HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

LIVRE SEPTIÈME.

 

 

Analyse des sectes socialistes et républicaines. — Les fouriéristes. — Les disciples de MM. Cabet, Pierre Leroux et Proudhon ; etc. — Les terroristes. — Rassemblement nocturne à la Bastille. — Il envoie des délégués pour surveiller le nouveau pouvoir. — Le Gouvernement refuse de les reconnaître. — Invasion de l'Hôtel-de-Ville par l'armée socialiste et terroriste. — Apparition du drapeau rouge. — Harangues insurrectionnelles. — Le Gouvernement assiégé par la foule. — Son attitude devant l'émeute. — Irruption d'une bande armée dans la salle de ses délibérations. — Sommations et menaces de son orateur. — Réponse de Lamartine. — Apaisement de la foule. — Nouvelles luttes, nouvelles victoires. — Envahissement, de l'Hôtel-de-Ville par l'arrière-garde des faubourgs. — Le drapeau rouge abattu. — Attaque d'une nouvelle colonne d'insurgés. — Fureur des assaillants. — Désespoir de la situation. — Intervention d'un prolétaire entre le peuple et Lamartine. — Discours de Lamartine. — Attendrissement et pacification de la foule. — Le drapeau rouge renversé par le peuple. — Triomphe du drapeau tricolore. — Conseil du Gouvernement. — Lamartine lui propose l'abolition de la peine de mort en matière politique.

 

I.

Pendant cette détente des choses et des esprits que les heures avancées de la nuit et surtout le crépuscule du matin amènent toujours dans les convulsions même des batailles ou des révolutions, un seul parti avait veillé pour ressaisir avec toutes ses forces dans la journée suivante la victoire et la direction que le gouvernement provisoire lui avait enlevées, comme on l'a vu, la veille. Pour bien comprendre ce récit, il faut décomposer avec précision et avec justice les trois partis qui avaient fait la révolution, et qui, la révolution une fois accomplie par la fuite du roi, s'étaient entendus pour proclamer ou pour adopter la république.

Ces trois partis étaient le parti libéral et national d'abord, composé de tous les amis de la liberté et du progrès des institutions pris dans toutes les classes de la population sans acception de condition sociale ou de fortune.

Le parti socialiste ensuite, composé des partisans confondus alors en une seule armée, des différentes sectes, écoles, ou systèmes qui tendaient à une rénovation plus ou moins radicale de la société par une distribution nouvelle des conditions du travail ou des bases de la propriété.

Le parti révolutionnaire enfin, composé de ceux pour qui les révolutions sont à elles-mêmes leur propre but ; hommes insoucieux de tout amour philosophique du progrès, indifférents aux rêves d'amélioration radicale, se précipitant dans les révolutions par leurs vertiges, n'ayant dans l'âme ni la moralité dévouée de ceux qui considèrent les gouvernements comme des instruments du bien des peuples ; ni dans l'imagination les chimères de ceux qui croient qu'on peut rénover en entier un ordre social sans ensevelir l'homme sous ses débris. Ces révolutionnaires sans foi, sans idée, mais pleins de passions et de tumultes en eux-mêmes, veulent des convulsions à leur image et ils trouvent dans les convulsions prolongées leur seul idéal. Ils aspirent pour toute théorie à des gouvernements révolutionnaires sans foi, sans loi, sans fin, sans paix, sans trêve et sans moralité comme eux.

 

II.

Le premier de ces partis, c'est-à-dire le parti national et libéral jusqu'à la république inclusivement, était au fond celui qui avait le plus contribué à la révolution par son éloignement du pouvoir royal, par l'agitation de ses banquets réformistes, par son opposition personnelle au roi dans les Chambres, enfin par l'abandon de la garde nationale de Paris ralliée par la réforme au peuple, par l'immobilité de l'armée, et par la prompte adhésion des généraux au nouveau gouvernement. Ce parti sincèrement grandi en libéralisme depuis trente ans, pénétré des sentiments de sa dignité de citoyen, se sentant capable de se passer de roi et de se gouverner lui-même, était entré de plain-pied dans la République. Il se félicitait d'avoir franchi du premier élan l'anarchie. La popularité, la promptitude et l'énergie du gouvernement provisoire avaient reconstitué en dix-huit heures des éléments d'ordre en se jetant sans hésiter sous les décombres de l'écroulement général. Le parti national ne s'occupait déjà plus dans ses pensées que de contenir et de régulariser une révolution acceptée par lui, pourvu qu'elle se contînt et se régularisât elle-même dans le cadre des grands intérêts généraux d'une société. Il était prêt à appuyer de sa force le gouvernement pour accomplir et pour clore à la fois la révolution par une république, mais par une république civilisée.

 

III.

Le second parti, celui des socialistes de toute doctrine, était divisé en écoles rivales. Ces écoles ne s'était entendues jusque-là que par la critique plus ou moins radicale de l'ordre social et traditionnel des sociétés. Leurs théories tendant toutes plus ou moins directement ou indirectement à la meilleure répartition des bénéfices, des charges, à la suppression de la propriété personnelle, à la communauté des biens, se différenciaient néanmoins par les procédés et par la mesure dans lesquels ce nivellement radical de l'humanité devait s'accomplir ; les uns y tendaient par ce qu'ils appelaient, l'organisation du travail, c'est-à-dire l'arbitraire du gouvernement s'établissant au lieu de la libre concurrence entre le capital et le salaire, moyen infaillible de les supprimer tous les deux. Tel était surtout le caractère de l'école de Louis Blanc, sorte de communisme industriel et mobilier qui ne dépossédait nominalement ni le propriétaire de sol, ni le propriétaire de capital, mais qui en les dépossédant de leur liberté les anéantissait réellement dans leur action et équivalait à une confiscation de tout capital puisqu'il était la confiscation de tout intérêt.

Ce système modéré, et déguisé dans ses formules, fondé sur un principe réel de justice, d'égalité, de pitié pour les brutalités de la concurrence et pour les iniquités souvent réelles du capital, exposé par son auteur avec une conviction de sophisme communicative pour l'ignorance, et avec un talent de style et de parole qui éblouissait la jeunesse et qui retentissait dans les masses, était de tous ces systèmes celui qui avait le plus de sectaires sérieux. Le mot d'organisation du travail était devenu, grâce à l'obscurité des termes depuis dix ans, le mot de la croisade des prolétaires contre l'état politique et social.

Ce mot incompris par les classes lettrées avait à leurs yeux le charme et le prestige du mystère. C'était le mirage de la philosophie. Aux yeux des classes laborieuses de l'industrie, ce mol voulait dire justice, réparation, espérance et soulagement. Trop peu éclairées pour le sonder jusqu'au fond et pour en découvrir les impossibilités, les déceptions et les misères, ces classes s'y attachaient d'autant plus qu'elles n'y voyaient qu'une amélioration pratique, facile, inoffensive des conditions du travail ; amélioration compatible dans leur pensée, avec la propriété, la richesse et le capital, auxquels elles ne voulaient point attenter par la violence et par la spoliation. Ce système, à une époque et dans des villes où l'industrie accumulait des masses flottantes et souffrantes de travailleurs oisifs ou exténués, devait rallier le plus vite une armée de prolétaires sous son drapeau. Ce parti était l'avant-garde du communisme sous un nom qui trompait tout le monde, même ses propres soldats.

 

IV.

Les autres écoles socialistes étaient celle du Saint-Simonisme d'abord, éclos et mort dans les premières années de la révolution de Juillet, et ensuite celle de Fourier, née des ruines du Saint-Simonisme. Le fouriérisme, idée plus vaste, plus profonde, plus animée d'une pensée immatérielle, s'était étendu à la mesure d'un apostolat et s'était élevé à la hauteur d'une religion de la société par la foi et par le talent de ses principaux apôtres. Cette secte avait son catéchisme quotidien commenté sous la direction de MM. Considérant, Hennequin, Cantagrel, à Paris, dans le journal la Démocratie pacifique ; elle avait ses succursales, ses missions, ses cénacles, ses listes et ses subventions d'adeptes de toutes les classes dans les départements et en Europe. Elle ne se présentait point comme une subversion de la société existante, mais comme une grande expérimentation d'une société régénérée demandant seulement avec une respectueuse tolérance pour les droits acquis, place dans la discussion pour ses théories, place sur le sol pour ses épreuves. Elle ne voulait point contraindre, elle voulait convaincre. C'était un rêve en action. L'association qu'elle prêchait sous la forme de ses phalanstères, sorte de monastères industriels et agricoles, supposait des anges pour la pratiquer, des dieux pour la gouverner, des mystères pour l'accomplir. C'étaient ces mystères même, en vain sapés par le raisonnement et en vain insultés par le ridicule, qui semblaient y attacher davantage ses sectateurs. Le mysticisme est le ciment des illusions ; il les rend saintes aux yeux de ceux qui les partagent. L'enthousiasme est incurable quand les enthousiastes se croient inspirés et quand les inspirés se croient martyrs.

Si le fouriérisme avait dans ses principaux adeptes les prestiges et les superstitions d'une religion, il en avait aussi l'honnêteté et les vertus, il s'était toujours refusé jusque-là à s'allier avec les partis politiques hostiles au gouvernement établi. Son rôle de philosophie et de religion lui faisait mépriser et détester le rôle de faction. Il recommandait la paix aux nations, l'ordre et la tolérance aux citoyens ; il pratiquait courageusement dans ses actes et dans ses écrits ce qu'il prêchait. C'était une doctrine de bonne foi, de concorde et de paix, une doctrine désarmée comme celle des quakers d'Amérique. On pouvait la craindre, la discuter ou la railler ; on ne pouvait s'empêcher de l'estimer. Elle pouvait faire des insensés, jamais des scélérats.

 

V.

Au-dessous de cette grande secte, des sectes secondaires et partielles se divisaient sur l'application pratique de la doctrine commune de l'expropriation de l'homme individuel en société. Les uns adoptaient les rêveries incohérentes et confuses des icariens sous la direction de M. Cabet, sorte de Babeuf posthume mais humain, fanatisant pour une communauté agraire tous les mécontents du travail, tous les proscrits de la richesse, toutes les victimes de l'industrie des villes ; les autres cherchaient à entrevoir quelques mirages de société nouvelle en dehors des instincts primordiaux de l'homme dans les perspectives métaphysiques de M. Pierre Leroux, éclairées d'un rayon de christianisme ; les autres se complaisaient par vengeance de leur situation à suivre dans les critiques désespérées un grand sophiste. Ce sophiste avouait son audace ; il aspirait à la ruine complète du monde pensant et politique ; il se délectait dans les décombres du présent et dans le chaos de l'avenir. C'était la Némésis des vieilles sociétés. Il s'appelait M. Proudhon ; mais sa ruine au moins était savante. Tout ce que le sophisme peut avoir de génie, il l'avait. Il jouait avec les mensonges et les vérités comme les enfants grecs avec les osselets.

Les autres enfin, véritables barbares de la civilisation, n'avaient ni doctrine, ni foi, ni religion sociale, ni maîtres, ni illusions, ni sectes. Ils avaient faim et soif de bouleversements.

Un sentiment invétéré de malaise aigri en haine et perverti en vices fermentait depuis longues années dans leur âme. Ce sentiment les poussait à ravager du moins l'institution à laquelle ils attribuaient leurs souffrances, quand ils n'auraient dû les attribuer qu'à l'imperfection inhérente par notre nature des institutions humaines. Ceux-là étaient peu nombreux et cachés dans les sentines de la capitale et des grandes villes industrielles.

Les autres chefs et les autres sectes socialistes que nous venons d'énumérer étaient loin de ressembler à ces désespérés du désordre. Il y avait en eux, à côté de légitimes et grandes aspirations dans l'amélioration de l'ordre social, des idées fausses, irréalisables dans la forme, subversives de toute justice, de toute famille, de toute richesse, de tout instinct dans l'application ; mais il n'y avait ni immoralité ni perversité volontaires. Ces hommes passionnés jusqu'au fanatisme, les uns par orgueil pour leur système, les autres par religion pour le progrès des sociétés, croyaient au moins avoir une idée. Une idée même fausse à laquelle on croit fortement et à laquelle on se dévoue fanatiquement porte en soi sa moralité. Cette idée peut être absurde, mais elle n'est pas criminelle. Elle est ce que sont aux peuples les fausses religions : un délire devant le raisonnement, une vertu devant la conscience. Elle veut l'impossible, mais elle ne le veut pas par le crime.

Tel était le véritable caractère dans ce moment des différentes écoles socialistes, proclamant la République avec les républicains. Aucune de ces sectes, aucun de ces chefs d'idées n'avait dans la pensée de pousser la République aux bouleversements, aux violences, au sang, pour trouver dans ces ruines et dans ce sang le problème victorieux de leur école. L'histoire ne doit pas calomnier des pensées qui devinrent des factions plus tard, mais qui alors n'étaient que des espérances. Elle doit dire ce qu'elle a vu, à l'honneur, à l'excuse, comme à la condamnation des socialistes.

 

VI.

Un enthousiasme sincère et religieux dans le plus grand nombre avait saisi en ce moment les socialistes des différentes sectes. Il soulevait les maîtres et les disciples au-dessus des mauvaises pensées, des abjectes ambitions, et plus encore des férocités d'esprit qu'on leur a imputées depuis : l'enthousiasme sanctifie momentanément les cœurs. Celui des socialistes et principalement des adeptes de Fourier et de Raspail était enflammé jusqu'à l'extase. Le moule du vieux monde leur paraissait s'être miraculeusement brisé tout à coup devant eux. Ils espéraient tous jeter plus librement le monde renouvelé clans un moule plus ou moins conforme à leur pensée. Celte joie faisait éclater leur cœur ; il n'en sortait alors que des effusions de sentiments humains, fraternels, indulgents pour le passé, respectueux pour les droits acquis, réparateurs des iniquités sociales, préservateurs pour le riche, providentiels pour le prolétaire. Ils offraient leur concours, leur influence, leurs veilles, leurs baïonnettes, leur sang aux membres du gouvernement pour les aider à maintenir l'ordre, à humaniser la révolution, à discipliner la République, à défendre les industries, les terres, les propriétés. Ils voulaient une transformation graduée et rationnelle, non un cataclysme. Il ne sortait pas de leurs lèvres, dans ces premières heures d'explosion où l'âme se révèle, un mot de colère, de vengeance, de ressentiment, de division entre les classes ; il n'en sortait pas un mot qui ne pût être enregistré à l'honneur du genre humain. Leur physionomie, leurs yeux, leurs larmes, leurs gestes attestaient la sincérité de leurs paroles. Ils ne songeaient certes pas à les démentir le lendemain par leurs actes. Voilà le témoignage. Les membres du gouvernement qui leur sont le plus opposés comme théorie, le doivent à l'histoire, aux hommes, à Dieu.

 

VII.

Le troisième parti était celui qui conspirait déjà avant qu'elle fût accomplie contre la révolution qu'il avait faite.

Il importe à l'histoire, à la nation et à l'humanité de bien analyser les éléments de ce parti. Il a perdu la première république en s'y mêlant ; il aspirait dès la première nuit à perdre la seconde. Ce parti existe partout comme élément de désordre et de crime, l'écume des peuples : il n'existe qu'en France comme parti théorique et politique : le terrorisme. Voici sa source.

La première révolution française, philosophie d'abord, combat ensuite entre le passé et l'avenir, eut des luttes terribles à soutenir et à livrer pour conquérir sur l'aristocratie, sur le despotisme, et sur l'Église en possession du vieux monde, l'égalité, la liberté, la tolérance, et la portion de vérités applicables que la raison française moderne voulait faire passer dans la législation et dans le gouvernement. Dans cette triple guerre civile des idées, des consciences, et des intérêts, qui dura de 1789 à 1796, tous les éléments bons ou mauvais d'une révolution furent soulevés, mêlés, confondus. Les philosophes, les législateurs, les orateurs, les soldats, les tribuns de la révolution combattirent généreusement d'abord chacun avec ses opinions, chacun avec ses armes. Mais les événements bouillonnèrent, la colère, la violence, la tyrannie, la cruauté, le crime révolutionnaire prirent leur rôle dans les jours sinistres. Les dictatures de la démagogie, les proscriptions, les confiscations, les échafauds, les supplices, les assassinats en masse enfin, comme ceux de septembre, eurent leurs journées et leur année dans la révolution. Ces éclipses de la justice et de la modération de l'humanité effrayèrent le monde, dépopularisèrent la république, déshonorèrent le peuple ; elles réjouirent certains esprits déréglés et certains cœurs pervers. Danton un jour fatal à son nom, Marat et ses complices toujours, Saint-Just quelquefois, excusèrent le crime. Ils le glorifièrent comme un instrument de l'audace, ils le vantèrent comme une victoire de la logique sur la pitié, comme un triomphe méritoire de la volonté sur la conscience. Le genre humain les laissa frapper et parler, et l'horreur de l'histoire réfuta leurs sophismes. Quand on analyse aujourd'hui de sang-froid leur théorie du prétendu salut de la république par le crime, on trouve que la République de 93 ne doit rien à ces crimes, si ce n'est la chute du principe, la réprobation des moyens, l'ajournement de la vraie république et le despotisme d'un soldat.

Mais le sophisme plaît aux hommes tantôt comme une nouveauté de l'esprit, tantôt comme une audace de la conscience, tantôt enfin comme un défi au sens du vulgaire. A peine le sang de la révolution était-il étanché qu'il se trouva des publicistes et des historiens, les uns pervers, les autres fatalistes, les autres seulement complaisants pour le sophisme, qui reprirent à froid les bouillonnements de Danton et les aphorismes de Saint-Just pour en faire la théorie des révolutions et le système surhumain de l'histoire. Ils affectèrent une pitié superbe pour les scrupules de l'honnêteté et de l'humanité ; ils attribuèrent aux hommes d'État en temps de révolution je ne sais quel droit suprême de contraindre, de proscrire, d'immoler leurs ennemis ou leurs rivaux, droit qui les plaçait selon eux, non-seulement au-dessus de toute justice écrite, mais au-dessus même de l'équité ; ils renversèrent la nature pour donner crédit à leur système historique, ils donnèrent l'apothéose aux bourreaux, le mépris aux victimes. Cette école se multiplia pendant la restauration, et pendant le gouvernement de Louis-Philippe. L'opposition popularisa le sophisme, l'immoralité l'accueillit, l'imitation le propagea, l'arrière-goût du crime qui se cache au fond de certaines âmes, s'en réjouit. Supprimer le remords ce n'était pas assez, il fallait sanctionner le forfait ; on arriva jusqu'à cette hauteur dans l'absurde : des générations d'esprit furent nourries de ces idées. Les natures fausses les répandirent, les natures faibles les subirent, les natures perverses les convertirent en plan de gouvernement et en férocité d'esprit,

 

VIII.

C'est de là qu'était né en France, non le parti républicain que soulevaient d'horreur de pareilles théories, mais le parti conventionnel et terroriste qui avait pour mot d'ordre la Convention et pour idéal la Terreur.

Ce parti laissait transpirer ces idées dans ses écrits, dans ses journaux et dans ses discours publics, il devait les dévoiler et les commenter plus âprement encore dans quelques-uns de ses conciliabules et dans ses associations souterraines. Là les noms de révolution et de république n'étaient plus comme dans les conseils des vrais républicains le synonyme de la liberté, de l'égalité, et de la moralité des citoyens sous un gouvernement de raison et de droits unanimes ; la révolution et la république signifiaient le triomphe violent d'une partie du peuple sur la nation tout entière, la domination vengeresse d'une seule classe sur les autres classes, la tyrannie d'en bas, substituée à la tyrannie d'en haut, l'arbitraire pour loi, le ressentiment pour justice, la hache pour gouvernement.

Ce parti avait pour armée, outre ses adeptes enrégimentés et fanatisés dans quelques sections, toute cette partie ignorante, flottante et dépaysée de la population déclassée des grandes capitales ; population qui se soulève aux bouillonnements de la société et qui couvre tout à coup la surface des rues et des places publiques de ses misères, de ses haillons et de ses agitations. C'est le tort de l'ancienne société de laisser sans lumière, sans organisation, et sans bien-être, ce résidu souffrant des populations urbaines. Les grands vices germent dans les grandes misères. Tout ce qui croupit se corrompt ; le crime est un miasme de l'indigence et de la brutalité. La république est faite pour éclairer, assainir et améliorer ces masses.

Telle était l'armée de ce parti. Il avait pour drapeau, le drapeau rouge.

Vaincu le soir dans les dernières convulsions de l'Hôtel-de-Ville par la résolution du gouvernement provisoire, parla coopération énergique de Lamartine, et par ses discours, le parti terroriste s'était retiré silencieux, non résigné. Il avait renoncé pour le moment à disputer l'empire au gouvernement installé par la double acclamation de la Chambre des députés et de la place de Grève ; il n'avait point de noms à opposer à ces noms populaires de Dupont de l'Eure, d'Arago, de Garnier-Pagès, de Ledru-Rollin, de Marie, de Crémieux, de Lamartine, les uns illustres par les luttes parlementaires, les autres par les lettres, ceux-ci par la science, ceux-là par le forum, quelques-uns par toutes ces célébrités à la fois, d'autres par la vertu publique, cette illustration de la conscience première des popularités. Des noms obscurs ou connus seulement des sectionnaires dans l'ombre de leurs sections auraient jeté l'étonnement, l'hésitation, et peut-être l'effroi dans les départements. La République aurait reculé d'incrédulité au premier pas. Il fallait des garants et des parrains à ce gouvernement nouveau pour qu'on crût à sa réalité, et pour qu'on se confiât à sa parole. Le parti terroriste était malgré lui forcé de sentir cette vérité. Il avait bien l'ambition de s'emparer du pouvoir ; il le voulait pour lui seul ; il n'admettait ni paix, ni concorde, ni tolérance pour la garde nationale, la bourgeoisie, les départements, le clergé, la grande ou petite propriété, tout ce qu'il appelait l'aristocratie ; son régime prémédité n'était qu'un universel ostracisme ; mais il avait la conscience de l'horreur qu'il allait inspirer à la France en se produisant au grand jour. Il résolut en désespoir d'audace de s'imposer sous l'anonyme à la France, en montrant ses forces le lendemain, en exerçant sur la capitale la fascination de la terreur, sur le gouvernement provisoire la pression de ses armes, en intimidant ses membres ou en les précipitant, en introduisant quelques-uns de ses chefs dans le sein du gouvernement, et en forçant enfin la République à prendre dès le premier jour le drapeau rouge, en signe d'acceptation de ses pensées et de complicité à sa domination.

Les agents de ce parti s'étaient entendus pendant la nuit et répandus avant le crépuscule dans les conciliabules de conspirateurs, repaires de vices, dans les quartiers de l'indigence et de l'ignorance, pour y soulever et pour y recruter les éléments d'un second flot révolutionnaire qui emportât ce que le premier flot national avait respecté, et qui démolît ce que la modération du peuple avait fondé.

 

IX.

Ils n'avaient que trop bien réussi. La fermentation générale servait leurs desseins. Tous les éléments sains et corrompus de la population étaient remués jusqu'au fond et confondus dans le bouillonnement des événements ; il était facile de leur imprimer une impulsion nouvelle et de diriger ensuite à son gré une immense sédition, savante et audacieuse dans ses chefs, aveugle et involontaire dans les masses. On pouvait sous prétexte d'achever la révolution entraîner ce peuple à la dépasser et à la détruire. Tel était l'espoir des terroristes.

Il y a toujours deux peuples dans un peuple ; ou plutôt quelle que soit l'égalité dans les droits, il y a toujours inégalité dans les mœurs et dans les instincts. L'homme le plus vertueux porte dans sa nature certains éléments de vice et mêmes certaines possibilités de crime qu'il subjugue et qu'il anéantit en lui par sa vertu. L'humanité est faite comme l'homme ; elle n'est que l'homme multiplié par millions. Le crime est un élément de l'humanité ; il se retrouve dans une fatale proportion dans toute agglomération de peuple ; c'est pour cela qu'il y a des lois et des forces publiques. C'est cette partie vicieuse, féroce d'instincts et criminelle du peuple, que le parti terroriste appelait en aide à ses théories ce jour-là. Il lui montrait l'abaissement de toutes les classes aisées comme une vengeance, le désordre comme un règne, la société comme une proie, l'expropriation comme une espérance, la suprématie d'une classe sur toutes les autres, comme la seule démocratie réelle ; la confiscation, la proscription comme ses armes légitimes, une Convention dominée par la démagogie de Paris comme la République, les tribuns pour législateurs, les bourreaux pour licteurs, la hache révolutionnaire pour dernière raison, pour seule conscience du peuple victorieux.

 

X.

Les hommes qui entendaient ainsi la République étaient peu nombreux : c'étaient des conjurés jeunes pour la plupart, pâlis dans les veilles des sociétés secrètes, exaltés par des conciliabules nocturnes, sans pudeur, et sans responsabilité dans ces réunions où tout est fiévreux, empoisonnés dès leur enfance par ces évangiles de la Terreur, où Danton, où Saint-Just sont déifiés l'un pour son audace dans le meurtre, l'autre pour son sang-froid dans l'immolation ; des hommes aigris par l'isolement de leurs pensées ; d'autres tentés par l'imitation de ces attentats qu'ils trouvent grands parce qu'ils sont rares ; d'autres parodistes du drame de la première Révolution, plagiaires de l'échafaud, ambitieux d'un nom dans l'histoire à quelque prix que la conscience mette la renommée ; jaloux des célébrités du crime, hommes que l'immortalité de Marat et de Babeuf empêchait de dormir. On comprenait depuis plusieurs années à leurs propos et à leurs, écrits, que des pensées sinistres transpiraient de leur âme, et que si une révolution venait à leur offrir l'occasion de leur perversité, ils ne s'arrêteraient devant aucun acte, comme ils ne s'arrêteraient devant aucune pensée et devant aucune réprobation de la conscience du genre humain. C'étaient les sophistes de l'échafaud, réchauffant à froid des colères éteintes, pour motiver des attentats posthumes, et pour faire des victimes au lieu de faire des citoyens.

Ces hommes ne pouvaient recruter leurs forces que dans le limon le plus profond et le plus méphitique de la population des grandes capitales. Le crime ne fermente que dans ces agglomérations d'oisiveté, de débauches, de misère volontaire, de vices et d'immoralité loin du grand jour, où la discipline et le travail de la société ne pénètrent pas.

La masse de la population laborieuse et domiciliée à Paris avait fait, en lumière, en civilisation véritable, et en vertu pratique, d'immenses progrès depuis cinquante ans. L'égalité l'avait ennoblie, l'industrie l'avait enrichie. Le contact avec les différentes classes qu'on appelait autrefois la bourgeoisie, avait poli et adouci ses pensées, sa langue et ses mœurs. L'instruction généralisée, l'économie devenue une institution par les caisses d'épargne, les livres multipliés, les journaux, les associations fraternelles ou religieuses, l'aisance qui donne plus de loisir, le loisir qui permet la réflexion, l'avaient heureusement transformée. La communauté d'intérêts bien compris entre ce peuple et la bourgeoisie avec laquelle il se confondait, avait mis en commun même les idées. L'immense masse de raison publique qui s'était infiltrée par tous les organes dans ce peuple des ouvriers de Paris, le prémunissait d'avance' contre l'entraînement et la domination des terroristes. Les souvenirs de la terreur, des supplices, des proscriptions, des confiscations, des assignats, des emprunts forcés, des maximum de la première république, devenus familiers par la vulgarisation de l'histoire à toutes les classes de la nation, n'inspiraient pas moins d'horreur aux pauvres qu'aux riches. La conscience est quelquefois plus juste dans les masses que dans l'élite des populations, parce que la conscience est presque le seul organe moral qu'elles exercent. Le sophisme n'est qu'à l'usage des savants, la nature ne le connaît pas. Entre le peuple et les excès auxquels on voulait le ramener il y avait sa conscience et sa mémoire. Un demi-siècle est la moitié d'une vie d'homme, mais c'est un si court intervalle dans la vie d'une nation que 1848 ne paraissait en réalité que le lendemain de 1793, et qu'en regardant le pavé de ses rues le peuple tremblait de poser le pied sur les traces du sang de sa première république.

Les terroristes de 1848 ne pouvaient donc faire appel pour s'emparer de la seconde république qu'à deux éléments qu'on trouve toujours dans une ville en ébullition de quinze cent mille âmes, le crime ou l'erreur. Ces deux éléments ils les avaient en ce moment sous la main.

Le parti des condamnés libérés, abject par ses mœurs, croupissant dans le vice, alléché au crime, sortant des prisons et y rentrant sans cesse, comme dans une fatale intermittence de délit et de châtiment ; les hommes revomis par les bagnes, pervertis par le contact des cachots ; ceux qui vivent dans Paris des hasards du jour, des embûches qu'ils tendent, des honteux commerces qu'ils exercent dans une capitale corrompue ; ceux que la mauvaise renommée force à cacher leur vie dans la foule ; ceux qui ayant perdu par le désordre, ne voulant pas conquérir par le travail les conditions régulières de l'existence, se constituent en état de haine et de guerre contre toute discipline et toute société ; ceux qui renversant en eux toutes les conditions de la moralité humaine font du vice une profession et du crime une gloire ; ceux enfin qui ont en eux-mêmes le vertige continu du désordre, le souffle sans repos de l'agitation, la volupté du chaos, la soif du sang. Tous ces hommes qu'on rougit de nommer du même nom que le peuple, forment une masse d'environ trente mille vagabonds prêts à toute œuvre de ruine, inaperçus dans les temps calmes, sortant de l'ombre et couvrant les rues dans les jours de bouillonnement civil. Un signe de leur chef, un appel nocturne à leurs complices, suffisent pour les rallier en un moment.

Ils étaient ralliés et debout d'avance par Le bruit-de la fusillade et par l'écroulement d'un gouvernement depuis trois jours. C'étaient des bandes de cette armée qui incendiaient en ce moment à Puteaux, à Neuilly, qui dévastaient et pillaient la demeure du roi et la maison de plaisance de la famille Rothschild, au moment même où cette famille envoyait un subside volontaire immense aux ouvriers blessés ou affamés. C'étaient elles qui saccageaient les Tuileries préservées avec peine par les vrais combattants. Le peuple les avait énergiquement vomies de son sein et plusieurs avaient payé de leur vie leurs rapacités. Repoussés avec indignation par le peuple de la révolution, ils s'étaient replongés déçus dans leur limon. On n'avait qu'à l'agiter pour les en faire ressortir.

 

XI.

L'autre élément que le parti terroriste avait également à sa disposition et qu'il pouvait conduire en le trompant à l'assaut d'un nouveau pouvoir, c'était non pas, comme nous l'avons vu, les ouvriers séduits, enrégimentés, disciplinés sous les différents chefs d'écoles socialistes ; ceux-là étaient honnêtement et, héroïquement opposés alors à toute violence et à tout désordre ; mais ceux qui appartenaient au parti brutal, ignorant et pervers des communistes, c'est-à-dire des démolisseurs, des ravageurs, des barbares de la société. Toutes leurs théories se bornaient à sentir leurs souffrances et à les transformer en jouissances en faisant invasion dans les propriétés, dans les industries, dans les terres, dans les capitaux, dans les commerces, et à s'en distribuer les dépouilles comme une légitime conquête d'une république affamée sur une bourgeoisie dépossédée, sans s'inquiéter du lendemain de la législation d'un tel ravage organisé.

Ces deux éléments, l'un criminel, l'autre aveugle, se réunirent et se coalisèrent naturellement et sans préméditation sous la main de quelques meneurs actifs. Une même pensée les ralliait dans une même impulsion, quoique par des instincts différents, pour renverser dans le gouvernement provisoire, la barrière qui venait de s'élever contre leurs excès, ou pour' contraindre ce gouvernement à servir d'instrument docile à leur tyrannie. Ils ramassèrent un troisième élément de nombre et de violence dans le peuple indigent des banlieues de Paris et des faubourgs, accouru la veille au bruit du canon et réuni en masse innombrable à la clarté des torches sur l'immense place de la Bastille, embranchement des vastes rues qui débouchent de tous les affluents de Paris.

Sur cette place, jusqu'à minuit, des groupes armés s'électrisaient eux-mêmes par leur nombre, par leurs fluctuations, par ces murmures qui sortent de ces grandes masses d'hommes rassemblés, et qui décuplent leurs forces comme les flots d'une mer qui monte accroissent la force des vents. Ces groupes n'avaient aucune intention malfaisante contre la société. Au contraire, ils étaient descendus armés pour défendre le foyer des citoyens de Paris contre le retour des troupes qui menaçaient, leur disait-on, la capitale de la vengeance du roi.

Mais plus le danger de ce retour de la royauté et de l'armée leur paraissait redoutable, plus la révolution accomplie leur était chère, plus aussi ils s'alarmaient et s'indignaient des dangers de faiblesse ou de trahison que cette révolution leur paraissait courir. Les nouvelles de la Chambre des députés et de l'Hôtel-de-Ville circulaient altérées parmi eux. Ils s'interrogeaient les uns les autres sur la valeur des noms qui composaient le gouvernement. Ces noms passaient ainsi de groupe en groupe, de bouche en bouche, d'orateur en orateur, par un orageux scrutin. Dupont de l'Eure était béni pour sa constance et sa vertu, mais accusé pour ses années. On se refusait à croire qu'à quatre-vingt-deux ans un homme pût avoir du bord de sa vie politique, la puissance de volonté et de résistance suffisantes pour donner à son pays l'aplomb et l'impulsion dont un gouvernement révolutionnaire a besoin. Ce vieillard cependant devait donner un merveilleux démenti au temps.

Le nom d'Arago était salué d'acclamations unanimes. Il portait en lui les deux prestiges qui fascinent un peuple intelligent, la science, sorte de droit divin contre lequel les masses ne contestent pas en France, et le renom d'honnête homme qui fait incliner tous les fronts.

Ledru-Rollin leur donnait des gages éclatants par le rôle de tribun de la démocratie militante qu'il avait pris dans le parlement, dans les banquets, dans le journal radical la Réforme. Son âge, sa fougue révolutionnaire dominée par une intelligence éloquente, sa figure, son attitude, son geste, étaient la personnification d'une démocratie selon leurs yeux et selon leur cœur ; tout cela donnait au nom de Ledru-Rollin une sorte d'inviolabilité. S'ils ne l'acceptaient pas comme un homme d'État, ils le reconnaissaient comme leur persévérant complice en conquêtes révolutionnaires ; ils l'admiraient comme leur tribun.

Les noms de Marie et de Crémieux ne leur présentaient que des souvenirs d'opposition, d'intégrité, et de talent dans la double arène du barreau et du parlement ; ils hésitaient à les trouver suffisamment républicains.

Le nom de Lamartine leur inspirait à la fois plus de faveur et plus d'ombrage. Ils flottaient à son égard entre l'attrait et la répulsion. Il était libéral, mais il était terni d'une tache d'aristocratie originelle ; il était de l'opposition depuis 1830, mais il avait servi la restauration dans sa jeunesse, et il ne l'avait jamais insultée depuis sa chute ; il avait professé dans les Girondins une admiration théorique pour l'avènement régulier du peuple à tous ses droits légitimes, mais il avait répudié et à la tribune et dans ses livres la démagogie et l'organisation du travail ; il avait été impartial et juste pour les grandes pensées des premiers acteurs de la révolution, mais il avait impitoyablement signalé leurs moindres excès et flétri sans excuses tous leurs crimes : un tel nom devait être violemment discuté dans les groupes extrêmes et soupçonneux du peuple. Que vient faire cet homme parmi nous ? disaient les uns : Nous trahir ? — Non, répondaient les autres, il a la conscience de l'honneur. Il ne voudrait pas dévouer un nom déjà célèbre au mépris de la postérité. — Mais il est du sang de nos ennemis ; mais il aura des ménagements à garder envers les classes nobles, riches, propriétaires comme lui. — Mais il a l'horreur natale de ce que ces aristocrates appellent l'anarchie. — Mais il a défendu la constitution représentative et la paix sous le dernier régime. — Il a le sentiment de la dignité nationale, sans doute ; mais il aura des accommodements avec les cabinets étrangers et des atermoiements avec les trônes. Ce ne sont pas de tels hommes qu'il nous faut. Il faut au peuple en révolution, des complices, non des modérateurs ; des hommes qui partagent toutes ses passions et non des hommes qui les contiennent. Se contenir, pour une révolution c'est se trahir ! Défions-nous de pareils maîtres ; ne laissons pas dérober une seconde fois le sang de la révolution à l'Hôtel-de-Ville. Souvenons-nous de Lafayette ! craignons que Lamartine ne soit qu'un Lafayette républicain. S'il veut être avec nous, qu'il soit notre otage. Forçons-le à nous servir comme nous le voulons, et non comme il le veut. Ou remplaçons ces noms par des noms sortis de nous, ou adjoignons-leur des hommes qui nous représentent dans leur conseil et qui nous répondent d'eux. Soyons debout nous-mêmes derrière eux l'arme à la main, et ne leur permettons de délibérer qu'en présence des délégués du peuple, afin que chacun de leurs décrets soit réellement un plébiscite, et que la hache du peuple soit sans cesse visible et suspendue sur les têtes de ceux qui, en gouvernant la révolution, auraient la pensée de la modérer et la perfidie de la trahir.

 

XII.

Ces propos littéralement recueillis dans les groupes de la Bastille, étaient applaudis et votés d'acclamation dans des scrutins tumultueux. Des hommes plus animés, plus éloquents, plus remarqués que les autres, furent désignés au nombre de quatorze pour assister au nom du peuple aux délibérations du gouvernement provisoire. Ils vinrent à l'Hôtel-de-Ville, ils se décorèrent quelques instants des signes de leur mission ; ils voulurent se faire reconnaître dans leurs titres et dans leurs attributions parles membres du gouvernement. Leur voix se perdit au milieu du tumulte de motions diverses qui retentissaient sans cesse autour de la table du conseil. Le gouvernement tout entier s'insurgea contre cette prétention tyrannique d'enlever toute liberté et toute dignité à ses délibérations en l'obligeant à délibérer sous une autre pression que celle de sa conscience et de son patriotisme. Ces délégués, à la tête desquels était Drevet, homme intelligent, courageux et habile, furent ébranlés eux-mêmes par les murmures de réprobation qui s'élevèrent de toute part contre eux du sein des premiers groupes dont le gouvernement était déjà sympathiquement entouré. Arago, Ledru-Rollin, Crémieux, Marie, les haranguèrent.

Lamartine lui-même gagna leur confiance par sa franchise : Ou ne me prenez pas, ou prenez-moi libre, leur dit-il en leur serrant la main ; le peuple est maître de sa confiance, mais je suis maître de ma conscience. Qu'il me dépose s'il le veut ; mais je ne m'avilirai pas à le flatter ni à le trahir.

Ces hommes, dont le plus jeune fut étouffé dans la nuit en s'opposant héroïquement à une des invasions du peuple dans l'Hôtel-de-Ville, restèrent quelque temps confondus dans la foule des assistants ; puis ils reçurent des missions du gouvernement lui-même. Ils furent au nombre de ses auxiliaires les plus dévoués et rendirent des services utiles à l'ordre et à la république. Drevet continua pendant treize jours et treize nuits ses services au gouvernement assailli et couvrit plusieurs fois Lamartine de son corps

 

XIII.

Cependant le jour avait paru. L'armée confuse, composée des trois éléments que nous venons de signaler, et que les chefs du parti terroriste et communiste avaient ralliés pendant la nuit, commençait à descendre par petites bandes et à s'agglomérer en masses compactes sur la place et les quais de l'Hôtel-de-Ville jusqu'à la Bastille.

Les différents noyaux autour desquels ces groupes d'abord épars se rejoignirent, étaient formés de quinze à vingt hommes jeunes, mais cependant mûrs, et qui paraissaient investis d'une certaine autorité habituelle ou morale sur les autres. Leur costume était le costume intermédiaire entre la bourgeoisie et le peuple, leur visage était grave, leur teint pâle, leur regard concentré, leur attitude martiale. Résolus, disciplinés, ils semblaient autant de postes avancés pour attendre avant d'agir que l'armée à laquelle ils servaient de guides les eût entourés. Un des hommes principaux de chacun de ces noyaux révolutionnaires portait un drapeau rouge, fabriqué à la hâte dans la nuit avec toutes les pièces d'étoffes de cette couleur qu'on s'était disputées dans les magasins des rues voisines. Les chefs secondaires avaient des brassards et des ceintures rouges ; tous portaient au moins un ruban rouge à la boutonnière de leurs habits.

À mesure que les bandes armées d'armes de toute espèce, fusils, pistolets, sabres, piques, baïonnettes, poignards, arrivaient sur la place, des hommes apostés déroulaient, déchiraient, distribuaient, jetaient à ces milliers de mains levées des morceaux d'écarlate que les attroupements s'empressaient d'attacher à leurs vestes, à leurs chemises de toile bleue, à leurs chapeaux. En un moment la couleur rouge, comme autant d'étincelles jaillissantes de mains en mains et de poitrines en poitrines, courait sur des zones entières du quai, des rues, de la place de Grève, et éblouissait ou consternait les regards des spectateurs placés aux fenêtres de l'Hôtel-de-Ville.

Quelques groupes d'ouvriers, non initiés au mouvement et accourant des quartiers lointains pour offrir leurs bras à la République, débouchaient par moments des ponts et des quais, à la suite d'un drapeau tricolore et aux cris de : Vive le gouvernement provisoire. Étonnés du changement d'étendards, ils s'enfonçaient lentement dans la foule pour s'approcher du perron. A peine avaient-ils fait quelques pas qu'ils étaient entourés, pressés, provoqués, quelquefois insultés par les groupes terroristes. On leur faisait honte de ces couleurs qui avaient porté la liberté, le nom et la gloire de la France ; on leur présentait un autre étendard. Les uns l'acceptaient par étonnement et par imitation, les autres hésitaient et abaissaient le leur.

Quelques groupes le défendaient contre les insultes des bandes rouges. On voyait ces drapeaux tour à tour abattus ou relevés aux gestes, aux cris de fureur ou d'indignation réciproques, flotter en lambeaux ou disparaître peu à peu sur les têtes de la multitude. Ils disparaissaient aussi des fenêtres et des toits des maisons en face ; ils étaient remplacés par la couleur sinistre de la faction victorieuse. Quelques bandes armées franchissant les grilles et se hissant au sommet du portail arboraient le drapeau rouge à la place du drapeau tricolore dans les mains de la statue d'Henri IV. Deux ou trois de ces lambeaux d'écarlate étaient agités par des complices ou par des hommes intimidés aux fenêtres de l'angle du palais. On les saluait par des coups de fusil chargés à balles qui brisaient les vitres en ricochant jusque dans les salles.

Ceux des membres du gouvernement, en petit nombre, qui avaient passé la nuit dans l'Hôtel-de-Ville, n'avaient pour se défendre que quelques braves citoyens unis à eux par l'instinct du dévouement et par l'attrait du danger pour les cœurs d'élite, quelques élèves calmes, actifs, intrépides de l'École polytechnique et de l'école de Saint-Cyr, et la masse confuse et inconnue des combattants de la veille couchés à côté de leurs armes sur le pavé des cours ou sur les marches des escaliers. Mais malgré les efforts des colonels Rey, Lagrange, et de quelques autres chefs des combattants qui avaient été désignés ou qui s'étaient installés d'eux-mêmes aux divers commandements du palais du peuple, ces assaillants de la veille, devenus les défenseurs du lendemain, ne pouvaient résister ni de cœur ni de main à cette seconde vague de la révolution venant refouler et submerger la première. C'était des deux côtés les mêmes hommes, les mêmes costumes, la même langue, les mêmes cris, des compagnons de barricades de la nuit, se retrouvant, non pour se combattre, mais pour se confondre et pour s'exalter mutuellement le matin. Le faible poste de gardes nationaux, noyé dans cet océan d'hommes armés, n'était plus composé que de deux ou trois courageux citoyens dont, les noms mériteraient la mention de l'histoire. Ils vinrent offrir leurs baïonnettes et demander des ordres. Lamartine leur ordonna de se replier dans l'intérieur en attendant que les maires de Paris, avertis par Marrast et Marie, parvinssent à rassembler et à diriger quelques détachements au secours du gouvernement assailli.

 

XIV.

A peine ces ordres étaient-ils partis, que les bandes d'hommes sordidement vêtus, recrutées dans les rues indigentes des faubourgs et des banlieues les plus- reculées de l'ouest et de l'est de Paris, affluèrent avec de telles irruptions, de tels courants, de tels chants et de tels cris sur la place, que cette multitude déjà pressée ondoya sous l'œil comme une mer. Bientôt se précipitant de tout son poids contre les grilles, elle les força, les franchit et s'engouffra pêle-mêle par toutes les issues dans l'édifice. Elle le remplit en un instant de foule, de tumulte et de confusion. On ne peut estimer à moins de trente à quarante mille hommes la multitude qui couvrait alors la place, les quais, les embouchures des rues, les jardins, les cours, les escaliers, les corridors, les salles de l'Hôtel-de-Ville.

L'entrée de cette masse de peuple précédée par les principaux chefs qui l'avaient recrutée et qui lui avaient soufflé leur esprit et donné leurs insignes, fut suivie des mugissements et des clameurs d'une marée qui a rompu sa digue.

Les différents tronçons de cette foule se répandirent dans toutes les parties de l'édifice, en vociférant, en gesticulant, en brandissant ses armes. Ils tiraient çà et là des coups de feu, sans autre direction que l'égarement, sans autres intentions que de signaler leurs armes et leur ivresse. Les balles frappaient les plafonds et déchiraient les entablements des fenêtres et des portes. La masse plus nombreuse, mais qui n'avait pu pénétrer, chantait en chœur une Marseillaise sans fin. La place entière était une plaine de têtes pâles et colorées d'émotions, tournées toutes vers la façade du palais, de mains levées et de drapeaux rouges agités sur ces têtes. On imposait par ce signe au gouvernement le symbole et la signification de la république convulsive qu'on voulait lui commander.

Le petit nombre d'élèves des écoles, d'hommes dévoués, de combattants de la veille, déjà un peu disciplinés par la nuit, et par la confiance que le gouvernement leur avait témoignée en s'entourant comme des premiers prétoriens de la république, s'étaient repliés devant cette foule. Ils s'étaient réfugiés aux derniers paliers des escaliers, dans les corridors étroits et dans les pièces encombrées de citoyens et de tumulte qui précédaient le siège du gouvernement. Ces postes invincibles, par l'impossibilité même de reculer à cause de l'encombrement général et de la résistance des portes et des murs, étaient vainement étouffés par les nouvelles colonnes armées qui s'élançaient à l'assaut du gouvernement. Ils opposaient un rempart de corps humains à ces irruptions sans cesse renaissantes, sans cesse refoulées.

On entendait de la petite chambre du conseil mugir la multitude, éclater les rixes, monter les chants, frémir les voix, hurler les vociférations, craquer les portes, tinter en tombant les vitres, retentir les coups de feu. Des dialogues forcenés s'établissaient à portée de l'oreille entre les chefs et les orateurs des assaillants et les groupes qui défendaient les accès des appartements réservés. A chaque instant des impulsions plus terribles heurtant contre l'avant-garde des citoyens qui remplissaient les antichambres ou les couloirs, se communiquaient jusqu'aux portes du conseil, les ébranlaient, et renversaient sur les dalles des corridors des corps foulés aux pieds par ceux qui restaient debout.

Laissez-nous parler à ce gouvernement d'hommes inconnus ou suspects au peuple, criaient les meneurs et répétaient les vociférateurs fanatisés derrière eux ; — qui sont-ils ? — que font-ils ? — quelle république nous ourdissent-ils ? — Est-ce cette république où le riche continue à jouir et le pauvre à souffrir ? le fabricant à exploiter l'homme en le condamnant au salaire ou à la famine ? le capitaliste à faire lui seul les conditions de son capital ou à l'enfouir ? — Est-ce cette république qui, après avoir été conquise par notre sang, se contentera de laver le pavé pour y faire rouler de nouveau les voitures de l'opulence en éclaboussant le peuple en haillons ? — Est-ce cette république qui ménagera les vices de la société dans la tête et qui les punira dans les membres ? qui n'aura ni juges, ni vengeance, ni échafaud pour les traîtres ? qui fera de l'humanité aux dépens de l'humanité ? qui pactisera avec les tyrans, les prêtres, les nobles, les bourgeois, les propriétaires ; et qui nous rendra sous un autre nom tous les abus, tous les privilèges, toutes les iniquités de la royauté ?

Non, non, non, ajoutaient les plus exaspérés. Ces hommes ne sont pas de notre race ! Point de ce confiance dans des hommes qui n'ont pas subi les ce mêmes privations que nous ; qui n'apportent pas les ce mêmes ressentiments ; qui ne parlent pas la même langue ; qui ne s'habillent pas des mêmes haillons ce que nous ! Destituons-les, chassons-les, précipitons-les de leur pouvoir usurpé, surpris, dérobé dans une nuit ! — Nous voulons faire notre république nous-mêmes, nous voulons que le gouvernement du peuple soit du peuple ; composé d'hommes connus et aimés du peuple. — A bas le drapeau de la royauté qui nous rappelle notre servitude et ses crimes ! — Vive le drapeau rouge symbole de notre affranchissement !

 

XV.

Ainsi parlaient dans les groupes ces orateurs qui eux-mêmes, pour la plupart, affectaient la misère et les ressentiments du peuple dont ils ne partageaient, en effet, ni les travaux ni la souffrance. De même que l'antiquité avait des pleureuses gagées pour feindre le deuil et les larmes, le parti terroriste avait ce jour-là ces furieux à froid pour simuler la faim, les misères et les ressentiments du peuple. Cependant derrière eux le vrai peuple se reconnaissait dans ses misères trop réelles et dans ses aspirations confuses d'égalité, de bien-être, et quelquefois d'envie. Faisant écho des regards, des gestes et du cœur à ces orateurs, il applaudissait à leurs paroles, élevait le drapeau rouge, brandissait ses armes, et se répandait en soupçons et en imprécations contre le gouvernement.

Les républicains calmes et bien intentionnés s'efforçaient d'apaiser ces hommes. On leur représentait que si les membres du nouveau gouvernement avaient voulu se ménager des trahisons contre le peuple, et une retraite dans la royauté, ils n'auraient pas la veille proclamé la république ; que si leurs noms n'étaient pas aux yeux de la multitude des garanties de probité politique suffisantes, leurs têtes étaient des gages de fidélité à la révolution au sein de laquelle ils s'étaient librement et courageusement jetés ; qu'au gouvernement d'une grave et intelligente nation comme la France, il fallait des hommes versés dans les affaires du dedans ou du dehors ; des hommes qui sussent parler, écrire, administrer, commander par éducation et par habitude ; que ceux-là étaient sortis la veille de l'acclamation publique pour sauver la patrie et le peuple lui-même ; qu'ils s'étaient jetés avec intrépidité les pieds dans le sang pour arrêter le sang ; qu'en quelques heures ils avaient beaucoup fait ; qu'il fallait leur laisser le temps de faire encore et les juger ensuite à l'œuvre.

 

XVI.

Ces paroles faisaient impression sur la partie la plus raisonnable de la foule. Eh bien, disaient des hommes qui sortaient des rangs pour serrer la main aux amis de l'ordre et du gouvernement, vous avez raison ; nous ne pouvons pas nous gouverner nous-mêmes ; nous n'avons pas l'instruction nécessaire pour connaître les choses et les hommes. A chacun son métier. Ces hommes sont d'honnêtes gens. Ils ont été dans l'opposition et du côté du peuple sous le dernier gouvernement ; qu'ils nous gouvernent ; nous le voulons bien ; mais qu'ils nous gouvernent comme nous l'entendons, dans notre intérêt, sous notre drapeau, en notre présence. Qu'ils nous disent ce qu'ils veulent faire de nous et pour nous ; qu'ils arborent nos couleurs, qu'ils s'entourent de nous seuls ; qu'ils délibèrent en plein peuple ! qu'un certain nombre d'entre nous assiste à tous leurs actes et à toutes leurs pensées pour nous répondre d'eux et pour leur ôter non pas seulement la tentation, mais la possibilité de nous tromper !

Des applaudissements plus frénétiques acclamaient ces dernières motions. Ne pas violer le gouvernement, mais l'entourer, le dominer, l'asservir, lui arracher le changement du drapeau de la révolution, les mesures de 93, les proscriptions, les expropriations, les tribunaux populaires, la proclamation des dangers de la patrie, la déclaration de guerre à tous les trônes, ce régime extrême enfin qui pour soulever une nation et pour la jeter tout entière aux factieux a besoin de la guerre aux extrémités et de l'échafaud au centre. Ajoutez à ce programme de la République de 93, la lutte ouverte des prolétaires contre la bourgeoisie, du salaire contre le capital, de l'ouvrier contre le fabricant, du consommateur contre le commerçant ; tel était le sens violemment commenté des résolutions, des discours, des vociférations qui s'établissaient parmi les groupes des assaillants.

 

XVII.

Mais cet esprit était loin d'être unanime et sans contradicteurs parmi la foule des bons citoyens qui grossissait d'heure en heure à l'Hôtel-de-Ville.

Les terroristes et les communistes inspiraient horreur et effroi aux républicains éclairés et courageux qui s'étaient pressés, dès la veille, autour d'un centre modérateur du gouvernement. Ceux-là, comme l'immense majorité du peuple de Paris, voyaient dans la République une émancipation humaine et magnanime de toutes les classes sans oppression pour aucune. Ils y voyaient un perfectionnement de justice, une amélioration équitable, rationnelle, progressive, de la société politique, de la société civile et de la société possédant ; ils étaient loin d'y voir une subversion de la propriété, de la famille, des fortunes, un sacrifice d'une ou deux générations à la réalisation d'irréalisables chimères ou d'exécrables fureurs.

Ils s'efforçaient de ramener à ces pensées, à la raison, à la confiance dans le gouvernement, la masse flottante et indécise de ces hommes pauvres et ignorants ramassés dans les faubourgs. Ceux-là avaient arboré le drapeau rouge seulement parce que cette couleur excite les hommes comme les brutes. Ils suivaient les communistes sans les comprendre ; ils vociféraient avec les terroristes sans avoir ni leur soif, ni leur impatience de sang. Les bons ouvriers, les républicains, les combattants, les blessés eux-mêmes parlaient à ces bandes plus égarées que coupables, avec l'autorité de leur opinion non suspecte, de leur sang versé la veille pour la même cause. Ils parvenaient à semer quelques doutes, quelque indécision parmi eux.

Quelquefois ces hommes attendris par les objurgations, par les supplications, par la vue du sang de leurs compagnons de la veille, se jetaient dans les bras de leurs interlocuteurs ; ils fondaient en larmes et s'unissaient à eux, pour prêcher la patience, la concorde et la modération. Un certain flottement s'apercevait dans les masses comme dans les esprits.

Mais tous les moyens semblaient combinés habilement soit par le hasard, soit par les instigateurs de la journée, pour neutraliser cette puissance des bons exemples, pour exciter, jusqu'au vertige par tous les sens, l'irritation du peuple, et pour l'entraîner aux résolutions les plus désespérées ; le spectacle de sa propre misère, qui en lui inspirant pitié sur lui-même devait le porter à la vengeance contre les classes riches, l'ivresse augmentée par l'odeur et par les détonations de la poudre autant que par le vin, enfin la vue du sang qui en donne si facilement la soif.

Rien ne semblait avoir été ou naturellement ou artificieusement omis pour produire ce triple effet sur les sens de la multitude. Une foule en haillons, sans souliers, sans chapeaux, ou vêtue d'habits en lambeaux qui laissaient voir la nudité des membres, stationnait dans les cours et jonchait de têtes livides et de bras exténués par la misère les marches intermédiaires entre le perron et les cours du palais. Des hommes ivres d'eau-de-vie chancelaient çà et là sur les escaliers ; ils balbutiaient des vociférations inarticulées ; ils se lançaient la tête en avant sur les attroupements, ils faisaient gesticuler devant eux, avec la brutale et aveugle gaucherie de l'ivresse, des tronçons de sabre qu'on arrachait de leurs mains. Enfin de minutes en minutes des hommes demi-nus, la chemise teinte de sang, fendaient quatre par quatre la multitude qui s'ouvrait respectueuse devant eux et apportaient des corps morts. Les voûtes, les cours, les marches des grands escaliers, la salle Saint-Jean, étaient jonchées de cadavres. Tout le zèle des médecins Thierry et Samson aidés par leurs officiers de santé, qui se signalaient par leur intrépide humanité, ne pouvait suffire à déblayer et à empiler les morts. On ne savait d'où ils sortaient, ni pourquoi on les transportait ainsi au seul point de la ville où il eût fallu les soustraire à la vue du peuple. Il y eut un moment où le docteur Samson s'approchant de Lamartine lui dit à l'oreille : Les morts nous submergent, leurs cadavres consternent d'abord puis passionnent de plus en plus la multitude. Si on continue à nous en apporter ainsi de toutes les ambulances et de tous les hôpitaux de Paris, je ne sais ce que nous allons devenir.

 

XVIII.

Mais pendant que les hommes chargés des cadavres de leurs frères tués dans les trois combats les apportaient religieusement et comme un pieux fardeau, on ne sait par quel ordre, à l'Hôtel-de-Ville, des bandes d'hommes insensés et d'enfants féroces allaient chercher çà et là des cadavres de chevaux noyés dans les mares de sang. Ils leur passaient des cordes autour du poitrail et les traînaient avec des rires et des hurlements sur la place de Grève, puis sous la voûte au pied de l'escalier du palais ; Spectacle hideux qui ensanglantait les pensées autant que les pieds de cette multitude. A peine un cadavre était-il ainsi déposé que ces bandes allaient en chercher un autre, la cour inférieure de la préfecture de Paris était obstruée de ces carcasses et inondée de ces plaques de sang.

A l'intérieur le tumulte croissait toujours. Les violences des factieux rencontraient des résistances morales, des conseils salutaires dans la foule des bons citoyens et dans la magnanimité des combattants parmi lesquels on les avait jetés. Ces hommes simples entraînés par des signes et par des mots dont ils ne comprenaient qu'à demi le sens anarchique et sanguinaire s'étonnaient de voir des blessés de la veille, des hommes teints de poudre et en haillons comme eux, leur reprocher leur impatience et leur fureur, et les maudire au nom de la République déchirée par eux le lendemain de sa naissance. Quelques-uns résistaient à ces conseils, d'autres cédaient, s'arrêtaient ou reculaient devant un attentat ; tous flottaient au hasard de l'audace au repentir, du crime au remords. Leurs chefs ne parvenaient qu'à force de déclamations, d'ivresse, d'étalage de cadavres et de coups de feu à les lancer en assauts successifs contre le siège du gouvernement.

Marie toujours impassible, Garnier-Pagès toujours dévoué, Crémieux toujours entraînant de gestes et de paroles y étaient seuls depuis la veille avec Lamartine. Flocon luttait en bas sur la place avec une autre sédition de plusieurs milliers d'hommes qui demandaient la reddition de Vincennes et le pillage de cet arsenal. Flocon calmait, au risque de sa vie, cette masse longtemps sourde à ses représentations ; il finissait par la régulariser, ne pouvant la dissoudre. Il marchait à Vincennes, distribuait seulement quelques milliers de fusils, refermait les portes, confirmait les commandants, rétablissait les consignes, et sauvait à la République son arsenal en enlevant à l'anarchie la poudre, les canons, les armes qu'elle aurait tournées contre le peuple lui-même.

 

XIX.

Cependant les chefs et les têtes de colonne des séditieux pénétraient par moment jusque dans les corridors étroits et encombrés où ils s'étouffaient par leurs propres masses ; ils harcelaient les membres du gouvernement, ils ne cessaient de leur adresser les injonctions les plus impérieuses.

Nous voulons le compte des heures que vous avez déjà perdues ou trop bien employées à endormir et à ajourner la révolution, disaient ces orateurs l'arme à la main, la sueur sur le front, l'écume sur les lèvres, la menace dans les yeux : Nous voulons le drapeau rouge, signe de victoire pour nous, de terreur pour nos ennemis. — Nous voulons qu'un décret le déclare à l'instant le seul drapeau de la République. — Nous voulons que la garde nationale soit désarmée et remette ses fusils au peuple ; nous voulons régner à notre tour sur cette bourgeoisie complice de toutes les monarchies qui lui vendent nos sueurs, sur cette bourgeoisie qui exploite les royautés à son profit mais qui ne sait ni les inspirer ni les défendre ! — Nous voulons la déclaration de guerre immédiate à tous les trônes et à toutes les aristocraties. — Nous voulons la déclaration de la patrie en danger ; l'arrestation de tous les ministres passés et présents de la monarchie en fuite, le procès du roi, la restitution de ses biens à la nation, la terreur pour les traîtres, la hache du peuple suspendue sur la tête de ses éternels ennemis. Quelle révolution aux belles paroles voulez-vous nous faire ? Il nous faut une révolution aux actes et au sang, une révolution qui ne puisse ni s'arrêter dans sa marche, ni revenir sur ses pas. Êtes-vous les révolutionnaires d'une pareille révolution ? Êtes-vous les républicains d'une pareille république ? — Non, vous êtes comme votre complice aux vains discours, des Girondins de cœur, des aristocrates de naissance, des avocats de tribune, des bourgeois d'habitude, des traîtres peut-être ! Faites place aux vrais révolutionnaires, ou engagez-vous par ces mesures avec eux ! Servez-nous comme nous voulons être servis, ou prenez garde à vous ! En parlant ainsi, quelques-uns jetaient leur sabre nu sur la table, comme un gage qu'ils ne relèveraient qu'après avoir été obéis.

Tantôt les murmures, tantôt les applaudissements répondaient de salle en salle à ces discours. Garnier-Pagès, Marie, Crémieux, Lamartine, ne se laissaient ni insulter, ni intimider par ces orateurs. Ils les regardaient en face, les bras croisés sur la poitrine, les calmant du geste, les fascinant par l'impassibilité de leur visage et de leur attitude. L'autorité est si nécessaire aux hommes que sa seule image désarmée imprime un respect involontaire à ceux même qui la bravent. A peine ces orateurs avaient-ils parlé, en s'excitant par la frénésie de leurs gestes et l'âpreté de leur accent, qu'ils semblaient s'épouvanter eux-mêmes de ce qu'ils avaient dit, et se faire horreur de leur propre audace. Quelques-uns fondaient en larmes, ou tombaient évanouis entre les bras de leurs camarades. Marie leur parlait avec austérité, Crémieux avec verve, Garnier-Pagès avec tendresse. Louis Blanc qui survint les aidait de son crédit sur eux. De bons citoyens, des élèves des écoles militaires, des maires de Paris connus du peuple, d'anciens républicains, comme Marrast et Bastide, leur serraient les mains, les admonestaient, s'interposaient entre eux et le gouvernement. Des colloques s'établissaient de proche en proche sur divers points de la salle. Les plus violents, émus ou attendris, finissaient par se laisser entraîner à évacuer le premier étage. Ils revenaient rendre compte à la multitude de ce qu'ils avaient vu, de ce qu'ils avaient dit, de ce qu'on leur avait répondu. Ils refoulaient un moment l'émeute. Elle se reformait ailleurs à la voix d'autres chefs plus implacables et plus déterminés ; elle s'élançait à de nouveaux assauts qui devaient finir par emporter ou par ensanglanter le dernier et étroit asile qui restât à la résistance.

Le gouvernement ainsi assiégé, n'aurait pas eu trop de toutes ses forces morales pour imposer à la sédition ; mais la sédition même séparait les membres présents, d'une partie de leurs collègues.

Dupont de l'Eure pour qui la vieillesse attendrissait le respect ; Arago, dont la mâle figure et le grand nom se relevaient l'un par l'autre ; Ledru-Rollin, nom, visage et parole sympathiques aux prolétaires, étaient absents. Les deux premiers tombés de lassitude après leurs magnanimes efforts de la veille ; le troisième venu le matin du ministère de l'intérieur pour rejoindre le centre du gouvernement, mais noyé dans cet océan de peuple qui se pressait et s'étouffait aux entrées de l'édifice. Il lui avait été impossible de se faire jour jusqu'à l'étage où siégeait le conseil. Il avait été emprisonné par le tumulte même dans une des salles inférieures, sans communication avec ce qui se passait au-dessus de lui. Il s'était retiré ensuite pour attendre un libre accès et pour constituer au dehors quelques éléments d'ordre. Louis Blanc ne faisait pas encore partie du gouvernement provisoire. On l'avait admis seulement à titre de secrétaire, de même que Flocon, Albert, Marrast, pour se fortifier de toutes les popularités de talent, de parole ou de rédaction.

Louis Blanc essayait en ce moment pour la première fois sur les masses la puissance de son nom et de sa parole. Il l'exerçait, il faut le reconnaître, dans une intention d'apaisement et de modération. Moins frappé néanmoins que ses autres collègues du danger de céder le drapeau de la nation et la signification de la République à une partie du peuple ameutée, Louis Blanc croyait que cette concession serait le signal de la concorde, et que cette portion du peuple, satisfaite de sa victoire sur ce point, renoncerait aux pensées violentes et aux mesures d'odieux présage qu'elle ne cessait d'intimer au gouvernement. Favorisé par sa petite taille, il ne cessait de descendre et de remonter du foyer du gouvernement au foyer de l'émeute en se glissant à travers les rangs des terroristes, tantôt haranguant les groupes les plus animés qui s'ébranlaient à sa voix, tantôt suppliant ses collègues d'éviter les derniers excès et d'accepter le drapeau rouge, ne fût-ce que temporairement et pour en désarmer le peuple ; Des coups de fusil retentissaient par intervalle et des balles venaient frapper les fenêtres comme des sommations et des ultimatums de la foule armée et impatiente. Ces vociférations de cinquante mille voix et ces coups de feu sur la place donnaient trop souvent raison et force aux considérations présentées par le jeune tribun. Louis Blanc n'était point complice, il voulait être pacificateur, mais le peuple ne voulait se retirer qu'à des conditions que le gouvernement persistait énergiquement à ne pas accepter.

A ce moment, un tumulte d'un bruit plus sinistre éclata dans les couloirs qui défendaient par leur encombrement même l'accès du siège du gouvernement. Un assaut de peuple fit trembler les voûtes, gémir les parois, céder les portes, tomber les uns sur les autres les élèves de l'École et les combattants intrépides qui opposaient le poids de leur corps et le rempart de leurs fusils horizontalement placés à ces invasions. Une masse de peuple força les consignes, pénétra en vociférant, en brandissant toutes sortes d'armes, entoura et pressa le gouvernement.

Ces hommes venaient, disaient-ils, apporter les dernières sommations du peuple et remporter au peuple le dernier mot de la Révolution. Ils avaient choisi pour orateur un jeune ouvrier mécanicien, Spartacus de cette armée de prolétaires intelligents.

C'était un homme de vingt ou vingt-cinq ans, de stature moyenne, mais droite, forte, d'un ferme et robuste aplomb sur ses membres. Son visage noirci par la fumée de la poudre était pâle d'émotion ; ses lèvres tremblaient de colère ; ses yeux enfoncés sous un front proéminent lançaient du feu, électricité du peuple concentrée dans un regard. Sa physionomie avait à la fois le caractère de la réflexion et de l'égarement ; contraste étrange qui se retrouve sur certains visages où une pensée fausse est devenue néanmoins une conviction sincère et une obstination à l'impossible. Il roulait dans sa main gauche un lambeau de ruban ou d'étoffe rouge ; il tenait de la main droite le canon d'une carabine dont il faisait à chaque mot résonner la crosse sur le parquet. Il paraissait à la fois intimidé et résolu. On voyait qu'il se raffermissait lui-même contre toute faiblesse et toute transaction par un parti fortement arrêté d'avance. Il semblait sentir et entendre derrière lui le peuple immense et furieux dont il était l'organe qui l'écoutait et qui allait lui demander compte de ses paroles.

Il roulait ses regards dans le vide autour de la salle ; il ne les arrêtait sur aucun visage de peur de rencontrer un autre regard et d'être involontairement influencé. Il secouait perpétuellement la tête de gauche à droite et de droite à gauche, comme s'il eût réfuté en lui-même des objections qu'on lui aurait faites. C'était le buste de l'obstination ; le dernier mot incarné d'une multitude qui sent sa force et qui ne veut plus rien céder à la raison.

Il parlait avec cette éloquence rude, brutale, sans réplique, qui ne discute pas mais qui commande. Sa langue .fiévreuse ; se collait sur ses lèvres sèches. Il avait ces balbutiements terribles qui irritent et qui redoublent dans l'homme inculte la colère de l'émotion contenue par l'impuissance même d'articuler sa fureur : ses gestes achevaient ses mots. Tout le monde fut debout et silencieux pour l'écouter.

 

XX.

Il parla non en homme, mais en peuple qui veut être obéi et qui ne sait pas attendre. Il mesura les heures et les minutes à la docilité du gouvernement ; il lui commanda des miracles ; il répéta en les accentuant avec plus d'énergie toutes les conditions du programme de l'impossible, que les vociférations tumultueuses du peuple enjoignaient d'accepter et de réaliser à l'instant : le renversement de toute sociabilité connue, l'extermination de la propriété, des capitalistes, la spoliation, l'installation immédiate du prolétaire dans la communauté des biens, la proscription des banquiers, des riches, des fabricants, des bourgeois de toute condition supérieure aux salariés, un gouvernement la hache à la main pour niveler toutes les suprématies de la naissance, de l'aisance, de l'hérédité du travail même ; enfin l'acceptation sans réplique et sans délai du drapeau rouge pour signifier à la société sa défaite, au peuple sa victoire, à Paris la terreur, à tous les gouvernements étrangers l'invasion. Chacune de ces injonctions était appuyée par l'orateur d'un coup de crosse de fusil sur le plancher, d'une acclamation frénétique de ceux qui étaient derrière lui, d'une salve de coups de feu tirés sur la place.

Les membres du gouvernement et le petit nombre de ministres et d'amis qui les entouraient, Bastide, Bûchez, Bixio, Payer entendaient ces injonctions jusqu'au bout sans interrompre, comme on écoute le délire de peur de l'aggraver en le contredisant. Mais ce délire était en ce moment celui de soixante mille hommes armés et maîtres de tout. Il y eut des moments où le gouvernement désespéra du salut public sous la pression d'un tel tumulte, baissa la tête, se recueillit en lui-même, et résolut de mourir sur la brèche plutôt que d'arborer le signe de détresse et de terreur de la société qu'il couvrait de son corps. Crémieux, Marie, Garnier-Pagès, Marrast, Bûchez, Flottard, Louis Blanc lui-même, répondirent aux injonctions de l'orateur du peuple avec l'intrépidité, la dignité, la force et la logique que le contre-coup de pareilles violences suscitait dans des hommes de cœur. D'autres essayèrent de séduire et de capter par toutes les caresses de langage et de gestes la rudesse stoïque de cet homme et de ses complices d'emportement : tout était inutile : ils écartaient les paroles de leurs oreilles, les gestes de leurs yeux. La proclamation du gouvernement révolutionnaire sur l'heure, et le drapeau rouge arboré sans réflexion, était l'unique réponse de ces hommes de fer. Moins l'homme a de lumières, plus il a de volontés ; il en appelle à la violence de tout ce qu'il ne peut emprunter à la raison. La tyrannie est la raison de la brutalité. Quand on ne peut ni convaincre ni être convaincu, on s'obstine. Tel était le peuple ce jour-là ; tel on s'efforça de le refaire depuis.

 

XXI.

Lamartine debout dans l'embrasure d'une fenêtre regardait consterné tantôt cette scène, tantôt les têtes du peuple qui ondoyaient sur la place, et la fumée des coups de feu flottant sur ces milliers de visages et faisant auréole au drapeau rouge. Il vit les efforts de ses collègues impuissants contre l'obstination de ces envoyés du peuple.

Il s'irrita de ces insolents défis de l'homme armé qui présentait sans cesse sa carabine comme une suprême raison à des hommes désarmés, mais qui savaient regarder la mort en face. Il fendit le groupe qui le séparait de l'orateur ; il s'approcha de cet homme et lui mit la main sur le bras. L'homme frémit et chercha à dégager son bras comme s'il eût craint la fascination d'un autre être. Il se retourna avec une inquiétude à la fois sauvage et craintive vers ses compagnons comme pour leur demander à qui il avait affaire.

C'est Lamartine, lui dirent quelques hommes de son parti.

Lamartine ! s'écria avec défiance l'orateur ; que me veut-il ? Je ne veux pas l'écouter. Je veux que le peuple soit obéi sur-le-champ, ou sinon, ajouta-t-il en portant la main à la détente de son arme, des balles et plus de paroles. Laissez-moi, Lamartine ! poursuivit-il en agitant son bras pour le dégager. Je suis un homme simple ; je ne sais pas me défendre par des paroles ; je ne sais pas répondre par des idées ; mais je sais vouloir. Je veux, ce que le peuple m'a chargé de dire ici. Ne me parlez pas ! ne me trompez pas ! ne m'endormez pas avec vos habiletés de langue ! voilà une langue qui coupe-tout, une langue de feu ! dit-il en frappant sur le canon de sa carabine, il n'y en a plus d'autre entre vous et ce nous.

Lamartine sourit à cette expression du prolétaire en lui retenant toujours le bras, Vous parlez bien, lui dit-il, vous parlez mieux que moi. Le peuple a bien choisi son interprète. Mais il ne suffit pas de bien parler ; il faut entendre la langue de la raison que Dieu a donnée aux hommes de bonne foi et de bonne volonté pour s'expliquer entre eux et pour s'entr'aider au lieu de s'entre-détruire. La parole sincère et est la paix entre les hommes ; le silence obstiné est la guerre. Voulez-vous la guerre et le sang ? nous l'acceptons. Nos têtes sont dévouées ; mais alors que la guerre et le sang retombent sur ceux qui n'ont voulu rien entendre !Oui ! oui ! Lamartine a raison, écoutez Lamartine ! crièrent ses camarades.

 

XXII.

Lamartine alors parla à cet homme avec l'accent de sincérité persuasive qu'il avait dans le cœur et que la gravité de la circonstance rendait plus intime et plus religieux. Il lui représenta que les révolutions étaient de grandes batailles où les vainqueurs avaient plus besoin de chefs après la victoire que pendant le combat ; que le peuple, quelque sublime qu'il fût dans l'action et quelque respectable qu'il fût dans la pensée de l'homme d'État, n'avait dans le tumulte de la place publique ni le sang-froid, ni la modération, ni la lumière nécessaires pour se sauver lui-même, à lui seul, des dangers de son propre triomphe ; que l'action du gouvernement, dedans et dehors, ne consistait pas à acclamer telle ou telle résolution irréfléchie, les armes à la main, au gré de te ! ou tel orateur populaire, ni à écrire à la pointe d'une baïonnette des décrets arbitraires, violents, souvent iniques, sur une table de conjurés ; qu'il fallait penser, peser, apprécier en liberté, en conscience et en silence les droits, les intérêts et les volontés d'une nation de près de quarante millions d'hommes, ayant tous les mêmes titres à la justice et à la protection d'un gouvernement ; qu'il fallait en outre savoir que Paris n'était pas toute la France, ni la France toute l'Europe ; que le salut du peuple consistait à équilibrer ces grands intérêts les uns par les autres, et à faire justice à la partie souffrante du peuple sans faire injustice et violence aux autres citoyens et aux autres nations ; que le peuple qui n'aurait ni patience, ni confiance dans ses chefs pour attendre le bien, serait un peuple décapité ; qu'il ferait avorter dans le désordre et dans l'anarchie les plus fécondes révolutions ; que les chefs qui s'aviliraient eux-mêmes jusqu'à n'être que les instruments des volontés changeantes et des impulsions tumultueuses de la multitude seraient au-dessous de la multitude elle-même ; car sans avoir ses démences ils en exécuteraient les erreurs ou les fureurs ; qu'un tel gouvernement au signe et à l'heure de la foule serait également indigne de la nation et des hommes dévoués qui s'étaient jetés entre elle et l'anarchie, que si le peuple ne voulait que de tels serviteurs il n'avait qu'à entrer et à les frapper, car ces hommes étaient résolus à tout faire pour le peuple excepté sa ruine et son déshonneur. Lamartine enfin refusa en quelques mots au nom du gouvernement d'arborer le drapeau rouge et de déshonorer ainsi le passé de la révolution et de la France.

 

XXIII.

A mesure que Lamartine parlait, on voyait lutter sur la physionomie sauvage de l'orateur des prolétaires, l'intelligence dont elle semblait s'éclairer malgré elle et l'obstination d'une volonté brutale dont elle paraissait s'assombrir. C'était comme un nuage et un rayon passant en se combattant sur une eau courante par un ciel changeant.

A la fin l'intelligence et l'attendrissement prévalurent. Il laissa glisser sa carabine à terre et se prit à pleurer. On l'entoura, on le fléchit. Ses camarades plus émus que lui l'entraînèrent dans leurs bras hors de l'enceinte. Ils firent refluer la colonne dont ils étaient la tête et la voix jusque dans les cours, en rendant au peuple par leurs cris, par leurs gestes, les bonnes paroles du gouvernement et les bonnes résolutions qu'eux-mêmes avaient consenties. Un mouvement d'hésitation et de résipiscence se fit dans le palais et aux portes ; le gouvernement respira.

 

XXIV.

Mais à peine les meneurs de la multitude s'aperçurent-ils de l'ébranlement moral communiqué aux masses par le retour de cette colonne sur la place de Grève, qu'ils semèrent de nouveau dans la foule l'impatience et la fureur de leurs desseins trompés. On traita de lâches et de traîtres ceux qui redescendaient sans avoir obtenu le drapeau rouge et le gouvernement prolétaire. La rumeur monta plus sourde d'abord, puis plus grondante et plus sinistre, de ces flots de peuple jusqu'aux fenêtres du palais. Bientôt ces masses compactes agitant leurs drapeaux se fendirent comme des murailles qui s'écroulent, et l'on vit de nouveaux courants d'hommes armés se former et affluer lentement en s'engouffrant avec de grandes clameurs par toutes les issues, et sous toutes les portes de l'édifice. L'encombrement seul les empêchait de s'élancer aux étages supérieurs avec la force d'impulsion qui les précipitait à la conquête du gouvernement.

Cependant les têtes de ces colonnes arrivaient en s'éclaircissant et en se fondant un peu avec les bons citoyens, jusqu'aux grands paliers des cours et jusqu'au milieu des escaliers. Quelques groupes irrésistibles, se faisaient jour même dans les avant-salles des appartements.

A chaque instant des avis de détresse arrivaient par les élèves des écoles militaires qui bravaient tout. On venait supplier les hommes les plus influents sur le peuple de conjurer les dernières violences en se montrant. Marie, Crémieux, y allèrent avec intrépidité tour à tour ; des ministres tels que Goudchaux, Bethmont, Carnot, se joignirent à eux, des citoyens dévoués se groupèrent pour les couvrir de leur corps et de leur popularité. Ils obtinrent quelques moments de respect, et rentrèrent épuisés et vaincus par le tumulte.

Cinq fois Lamartine sortit, parla, fit éclater les applaudissements et refluer un peu la multitude et en faisant agiter devant lui le drapeau tricolore né de la révolution, disait-il, contemporain de la liberté, consacré par le sang de nos triomphes. Ses vêtements étaient déchirés, sa tête découverte, son front ruisselant la sueur. Les enthousiasmes et les insultes à proportions à peu près égales s'élevaient à son approche. On refusait longtemps de l'entendre ; de véhémentes apostrophes clouaient sur ses lèvres ses premiers mots ; puis à peine avait-il prononcé quelques phrases inspirées par le génie du lieu, de l'heure, de l'extrémité suprême où se trouvait la patrie, que les plus rapprochés de lui passaient de son côté, lui rendaient leurs âmes et leurs armes, faisant écho de leurs cœurs et de la voix à sa voix. Ils couvraient ses allocutions d'applaudissements qui se prolongeaient par entraînement de salle en salle et de degrés en degrés ; ils finissaient par fondre en larmes en se précipitant dans ses bras. Jamais on ne vit mieux que pendant ces heures ce que contient d'intelligence, d'électricité, de générosité, d'enthousiasme et d'amour, ce peuple qui n'a besoin que du contact d'une parole humaine pour vibrer tout entier, même dans la sédition, des plus sublimes sentiments de l'humanité.

 

XXV.

Mais ces victoires de la sympathie et de la parole étaient courtes : elles se propageaient lentement et imparfaitement dans cette foule bruyante de soixante ou quatre-vingt mille hommes : elles semblaient s'évaporer avec les derniers retentissements de la voix de l'orateur. Souvent il n'était pas encore retiré qu'il entendait de nouveaux murmures gronder au pied des escaliers, et que des coups de feu partis des cours faisaient siffler, au-dessus de sa tête, des balles qui entamaient les pierres de la voûte des escaliers.

Chaque heure du jour en avançant amenait de nouveaux renforts des banlieues et des faubourgs au peuple ameuté. Vers midi la place de Grève, les fenêtres et les toits des maisons qui l'entourent regorgeaient de foule, et semblaient tapissés de rouge. Un mouvement plus décisif se fit aux abords et dans les bas fonds de l'édifice. On criait aux armes ! quelques citoyens intrépides voulaient s'opposer à une invasion plus désespérée du peuple ; ils furent renversés sur les escaliers, foulés aux pieds. Le torrent monta et s'engouffra sous les voûtes gothiques qui précèdent l'immense salle de la République jonchée de mourants. Lamartine ! Lamartine ! s'écrient de l'extrémité des corridors les citoyens refoulés par le peuple ! Lui seul peut tenter d'arrêter le débordement. Le peuple ne veut plus entendre que lui. Qu'il paraisse ou tout est perdu !

Lamartine anéanti par dix-huit heures d'efforts physiques et étendu sur le parquet se relève à ces cris, et sortant accompagné de Payer, de Jumelle, de Maréchal, déjeunes et intrépides élèves de Saint-Cyr, d'un groupe de généreux enfants de l'École polytechnique et de quelques citoyens qui le couvraient de leurs corps, il franchit les corridors, il s'avance jusqu'à l'embouchure de l'escalier, il en descend les degrés, hérissés des deux côtés de sabres, de piques, de poignards, de canons de fusils et de pistolets agités au-dessus de sa tête dans des mains exaltées, quelques-unes ivres. Porté et comme nageant sur les flots mêmes de la sédition, il parvint ainsi jusque sur les degrés qui débouchent sur la place ; il se montra, il parla. Sa figure que le peuple se montrait avec curiosité, ses gestes, sa physionomie confiante et ouverte plus encore que ses paroles, souvent éteintes dans le tumulte, arrachèrent une longue acclamation à la multitude. Quelques drapeaux rouges s'abaissèrent, quelques drapeaux tricolores reparurent aux fenêtres.

Il remonta l'escalier suivi par l'écho de ces applaudissements de la place qui semblaient le fortifier et pour ainsi dire le sacrer contre les balles et contre les poignards des groupes de l'intérieur, Traître ! s'écrièrent quelques hommes à visage sinistre et en haillons sur l'avant-dernier degré.

Lamartine s'arrêta, ouvrit son habit, découvrit du geste sa poitrine, et regardant en face les séditieux avec un sourire de pitié. Traîtres, nous ? dit-il, frappez si vous le croyez ! Mais vous ne le croyez pas, vous qui le dites, car avant de vous trahir il faudrait nous trahir nous-mêmes ! Qui est-ce donc qui risque le plus de vous ou de nous ici ? Nous y avons engagé nous, nos noms, notre mémoire et nos têtes ; et vous n'y risquez, vous, que la boue sur vos souliers ; car ce n'est pas votre nom, à vous, qui a contre-signé la République ; et si la République succombe ce n'est pas sur vous que tombera la vengeance de ses ennemis ! Ces mots et ce geste frappèrent les sens et la raison du peuple ; il s'ouvrit et il applaudit.

En rentrant dans la salle des blessés, Lamartine rencontra une femme encore jeune et éplorée qui vint à lui et l'appela le sauveur de tous. Son mari étendu sur un matelas dans un angle de la salle paraissait expirant de lassitude et de maladie. C'était Flocon rapporté mourant de Vincennes quelques heures avant après avoir pacifié le faubourg Saint-Antoine, et sauvé nos arsenaux. Lamartine lui serra la main et le remercia pour son dévouement et son courage. Cette estime entre le républicain de toute une vie et le républicain d'un jour fut conçue, pour ainsi dire, sur le champ de bataille.

 

XXVI.

Mais ces triomphes des bons citoyens ne furent que des trêves momentanées. Le désespoir de leur impuissance, l'attente vaine d'un résultat qui les trompait toujours, la honte de se retirer sans avoir rien obtenu, la faim, la soif, le froid, les ondées glaciales, la boue dans laquelle trempaient leurs pieds depuis le matin soulevaient, de quart d'heure en quart d'heure, de nouvelles vagues sur ces mers d'hommes. Les chefs voyaient monter le soleil et s'écouler la journée ; ils ne voulaient pas qu'il se couchât sur leur défaite. Une horde furieuse d'environ quatre à cinq mille hommes paraissant sortir des faubourgs les plus reculés et les plus indigents de Paris, mêlés à quelques groupes mieux vêtus et mieux armés, franchit vers deux heures les rampes de toutes les cours de l'hôtel, inonda les salles, força les résistances et s'engouffra avec des cris de mort, des cliquetis d'armes, et des coups de feu partis au hasard, jusque dans une espèce de portique élevé au milieu d'un escalier étroit sur lequel débouchent les couloirs de service qui protégeaient de ce côté l'asile du gouvernement.

Lagrange les cheveux épars, deux pistolets à la ceinture, le geste exalté, dominant la foule par sa haute taille, le tumulte par sa voix semblable au hurlement des masses, s'agitait en vain au milieu de ses amis de la veille, de ses exagérateurs du lendemain pour satisfaire et pour contenir à la fois l'élan de cette foule enivrée d'enthousiasme, de victoire, d'impatience, de soupçons, de tumulte et de vin. La voix presque inarticulée de Lagrange excitait autant de frénésie par l'accent qu'elle voulait en apaiser par l'intention. Ballotté comme un mât de vaisseau, de groupe en groupe, il était porté de l'escalier au couloir, de la porte aux fenêtres, jetant d'en haut à la multitude dans la cour des bras tendus, des saluts de tête, et -des allocutions suppliantes emportées par le vent ou éteintes dans le mugissement des étages inférieurs et dans le bruit des coups de feu. Une faible porte qui pouvait à peine laisser passer deux hommes de front servait de digue à la foule arrêtée par son propre poids. Lamartine soulevé par les bras et sur les épaules de quelques bons citoyens s'y précipita. Il la franchit précédé seulement de son nom, et se retrouva de nouveau seul en lutte avec les flots les plus tumultueux et les plus écumeux de la sédition.

En vain les hommes les plus rapprochés de lui jetaient-ils son nom à la multitude, en vain l'élevaient-ils par moments sur leurs bras enlacés pour faire contempler sa figure au peuple et pour obtenir silence au moins de la curiosité. La fluctuation de cette houle, les cris, les chocs, les retentissements de crosses contre les murs, la voix de Lagrange entrecoupant d'allocutions rauques les courts silences de la multitude, rendaient toute attitude et toute parole impossibles. Englouti, étouffé, refoulé contre la porte fermée derrière lui, il ne restait à Lamartine qu'à laisser passer sur son corps l'irruption aveugle et sourde, et le drapeau rouge qu'on élevait sur la tête comme le pavillon vainqueur sur le gouvernement rendu.

A la fin quelques hommes dévoués parvinrent à traîner jusqu'à lui un débris de chaise de paille sur laquelle il monta comme sur une tribune chancelante que soutenaient les mains de ses amis. A son aspect, au calme de sa figure qu'il s'efforçait à rendre d'autant plus impassible qu'il avait plus de passions à refréner, à la patience de ses gestes, aux cris des bons citoyens implorant le silence pour lui, la foule dont un spectacle nouveau commande toujours l'attention, commença à se grouper en auditoire et à éteindre peu à peu ses rumeurs.

Lamartine commença plusieurs fois à parler ; mais à chaque tentative heureuse pour faire dominer son regard, son bras et sa voix, sur le tumulte ; la voix de Lagrange haranguant de son côté un autre peuple par la fenêtre faisait remonter dans la salle des éclats gutturaux, des lambeaux de discours et ces hurlements de foule qui étouffaient les paroles et l'action de Lamartine et qui allaient faire triompher la sédition par la confusion. On calma enfin Lagrange, on l'arracha de sa tribune ; il alla porter la persuasion dans d'autres parties de l'édifice, et Lamartine dont le parti grossissait avec le péril, put enfin se faire entendre de ses amis et de ses ennemis.

 

XXVII.

Il calma d'abord ce peuple par un hymne de paroles sur la victoire si soudaine, si complète, si inespérée même des républicains les plus ambitieux de liberté. Il prit Dieu et les hommes à témoin de l'admirable modération et de la religieuse humanité que la masse de ce peuple avait montrée jusque dans le combat et dans le triomphe ; il fit ressortir cet instinct sublime qui avait jeté la veille ce peuple encore armé, mais déjà obéissant et discipliné, entre les bras de quelques hommes voués à la calomnie, à l'épuisement et à la mort pour le salut de tous.

A ces tableaux la foule commençait à s'admirer elle-même, à verser des larmes d'attendrissement sur les vertus du peuple, l'enthousiasme l'éleva bientôt au-dessus de ses soupçons, de sa vengeance et de ses anarchies.

Voilà ce qu'a vu le soleil d'hier citoyens ! continua Lamartine. Et que verrait le soleil d'aujourd'hui ?Il verrait un autre peuple d'autant plus furieux qu'il a moins d'ennemis à combattre, se défier des mêmes hommes qu'il a élevés hier au-dessus de lui ; les contraindre dans leur liberté, les avilir dans leur dignité, les méconnaître dans leur autorité qui n'est que la vôtre ; substituer une révolution de vengeances et de supplices à une révolution d'unanimité et de fraternité ; et commander à son gouvernement d'arborer en signe de concorde l'étendard de combat à mort, entre les citoyens d'une même patrie ; ce drapeau rouge qu'on a pu élever quelquefois, quand le sang coulait, comme un épouvantail contre des ennemis qu'on doit abattre aussitôt après le combat, en signification de réconciliation et de paix ! J'aimerais mieux le drapeau noir qu'on fait flotter quelquefois dans une ville assiégée comme un linceul, pour désigner à la bombe les édifices neutres consacrés à l'humanité et dont le boulet et la bombe même des ennemis doivent s'écarter. Voulez-vous donc que le drapeau de votre république soit plus menaçant et plus sinistre que celui d'une ville bombardée ?

Non, non, s'écrièrent quelques-uns des spectateurs ; Lamartine a raison, mes amis, ne gardons pas ce drapeau d'effroi pour les citoyens !Si, si, et s'écriaient les autres ; c'est le nôtre, c'est celui du peuple, c'est celui avec lequel nous avons vaincu. Pourquoi donc ne garderions-nous pas après la victoire le signe que nous avons teint de notre sang ?

Citoyens, reprit Lamartine après avoir combattu par toutes les raisons les plus frappantes pour l'imagination du peuple le changement de drapeau et comme se repliant sur sa conscience personnelle pour dernière raison, intimidant ainsi le peuple qui l'aimait jar la menace de sa retraite ; Citoyens, vous pouvez faire violence au gouvernement, vous pouvez lui commander de changer le drapeau de la nation et le nom de la France. Si vous êtes assez mal inspirés et assez obstinés dans votre erreur pour lui imposer une république de parti et un pavillon de terreur, le gouvernement, je le sais, est aussi décidé que moi-même à mourir plutôt que de se déshonorer en vous obéissant. Quant à moi, jamais ma main ne signera ce décret ! je repousserai juste qu'à la mort ce drapeau de sang, et vous devriez le répudier plus que moi ! car le drapeau rouge que vous nous rapportez n'a jamais fait que le tour du Champ-de-Mars traîné dans le sang du peuple en 91 et en 93, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire, et la liberté de la patrie !

A ces derniers mots, Lamartine interrompu par des cris d'enthousiasme presque unanimes, tomba de la chaise qui lui servait de tribune dans les bras tendus de tous cotés vers lui ! La cause de la république nouvelle l'emportait sur les sanglants souvenirs qu'on voulait lui substituer.

Un ébranlement général secondé par les gestes dé Lamartine et par l'impulsion des bons citoyens fit refluer l'attroupement qui remplissait la salle jusque sur le palier du grand escalier aux cris de vive Lamartine ! vive le drapeau tricolore !

 

XXVIII.

Mais là, cette foule entraînée par les paroles qu'elle venait d'entendre, rencontra la tête d'une nouvelle colonne qui n'avait pu pénétrer dans l'enceinte ni participer à l'émotion des discours. Cette bande montait plus animée et plus implacable que tous les attroupements jusqu'alors contenus ou dissipés. Un choc en sens inverse eut lieu sous le porche et sur les derniers degrés de la rampe entre ces deux foules dont chacune voulait entraîner l'autre dans son impulsion, ceux-ci pour le drapeau rouge, ceux-là pour le drapeau reconquis par les paroles de Lamartine. Des colloques menaçants, des vociférations ardentes, des gestes d'obstination forcenée, des cris d'étouffements, deux ou trois coups de feu partis du pied de l'escalier, des lambeaux de drapeau rouge, des armes nues agitées sur les têtes, faisaient de cette mêlée une des scènes les plus sinistres de la révolution.

Lamartine se précipita entre les deux partis !

C'est Lamartine ! place à Lamartine ! écoutez Lamartine ! crièrent les citoyens qui l'avaient une première fois entendu. Non, non, non, à bas Lamartine, mort à Lamartine ! Point de transaction, point de paroles, le décret ! le décret ! ou le gouvernement des traîtres à la lanterne ! hurlaient les assaillants.

Ces cris ne firent ni hésiter, ni reculer, ni pâlir Lamartine[1].

On était parvenu à traîner jusque sur le palier derrière lui la chaise brisée sur laquelle il était monté tout à l'heure ; il y monte adossé au chambranle de la grande porte gothique labourée la veille et le malin de balles. A son aspect la fureur des assaillants au lieu de s'apaiser éclate en imprécations, en clameurs, en gesticulations menaçantes. Des canons de fusil dirigés de loin sur les degrés les plus éloignés de lui semblaient viser la porte. Un groupe plus rapproché d'une vingtaine d'hommes aux visages abrutis par l'ivresse brandissait des baïonnettes, des sabres nus. En avant d'eux et touchant presque à ses pieds huit à dix forcenés, le sabre à la main, se lançaient la tête en avant comme pour enfoncer des coups d'un bélier le faible groupe qui entourait Lamartine. Parmi les premiers, deux ou trois paraissaient hors de sens. Leurs bras avinés dardaient en aveugles leurs armes nues que des citoyens courageux embrassaient et relevaient en faisceaux comme des faucheurs relèvent la gerbe. Les pointes agitées des sabres montaient par moments jusqu'à la hauteur de la figure de l'orateur dont la main fut légèrement effleurée. Le moment était suprême, le triomphe indécis ; un hasard le décida. Lamartine ne pouvait pas être entendu et ne voulait pas descendre. Une hésitation eût tout perdu. Les bons citoyens étaient consternés. Lamartine s'attendait à être renversé et foulé aux pieds de la multitude.

 

XXIX.

A ce moment, un homme se détacha d'un groupe sur la droite. Il fendit la foule ; il se hissa sur le socle d'un jambage de la porte presque à la hauteur de Lamartine, et en vue du peuple. C'était un homme d'une taille colossale et doué d'une voix forte comme le rugissement d'une émeute. Son costume seul l'aurait fait regarder d'une multitude. Il portait une redingote de toile écrite usée, tachée, déchirée, comme les restes du vêtement d'un mendiant. Un pantalon large flottant à mi-jambe laissait à nu ses pieds sans chaussure ; ses longues et larges mains sortaient avec la moitié de ses bras amaigris de ses manches trop courtes. Sa chemise débraillée laissait compter les côtes et les muscles de sa poitrine. Son col était nu, sa tête aussi ; ses cheveux bruns, longs, entremêlés de paille et de poussière, flottaient à droite et à gauche de son visage. Ses yeux étaient bleus, lumineux, humides de tendresse et de bonté ; sa physionomie ouverte respirait l'enthousiasme jusqu'au délire et jusqu'aux larmes, mais l'enthousiasme de l'espérance et de l'amour. Véritable apparition du peuple dans ses moments de grandeur, à la fois misérable, terrible et bon.

Une des balles tirées d'en bas tout à l'heure venait de lui effleurer le sommet du nez tout près des yeux ; son sang qu'il étanchait par moment coulait en deux filets sur ses joues et sur ses lèvres. Il ne semblait pas penser à sa blessure ; il tendait ses deux bras vers Lamartine, il l'invoquait des yeux et du geste, il l'appelait le conseil, la lumière, le frère, le père, le Dieu du peuple. Que je le voie, que je le touche, que je lui baise seulement les mains, s'écriait-il. Écoutez-le ! ajoutait-il en se retournant vers ses camarades, suivez ses conseils, tombez dans ses bras, frappez-moi avant de l'atteindre. Je mourrai mille fois pour conserver ce bon citoyen à mon pays !

A ces mots se précipitant sur Lamartine, cet homme l'embrassait convulsivement, le couvrait de son sang, le tenait longtemps dans ses bras. Lamartine lui tendait la main et la joue, et s'attendrissait sur cette magnanime personnification de la multitude.

 

XXX.

A cette vue, le peuple étonné et ému s'attendrit lui-même. L'amour qu'un homme du peuple, un blessé, un prolétaire inondé de sang, un indigent portant sur ses membres nus tous les stigmates, tous les haillons, toutes les misères du prolétariat, témoignait à Lamartine, était aux yeux de la foule un gage visible et irrécusable de la confiance qu'elle pouvait prendre elle-même dans les intentions de ce modérateur inconnu, de la foi qu'elle devait avoir dans les paroles de l'organe du gouvernement. Lamartine, apercevant cette impression et cette hésitation dans les regards et dans les mouvements de la multitude, en profita pour porter les derniers coups au cœur mobile de ce peuple ému. Un long tumulte bruissait à ses pieds entre ceux qui voulaient l'écouter, et ceux qui s'obstinaient à ne rien entendre. Toujours assisté du mendiant qui d'une main étanchait le sang de sa blessure au visage et de l'autre main faisait le signe du silence imposé au peuple :

Hé quoi ! citoyens, leur dit-il, si on vous avait dit il y a trois jours que vous auriez renversé le trône, détruit l'oligarchie, obtenu le suffrage universel au nom du titre d'homme, conquis tous les droits du citoyen, fondé enfin la république ! cette république, le rêve lointain de ceux même qui sentaient son nom caché dans les derniers replis de leur conscience comme un crime ! Et quelle république ? non plus une république comme celle de la Grèce ou de Rome, renfermant des aristocrates et des plébéiens, des maîtres et des esclaves ! non pas une république comme les républiques aristocratiques des temps modernes, renfermant des citoyens et des prolétaires, des grands et des petits devant la loi, un peuple et un patriciat ; mais une république égalitaire où il n'y a plus ni aristocratie, ni oligarchie, ni grands, ni petits, ni patriciens, ni plébéiens, ni maîtres, ni ilotes devant la loi ; où il n'y a qu'un seul peuple composé de l'universalité des citoyens, et où le droit et le pouvoir public ne se composent que du droit et du vote de chaque individu dont la nation est formée, venant se résumer en un seul pouvoir collectif appelé le gouvernement de la république et retournant en lois, en institutions populaires, en bienfaits à ce peuple d'où il est émané.

Si l'on vous avait dit tout cela il y a trois jours vous auriez refusé de le croire ! Trois jours ? auriez-vous dit, il faut trois siècles pour accomplir une œuvre pareille au profit de l'humanité. (Acclamations.)

Eh bien ! ce que vous avez déclaré impossible est accompli ! Voilà notre œuvre, au milieu de ce tumulte, de ces armes, de ces cadavres de vos martyrs, et vous murmurez contre Dieu et contre nous ?

—Non, non, s'écrièrent plusieurs voix.

— Ah ! vous seriez indignes de ces efforts, reprend Lamartine, si vous ne saviez pas les contempler et les reconnaître.

Que vous demandons-nous pour achever notre œuvre ? sont-ce des années ? non ; des mois ? non ; des semaines ? non ; des jours seulement ! Encore deux ou trois jours et votre victoire sera écrite, acceptée, assurée, organisée de manière à ce qu'aucune tyrannie, excepté la tyrannie de vos propres impatiences, ne puisse l'arracher de vos mains ! Et vous nous refuseriez ces jours, ces heures, ce calme, ces minutes ! et vous étoufferiez la république née de votre sang dans son berceau !

— Non, non, non, s'écrièrent de nouveau cent voix, confiance, confiance ! Allons rassurer et éclairer nos frères ! Vive le gouvernement provisoire ! vive la république ! vive Lamartine !

Citoyens, poursuit-il de nouveau, je vous ai parlé en citoyen tout à l'heure, eh bien ! maintenant écoutez en moi votre ministre des affaires étrangères. Si vous m'enlevez le drapeau tricolore, sachez-le bien, vous m'enlevez la moitié de la force extérieure de la France ! car l'Europe ne connaît que le drapeau de ses défaites et de nos victoires, — c'est le drapeau de la République et de l'Empire. En voyant le drapeau rouge, elle ne croira voir que le drapeau d'un parti ! — C'est le drapeau de la France, c'est le drapeau de nos armées victorieuses, c'est le drapeau de nos triomphes qu'il faut relever devant l'Europe. La France et le drapeau tricolore, c'est une même pensée, un même prestige, une même terreur, au besoin, pour nos ennemis.

Ô peuple souffrant et patient dans sa misère, reprit-il, peuple qui viens de montrer par l'action de ce brave et indigent prolétaire — en embrassant le mendiant du bras droit — ce qu'il y a de désintéressement de tes propres blessures, de magnanimité et de raison dans ton âme ! Ah ! oui, embrassons nous, aimons-nous, fraternisons comme une seule famille de condition à condition, de classe à classe, d'opulence à indigence. Bien ingrat serait un gouvernement que vous fondez qui oublierait que c'est aux plus malheureux qu'il doit sa première sollicitude ! Quant à moi, je ne l'oublierai jamais. J'aime l'ordre ; j'y dévoue comme vous voyez ma vie ; j'exècre l'anarchie, parce qu'elle est le démembrement de la société civilisée ; j'abhorre la démagogie, parce ce qu'elle est la honte du peuple et le scandale de la liberté ; mais quoique né dans une région sociale plus favorisée, plus heureuse que vous, mes amis ! que dis-je ? précisément peut-être parce que j'y suis né, parce que j'ai moins travaillé, moins souffert que vous, parce qu'il m'est resté plus de loisir et de réflexion pour contempler vos détresses et pour y compatir de plus loin, j'ai toujours aspiré à un gouvernement plus fraternel, plus pénétré dans ses lois de cette charité qui nous associe en ce moment, dans ces entretiens, dans ces larmes, dans ces embrassements d'amour dont vous me donnez de tels témoignages et dont je me sens inondé par vous. . . . . . . . . .

 

XXXI.

Au moment où Lamartine allait continuer et ouvrait ses bras pour y appeler les groupes les plus rapprochés de lui, il s'arrêta tout à coup, la parole suspendue sur les lèvres, le geste pétrifié, le regard fixe et comme attaché sur un objet invisible au reste de la multitude.

C'est qu'en effet il voyait confusément depuis quelques minutes à travers cette espèce de nuage que l'improvisation jette sur les yeux de l'orateur, s'avancer vers lui une figure fantastique dont il ne pouvait se rendre compte à lui-même et qu'il prenait pour un jeu d'optique ou pour un vertige d'imagination.

C'était un buste de jeune homme, vêtu de bleu, dominant un peu la foule et s'approchant de lui sans marcher, comme ces fantômes qui glissent sur le sol, sans aucun balancement de pas. Plus la figure s'avançait ainsi, plus le regard de Lamartine s'étonnait, et plus sa parole semblait hésiter sur ses lèvres. A la fin il reconnut dans ce buste le visage de Louis Blanc. Ce visage était coloré, mais les yeux ouverts étaient immobiles comme dans un évanouissement passager. C'était, en effet, Louis Blanc, que l'épuisement et la chaleur avaient fait apparemment évanouir dans l'étage inférieur, et qu'un groupe de ses amis apportait silencieusement et lentement à travers la masse du peuple attentif. Au même moment, le blessé qui avait embrassé et sauvé Lamartine, tomba épuisé, et entraîna la chaise en tombant. Lamartine fut soutenu par les mains de quelques hommes du peuple. Louis Blanc reprit ses sens à l'air des fenêtres. Ce tumulte interrompit le discours, mais n'en détruisit pas l'effet.

 

XXXII.

Malgré cette diversion, le peuple sensible aux reproches sur son impatience, et enlevé comme la première fois par le fanatisme de sa propre gloire répudiée par lui avec son drapeau, s'impressionna surtout par cette espèce de confidence qu'un ministre des affaires étrangères lui faisait à haute voix dans l'intérêt de cette patrie que le peuple adore. Il se retourna pour ainsi dire contre lui-même ; il se précipita, en écartant les fusils et en abaissant les sabres de ceux qui étaient plus près, pour embrasser les genoux et touchor les mains de l'orateur Des larmes roulaient dans tous les yeux. Le mendiant en versait lui-même ; ces larmes se mêlaient sur sa joue à son noble sang.

Cet homme avait sauvé le drapeau tricolore et sauvé la république d'un 93 plus que la voix de Lamartine et la fermeté du gouvernement. Après son triomphe il se perdit confondu dans la foule qui redescendit pour la dernière fois sur la place. Lamartine ne connut pas même son nom et ne le revit jamais depuis. Il lui doit la vie, et la France lui doit son drapeau.

 

XXXIII.

Cependant une foule de bons citoyens étaient instruits par la rumeur publique des tumultes qui assiégeaient depuis dix-huit heures le gouvernement. On répandait que le drapeau rouge était arboré ; que le gouvernement était renversé et prisonnier dans les mains des terroristes ; que Lamartine avait été blessé d'un coup de feu ; qu'on avait vu par une fenêtre son visage et ses mains ensanglantées ; on ignorait que c'était du sang du généreux prolétaire. La consternation régnait dans les quartiers éloignés, la confusion dans les plus rapprochés.

Mais les plus courageux venaient d'eux-mêmes, sans autre appel que leur propre patriotisme. Ils se mêlaient aux masses qui occupaient la place de Grève ; ils y combattaient de proche en proche par l'attitude et par la parole les desseins des factieux ; ils adressaient des reproches sévères ou fraternels aux groupes les plus obstinés à conserver le drapeau de la terreur. C'est à ce moment que les cris de Vive la République partis des escaliers, des fenêtres et des cours, et le reflux de la dernière irruption sortant avec le drapeau tricolore relevé, delà grande porte, vint rendre courage aux défenseurs de la pureté de la République et jeter la fluctuation et le désordre dans les rangs disjoints de la sédition.

La place entière s'ébranla par un mouvement confus de retraite aux cris de : Vive la République ! vive le gouvernement provisoire ! vive Lamartine ! mêlés à quelques murmures étouffés de colère et de déception. On vit des bandes désordonnées se retirer, en abaissant le drapeau rouge, par toutes les embouchures des rues qui aboutissent à la Bastille, ou qui mènent par les quais au faubourg Saint-Marceau et à Bercy. Un chant à cent mille voix s'éleva comme un hymne au drapeau tricolore du sein du peuple resté sur la place : c'était la Marseillaise. Bientôt la place elle-même se vida presque tout entière. Il ne resta près des grilles que deux ou trois cents gardes nationaux en uniforme, et quelques braves citoyens cachant des armes sous leurs habits, prêts à se dévouer à la cause du gouvernement et de la patrie.

 

XXXIV.

Cependant tout n'était pas fini. Les bandes rouges en se retirant avaient fait entendre des menaces, et avaient fait des gestes avec leurs armes qui annonçaient pour le lendemain un retour en force de la sédition.

Tandis que Lamartine luttait et triomphait ainsi à l'extérieur face à face avec le peuple, ses collègues, dont il était séparé par la foule, soutenaient avec la même résolution les sommations et les assauts des partisans des mesures violentes et les confondaient par l'énergie de leur résistance et par la prompte réorganisation de toutes choses.

Garnier-Pagès, maire de Paris, rétablissait l'ordre et la hiérarchie dans l'Hôtel-de-Ville, révoquait, confirmait, nommait, rappelait les maires des divers quartiers de Paris. Ledru-Rollin réinstallait l'immense ministère de l'intérieur qui lui était dévolu ; il s'entendait avec Caussidière pour reformer une police sommaire si nécessaire à une capitale sans gouvernement et pleine d'éléments de désordre et de crimes. Subervie retrouvait le feu et la vigueur de sa jeunesse républicaine pour empêcher le débandement de notre brave armée. Elle était un moment écartée de Paris, mais sa dislocation et son indiscipline auraient pu désarmer la patrie pendant que la révolution l'agitait. Nuit et jour debout, en uniforme, à cheval, au bureau ou au conseil, ce vieillard faisait oublier ses années aux soldats comme il les oubliait lui-même. Plein des souvenirs de la première république, qui ne s'étaient jamais assoupis en lui, Subervie ne trouvait rien d'impossible pour ressusciter ces grands jours de notre patriotisme armé, dont il avait gardé l'enthousiasme.

On se servit du prétexte de ses années pour l'écarter quelques semaines plus tard du ministère. On se trompa. On ne vit que la date de sa naissance. On ne vit ni son ardeur, ni son activité, ni sa fermeté antique. Subervie était digne de continuer Carnot.

Arago séquestrait sa pensée dans la préservation de l'arme savante qu'on lui avait confiée, la marine II luttait, inflexible, contre toute désorganisation du mécanisme des gouvernements. Goudchaux appelé au premier moment aux finances, sacrifiait au patriotisme des répugnances et des intérêts, et couvrait le crédit de sa probité et de sa science. Crémieux, Marie, Carnot, Bethmont négligeaient quelques jours, comme Lamartine, leurs ministères moins importants pour faire face aux nécessités générales et aux séditions incessantes dans le foyer de l'Hôtel-de-Ville, quartier général de la révolution. Marrast, aussi infatigable que ferme, ne quittait ni jour ni nuit la table du conseil. Il rédigeait avec une précision soudaine et lumineuse, les préambules raisonnes, pendant que Crémieux et Marie rédigeaient les décrets, Lamartine les proclamations au peuple, à l'armée, à l'Europe.

 

XXXV.

En rentrant dans l'enceinte désormais évacuée par la sédition, Lamartine trouva ses collègues occupés à ces importants détails. Ils respirèrent ; ils jetèrent un regard de sécurité et d'espérance par les fenêtres, sur la place vide de l'Hôtel-de-Ville.

Il était quatre heures après midi. Un rayon de soleil, fendant les nuages de février, s'y réfléchissait sur les pavés humides, dans les flaques d'eau encore mêlée du sang de quelques cadavres de chevaux tués dont les boueurs déblayaient les rues. Le drapeau tricolore avait repris sa place au-dessus de la statue d'Henri IV et flottait à toutes Les fenêtres des maisons. Tout respirait cette sérénité encore douteuse qui succède aux agitations populaires, et à laquelle on a peine à se fier même en l'éprouvant. Mais le peuple avait été trop sensible et trop sublime pour que l'espérance ne l'emportât pas sur l'inquiétude dans le cœur des membres du gouvernement. Dupont de l'Eure et Arago étaient revenus dans l'après-midi, au bruit des périls qui menaçaient leurs collègues. On se réunit dans une petite pièce devenue libre par l'évacuation d'une partie de l'édifice, et l'on tint conseil secret entre les membres du gouvernement présent.

Le silence qui avait succédé au bruit, la sécurité à l'agitation, l'heure, le rayon de soleil, l'émotion qui ouvre le cœur, l'espérance qui aplanit tout, l'admiration pour ce peuple capable de se refréner et de se désarmer lui-même à la voix de quelques citoyens inconnus, tout était de nature à susciter dans l'âme ces grandes pensées qui jaillissent du cœur et qui sont la souveraine politique, parce qu'elles sont la souveraine nature et la souveraine vérité. L'instinct est le suprême législateur ; celui qui l'écrit en loi, écrit sous la dictée de Dieu.

Les membres du gouvernement étaient tous sous l'empire de ces impressions. Nul moment ne pouvait être plus favorable pour donner par quelques grandes mesures son caractère, à la République. Elle devait répondre à cette magnanimité du peuple, par la magnanimité des institutions. Il n'y avait pas en ce moment dans le gouvernement un seul homme assez mal inspiré pour vouloir faire de la République le monopole d'un parti, l'effroi des autres partis, et pour armer ce parti victorieux et tyrannique des proscriptions, des spoliations et des échafauds de la terreur. Mais le nom de république était déshonoré dans l'esprit des masses par ces souvenirs. Le sang de 1793 déteignait sur la république de 1848. Il fallait, dès le premier jour, laver ces taches, répudier toute parenté entre les deux époques, et briser l'arme des révolutions par la main même des révolutionnaires ; de peur que des insensés ou des scélérats qui venaient de tenter de pervertir le peuple, ne s'emparassent plus lard de ces armes, et ne fissent confondre le nom de république avec la mémoire et avec la terreur des crimes commis en son nom.

 

XXXVI.

Chacun des membres présents au conseil sonda son cœur et son intelligence, pour y trouver l'initiative de quelques grandes réformes, ou de quelques grandes améliorations législatives, politiques et sociales. Ces initiatives sont la philosophie des révolutions. Ce sont elles qui rétablissent en un seul jour le niveau entre les idées avancées d'un temps et les faits arriérés d'un gouvernement.

Les uns proposèrent l'abolition instantanée de l'esclavage des noirs qui souillait la morale même de nos lois, et qui menaçait nos colonies d'une perpétuelle explosion.

Les autres l'abolition des lois de septembre qui pesaient sur la pensée du poids d'amendes équivalentes à des confiscations.

Ceux-ci la fraternité proclamée en principe entre les peuples pour abolir la guerre en abolissant les conquêtes.

Ceux-là l'abolition du cens électoral, ce matérialisme politique qui plaçait le droit de propriétaire au-dessus du droit de l'homme.

Tous, le principe, non-seulement de l'égalité des droits, mais encore de la charité entre les différentes classes de citoyens, principe appliqué par toutes les institutions d'assistance, de secours, d'association, de bienfaisance, compatibles avec la liberté du capital et avec la sécurité des propriétés, première charité des gouvernements qui veulent conserver la société et protéger la famille.

A mesure que ces grandes vérités démocratiques rapidement senties plutôt que froidement discutées étaient converties en décrets, ces décrets passaient en proclamations au peuple sous la main d'un des membres, d'un des ministres, d'un des secrétaires du gouvernement. Une imprimerie portative établie dans le couloir à la porte du conseil, recevait les décrets, les imprimait et les répandait par les fenêtres dans la foule, et par les courriers dans les départements. C'était l'improvisation d'un siècle à qui la révolution venait de rendre la parole, l'explosion raisonnée de toutes les vérités chrétiennes, philosophiques, démocratiques, qui couvaient depuis un demi-siècle dans l'esprit des initiateurs éclairés, ou dans les aspirations confuses de la nation. Mais l'expérience de ce demi-siècle avait mûri la pensée du pays et des hommes qui décrétaient ainsi en son nom. Cette expérience était assise avec Dupont de l'Eure, Arago, Marie, Carnot, autour de la table où ces vérités recevaient à la fois leur réalisation et leur mesure. Chose remarquable ! Dans une séance aussi inspirée et aussi féconde, il n'y eut ni une témérité ni une exagération dans les actes et dans les paroles de ce gouvernement d'enthousiasme. Pas un des législateurs ne devait avoir à effacer plus tard, un des engagements qu'il prenait envers le pays et envers l'avenir. Chacun de ces décrets pouvait rester loi sous la main d'une Assemblée nationale.

 

XXXVII.

Quand la séance fut presque close, et le programme de la République ainsi complètement ébauché, Lamartine prit avec une hésitation inquiète la parole. Une pensée roulait depuis la veille dans son esprit. Il la couvait avant de la produire, craignant de la présenter avant sa maturité. Il ne se défiait pas de l'âme de ses collègues, mais il se défiait de quelques préjugés dans leur esprit. On voyait à son attitude, on entendait à son accent, qu'il appréhendait de compromettre une grande vérité et une grande vertu politique en les produisant inopinément. Il voulait les présenter d'abord sous la forme d'un doute, pour laisser ajourner peut-être cette mesure au premier aspect, et pour y ramener ensuite par la réflexion.

Messieurs, dit-il, les révolutions aussi ont un immense progrès à faire, un généreux tribut à apporter enfin à l'humanité. Je suis si convaincu que ce progrès est commandé par Dieu, et serait compris et béni des hommes, que si j'étais seul dictateur et révélateur de cette révolution, je n'hésiterais pas à faire de ce décret le premier décret de la République. Et par ce seul décret, je lui conquerrais plus de cœurs libres en France et en Europe que des centaines de lois répressives, d'exil, de proscriptions, de confiscations et de supplices ne lui rattacheront jamais de fidélité forcée. J'abolirais la peine de mort.

Je l'abolirais pour toute cause ; car la société n'en a plus besoin ; son exemple en frappant de mort le criminel, pervertit plus qu'il n'intimide. Le sang appelle le sang. Le principe de l'inviolabilité de la vie humaine, serait mieux défendu quand la société elle-même reconnaîtrait cette inviolabilité de la vie même dans le scélérat. Mais si ce grand progrès dans votre législation criminelle doit être réservé à l'Assemblée nationale, seule maîtresse de ses lois sociales, je l'abolirais du moins immédiatement en politique. Je désarmerais ainsi le peuple d'une arme qu'il a sans cesse, dans toutes les révolutions, tournée contre lui-même ; je rassurerais les imaginations craintives qui redoutent dans la République l'ère de nouvelles proscriptions ; je mettrais le sang humain hors de cause ; j'inaugurerais le règne de la démocratie par la plus divine amnistie et par la plus habile témérité de cœur qui ait jamais été proclamée par un peuple vainqueur les pieds encore dans le sang ; je jetterais hardiment ce défi de générosité aux ennemis de la démocratie, et si jamais la République succombait elle ne succomberait pas du moins par son propre crime, et elle renaîtrait bientôt de l'admiration qu'elle aurait inspirée au monde.

 

XXXVIII.

Lamartine vit par la physionomie de ses collègues que cette proposition en étonnant les esprits par son audace sourirait néanmoins à tous les cœurs ; tous déclarèrent qu'elle était dans leurs sentiments. On y fit des objections d'heures et de légistes. Elle fut moins écartée qu'ajournée à de secondes réflexions.

Lamartine se contenta d'avoir agité les âmes ; il avait entrevu le fond des pensées ; il se confiait au lendemain. Il n'insista pas. Le lendemain devait lui rapporter le travail intérieur d'une vérité dans des esprits droits et dans des cœurs généreux.

 

 

 



[1] Voir l'histoire de ces journées par une société de combattants, capitaine Dunoyer.