues, vaincus l'avant-veille, semblaient avoir renoncé pour le moment à de nouveaux assauts. L'énergie des bons citoyens, la sagesse de la masse du peuple les avaient refoulés dans l'ombre et dans l'inaction ; ils n'avaient gardé du drapeau répudié que des cocardes et des rubans rouges qu'ils affectaient de porter encore sur leur coiffure ou à leurs habits. Mais il y a dans Paris une masse d'ouvriers, d'artistes, et d'artisans appartenant aux professions où la main est le plus rapprochée de l'intelligence, typographes, graveurs, mécaniciens, ébénistes, serruriers, charpentiers et autres, formant ensemble une masse d'environ cinquante mille hommes. Ces artistes, artisans, ouvriers, sont en général nés ou domiciliés, établis, mariés à Paris ; ils reçoivent des salaires considérables dans les moments où l'industrie se dispute leurs bras ; ils ont des loisirs ; ils les emploient les uns à des débordements et à des débauches que le travail ne peut jamais assez combler ; le plus grand nombre à des études professionnelles, à des lectures, à des cours scientifiques, philosophiques, religieux, qui aiguisent leur esprit aux controverses politiques ou sociales : couche inférieure, mais lettrée cependant sous cette grande couche de l'intelligence et des lettres qui couvre le sol moral de la France. Ces hommes sont l'élite du peuple qui travaille des mains. Ils se confondent par l'instruction, les mœurs, le costume, avec les classes vivant des professions libérales ; prolétaires à la racine, déjà bourgeoisie au sommet. Ils ont entre eux, profession par profession, des sociétés, des affiliations, des organisations de secours mutuels, des orateurs, des délégués, qui s'emparent de leur confiance, et qui discutent leurs intérêts avec les entrepreneurs. Assez honnêtes pour détester le sang, pour avoir horreur du pillage, répugnants du désordre, ils sont assez instruits pour être accessibles aux sophismes, pas assez profonds pour le confondre et pour le repousser. C'est parmi ces hommes que les différentes écoles socialistes qui pullulaient depuis 1830, à Paris, à Lyon, à Rouen, en Allemagne, recrutaient leurs plus nombreux sectaires. Le problème jusqu'ici sans solution radicale, de l'inégalité des situations humaines, de l'extrême misère à côté de l'extrême richesse, les scandalisait comme il a scandalisé en vain tous les philosophes et tous les hommes religieux de tous les âges. lisse flattaient d'y trouver une solution ; ceux-ci par l'imitation du système monacal avec Fourier, ceux-là par l'imitation du système brutal des castes de l'Inde avec Saint-Simon, les uns par la communauté religieuse de la terre avec Pierre Leroux, les autres par la suppression du signe des richesses dans le numéraire avec Proudhon. Le plus grand nombre révoltés de l'impossibilité, de la violence, de la chimère de ces écoles, avaient cru trouver une transaction pratique dans le système moins déraisonnable au premier aspect et moins perturbateur en apparence de Louis Blanc. Ce système appelé du nom élastique d'association, et applicable en effet avec avantage dans certaines limites, se définissait génériquement pour eux dans l'organisation du travail. Or, l'organisation du travail ainsi comprise n'étant que l'asservissement du capital et la fixation souveraine et arbitraire du salaire par l'État, supprime la liberté dans le propriétaire, l'intérêt du travail dans le travailleur, et par conséquent supprime le capital, le salaire ; et le travail d'un seul coup. C'est le maximum généralisé et portant sur la société industrielle et territoriale tout entière, c'est l'État, Dieu, et le travail, esclave, c'est la mort de toute relation libre des hommes entre eux sous prétexte de détruire les abus de la concurrence. Celte secte abolit purement et simplement la propriété des capitaux et leur liberté ; c'est-à-dire qu'elle abolit indirectement la propriété comme toutes les autres écoles de cette nature, et avec la propriété elle abolirait la société, la famille, l'homme. Ce dernier système néanmoins exposé avec beaucoup de foi, beaucoup démesure, et beaucoup d'éloquence par le jeune écrivain, avait non convaincu, mais ébloui un assez grand nombre de ces ouvriers. Louis Blanc était leur apôtre. Ils croyaient en lui, sinon comme révélateur, du moins comme maître et comme guide dans la recherche du problème industriel. Les dernières conséquences ne les frappaient pas, car Louis Blanc ne semblait pas se les avouer à lui-même. En détruisant il croyait simplement améliorer. IX. Ces masses étaient travaillées depuis plusieurs jours par ces ombres d'idées. Elles voyaient leur maître aux portes du pouvoir en qualité de secrétaire et bientôt de membre du gouvernement. Elles étaient soufflées peut-être aussi par les ambitions qui se cachent derrière un nom populaire ; elles voulaient profiter de la brèche ouverte à toutes les innovations par la révolution pour lancer leur système dans la République, et pour le confondre tellement, dès le premier jour, avec la République elle-même qu'on ne pût plus les séparer. Elles affluaient en armes depuis le matin sur la place et dans l'Hôtel de Ville, elles envoyaient députations sur députations aux membres du gouvernement pour demander qu'on nommât Louis Blanc ministre du progrès, et pour que les mots d'organisation du travail fussent insérés sur l'heure dans le programme des promesses garanties au peuple. Louis Blanc conseillait hautement lui-même sa nomination à ce ministère vague et indéfini du progrès. Il paraissait croire que cette satisfaction à son nom calmerait seule la multitude. Tous les membres du gouvernement résistèrent avec énergie pendant cinq heures d'agitation aux sommations réitérées, sous toutes les formes, du socialisme industriel. Dupont de l'Eure, Arago, Goudchaux, Marie, haranguèrent sans ménagements tour à tour les délégués des ouvriers, sans pouvoir refréner leur insistance. On leur démontrait en vain que la main de la République pesant sur le capital le ferait à l'instant évanouir ou enfouir ; que tout travail et tout salaire disparaîtraient avec lui ; que la liberté et la sécurité des transactions étaient l'essence même de toute industrie et de tout commerce ; qu'ils demandaient le suicide des travailleurs ; ils étouffaient toute objection sous leurs vociférations. On tentait mille formes de rédaction pour en trouver une qui les satisfit sans engager la République dans un sophisme inexécutable. On alla même jusqu'à écrire le mot d'organisation du travail, en définissant ce mot inoffensivement et pratiquement, et en lui donnant le seul sens qu'il puisse avoir sous la main du législateur : celui de surveillance du travail, et d'assistance aux travailleurs. L'immense majorité du gouvernement se refusa à signer un mot à double interprétation ; les ouvriers eux-mêmes n'en voulaient point à ce prix. X. L'irritation redoutable en un tel moment s'accroissait. Une dernière députation remplissait les salles et frappait du poing ou du pommeau de ses armes la table du conseil. Lamartine debout, en face des délégués les plus animés, leur parla au nom de ses collègues avec la résolution d'hommes qui couvrent une société de leurs corps. Citoyens, leur dit-il en montrant du geste la place où leurs camarades, la mèche allumée, gardaient quatre pièces de canon aux portes, vous me mettriez à la bouche de ces pièces de canon, que vous ne me feriez pas signer ces deux mots associés ensemble : organisation du travail. Un murmure d'étonnement et de colère s'éleva dans les salles. La table séparait seule Lamartine et ses collègues des ouvriers les plus irrités. Laissez-moi parler raison à des hommes raisonnables, poursuivit Lamartine, je vais vous dire pourquoi je ne signerai jamais ce décret, j'ai pour cela deux raisons, citoyens ! La première, c'est que je ne me crois ni plus ni moins intelligent qu'aucun autre homme de mon siècle et de mon pays, et que depuis vingt années de réflexions et d'études des conditions de la société industrielle, il m'a été impossible de comprendre ces deux mots réunis dont l'un exclut l'autre. Je ne signe pas ce que je ne comprends pas. La seconde, c'est que si nous vous promettions l'organisation du travail, nous vous promettrions ce qu'aucune puissance humaine ne pourrait vous tenir. Je ne signe que les engagements que je puis tenir au peuple. Ces mots fermes et accompagnés de l'accent de conviction qui les inspirait, commencèrent à faire réfléchir les plus intelligents et les plus modérés des ouvriers. Lamartine profitant à propos de leurs dispositions adoucies, leur demanda de discuter librement et franchement avec eux, l'importante question qui couvait sous la République. Il le fit avec étendue, avec détails, avec évidence. Il démontra par l'absurdité des conséquences, la vanité et l'odieux du principe de la violation de la liberté des capitaux dans l'industrie. Il rendit palpable à ces hommes fanatisés par un mot, l'impraticabilité de leur système. Il ouvrit ce mot à leurs yeux, et il en fit sortir le néant, la fumée, la ruine de tous, dans l'oppression de quelques-uns. Vous le voyez, ajouta-t-il
: en demandant l'arbitraire de l'État sur le capital
et sur le salaire, c'est l'anéantissement du capital, c'est-à-dire de la
source de tout travail, qu'on vous fait rêver. C'est votre faim et votre
soif, c'est la misère, et l'exténuation de vous, de vos femmes et de vos
enfants que vous demandez ! Nous aurons le courage de vous refuser ces fléaux
que vous prenez pour des vérités et qui ne sont jusqu'ici que des mirages de
l'illusion et de la misère ! Non, nous ne serons pas complices du délire de
cette fièvre qu'on allume ainsi dans la partie la plus intéressante parce
qu'elle est la plus souffrante du peuple ! Nous vous refuserons votre perte
que vous voulez nous arracher. Mais entendez-vous par
organisation du travail, l'œil et la main de la République ouverts sur la
condition des ouvriers, pour l'élever, l'éclairer, l'améliorer, la moraliser
sans cesse ? (Oui, oui, s'écrièrent
ces hommes déjà revenus de leurs chimères).
Entendez-vous des institutions d'enseignement professionnel, de noviciat, de
secours intellectuel et matériel aux ouvriers ? d'éducation gratuite pour
leurs enfants ? d'assistance pour leurs infirmes et pour leurs vieillards ?
d'associations mutuelles favorisées par l'État, pour leur faire traverser les
époques de ce chômage forcé et de crise comme celle où nous sommes ?
Entendez-vous une répartition de plus en plus équitable et chrétienne de
l'impôt, qui en prélève une partie pour soulager les misères imméritées des
classes laborieuses comme en Angleterre, et qui proportionne les charges aux
facultés ? — Oui, oui, reprenaient avec enthousiasme les délégués. Voilà,
voilà tout ce que nous voulons. Nous ne demandons que la justice et
l'impartialité du gouvernement, que des garanties contre la stagnation du
travail, et contre l'indigence de nos familles ! Nos bras nous suffiront pour
le reste ! et nous les sacrifierons encore pour la patrie ! — Eh bien ! si c'est cela que vous voulez, ajoute Lamartine : nous le voulons avec vous, et plus encore, car nous ne sommes pas de ceux qui posent des bornes aux progrès de la moralité divine dans la société, ni des bornes aux devoirs de la propriété et du gouvernement, envers les prolétaires, hommes et citoyens comme nous. Nous voulons que cette révolution leur profite ; nous voulons qu'elle les élève d'abord au droit politique, puis au droit de propriété par le travail. Mais nous voulons qu'elle profite aux uns sans nuire aux autres, sans jeter la société au chaos, au pillage, aux chimères qui la démoliraient, à la ruine de tous, et de vous les premiers ! Or, l'organisation du travail n'est à nos yeux que la confiscation des capitaux, le pillage des salaires, l'anéantissement d'une partie et de la partie la plus active des propriétés, l'impossibilité de l'état, la cessation immédiate de tout travail, l'affamement du prolétaire et du propriétaire à la fois ! Encore une fois, je ne signerai jamais votre propre misère et votre propre condamnation ? Et il écarta de la main gauche la feuille de papier déjà rédigée. Les ouvriers applaudirent et se confondirent dans le cortège qui descendit avec le gouvernement. XI. Une foule innombrable attendait le pouvoir nouveau. Les ministres, les généraux restés à Paris, les autorités principales, les maires de Paris, entouraient le gouvernement. Quelques bataillons de gardes nationaux mêlés au peuple armé ouvraient la marche. Ils fendaient avec peine la multitude. Les membres du gouvernement étaient à pied, dans leur costume de simples citoyens, signalés seulement aux yeux par une ceinture tricolore. Cette simplicité, loin de l'abaisser, relevait la grandeur de la République. Le peuple semblait jouir de voir le pouvoir redescendre dans son sein, dédaigner la pompe et le prestige de la royauté sur ses sens, et n'offrir à ses yeux qu'un pouvoir de nécessité et de raison personnifié par cinq ou six hommes vêtus comme lui. Les quais, les rues, les balcons, les fenêtres, les toits étaient chargés de spectateurs. La rue Saint-Antoine, à l'endroit où elle s'élargit comme l'embouchure d'un fleuve en approchant de la Bastille, était obstruée de flots de peuple. En partant de l'Hôtel de Ville, quelques drapeaux rouges et un grand nombre de rubans rouges aux habits, frappaient encore les 'regards. A mesure que le cortège avançait au bruit des acclamations, ces drapeaux s'abaissaient d'eux-mêmes, les pavés se jonchaient de cocardes et de rubans rouges répudiés par ceux qui les portaient et jetés dans les rues sous les pieds des dictateurs. Des cris incessants de Vive le gouvernement provisoire ! s'élevaient, se prolongeaient, montaient d'étage en étage, et se répercutaient de façade en façade. Arago, le front découvert et livrant au soleil et au vent ses cheveux blancs, marchait à côté de Lamartine. Ces deux noms étaient les plus acclamés. Celui de Dupont de l'Eure semblait inspirer plus de vénération ; celui de Ledru-Rollin plus de passion, celui de Louis Blanc plus de rare mais âpre fanatisme. Les physionomies respiraient l'espérance et la sérénité d'un retour de calme après la saison des tempêtes. Le gouvernement se plaça au pied de la colonne. Dupont de l'Eure et Arago faisaient front au défilé ; ils répondaient aux félicitations et aux discours. La République fut sanctionnée par une acclamation unanime du peuple et de la garde nationale. Cette acclamation se prolongea comme un consentement électrique sur la ligne des légions, du pont d'Austerlitz à la Madeleine. La République initiative de quelques-uns devenait l'asile de tous. La société abandonnée par la monarchie se réfugiait dans la liberté. Il n'y avait plus lutte de système, il y avait concorde de raison. Le défilé dura quatre heures au pas de charge. Cent vingt mille baïonnettes de toutes professions et de' toutes opinions saluèrent la République et s'élevèrent vers le ciel pour attester leur volonté de défendre l'ordre en défendant le gouvernement. XII. Pendant la revue, Lamartine s'était tenu constamment en arrière du cortège. Il se dépouilla de ses insignes et se confondit dans la foule, pour se retirer. Reconnu comme la veille à l'angle de la rue Saint-Antoine, il fut suivi. Le peuple de ce quartier l'avait vu en action, dans les scènes du drapeau rouge ; ce peuple avait conçu pour lui cet enthousiasme que l'énergie, même quand elle lui résiste, inspire à la multitude. Un attroupement immense se forma sur ses pas, l'enveloppa et inonda la place Royale. Lamartine ne put échapper à un triomphe populaire qui aurait agité et inquiété Paris, qu'en courant s'abriter dans une des maisons de la place, habitée par M. Hugo. Le génie de la popularité éternelle donna asile à la popularité d'un jour. Pendant que la foule frappait aux portes, le concierge fit franchir à Lamartine des cours intérieures et un mur qui ouvrait sur une rue déserte. Il monta le visage recouvert de son manteau dans un cabriolet de place qui vint à passer ; il pria le cocher de le conduire par des rues infréquentées jusqu'à sa demeure. Il gardait le silence. Le cocher assis à côté de lui montra le manche de son fouet cassé ; il lui dit qu'il avait perdu ce fouet en conduisant, l'avant-veille, un des ministres fugitifs de la royauté hors de Paris. Lamartine, muet, fut frappé de cette vicissitude du hasard humain par laquelle, à deux jours de distance et dans la même voiture, un homme politique échappait à la poursuite, l'autre au triomphe. La manifestation de force et de concorde que la revue du peuple armé et de la garde nationale avait donnée dans cette proclamation pacifique et unanime de la République rendit à Paris la sécurité et l'ordre d'une capitale qui n'aurait pas changé de gouvernement. La République fut devancée ou acceptée avec la même unanimité dans les départements. Trente-six millions d'âmes changèrent de souveraineté sans perte d'une vie. Le sang avait coulé à Paris pour ou contre la Réforme. Pas une goutte de sang ne coula en France pour ou contre la République. La passion disait à ceux-ci : la République est votre conquête ; à ceux-là : la République est votre salut ; à tous : elle est votre nécessité. FIN DU PREMIER VOLUME |