HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

LIVRE SIXIÈME.

 

 

Descente des faubourgs à l'Hôtel-de-Ville. — Angoisse et incertitude de l'heure. — Le Gouvernement provisoire assiégé par la foule. — Dévouement d'une femme du peuple à Dupont de l'Eure. — Le peuple demande la République. — Le Gouvernement la proclame. — Sens et nécessité de cette proclamation. — Luttes de la nuit. — Les factions à l'Hôtel-de-Ville. — Motions, accusations, révoltes contre le Gouvernement. — Lagrange, Louis Blanc, Albert. — Efforts et harangues de Lamartine. — Convention de la foule dans la salle Saint-Jean. — Le Gouvernement mandé à sa barre. — Lamartine à la salle Saint-Jean. — Aspect fantastique de l'auditoire. — Discours de Lamartine. — Apaisement et enthousiasme du peuple. — Décrets, ordres, mesures, prévoyances du Gouvernement. — Caussidière à la préfecture de police. — Inspiration et pensée de la garde mobile par Lamartine. — Sa création. — Résumé des travaux du Gouvernement pendant ces premières heures. — Physionomie de Paris dans la nuit du 24 février.

 

I.

Les faubourgs et les banlieues de Paris se précipitaient d'heure en heure en torrents plus épais sur le centre de la ville au bruit des événements de la soirée. Ils submergeaient les places, les quais, les carrefours, les rues, les ponts, les immenses avenues de la Bastille par le quartier Saint-Antoine. Deux cent mille hommes au moins engorgeaient les rues et les abords de l'Hôtel-de-Ville. Les houles et les frémissements de ce peuple vêtu de tous les costumes, hérissé de toutes les armes, venant se briser comme des vagues vivantes sur un môle, lançant ses lames d'hommes sur les marches des perrons, sur la pointe des grilles de bronze, sous les vestibules et dans les escaliers de ce palais qui les revomissaient l'instant d'après avec des cris, des gestes, des explosions, des détonations de douleur, d'horreur ou de joie ; les cadavres apportés aux flambeaux des barricades par des hommes qui fendaient fièrement la multitude en faisant place à leur fardeau, le frémissement recueilli de la foule se découvrant la tête et levant les mains en signe de respect et de vengeance ; les éclats de voix des orateurs de groupe montés sur la plinthe des piliers, sur les parapets du fleuve, sur les tablettes des fenêtres, et cherchant vainement à jeter quelques mots saisissables à ce tumulte qui assourdissait tout, à cet ondoiement qui emportait tout ; les drapeaux rouges ou noirs flottant en lambeaux au bout des baïonnettes ; par-dessus ces milliers de têtes, le visage tourné vers les hautes fenêtres du palais, quelques hommes à cheval, porteurs d'ordres ou de messages, cherchant à se faire jour en broyant la foule ; le tintement lugubre des cloches dans les clochers lointains où le tocsin n'avait pas encore cessé de battre, comme le pouls après la fièvre continuant encore ses pulsations ; la pâleur et la rougeur alternative des visages, l'accent des paroles, le feu des regards, les vieillards, les femmes, les enfants aux fenêtres, aux lucarnes et jusque sur les toits, accompagnant de gestes et de cris d'effroi les scènes de délire, de fureur ou de pitié qui se succédaient sous leurs yeux ; la nuit qui tombait avec ses transes ; les rumeurs sinistres qui circulaient dans les masses ; les récits altérés ou exagérés par la peur ; Neuilly en flammes, le Louvre saccagé ; les Tuileries et le Palais-Royal allumés déjà par les torches des incendiaires ; les troupes royales revenant avec du canon sur le peuple ; Paris, théâtre demain d'un carnage nouveau ; les barricades se relevant comme d'elles-mêmes et crénelées de lampions pour éclairer de loin les agresseurs ; l'ignorance sur le sort de la patrie et de la société qui était entre les mains de quelques hommes désunis peut-être entre eux ; d'autres hommes, premiers venus de la victoire, campés d'avance dans les étages de l'Hôtel-de-Ville, et refusant, disait-on, de reconnaître l'autorité des députés ; deux ou trois gouvernements se disputant l'empire et se précipitant tout à l'heure peut-être des balcons de l'Hôtel-de-Ville ! tout imprimait à cette heure solennelle un caractère de trouble, de doute, d'anxiété, d'horreur et d'effroi, qui ne se présenta peut-être jamais au même degré dans l'histoire des hommes. Cette anxiété sortait et rentrait tout à la fois de l'Hôtel-de-Ville, et venait à travers les mugissements de la foule, le cliquetis des sabres, les cris du délire, les injonctions de la colère, les gémissements des blessés, peser sur les membres du gouvernement lui-même noyés, ballottés ; perdus dans cet océan.

 

II.

A peine leur restait-il assez d'espace pour se concerter rapidement, en se penchant sur la table qui les séparait, et en rapprochant leurs visages les uns des autres sous le cercle des têtes, des bras tendus, des baïonnettes, de la foule diverse et tumultueuse debout autour d'eux. Souvent dans l'impossibilité de s'entendre ou séparés violemment les uns des autres par les groupes involontairement jetés entre eux, interpellés, harcelés de demandes urgentes, sommés de donner à la minute une solution, un ordre, une direction de salut public qui ne pouvait attendre, chacun d'eux prenait hardiment sur lui seul la responsabilité de vie et de mort, il saisissait une plume, arrachait une feuille de papier, écrivait sur son genou ou sur son chapeau le décret demandé, le signait et le remettait à l'exécuteur. Des milliers d'ordres de cette nature signés de Lamartine, de Marie, d'Arago, de Ledru Rollin, de Garnier-Pagès, de Crémieux, circulaient à travers les barricades pendant ces premières heures. C'était la dictature morcelée que prend chaque membre d'un conseil de guerre sur le champ de bataille ; dictature que le péril commande, que le dévouement saisit, que la conscience absout.

Plus souvent, à force de supplications et d'efforts désespérés de leurs poitrines et de leurs bras, les membres du gouvernement parvenaient à obtenir un instant de silence, à reconquérir un siège disputé autour du tapis, un peu d'espace entre les spectateurs et eux. Ils délibéraient en peu de mots, du regard et du geste plus que de la parole. Chacun d'eux écrivait sommairement d'une main rapide un des décrets convenus ; il le passait à ses collègues qui y apposaient leurs signatures, en échange d'autres décrets à signer qu'on lui passait à lui-même.

Ces décrets réclamés par les cris impatients de ceux qui venaient en signaler l'urgence, amoncelés sur la table, n'attendaient souvent pas la signature de tous pour être enlevés et emportés à l'impression.

Pagnerre, depuis secrétaire général, admirable de sang-froid, d'ordre, d'activité, suffisait à peine à en prendre note, et à en dresser le rapide et confus procès-verbal. La flamme, le sang, la faim, le danger, n'attendaient pas les lentes formalités d'une administration de calme. C'était le gouvernement de la tempête à l'éclair, la lueur sous le coup électrique et soudain de la nécessité. Demander les conditions de la règle, de la maturité, de la réflexion à la dictature de ces premières nuits et de ces premiers jours, c'est demander la régularité au chaos, l'ordre à la confusion, le siècle à la seconde ; il fallait agir et sauver ou laisser périr. C'était le gouvernement de l'incendie, debout au milieu du feu. Les hommes furent dignes de l'instant ; ils ne fléchirent ni sous le péril en perspective, ni sous la responsabilité future à laquelle ils dévouaient d'avance leurs vies et leurs noms ; ils consentirent tous à se perdre sans regarder ni derrière eux, ni devant eux pour sauver un peuple. La pensée de se ménager une retraite par de lâches prudences ou par d'habiles temporisations n'approcha du cœur d'aucun d'eux ; ils s'offraient sciemment et courageusement en victimes de l'injustice ou de l'ingratitude des nations, si ce salut de tous devait devenir un jour le crime de quelques-uns ; ils pressentaient ces incriminations ; ils connaissaient par l'histoire ce retour des révolutions sur leurs pas ; ils les attendaient sans crainte. Pour être utile à son pays dans de si grands moments, la première condition est de se sacrifier entièrement soi-même. Celui qui veut sauver un naufragé doit commencer par se livrer nu à l'Océan. Ils s'étaient livrés.

 

III.

Ces hommes avaient cependant tous le sentiment réfléchi du sacrifice et du péril. Sans autre force sur cette nation en convulsion que la popularité d'une heure, vent qui change d'autant plus vite qu'il souffle plus fort ; sans défense organisée possible contre l'armée de la royauté qui pouvait rentrer avec l'aurore dans Paris, ou l'affamer en huit jours en se concentrant sur ses routes ; sans prévision possible de l'effet produit par une révolution si soudaine dans les départements étonnés ; sans intelligence avec l'Algérie d'où une armée de cent mille hommes pouvait ramener des princes vengeurs de la chute de leur père ; ces dictateurs d'une nuit devaient être ou engloutis par le volcan même du peuple, dans lequel ils s'étaient jetés pour l'éteindre, ou frappés les premiers à la tête de la sédition qu'ils avaient osé régulariser. Victimes des impatiences du peuple ou des justes vengeances de la royauté, ils n'avaient en examinant de sang-froid leur situation qu'à choisir entre ces deux alternatives ; mais ils n'avaient pas le temps de penser à eux. Ces idées n'effleurèrent qu'une ou deux fois leurs lèvres ; elles n'y imprimèrent que le sourire de la résignation qui connaît son sort et qui l'accepte.

Dans un de ces moments désespérés où la foule donnait des assauts irrésistibles à l'Hôtel-de-Ville, pénétrait jusque dans le dernier asile déjà encombré où ils s'efforçaient de créer une autorité quelconque, quand la foule brisait les portes, renversait les sièges du conseil, étouffait dans ce bruit la délibération ; quand la turbulence devenait telle que la confusion et l'impuissance finale réduisaient les membres du gouvernement au silence, à l'immobilité : Avez-vous bien calculé, disait Lamartine à Arago, de combien de chances nos têtes tiennent moins à nos épaules que ce matin ?Oui, répondait l'illustre académicien avec le calme et le sourire d'un détachement complet de la vie, toutes les mauvaises chances sont pour nous ; mais il y en a une pour que nous préservions la nation de sa perte ; celle-là nous suffit pour accepter toutes les autres, et il secouait de la main ses cheveux blancs devant Lamartine comme pour lui dire que la vie passe vite et importe peu.

Lamartine, se rappelant la séance du 9 thermidor qu'il venait de décrire dans les Girondins, disait aussi à Dupont de l'Eure : Ceci ressemble beaucoup à la nuit du 9 thermidor quand la Convention fit marcher Barras contre la Commune et étouffer la terreur dans son dernier conseil. Si la royauté et la Chambre des députés ont un Barras, c'en est fait de nous demain ; car nous sommes dans la situation de la Commune de Paris ; mais nous sommes les conspirateurs de l'ordre et de la pacification.

 

IV.

Ces cheveux blancs d'Arago imposaient au peuple. L'âge et la tête romaine de Dupont de l'Eure commandaient aussi aux yeux une déférence mêlée d'attendrissement. Ce vieillard vert d'esprit, droit de sens, inflexible à l'émotion, intrépide de regard sous l'affaissement de la fatigue et du temps, était le but de tous les yeux. Ceux qui pénétraient dans la chambre du conseil se le faisaient montrer par ceux qui l'avaient vu ; on montait sur les chaises et sur le canapé pour le contempler. Quelquefois cependant la violence des ondulations de la foule était telle que Dupont de l'Eure, lourd d'années et petit de taille, chancelait sur sa chaise et était près d'être étouffé. Dans ces moments de tumulte et de danger pour lui, une femme du peuple qui ne quittait pas le dos de son siège jetait des cris, s'adressait au peuple, lui reprochait sa brutalité, lui montrait les larmes aux yeux ce vieillard, le couvrait de son corps en se cramponnant à la table et l'entourait de tous les soins d'une fille ou d'une sœur pour un père ou pour un frère en danger. Cette pauvre femme avait le costume décent mais presque indigent des marchandes qui trafiquent dans les halles des faubourgs de Paris. Agée elle-même, sa physionomie absorbée dans sa surveillance de Dupont de l'Eure exprimait la simplicité et la bonté. Elle ne pensait plus à elle-même ; l'aspect des pistolets, des fusils, des sabres, ses propres vêtements déchirés et mis en lambeaux par le froissement de la multitude armée, ne l'arrêtaient ni ne l'intimidaient. Tout le monde croyait que c'était une femme de la familiarité de Dupont de l'Eure envoyée là pour soigner sa faiblesse. Elle ne le connaissait pas. Perdue dans la fourmilière d'hommes et de femmes qui traversaient le cortège du gouvernement à son entrée à l'Hôtel-de-Ville, cette femme avait été frappée de l'aspect de ce vieillard soutenu sous les deux bras par ses amis et allant recevoir l'assaut de tout un peuple. Elle avait été émue de pitié et de dévouement pour lui ; elle avait pensé qu'il fallait un appui féminin à sa vieillesse, ou que peut-être l'intercession d'une femme de sa condition le sauverait du poignard d'un séditieux. Elle s'était attachée à ses pas, elle était entrée avec lui jusqu'au conseil où elle l'enveloppait de sollicitude. La piété est une passion courageuse et la plus désintéressée des passions.

 

V.

Jusqu'à ce moment tous les actes, toutes les proclamations, tous les ordres du gouvernement provisoire avaient été lancés pour ainsi dire au hasard et au nom de la révolution plutôt qu'au nom d'un gouvernement défini. Ils portaient en tête tantôt — au nom du Peuple français, tantôt — au nom de la Nation. Les premières communications du gouvernement avec le peuple avaient été reçues sous cette simple formule sans exciter l'attention ni les murmures.

Mais de sourdes rumeurs parcouraient déjà la multitude. Les cris de vive la République ! éclataient avec une significative unanimité parmi les combattants. Les masses des faubourgs marchaient à ce cri sur l'Hôtel-de-Ville. A quelques pas du gouvernement, dans des salles principales où la foule siégeait tumultueusement, la République était déjà proclamée. Il était temps pour le conseil lui-même de prendre un parti absolu pour ou contre le changement de forme du gouvernement.

Son titre de gouvernement provisoire disait assez qu'il ne se reconnaissait au fond qu'une autorité d'interrègne ; mais encore fallait-il savoir an nom de quel principe, monarchique ou républicain, cet interrègne serait exercé. La nécessité soulevait et pressait la question. La révolution avait renversé la royauté dans la personne de Louis Philippe ; la régence dans la personne de M. le duc de Nemours qui était la seule légalité du moment, avait été traversée sans qu'on s'y arrêtât ; le due de Nemours lui-même n'avait pas pu protester ; si rapides avaient été les deux déchéances. La régence de la duchesse d'Orléans n'était pas légale, par l'imprévoyance du roi et de ses ministres. A peine proposée par M. Dupin et par M. Barrot à la Chambre, elle avait été écartée par la demande d'un gouvernement provisoire, sans qu'aucun des ministres de la royauté, sans que M. Thiers lui-même, ministre de l'heure suprême, fût monté à la tribune pour la discuter et la soutenir. Une invasion soudaine l'avait étouffée, il ne restait debout en droit que la nation, il ne restait debout en fait que sept hommes parlant et agissant en son nom et en son absence jusqu'à ce qu'elle pût parler et agir elle-même. Ces hommes n'avaient évidemment pas le droit de changer la forme du gouvernement si un gouvernement avait existé ; mais aucun gouvernement n'existait, excepté le gouvernement du plus téméraire ou du plus dévoué. Dans cette absence totale de lois constitutives, dans ce vide d'autorités, dans ce néant de droits, ces sept hommes dont le hasard de leur présence ici faisait tout le titre avaient certainement le devoir de regarder autour d'eux, d'apprécier la situation dans son ensemble et de délibérer. Il leur était loisible aussi d'admettre comme éléments de leurs délibérations leurs propres opinions, leurs tendances personnelles, et de déclarer au pays s'ils allaient gouverner provisoirement au nom de la monarchie écroulée sous leurs pieds, ou au nom de la république levée dans leurs cœurs.

 

VI.

Tel était tout le fait et tout le droit de ce solennel débat dans lequel le danger public, le feu qui brûlait, le sang qui coulait, intervenaient certainement dans la délibération comme de terribles interlocuteurs. Celui qui ne les eût pas entendus eût été un insensé, celui qui n'eût écouté qu'eux eût été un lâche. On a supposé, on a écrit que la peur intervint dans cette délibération et qu'elle tint la main de plusieurs des signataires de la République. Cela est faux de deux manières, faux quant aux hommes, faux quant aux choses. Un dilemme le prouve. Les hommes qui s'étaient jetés dans ce cratère s'y étaient jetés par un de ces deux motifs : ou parce qu'ils étaient républicains et qu'ils voulaient aider la République, leur pensée personnelle, à sortir irrésistible de cette explosion ; ou bien parce qu'ils étaient des citoyens dévoués s'offrant en holocauste eux-mêmes au foyer de l'incendie révolutionnaire pour le resserrer, le contenir et empêcher leur pays et le monde d'en être consumé. Si ces hommes étaient des républicains fanatiques, ce n'était donc pas la peur qui les faisait consentir à la République ; si ces hommes étaient des victimes dévouées s'offrant pour le salut de tous, ce n'étaient donc pas des caractères timides que la crainte pût entraîner.

D'ailleurs, il n'y avait aucune crainte de mort présente pour ceux qui auraient refusé de prononcer le mot de République ; il n'y avait qu'à se retirer en sûreté dans sa demeure et à laisser une place enviée par mille autres dans le cercle du gouvernement. La table du conseil abandonnée par un, plusieurs ou par tous les membres du gouvernement provisoire aurait été à l'instant envahie par des citoyens qui ne demandaient qu'à les remplacer et à se compromettre ainsi devant le peuple et devant la postérité. Le danger était au contraire de rester au gouvernement, au milieu d'un tumulte qui pouvait d'une heure à l'autre devenir un massacre ; le danger n'était pas de s'enfuir. L'histoire, à cet égard, en appelle à cent mille témoins de toute opinion qui assistaient, pendant cette soirée et cette nuit terrible, aux événements de l'intérieur de l'Hôtel-de-Ville. Si les membres du gouvernement provisoire furent coupables en ce moment, ce n'est donc pas dans la peur qu'il faut leur chercher une excuse. Ils ne tremblèrent pas, ils raisonnèrent ; ou plutôt les événements raisonnaient pour eux. Dans la situation qui les pressait, ils n'avaient que trois partis à prendre : ou ne proclamer aucune forme de gouvernement, ou proclamer la monarchie, ou proclamer la République.

 

VII.

Dire au peuple : nous ne proclamons aucun gouvernement ; c'était évidemment dire à tous les partis soulevés pour ou contre tel ou tel gouvernement : continuez à verser votre sang et celui de la France, recruter vos forces, à aiguiser vos armes, et donnez des assauts continuels à l'ordre provisoire et désarmé que nous établissons pour lui arracher le triomphe de votre faction.

Ne rien proclamer du tout, c'était donc en fait proclamer l'anarchie, la sédition, la guerre civile en permanence ; mieux valait mille fois que ces hommes fussent restés immobiles et muets dans les rangs des députés, que d'en être sortis au nom du salut public pour la perte de tous.

Proclamer la monarchie devant trois cent mille hommes soulevés pour la combattre, devant la garde nationale désorganisée ou complice, devant l'armée étonnée et dissoute, devant le trône vide, devant le roi absent, devant la régence en fuite, devant les Chambres expulsées par la capitale, c'était évidemment proclamer la division à la face du peuple ; ou plutôt, c'était déserter le poste du péril et de direction où l'on s'était précipité, et remettre à l'instant le gouvernement de cette tempête, non plus aux hommes modérateurs dont elle reconnaissait par miracle l'autorité, mais aux vents et aux foudres de cette tempête même. C'était livrer la France aux hommes de désordre, d'anarchie et de sang. C'était pousser de ses propres mains la nation au fond de l'abîme des partis extrêmes, sanguinaires, désespérés, au lieu de la retenir au risque d'être écrasés sur les pentes modérées de la liberté et sous l'empire du suffrage universel, dernier appel à la société sans loi et sans chef.

Proclamer la république provisoire sauf la ratification du pays immédiatement convoqué dans son Assemblée nationale, c'était donc la seule chose à la fois révolutionnaire et préservatrice à faire. Car d'un côté, la République tentée avec unanimité et modération pendant un espace de temps quelconque, était un progrès immense acquis dans l'ordre des gouvernements rationnels, et des intérêts populaires ; d'un autre côté, si cette seconde République conçue comme un contraste heureux et éclatant aux excès et aux crimes de la première devait être répudiée plus tard par la nation rassemblée, elle donnait pour le moment du moins au gouvernement chargé de sauver l'interrègne, l'enthousiasme du peuple, le concours actif de tous les républicains, la satisfaction aux opinions remuantes, l'étonnement de l'Europe, en un mot l'élan, l'impulsion et la force de traverser, jusqu'au gouvernement définitif, l'abîme sans fond d'une révolution.

 

VIII.

L'instinct est l'éclair du raisonnement. Il écrivait en éclairs d'évidence ces considérations dans l'esprit des hommes les plus modérés du gouvernement. Aussi la délibération fut solennelle, mais courte comme une délibération sur le champ de bataille. Un tour d'opinions et de vote sommaire demandant à chaque membre du gouvernement provisoire sa conscience et sa pensée y suffit. Une réflexion concentrant une vie dans une minute et quelques paroles brèves et graves formèrent le résultat unanime. Il y eut bien quelques instants de religieuse hésitation dans le cœur, quelques balbutiements sur les lèvres, quelques pâleurs pensives sur les fronts ; quelques coups d'œil d'intelligence s'interrogèrent bien en envisageant la largeur et la profondeur de l'élément républicain, au moment de quitter du pied la rive séculaire de la monarchie pour s'élancer sur lamer agitée et inconnue de la République ; les plus vieux et les plus fermes courages eurent bien quelques gestes et quelques attitudes d'irrésolution momentanée et d'invocation secrète à la providence des peuples ; mais après avoir regardé attentivement en soi et autour de soi, aucun ne recula dans l'anarchie certaine plutôt que d'avancer hardiment dans les hasards du salut commun. Les uns par parti pris dès longtemps, les autres par satisfaction de leur système triomphant, ceux-ci par vieilles convictions, ceux-là par raisons courageuses, plusieurs sans doute par conviction seule de la nécessité, tous enfin par la prévision de l'heure et par l'évidence de l'impossibilité actuelle de toute autre solution, proposèrent, votèrent, ou consentirent le titre de République sur le frontispice du gouvernement de la révolution. Seulement dès cette heure il fut dit et entendu que l'immense majorité se refusait inflexiblement à usurper au nom d'une ville ou d'une faction sur la nation tout entière, le droit de changer son gouvernement, droit que la violence et la tyrannie seules peuvent ravir au peuple. Contraindre trente-six millions d'hommes à adopter un gouvernement qui leur répugne au nom d'une faction armée ou même de l'unanimité du peuple de Paris, ce n'était plus la loi, ni la République, c'était le crime et la servitude. Une révolution d'affranchissement aboutissant à un si monstrueux arbitraire, eût été selon la majorité l'insolence, le scandale, ou la dérision de la liberté. Le gouvernement provisoire en masse se fût laissé couper la main plutôt que de le contre-signer. Il fut convenu qu'on adopterait dans la formule, dans les actes et dans l'interprétation le sens présenté dans la proclamation rédigée en ces termes par Lamartine. Le gouvernement provisoire proclame la République sauf la ratification de la nation par une Assemblée nationale immédiatement convoquée. Ainsi la guerre civile pouvait être éteinte, la révolution pouvait être accomplie, le peuple pouvait être dirigé par son propre frein, et cependant la nation restait maîtresse absolue souveraine de son gouvernement définitif.

Excepté les monarchistes superstitieux ou les républicains sectaires qui placent le droit de leur conviction individuelle ou le triomphe de leur faction au-dessus de tout droit et de tout peuple, tout le monde se déclara satisfait d'une solution à la fois si audacieuse et si légitime. C'était la meilleure solution pour la République elle-même. Car on ne dérobe pas la liberté ; on s'en empare en pleine lumière et en pleine nation. Les institutions surprises dans un coup de main de minorité ressemblent au fruit d'un larcin : on en jouit mal et elles durent peu. Les hommes sérieux partisans du gouvernement démocratique, dans le conseil du gouvernement provisoire, voulaient que la République fût un droit et non une escroquerie de la force ou de la ruse d'une faction. Une République imposée ne pouvait être qu'une République violente et persécutrice, ils la voulaient libre, sincère et constitutionnelle ou ils n'en voulaient pas. Ils la proposaient à la nation sous leur responsabilité et au nom de l'initiative que leur dictature momentanée leur donnait ; ils en faisaient la forme temporaire du gouvernement qu'ils allaient régir ; ils disaient d'avance à la nation : vous pouvez nous désavouer. Nous ne sommes que les plénipotentiaires du peuple de Paris. Nous signons la République sous la réserve de votre ratification ; sans ratification il n'y a point d'acte. Telles furent les explications, telles furent les paroles, tel fut le sens de la proclamation de la République par la majorité du gouvernement provisoire.

 

IX.

Ce sens expliqué en toutes lettres au peuple dans la proclamation et dans les mille allocutions de Lamartine et de ses collègues au peuple de l'Hôtel-de-Ville fut le sens continu de toutes les paroles, de toutes les pensées, de tous les actes de cette dictature révolutionnaire. La majorité ne laissa pas prescrire un seul jour contre cette signification de ses actes de gouvernement. On retrouve ce commentaire de ses intentions, non-seulement dans les proclamations qui fondèrent la République sous la réserve de cet appel au peuple, non-seulement dans la convocation immédiate de l'Assemblée nationale, mais dans les innombrables discours par lesquels les membres de cette majorité répondirent pendant leur dictature aux partis modérés qui leur demandaient le suffrage libre, et aux partis extrêmes qui leur demandaient la tyrannie. Les ennemis de la République en ont calomnié à cet égard les fondateurs. Ils ont voulu trouver un larcin ou une usurpation dans ses fondements ; ils ne trouvèrent que trois choses dans les actes de la majorité de ce gouvernement : une dictature, la plus courte possible, acceptée sans autre ambition que celle de servir au nom du péril commun ; une initiative, quoique temporaire, de la République consciencieusement prise pour tenter la fortune de la liberté, et pour étouffer d'urgence l'anarchie sous l'enthousiasme du peuple ; enfin un inviolable respect de la souveraineté nationale, et un appel immédiat et perpétuel au peuple. Voilà la vérité tout entière, voilà le mérite, le crime ou la vertu de ce gouvernement.

 

X.

Aussitôt que la proclamation de la République en ces termes ont été résolue à l'unanimité, on se hâta d'envoyer à l'imprimerie nationale les décrets du gouvernement qui ne portaient pas jusque-là cette formule en titre. Puisque le gouvernement s'était prononcé, il était urgent d'enlever aux factions extrêmes qui s'agitaient sur la place ce grief exploité contre la pacification du peuple. Un drapeau tricolore fut arboré à une fenêtre, et des centaines de morceaux de papier sur lesquels étaient inscrits ces mots : la République est proclamée, furent lancés à la foule. On les lut, on se les passa de main en main. Ce mot vola de bouche en bouche ; le doute, les rixes cessèrent. Cent mille hommes élevèrent leurs armes vers le ciel. Un cri unanime remonta de la Grève, des quais, des ponts, des rues adjacentes aux murs de l'Hôtel-de-Ville. Il s'étendit et se multiplia de proche en proche jusqu'à la Bastille et jusqu'aux barrières de Paris.

L'explosion de ce sentiment comprimé depuis un demi-siècle sur les lèvres et dans le cœur d'une partie de la génération était faite. Le reste des citoyens l'entendit, ceux-ci avec une terreur secrète, ceux-là avec étonnement, le plus grand nombre avec ce sentiment de joie confuse et pour ainsi dire machinale qui salue les grandes nouveautés ; tous sans opposition et sans murmure, comme un dénouement quelconque faisant tomber les armes des mains des combattants, soulageant les cœurs des citoyens du poids d'anxiété et de douleur qui pesait depuis trois jours sur l'âme de ce peuple. Si la République n'eût été proclamée que par le parti républicain, elle eût inspiré cette humiliation et cette angoisse qu'inspire toujours aux citoyens impartiaux le triomphe d'une faction ; elle eût été repoussée peut-être avant la fin de la nuit par la répugnance de la garde nationale. L'Hôtel-de-Ville aurait été certainement déserté en tous cas par tous ceux qui ne tenaient pas à l'opinion républicaine. On aurait laissé la République sous la responsabilité de ses auteurs. Cette désertion de la garde nationale,, de la partie modérée de la population aurait montré la République dans un isolement qui# l'aurait rendue ombrageuse. Mais les noms impartiaux de Dupont de l'Eure, d'Arago, de Lamartine, de Marie, de Crémieux, de Garnier-Pagès qu'on savait étrangers à toute faction, ennemis de tout excès, inflexibles à toute violence, rassuraient l'esprit de la ville et montraient en perspective dans la République signée de leurs mains, non les souvenirs sinistres du passé, mais les horizons pleins de prestige, de droits, de sécurité et d'espérance pour l'avenir inconnu dans lequel on entrait de confiance sur la foi de la nécessité.

 

XI.

Une fois la République proclamée, le gouvernement et l'Hôtel-de-Ville parurent un moment respirer, comme si un air vital nouveau eût soufflé du ciel sur cette fournaise d'hommes. L'incertitude est le vent des passions populaires comme elle est, dans les peines et dans les travaux de l'existence, la moitié du poids du cœur de l'homme.

Une partie du peuple parut se retirer pour aller emporter et répandre la grande nouvelle dans ses demeures. A l'exception de Lamartine et de Marie, la plupart des membres du gouvernement qui étaient en même temps ministres quittèrent successivement l'Hôtel-de-Ville et allèrent à leur département : Ledru Rollin à l'intérieur, Arago à la marine. Les nouveaux ministres étrangers au gouvernement, tels que Goudchaux aux finances, le général Subervie à la guerre, Carnot à l'instruction publique, Bethmont au commerce, s'éloignèrent pour aller rétablir la subordination dans leur administration ; quelques-uns revinrent par intervalle pour assister au conseil du gouvernement en permanence.

Ces premières heures de la nuit furent un tumulte plutôt qu'un conseil. Il fallait se lever à chaque bruit du dehors, soutenir du poids de ses épaules les portes ébranlées par les coups de crosse de fusil ou par des bras impatients de résistance, se faire jour à travers les armes nues, haranguer, conjurer, subjuguer ces détachements de la multitude, les refouler moitié par l'éloquence moitié par la force, toujours par le calme du front, par la cordialité du geste, par l'énergie de l'attitude ; en détacher ainsi une partie pour combattre l'autre ; puis, le tumulte réprimé, rentrer au milieu des acclamations qui assourdissaient l'oreille, des froissements qui brisaient les membres, des embrassements qui étouffaient la respiration ; essuyer sa sueur et reprendre sa place de sang-froid à la table du conseil pour rédiger des proclamations et des décrets ; jusqu'à ce qu'un nouvel assaut vînt ébranler les voûtes, secouer les portes, refouler les sentinelles, tordre les baïonnettes et rappeler les citoyens groupés autour du gouvernement et ses membres eux-mêmes aux mêmes luttes, aux mêmes harangues, aux mêmes efforts, aux mêmes dangers.

Lamartine était presque toujours provoqué par son nom. Sa taille élevée et sa voix sonore le rendaient plus apte à ces conflits avec la foule. Il avait ses vêtements en lambeaux, le col nu, les cheveux ruisselants de sueur, souillés de la poussière et de la fumée. Il sortait, il entrait, plus porté qu'escorté par des groupes de citoyens, de gardes nationaux, d'élèves des écoles, qui s'étaient attachés à ses pas sans qu'il les connût, comme l'état-major du dévouement autour d'un chef sur le champ d'une révolution.

On y remarquait un jeune professeur du collège de France, Payer, dont Lamartine ne savait pas même le nom, mais dont il admirait l'exaltation froide devant le danger et le recueillement au milieu du tumulte ; caractère des hommes de crise ; et un jeune élève de l'École polytechnique beau, calme, muet, mais toujours debout comme une statue de la réflexion dans l'action, figure qui rappelait le Bonaparte silencieux de vendémiaire.

 

XII.

Chaque membre du gouvernement provisoire présent soutenait tour à tour les mêmes assauts, subissait les mêmes fatigues, bravait les mêmes dangers, remportait les mêmes triomphes. Marie impassible et froid, toujours assis ou debout à la même place, rédigeait la plume à la main les préambules raisonnes des décrets ou les instructions aux agents de la force publique. Son œil ardent et profond semblait darder sa volonté dans l'âme de la multitude ; son geste impératif intimidait l'objection, subjuguait la résistance. Sa tête haute dédaigneusement tournée vers les agitateurs imposait même sans parole au tumulte.

Garnier-Pagès déjà brisé par la souffrance et par les efforts qu'il venait de faire pour conquérir et pour concentrer dans ses mains la mairie de Paris, répandait à flots sur la multitude sa voix, son âme, ses gestes, sa sueur. Ses bras s'ouvraient et se refermaient sur sa poitrine comme pour embrasser ce peuple. La bonté, l'amour, le courage illuminaient sa physionomie pâle d'un rayon d'ardeur qui fondait les cœurs les plus exaspérés. Il faisait plus que convaincre, il attendrissait. Lamartine, qui ne connaissait de Garnier-Pagès jusque-là que son nom et son mérite, le contemplait avec admiration. Ménagez votre vie, économisez vos forces, ne donnez pas toute votre âme à la fois, nous aurons de longs jours à combattre, lui disait-il ; ne dépensez pas tout ce courage en une nuit. Mais Garnier-Pagès ne comptait pas avec lui-même. Expirant il demandait encore des miracles à la nature. C'était le suicide de l'honnêteté. Il tomba enfin d'anéantissement sur le carreau pour reposer sa poitrine déchirée et retrouver un peu de voix dans une heure de sommeil. On le couvrit de son manteau, mais la fièvre du bien public le dévorait. Il ne dormit pas, et d'une voix rauque et cassée il ordonnait, il conseillait, il haranguait encore.

Duclerc qui paraissait son disciple et son émule ne quittait pas Garnier-Pagès. C'était un rédacteur éminent du National pour les questions de haute finance et d'économie politique. Jeune, beau, grave, le regard droit, le front plein, la bouche ferme, il parlait peu, il n'agissait qu'à propos. Réfléchi, infatigable, allant au but du premier coup, il précisait, tout, éclairait tout, formulait tout ; il avait dans les traits comme dans l'esprit plus de commandement que de persuasion. On sentait en lui l'ordre incarné impatient de sortir du désordre. Il semblait épier les premiers symptômes d'un gouvernement reconstitué pour y prendre sa place naturelle à côté de son maître et de -son ami. Lamartine dans les intervalles de repos se complaisait à regarder et à voir agir ce jeune homme, ressource dans l'imprévu, règle dans la confusion, décision dans l'embarras, lueur dans le chaos. Tel lui apparaissait Duclerc.

Marrast quoique moins doué par la nature pour imposer aux masses, homme d'élite plus que de place publique, était imperturbable à son poste de secrétaire du gouvernement au bout de la table du conseil. S'il ne parlait pas au peuple il ne cessait pas de conseiller, de diriger, et d'écrire. Sa plume rapide rédigeait du premier coup le résumé de la plus orageuse discussion. Il ajoutait à ce qui avait été dit ce qui aurait dû être dit. Les considérations les plus hautes découlaient sans explosion de son esprit comme la lumière qui ne fait point de bruit tout en se répandant sur l'objet. Cet homme, dont on a voulu prendre la grâce pour de la faiblesse, ne faiblit pas une minute ni du regard ni de l'attitude pendant ces longues convulsions d'une révolution dont un tronçon pouvait à chaque instant l'étouffer dans ses replis. Il voyait le péril, il en souriait d'un sourire triste mais enjoué, s'attendant à tout, résigné à tout, disant au milieu du feu de ces mots spirituels mais profonds qui prouvent que l'âme joue avec le danger ; tel il fut cette première nuit, tel il fut pendant la durée de la dictature.

D'autres hommes, Pagnerre, Barthélémy Saint-Hilaire, Thomas, rédacteur en chef du National, Hetzel, Bixio, Bûchez, Flottard, Recurt, Bastide, presque tous les hommes de pensée de la presse de Paris devenus des hommes de main par occasion, se pressaient dans l'étroite enceinte autour du gouvernement, dévoués à ses ordres, prêts au conseil, infatigables à l'œuvre, intrépides au danger. Les figures s'étaient agrandies comme les caractères. La solennité du moment relevait ces visages ordinairement penchés sur la lampe de l'écrivain. Les couleurs ou les rivalités d'opinions qui divisaient le matin encore ces chefs et ces armées de la presse de Paris se confondaient à présent en un commun et brûlant enthousiasme du salut public.

On distinguait au milieu d'eux à son front chauve chargé de souvenirs révolutionnaires, à l'expression fine et contemplative de ses traits, et à la concision active de ses paroles, un ancien aide de camp de Lafayette qui avait vu avorter la république dans ce même palais de 1830, qui se défiait des tribuns et des peuples, et qui semblait surveiller le foyer de la révolution ; c'était Sarrans. On sentait en lui le soldat des anciennes guerres sous la République, des nouvelles idées aujourd'hui ; également prêt à écrire, à agir, ou à haranguer,

 

XIII.

Cependant la nuit était tombée. Le bourdonnement sourd des quartiers voisins du centre tombait avec elle. Les citoyens rassurés sur l'existence d'un gouvernement actif et ferme, rappelés dans leur demeure par l'heure du repos et par le besoin de tranquilliser leur famille, commençaient à s'écouler. Il ne restait plus sur la place de Grève que les bivouacs, les arrière-gardes de la révolution, les combattants harassés et chancelant de froid et de vin, qui veillaient la mèche allumée autour de quatre pièces de canon chargées à mitraille, et la masse tenace, exaltée, fiévreuse, insatiable d'agitation, de motions, qui campait, flottait et grondait dans les cours, dans les escaliers, dans les salles de l'Hôtel-de-Ville.

Ces masses se composaient surtout des anciens membres de sociétés secrètes, armée de conspirateurs de toutes les dates depuis 1815 ; des révolutionnaires sans repos trompés dans leurs espérances en 1830 par la révolution même qu'ils avaient faite et qui leur avait échappé ; enfin des combattants des trois jours dirigés par les comités du journal la Réforme et qui avaient espéré que le gouvernement appartiendrait exclusivement à ceux à qui appartenait une si grande part du sang et de la victoire.

A ces trois ou quatre mille hommes animés de ressentiments et d'ambitions politiques, se joignaient, mais en petit nombre encore, des adeptes socialistes et communistes qui voyaient dans l'explosion de la journée la première détonation d'une mine chargée sous les fondements même de l'ancienne société, et qui croyaient tenir dans leur fusil le gage de leur système et de la rénovation de l'humanité. Le reste se composait de ces forcenés qui n'ont ni système politique dans l'esprit, ni chimère social dans le cœur, mais qui n'acceptent une révolution "qu'à condition du désordre qu'elle perpétue, du sang qu'elle verse, de la terreur qu'elle inspire. Des écrivains et des démagogues à froid les avaient nourris depuis vingt ans d'admiration féroce pour les grandeurs du crime, les immolations, les massacres de la première terreur ; peu nombreux, mais hommes décidés à ne reconnaître une république qu'à l'échafaud, et un gouvernement qu'à la hache qu'il leur prêterait pour décimer les citoyens. Enfin le flot de la journée avait jeté et la nuit avait laissé aussi à l'Hôtel-de-Ville une partie de cette écume en haillons de la population vicieuse des grandes capitales que les commotions soulèvent et font flotter quelques jours à la surface, jusqu'à ce qu'elle retombe dans ses égouts naturels ; hommes toujours entre deux vins ou entre deux sangs, qui flairent le carnage en sortant de la débauche et qui ne cessent jamais d'assiéger l'oreille du peuple qu'après qu'on leur a jeté un cadavre, ou qu'on les a balayés dans les prisons comme l'opprobre de tous les partis. C'était l'écoulement des bagnes et des cachots.

 

XIV.

Pendant que le gouvernement profitait de ces premiers moments de calme dans les rues pour multiplier ses ordres, pour régulariser ses rapports avec les différents quartiers et pour envoyer ses décrets aux départements et aux armées, ces hommes répudiés du vrai peuple dans d'autres parties de ce vaste édifice flottaient à la voix des orateurs démagogues, entre l'acceptation du nouveau gouvernement et l'installation d'autant de gouvernements qu'ils avaient de chimères, d'ambitions, de fureurs ou de crimes dans le cœur. Des vociférations immenses s'élevaient par intervalle du fond des cours jusqu'aux oreilles du gouvernement provisoire ; des décharges de coups de fusil étaient les applaudissements des motions les plus incendiaires. Ici on parlait d'arborer le drapeau rouge, symbole du sang qui ne devait tarir qu'après que la peur aurait affaissé tous les ennemis du désordre ; là, de déployer le drapeau noir, signe de la misère et de la dégradation de la race prolétaire, ou signe de deuil d'une société souffrante qui ne devait se déclarer en paix qu'après s'être vengée de la bourgeoisie et de la propriété.

Les uns voulaient que le gouvernement fût voté par un scrutin nocturne, que ses membres ne fussent pris que parmi les combattants des barricades ; les autres que les chefs des écoles socialistes les plus effrénées y fussent seuls portés par la voix des ouvriers vainqueurs des différentes sectes ; ceux-ci demandaient que le gouvernement, quel qu'il fût, ne délibérât qu'en présence et sous les baïonnettes de délégués choisis par eux, épurateurs et vengeurs de tous ses actes ; ceux-là, que le peuple se déclarât en permanence à l'Hôtel-de-Ville et fût à lui-même son propre gouvernement dans une assemblée incessante où l'on voterait toutes les mesures à l'acclamation.

Le fanatisme, le délire, la fièvre, l'ivresse, jetaient au hasard ces motions sinistres ou absurdes relevées çà et là par des acclamations confuses, puis retombant aussitôt sous le dégoût de la multitude, qui les traitait avec horreur ou mépris à la voix d'un bon citoyen.

 

XV.

Un certain nombre de mécontents appartenaient au parti des combattants de la Réforme. Ces républicains plus exaltés s'étonnaient que les noms des écrivains ou des hommes d'action de ce parti, qui avaient tout fait pour le triomphe, ne figurassent pas ou ne figurassent que comme secrétaires dans le gouvernement. Ils se refusaient à reconnaître un pouvoir accouru de la Chambre des députés comme pour confisquer la dépouille sans avoir combattu ni conspiré. Ils ne voyaient dans ce gouvernement descendu d'en haut, aucun des noms qu'ils avaient l'habitude de respecter dans les listes ou dans les conciliabules des conjurés contre la royauté. Ils y lisaient des noms suspects à leurs yeux d'origine aristocratique, de pacte avec la monarchie, de communauté d'idées ou d'intérêts avec la classe héréditaire de la société. De tous ces noms auxquels on leur commandait confiance, Dupont de l'Eure, Arago, Lamartine, Crémieux, Garnier-Pagès, Marie, un seul, celui de Ledru Rollin, leur était familier et sympathique comme étant le nom d'un orateur qui s'était proclamé républicain avant la république, et qui avait créé ou soufflé dans la Réforme le foyer des principes démocratiques les plus brûlants. Mais où était Louis Blanc, le publiciste des dogmes prestigieux de l'association et du salaire ? où était Albert, le combattant de ces dogmes ? où était Flocon, l'homme d'action sans illusion, mais sans peur, dont les mains noires de la poudre de tant de combats avaient été jugées dignes de vaincre et n'étaient pas jugées dignes de gouverner ?

Telles étaient les plaintes, les griefs, les murmures ; telles furent bientôt les agitations qui travaillèrent les masses de combattants vociférant et ondoyant dans les étages inférieurs, sur la place, aux portes et dans les cours du palais.

Une prochaine explosion paraissait imminente. Des hommes dévoués à la fois à l'ordre et au mouvement, chefs de combattants, journalistes accrédités, officiers municipaux, maires de Paris, élèves des Écoles, s'efforçaient de la contenir et de la refouler. La multitude s'accumulait, reculait, se dissolvait à leurs voix ; puis, frémissant de nouveau à la voix d'un autre tribun, reprenait ses désordres et ses élans, se répandait dans les étages supérieurs et dans les corridors en poussant des imprécations, en brisant les fenêtres, en forçant les portes, demandant à grands cris le gouvernement provisoire pour le déposer ou le jeter hors du palais. Des prodiges de courage civil et de force physique furent faits pendant ces heures de confusion et de troubles pour résister aux bandes éparses d'insurgés, et pour les refouler en bas par la parole ou par l'obstacle que les poitrines du petit nombre de défenseurs du gouvernement provisoire ne cessaient de leur opposer.

Lagrange, qui s'était installé au nom d'une délégation des combattants gouverneur de l'Hôtel-de-Ville, indécis encore sur la nature du gouvernement qu'il reconnaîtrait et qu'il ferait respecter, errait le sabre à la main, deux pistolets à la ceinture, parmi les flots de cette multitude. Elle reconnaissait en lui l'image de ses longues souffrances, de son triomphe et de son exaltation. Le feu du courage dans les yeux, le désordre de la pensée générale dans sa chevelure, le geste immense, la voix creuse, il haranguait les foules qui se pressaient autour de lui comme autour d'une apparition des cachots. Dans toutes ses allocutions à la fois fougueuses et pacifiantes, il commandait plutôt la temporisation et la trêve du peuple qu'il ne recommandait la déférence au nouveau pouvoir. On voyait qu'hésitant lui-même, et fort d'un autre mandat, il tardait à se subordonner complètement ; prêt à faire composer le gouvernement plutôt qu'à lui obéir. Néanmoins ses discours respiraient, comme ses traits, le sentiment d'ardente charité pour les combattants, de pitié pour les blessés, d'horreur du sang, de réconciliation entre les classes, espèce d'apôtre de paix l'arme à la main. Tel dans cette nuit apparaissait, gesticulait et haranguait Lagrange.

Flocon allant et venant sans cesse de l'action au discours et du discours à l'action, faisait de généreux efforts pour calmer ces soupçons, ces fureurs ; indifférent à la part de gouvernement qui reviendrait à son parti personnel, pourvu que la République triomphât. Son stoïque sang-froid dans le tumulte ne laissait jamais ni son coup d'œil, ni sa pensée, ni sa parole dévier du but. Sa voix de fer avait les notes métalliques de la crosse de fusil résonnant sur les dalles ; sa pâleur virile, la concentration de ses traits, le port de sa tête qu'il secouait, ses relations avec les plus intrépides soldats de la révolution qui l'avaient connu au feu, ses vêtements ouverts, déchirés, tachés de fumée de poudre, donnaient un souverain ascendant à ses conseils. Mais déjà épuisé par trois jours et trois nuits de veilles, de combat, de maladie, sa voix ne portait pas aussi loin que sa volonté.

Louis Blanc, suivi d'Albert, circulait et pérorait aussi dans ces groupes. Son nom était alors immensément populaire, il réunissait sur lui le prestige du parti politique extrême que lui donnaient ses relations avec la Réforme à celui de ses doctrines socialistes sur l'association. Ces théories fanatisaient les ouvriers par des perspectives qu'ils croyaient tenir enfin à la pointe de leurs baïonnettes.

Albert suivait Louis Blanc. Ouvrier lui-même, il était muet derrière son maître ; mais sa figure convaincue, son visage pâle, ses gestes saccadés, ses lèvres palpitantes, exprimaient fortement le fanatisme obstiné pour l'inconnu. Sans parler, il était un conducteur de cette électricité morale dont Louis Blanc voulait charger le peuple pour foudroyer les vieilles conditions du travail.

Louis Blanc et ses amis ne prêchaient ni colère ni sang à ce peuple. Leurs doctrines et leurs paroles étaient dans leurs bouches des doctrines et des paroles de paix. Louis Blanc s'efforçait avec une éloquence pleine d'images, mais froide au foyer comme toute éloquence d'idée, de désarmer les bras en éblouissant les imaginations. Il insinuait seulement au peuple de prendre ses gages dans le gouvernement en y introduisant ses amis. Il se désignait lui-même. Il montrait Albert, il était admiré, applaudi plus qu'obéi. Sa petite taille l'engloutissait dans la foule. Le peuple s'étonnait de celte forte voix et de ces grands gestes sortant d'un si faible corps. La multitude, par un irrésistible instinct, confond toujours la force et la grandeur du caractère et des idées avec la stature de l'orateur. Les apôtres peuvent être grêles, les tribuns doivent frapper le regard par la masse, et dominer du front la place publique. Le peuple sensuel mesure les hommes par les yeux. Le désordre croissait, l'insurrection s'aggravait.

 

XVI.

Plusieurs fois elle était venue frapper aux portes du réduit où le gouvernement provisoire siégeait, menaçant de le précipiter et refusant toute obéissance à ses décrets. Crémieux d'abord, Marie ensuite, étaient parvenus à force de fermeté mêlée d'habiles supplications à faire refluer ces bandes jusque dans les cours du palais. Ils avaient reconquis l'autorité morale au gouvernement. Sept fois depuis la nuit tombante, Lamartine avait quitté la plume pour s'élancer suivi de quelques fidèles citoyens dans les corridors, sur les paliers, jusque sur les marches de l'Hôtel-de-Ville pour demander à ces masses désordonnées l'obéissance ou la mort. Chaque fois accueilli d'abord par des imprécations et des murmures, il avait fini par écarter à droite et à gauche les sabres, les poignards, les baïonnettes, brandis par des mains ivres et égarées, par s'improviser une tribune d'une fenêtre, d'une balustrade, d'une marche des degrés, et par faire incliner les armes, taire les cris, éclater les applaudissements, couler les larmes d'enthousiasme et de raison.

La dernière fois, un mot heureux de sang-froid et d'audace qui contenait un reproche dans une plaisanterie, l'avait sauvé. Une masse irritée couvrait les marches de l'Hôtel-de-Ville ; des coups de fusil contre les fenêtres menaçaient d'exterminer les faibles postes des volontaires qui s'opposaient à cette invasion nouvelle dont le palais allait être encombré jusqu'à l'étouffement ; toutes les voix étaient éteintes, tous les bras lassés, toutes les supplications perdues. On vient chercher Lamartine, il sort encore ; il arrive sur le palier du premier étage. Là quelques gardes nationaux, quelques élèves de l'École polytechnique et quelques intrépides citoyens luttaient corps à corps avec les envahisseurs. A son nom, à son aspect, la lutte cesse un instant ; la foule s'ouvre Lamartine voit les marches du grand escalier couvertes à droite et à gauche de combattants qui forment une haie d'acier jusque dans les cours et sur la placé : les uns amis et respectueux le couvrant de serrements de mains et de bénédictions ; le plus grand nombre irrités, ombrageux, au front chargé de doutes, au regard plein de soupçons, aux gestes menaçants, aux demi-mots acerbes. Il feint de ne pas voir ces signes de colère ; il descend jusqu'au niveau de la grande cour intérieure où l'on a déposé des cadavres et où s'agite une forêt de fer sur les têtes de milliers d'hommes armés. Là un escalier plus large descend à gauche vers la grande porte d'Henri IV qui ouvre sur la place de Grève et où le peuple s'engouffre à moitié. C'est ici que le flot de l'invasion qui se rencontre avec le flot des défenseurs produit le plus de confusion, de tumulte et de cris. Lamartine est un traître !n'écoutez pas Lamartine !à bas l'endormeur !à la lanterne les traîtres !la tête, la tête de Lamartine ! s'écrient quelques forcenés dont il coudoie les armes en passant. Lamartine s'arrête un moment sur la marche du premier degré, et regardant d'un œil assuré et avec un sourire légèrement sarcastique, mais non provocant, les vociférateurs : Ma tête, citoyens ? leur dit-il, plût à Dieu que vous l'eussiez tous en ce moment sur vos épaules ! vous seriez plus calmes et plus sages, et l'œuvre de votre révolution se ferait mieux ! A ces mots, les imprécations se changent en éclats de rire, les menaces de mort en serrements de mains. Lamartine écarte avec vigueur un des chefs qui s'oppose à ce qu'il aille parler au peuple sur la place : Nous savons que tu es brave et honnête, lui dit ce jeune homme, à la figure délirante, au geste tragique, mais tu n'es pas fait pour te mesurer avec le peuple ! tu endormirais sa victoire ; tu n'es qu'une lyre ! va chanter !Laisse-moi, lui répond Lamartine, sans s'irriter de ses apostrophes, le peuple a ma tête en gage ; si je le trahis, je me trahis le premier. Tu vas voir si j'ai l'âme d'un poète ou celle d'un citoyen. Et dégageant violemment le collet de son habit des mains qui le retiennent, il descend, il harangue le peuple sur la place, il le ramène à la raison, il l'enlève à l'enthousiasme. Les applaudissements de la place résonnent jusque sous les voûtes du palais ; ces bravos de dix mille voix intimident les insurgés du dedans ; ils comprennent que le peuple est pour Lamartine. Lamartine rentre et remonte applaudi et étouffé d'embrassements par ces mêmes hommes qui demandaient sa tête en descendant.

 

XVII.

Mais pendant que l'agitation s'apaisait d'un côté de l'Hôtel-de-Ville, elle fermentait de l'autre. A peine Lamartine était-il rentré dans le cabinet du conseil qu'un nouvel orage éclate, et qu'un assaut plus terrible que les précédents menace d'emporter le gouvernement.

Après avoir ondoyé longtemps çà et là de cours en cours, de place en place, de tribune en tribune, la foule cherchant un lieu pour délibérer avait fini par s'accumuler dans l'immense salle Saint-Jean, espèce de forum commun pour les grands rassemblements de la capitale, et dans la salle du conseil disposée pour les solennelles délibérations.

Là, sur une estrade érigée en tribune, à la clarté des lampes et de lustres allumés comme dans le. théâtre d'un drame réel, les orateurs se succédaient et se dépassaient en violences les uns les autres ; ils agitaient la question du choix d'un gouvernement. Qui sont ces hommes inconnus du peuple qui se glissent du sein d'une Chambre vaincue à la tête du peuple vainqueur ? où sont leurs titres ? leurs blessures ? quels noms montrent leurs mains ? sont-elles noires de poudre comme les nôtres ? sont-elles gercées par le manche des outils de travail comme les vôtres, braves ouvriers ? De quel droit font-ils des décrets ? au nom de quel principe, de quel gouvernement les promulguent-ils ? sont-ils républicains ? et de quelle espèce de république ? sont-ils des complices masqués de la monarchie introduits par elle dans nos rangs pour amortir nos justes vengeances, et pour nous ramener séduits et enchaînés au joug de leur société marâtre ? Renvoyons ces hommes à leur origine ! Ils portent d'autres vêtements que les nôtres, ils parlent une autre langue, ils ont d'autres mœurs. L'uniforme du peuple, ce sont ces vestes de travail ou ces haillons de misère. C'est parmi nous que nous devons choisir nos chefs. Allons chasser ceux que la surprise et la perfidie peut-être nous ont donnés !

D'autres plus modérés et en plus grand nombre disaient : Écoutons-les avant de les juger et de les proscrire ; appelons-les ici et qu'ils s'expliquent sur leurs desseins !

D'inexprimables tumultes répondaient au dedans et au dehors de la salle à ces motions contraires. L'Hôtel-de-Ville semblait menacé d'une explosion.

 

XVIII.

Déjà des bandes détachées de ce centre d'agitation s'étaient élancées sur les escaliers. Elles avaient renversé et foulé aux pieds les factionnaires, refoulé les postes, envahi l'étroit corridor qui aboutissait à la double porte du cabinet du gouvernement. D'intrépides citoyens prodigues de leur vie pour protéger l'ordre, les avaient devancés, ils étaient venus avertir le conseil du péril impossible désormais à conjurer. Mais Garnier-Pagès, Carnot, Crémieux, Marrast, Lamartine aidés des secrétaires et de quelques citoyens, parmi lesquels figuraient au premier rang l'impassible Bastide et le fougueux Ernest Grégoire, barricadent la porte ; ils y adossent les canapés et les meubles chargés, pour en accroître la résistance, du poids de plusieurs hommes debout sur les chaises et les fauteuils. Tous les assistants buttent leurs épaules contre ce fragile rempart, pour soutenir l'assaut et le poids des assaillants.

A peine ces précautions désespérées étaient-elles prises qu'on entend le tumulte, les vociférations, le cliquetis des armes, les interpellations, les imprécations, les pas, les élans sourds de la colonne dans le corridor extérieur. Ceux qui le défendent sont écartés ou foulés aux pieds. Les crosses de fusil, les pommeaux de sabre, les coups de poing retentissent contre la première porte. Les vitres dont elle est surmontée dans sa partie supérieure frémissent, éclatent, tintent sur les dalles, dans le couloir entre les deux battants. Les craquements du bois révèlent l'indomptable pression de la foule. La première porte cède et vole en éclats ; la seconde va être enfoncée de même. Un dialogue sourd et pressé s'établit entre les assaillants et les membres du gouvernement. Marie, Crémieux, Garnier-Pagès, leurs collègues, leurs amis, refusent avec obstination d'obéir aux injonctions des envahisseurs. Une sorte de capitulation s'établit ; on retire à demi les meubles. Ernest Grégoire, connu des deux camps, entr'ouvre la porte ; il annonce que Lamartine va s'aboucher avec le peuple, qu'il va sortir, le haranguer et le convaincre des intentions du gouvernement.

Au nom de Lamartine prestigieux alors sur le peuple, les imprécations se changent en acclamations de confiance et d'amour. Lamartine se glisse sur les pas de Grégoire, de Payer, et se livre à demi étouffé par la foule au flux et au reflux de cette multitude. Elle s'apaise et suspend de proche en proche ses convulsions devant lui. Sa taille élevée lui permet de la dominer de la tête ; son visage serein l'apaise ; sa voix, son geste, la font s'ouvrir ou reculer. Un contrecourant s'établit et l'emporte à travers le dédale obscur et inconnu des corridors et des degrés jusqu'à l'entrée de la salle des délibérations populaires. Le gouvernement provisoire, ainsi momentanément délivré, referme ses portes, place des postes et des sentinelles et se fortifie contre de nouveaux assauts ; incertain toutefois si Lamartine remonterait vainqueur ou resterait vaincu dans sa lutte entre les deux peuples et les deux gouvernements.

 

XIX.

La salle regorgeait de foule et de tumulte. Une lueur sinistre, des bouffées de chaleur humaine, émanation de cette fournaise d'hommes, des clameurs tantôt étouffées tantôt stridentes en sortaient. Il fallut longtemps à Lamartine et au groupe qui l'accompagnait pour y pénétrer.

Il entendait du seuil les voix de quelques orateurs qui l'annonçaient à la multitude. Tantôt ces voix étaient couvertes d'applaudissements, tantôt repoussées par des termes de défiance, de colère et de dédain. — Oui, oui !non, non !Écoutons Lamartine !n'écoutons pas Lamartine !vive Lamartine !à bas Lamartine ! — Ces cris accompagnés d'ondulations, de gestes, de trépignements, d'armes élevées pardessus la tête, de coups de crosse de fusil frappant le plancher, se combattaient à peu près par égale portion dans l'auditoire.

Pendant ce tumulte Lamartine se faisait péniblement jour à travers l'entassement de la porte. Il était soulevé en avant par des bras vigoureux jusqu'au pied d'un petit, escalier intérieur qui conduisait au sommet d'une estrade, espèce de tribune d'où l'on parlait au peuple. Les ténèbres de la nuit mal dissipées par quelques lueurs au centre de la salle, la vapeur des lampes allumées à ses pieds, qui épaississait l'atmosphère, la fumée des coups de feu tirés tout le jour dans les cours, et pénétrant de là par les fenêtres, l'espèce de brouillard que la transpiration fiévreuse et l'haleine haletante d'un millier d'hommes, répandait dans la salle, l'empêchaient de discerner nettement, et l'ont toujours empêché de se retracer distinctement depuis, cette scène. Il se souvient seulement qu'il dominait une foule frémissante à ses pieds ; les visages pâlis par l'émotion et noircis par la poudre étaient éclairés au pied de l'estrade seulement, et tournés avec des expressions diverses de son côté. A l'exception de deux de ces visages, tous lui étaient inconnus ; l'un était la figure fortement empreinte de résolution de l'ancien aide de camp de Lafayette, Sarrans, écrivain, combattant et orateur à la fois de la liberté ; l'autre était celle de Coste, ancien rédacteur du journal le Temps, que Lamartine avait connu jadis à Rome. Ce visage apparaissait après dix ans comme un auditeur passionné d'un nouveau forum au bas de ces nouveaux rostres.

Au delà de ces premiers rangs de spectateurs debout les lueurs s'éteignaient par degrés dans l'ombre, ne laissaient entrevoir sur le plain-pied au fond, autour, et sur des gradins adossés aux murs de la salle, que des ombres agitées et innombrables qui se mouvaient dans le crépuscule de cette demi-nuit. Seulement les sabres, les canons de fusils, les baïonnettes réverbérant çà et là les clartés des lampes sur le poli du métal, s'agitaient comme des gerbes de feu sur la tête de la multitude à chaque frémissement de l'auditoire.

Des cris contradictoires, fiévreux, frénétiques sortaient à chaque motion de ces milliers de bouches : véritable tempête d'hommes où chaque vent d'idées parcourant la foule arrachait à chaque nouvelle vague un mugissement de voix.

Lamartine jeté pour ainsi dire sur l'estrade comme sur un cap avancé au milieu de cette houle, la contemplait, incertain si elle allait le soulever ou l'engloutir. Plusieurs orateurs se pressant autour de lui à droite et à gauche et jusque sur les degrés de cette espèce de tribune lui disputaient du corps et de la voix la parole ; ils lançaient confusément des allocutions et des interpellations courtes et incendiaires à l'assemblée. Mais Lamartine étant parvenu à écarter ces rivaux de parole de la main et de l'épaule, et à paraître enfin isolé et libre devant les yeux du peuple, un silence entrecoupé de murmures, de vociférations, d'apostrophes acerbes, s'établit enfin peu à peu. Il essaya de parler.

 

XX.

Citoyens, s'écria-t-il de toute la portée d'une voix dont le danger de la patrie doublait l'énergie, me voici prêt à vous répondre. Pourquoi m'avez-vous appelé ? Pour savoir de quel droit vous vous érigiez en gouvernement du peuple et pour connaître si nous avions affaire à des traîtres, à des tyrans ou à des citoyens dignes de la conscience de la révolution ! répondirent quelques voix du fond de l'auditoire.

De quel droit nous nous érigeons en gouvernement ? réplique Lamartine en s'avançant et en se découvrant hardiment aux regards, aux armes, aux murmures, comme un homme qui se livre en se désarmant : Du droit du sang qui coule, de l'incendie qui dévore vos édifices, de la nation sans chef, du peuple sans guides, sans ordre, et demain peut-être sans pain ! du droit des plus dévoués et des plus courageux ! Citoyens, puisqu'il faut vous le dire : du droit de ceux qui livrent les premiers leur âme aux soupçons, leur sang à l'échafaud, leur tête à la vengeance des peuples ou des rois pour sauver leur nation ! Nous l'enviez-vous ce droit ? vous l'avez tous, prenez-le comme nous ! nous ne vous le disputons pas ; vous êtes tous dignes de vous dévouer au salut commun. Nous n'avons de titre que celui que nous prenons dans nos consciences et dans vos dangers ; mais il faut des chefs au peuple tombé d'un gouvernement dans un interrègne ! Les voix de ce peuple vainqueur et tremblant de sa victoire au foyer même du combat, nous ont désignés, nous ont appelés par nos noms ; nous avons obéi... Voulez-vous donc prolonger un scrutin terrible et impossible au milieu du sang et du feu, vous en êtes les maîtres, mais le sang et le feu retomberont sur vous, et la patrie vous maudira.

Non, non, non ! s'écrièrent des voix déjà touchées et ramenées par cet abandon de tout droit légal, et par cette invocation au droit du seul dévouement. — Si, si ! répondirent d'autres voix plus obstinées, ils n'ont pas le droit de nous gouverner. Ils ne sont pas du peuple, ils ne sortent pas des barricades ; ils sortent de cette assemblée vénale où ils ont respiré l'air empesté de la corruption !Ils ont protesté contre la corruption, disent les uns, — ils y ont défendu la cause du peuple, disent les autres, — eh bien ! qu'ils déclarent au moins quel gouvernement ils prétendent nous donner ! s'écrient les plus modérés. Nous avons renversé la monarchie, nous avons conquis la République, que Lamartine s'explique ! veut-il ou non nous donner la République ?

A cette interrogation répétée qui part de tous les groupes de la salle, Lamartine sourit d'un demi-sourire qui affecte de renfermer dans ses lèvres une indécision légèrement sceptique, expression de figure qui semble provoquer un auditoire à arracher un dernier secret à l'âme d'un auditeur :

La République, citoyens, dit-il enfin avec le timbre d'une solennelle interrogation, qu'est-ce qui a prononcé le mot de République ?Tous ! tous ! lui répondirent des centaines de voix et des milliers de mains agitant leurs armes en signe de volonté et de joie sur leurs têtes. — La République ? citoyens, reprend avec une gravité plus pensive et presque triste Lamartine : savez-vous ce que vous demandez ? savez-vous ce que c'est que le gouvernement républicain ?Dites-le ? dites-le ? lui répond-on de toutes parts. — La République ? poursuit Lamartine ; savez-vous que c'est le gouvernement de la raison de tous, et vous sentez-vous assez mûrs pour n'avoir d'autres maîtres que vous-mêmes et d'autre gouvernement que votre propre raison ?Oui, oui, dit le peuple — La République ? savez-vous que c'est le gouvernement de la justice, et vous sentez-vous assez justes pour faire droit même à vos ennemis ?

Oui ! oui ! oui ! redit le peuple avec un accent d'orgueil de lui-même et de conscience dans la voix. La République ? reprend Lamartine, savez-vous que c'est le gouvernement de la vertu, et vous sentez-vous assez vertueux, assez magnanimes, assez cléments pour vous immoler aux autres, pour oublier les injures, pour ne pas envier les heureux, pour faire grâce à vos ennemis, pour désarmer vos cœurs de ces arrêts de mort, de ces proscriptions, de ces échafauds qui ont déshonoré ce nom sous la tyrannie populaire qu'on a appelée du faux nom de République il y a un demi-siècle, et pour réconcilier la France avec ce nom aujourd'hui ? Interrogez-vous, sondez-vous, et prononcez vous-mêmes votre propre arrêt ou votre propre gloire ![1]...

Oui, oui, oui ! nous nous sentons capables de toutes ces vertus, s'écrièrent dans un unanime enthousiasme ces voix devenues recueillies et presque religieuses à la voix de l'orateur. Vous le sentez ? vous le jurez ? vous en attestez ce Dieu qui se manifeste dans les heures comme celle-ci par le cri et par l'instinct des peuples ? reprend Lamartine avec une suspension dans l'accent comme pour attendre la réponse. Un tonnerre d'affirmation répond à son geste. Eh bien, dit-il, c'est vous qui l'avez dit. Vous serez République ! si vous êtes aussi dignes de la conserver que vous avez été héroïques pour la conte quérir. La salle, les cours, les voûtes qui descendent jusqu'aux vestibules tremblent de l'écho prolongé des applaudissements.

Mais entendons-nous, reprend Lamartine. Nous et vous, nous voulons la République ; mais nous serions, vous et nous, indignes du nom de républicains si nous prétendions commencer la liberté par la tyrannie ou dérober le gouvernement de la liberté, de l'égalité, de la justice, de la religion et de la vertu comme un larcin dans une nuit de sédition et de confusion comme celle-ci. Nous n'avons qu'un droit, celui de déclarer notre pensée, notre volonté à nous peuple de Paris, celui de prendre la glorieuse initiative du gouvernement de liberté amené par les siècles, et de dire au pays et au monde que nous prenons sous notre responsabilité de proclamer la République provisoire comme gouvernement du pays ; mais en laissant au pays, à ses trente-six millions d'âmes qui ne sont pas ici, qui ont le même droit que nous de consentir, de préférer ou de répudier telle ou telle forme d'institution, en leur réservant, dis-je, ce qui leur appartient, comme notre préférence nous appartient à nous-mêmes, c'est-à-dire l'expression de leur volonté souveraine dans le suffrage universel, première vérité et seule base de toute république nationale.

Oui, oui, c'est juste ! c'est juste ! répond le peuple, la France n'est pas ici. Paris est la tête, mais Paris doit guider et non opprimer les membres.

Vive la République ! vive le gouvernement provisoire ! vive Lamartine ! que le gouvernement provisoire nous sauve, il est digne de son mandat. En choisir un autre serait diviser le peuple et donner des heures à la tyrannie pour son retour.

A ces cris, Lamartine descend triomphant de l'estrade au milieu des applaudissements unanimes. Il rétablit l'ordre, les postes, les sentinelles, les canons dans les cours ; il. remonte assuré de la confiance du peuple et de l'unité du gouvernement provisoire.

 

XXI.

Pendant son absence ses collègues Marie et Garnier-Pagès assistés de Pagnerre, de Bastide, de Payer, de Bixio, de Marrast, et d'un groupe de citoyens intrépides et infatigables avaient continué de pourvoir aux circonstances avec la vigueur d'un gouvernement incontesté et présent partout. De nombreux décrets délibérés avec la rapidité de la pensée et avec l'absolu de volonté qui déconcerte la résistance avaient été rendus en quelques heures depuis la réunion du gouvernement. Ce gouvernement se défendait d'une main, il organisait de l'autre. Les ministres avaient été nommés, les généraux désignés ; les ordres volaient sur toutes les routes de la France et des colonies pour régulariser la révolution et prévenir la guerre civile.

Arago pensait à la flotte. Ministre obéi par la seule autorité de son nom, mûr pour le commandement, inaccessible aux ombrages et aux répugnances de partis, il n'avait pas craint d'affronter les murmures des républicains exclusifs en présentant l'amiral Baudin pour le commandement de la flotte de Toulon. Sans s'informer de ce que cet officier pouvait nourrir dans son cœur de reconnaissance et de regrets pour les princes de la dynastie déchue, il s'était fié au patriotisme du soldat. Le gouvernement avait ratifié sans hésiter ce choix. Par les ordres combinés du ministre de la guerre Subervie et d'Arago, des officiers de marine et des officiers de l'armée couraient déjà vers la Méditerranée et vers Alger pour aller demander à nos escadres, à nos armées l'obéissance ; et aux princes eux-mêmes qui les commandaient, la reconnaissance du gouvernement qui détrônait leur famille.

Instruits par l'histoire et par l'expérience de l'empire irrésistible qu'exerce sur le soldat français la pensée souveraine de l'unité de la patrie, les membres du gouvernement ne doutaient pas que ses ordres ne fussent obéis partout.

Cependant le prince de Joinville, aimé des marins, commandait une escadre en mer, et le duc d'Aumale cent mille hommes dans l'Algérie ; le Midi était royaliste ; la flotte pouvait se concerter avec l'armée et les princes, et ramener à Toulon une armée de soixante mille hommes en peu de jours ; le roi dont on ignorait encore les dessins pouvait se retirer vers Lille, appeler à lui l'armée de Paris, celle du Nord, celle du Rhin, et presser ainsi en peu de jours la capitale et le cœur de la France entre deux guerres civiles.

Le gouvernement envisageait ces éventualités d'un œil ferme, décidé à les prévenir par la rapidité de ses mesures, ou à les vaincre par la prompte organisation des forces républicaines dans Paris. Le succès même ne lui semblait pas douteux contre toutes les hésitations des colonies et des provinces et contre ces retours armés de la royauté. Il y avait à Paris assez d'enthousiasme pour soulever la patrie entière sous les pas mêmes de la cour et des troupes. Les changements de gouvernement en France sont des explosions et non des campagnes. Il n'y a jamais deux esprits à la fois dans ce grand peuple ; les révolutions y sont soudaines, les longues guerres civiles impossibles. C'est à la fois la fraternité des gouvernements et le salut de la nation.

Pendant que le petit nombre des membres du gouvernement restés la nuit sur le champ de bataille de l'Hôtel-de-Ville complétaient ainsi les mesures prises dans la soirée avec leurs collègues, le ministre de l'intérieur M. Ledru Rollin, entouré des combattants des trois jours, parcourait la capitale en ralliant au gouvernement les conjurés du parti républicain. Il les pacifiait par la victoire, il les chargeait d'aller en porter la nouvelle à leurs frères des départements, il organisait son ministère, nommait à la hâte les premiers commissaires envoyés de Paris pour remplacer les préfets de la monarchie ou pour reconnaître les administrateurs provisoires que les villes s'étaient donnés elles-mêmes au premier bruit de la révolution. Caussidière, Louis Blanc, Albert, Flocon, portant chacun au pouvoir nouveau la part d'influence et la masse de clients que leur donnait leur parti dans les différentes régions du peuple, se groupaient autour du ministre de l'intérieur. Caussidière, jeté à la préfecture de police avec une masse armée et confuse de cinq ou six mille hommes des sections armées, s'y disputait un moment l'autorité révolutionnaire avec Sobrier. L'un et l'autre le sabre encore à la main, la fumée des combats sur le visage, le feu dans les yeux, le sang sur les vêtements, bivouaquaient avec leurs compagnons de lutte dans les cours jet dans les rues adjacentes de la préfecture. Ils tenaient leurs soldats sous les armes ; ils gardaient leurs bannières, ne reconnaissaient qu'en hésitant et en murmurant le gouvernement provisoire ; ils se réservaient d'obéir ou de résister à ses ordres ; ils semblaient vouloir se fortifier dans ce poste, et ne point licencier la révolution armée sous leur main. Mais en même temps qu'ils conservaient le noyau des combattants de février autour d'eux, ils employaient avec énergie leur ascendant sur ces prétoriens de la révolution mieux disciplinés d'avance et plus intrépides que les masses, à éteindre le feu, à désarmer le peuple, à punir les attentats individuels contre les personnes ou les propriétés ; police arbitraire, absolue, irrésistible, faite par ceux-là même contre qui s'exerçait depuis quinze ans la police de la royauté.

Ce camp de la préfecture de police avec ses feux allumés, ses faisceaux d'armes, ses soldats en haillons déchirés et teints de sang, ses barricades éclairées au sommet par des lampions, ses vedettes, ses gardes avancées, ses escouades entrant et sortant pour des expéditions rapides, dominé par la stature colossale, par le geste saccadé et par la voix cassée mais mugissante de Caussidière, offrait la véritable image de ce commencement d'ordre sortant avec désordre encore du chaos d'une société démolie.

Quelques membres du gouvernement s'alarmaient du voisinage de ce camp et de la rivalité anarchique du gouvernement de Paris disputé entre le maire de Paris et le nouveau préfet de police. Lamartine ne partagea pas ces inquiétudes. Il se transporta seul au milieu de ce camp des Montagnards ; il vit à la physionomie de ces hommes, il comprit à leurs propos, qu'ils étaient à la fois les instruments d'une révolution accomplie et les instruments d'un ordre nouveau à créer. L'énergie soldatesque mais humaine de Caussidière lui plut. Il vit que ce chef de parti avait le cœur aussi généreux qu'il avait la main forte ; il comprit que sa finesse n'ôtait rien à sa probité ; qu'il était satisfait et orgueilleux delà victoire ; mais que cet orgueil même lui faisait un point d'honneur de contenir tout excès. Il résolut de soutenir Caussidière dans cette demi-soumission qui, en lui concédant une sorte de suprématie sur le désordre, l'engagerait plus sûrement à le réprimer.

Caussidière, de son côté, avec cette diplomatie d'instinct plus habile que l'habileté apprise, affecta à la fois dans ses rapports avec le gouvernement provisoire une déférence et une indépendance qui laissaient flotter les choses entre l'obéissance complète et l'insurrection occulte. Ainsi Lamartine se montra dès le premier jour ouvertement disposé à accorder à Caussidière tout ce qu'il demandait en autorité, en hommes, en munitions, en arbitraire pour se composer une force de haute police de deux ou trois mille combattants d'élite pris dans le feu, afin d'en faire, dans le dénuement général de toute force répressive, les prétoriens momentanés de l'ordre public dans Paris. Peu lui importait que cet ordre fût formé d'éléments désordonnés et portât le nom de Caussidière, ou le nom du maire de Paris, pourvu que la Révolution ne se déshonorât pas par des crimes ; et que le peuple ne goûtât pas ce sang dont il s'altère et ne se rassasie plus au commencement d'une révolution.

 

XXII.

C'est par la même inspiration qu'il proposa à ses collègues une autre mesure qui parut au premier moment une souveraine témérité et qui fut la souveraine prudence.

Le jour s'éteignait sur cette armée tumultueuse du peuple vaguant au bruit des coups de fusil et des chants de victoire autour de l'Hôtel-de-Ville. Ce peuple affamé de liberté commençait à être affamé de pain. Quelques citoyens alarmés vinrent dire l'état de la ville à Lamartine, les inquiétudes du lendemain, les transes de l'avenir. Il se leva de la place où il était occupé à rédiger les proclamations au peuple et à l'armée ; il suivit ces citoyens dans une pièce voisine. Une fenêtre ouvrait sur la place de Grève et permettait à l'œil d'apercevoir les embouchures des rues du faubourg du Temple, du faubourg Saint-Antoine, les ponts et les quais qui versent le faubourg Saint-Marceau. C'était un océan d'hommes sous le coup de vent de toutes les passions d'un jour de combat. Il y avait, dans cette multitude de quoi recruter dix révolutions.

Lamartine fut frappé du calme et de la physionomie à la fois enthousiaste et religieuse de l'immense majorité du peuple parmi les hommes faits et les ouvriers d'un âge mûr. Il comprit que ce n'était plus là le peuple de 1793 ; qu'un esprit d'intelligence et d'ordre avait pénétré ces masses, et que la raison exprimée par la parole trouverait dans l'âme de ces hommes laborieux un écho, dans leur bras une force.

Mais il vit flotter çà et là au milieu de ces groupes sérieux une autre masse mobile, turbulente, légère comme l'écume. C'étaient des enfants ou des adolescents de douze à vingt ans, irréfléchis par nature, indisciplinés par leur divagation perpétuelle à travers une capitale ; irresponsables de leurs actes par leur âge et par leur mobilité armée sans chef et sans cause, toujours prête à prendre pour chef le premier venu, et pour cause le premier désordre.

Il pressentit avec effroi les complications terribles que cette masse de jeunes gens échappés des ateliers et ne les trouvant plus rouverts allait jeter de misère, de fougues et de perturbation dans Paris, si la République ne s'en emparait pas dès la première heure, pour les assister de sa solde, les encadrer dans sa force et les ranger du parti des bons citoyens. La garde nationale formée d'une seule classe de citoyens aisés et domiciliés allait être pendant plusieurs mois licenciée de fait ; l'égalité allait s'étendre du droit électoral aux baïonnettes. L'armée, momentanément suspecte au peuple contre lequel elle venait de combattre, ne pouvait rentrer dans Paris sans y rallumer la guerre civile. Il fallait pour que la capitale la rappelât d'elle-même à une réconciliation honorable et sûre, que la capitale fût elle-même armée dans ces deux cent mille gardes nationaux. Cette absence de l'armée, cette disparition de la garde municipale décimée, cette recomposition forcée de la nouvelle garde nationale, son contrôle, ses élections, son armement allaient laisser Paris pendant un temps indéterminé à la merci de lui-même. La guerre civile dans les provinces, l'invasion possible sur les frontières pouvait exiger des recrutements soudains. Lamartine calcula que ces jeunes gens abandonnés au vagabondage et à l'émeute, ou bien enrôlés sous la discipline et sous la main du gouvernement feraient une différence réelle de cinquante mille hommes pour la cause de l'ordre contre la cause de l'anarchie. Il rentra ; il présenta en deux mots ces considérations rapides à ses collègues. Ils les sentirent sans les discuter. Un signe de tête était tout le vote dans ces urgences. Ces nombreux décrets signés en trois heures avaient épuisé la table du conseil. Payer lui procura un lambeau de papier commun déchiré d'une feuille déjà à demi écrite ; Lamartine y rédigea le décret qui instituait séance tenante vingt-quatre bataillons de garde mobile et passa le papier à ses collègues ; ils le signèrent. La nuit même ; les enrôlements furent ouverts.

Cette jeunesse se jeta en foule dans le premier corps de la République, fière de son nom, digne bientôt de son rôle dans la fondation de la liberté.

La force destinée à soutenir et contenir la révolution fut ainsi extraite de la révolution elle-même ; véritable armée d'un peuple militaire enrôlée par l'enthousiasme, recrutée par la misère, disciplinée par son propre esprit, vêtue en partie de haillons, et couvrant les portes et. les propriétés d'une ville de luxe. La garde mobile devait sauver Paris du désordre pendant quatre mois et sauver la société du chaos le cinquième mois. Sa création fut le pressentiment du salut de la République aux journées de Juin. Elle a subi depuis l'ingratitude des citoyens pour lesquels elle a versé son sang.

 

XXIII.

Ainsi en peu d'heures disputées aux agitations, aux secousses, aux assauts, aux menaces d'une insurrection renaissante, au milieu d'un palais occupé par vingt mille hommes armés, divisés, ballottés, déchirés en pensées contraires, le gouvernement provisoire utilisant toutes les minutes, sondant tous les abîmes, épiant toutes les lueurs de salut public, ressaisissant tous les fils de la trame de l'autorité anéantie, avait fait reconnaître en lui cette autorité dictatoriale, premier et dernier instinct d'une société dissoute. Il avait défendu dans son droit usurpé, mais usurpé sur l'anarchie, le droit suprême de la nation en péril, il avait dissous, à force d'audace, les tentatives intestines de substitution d'un autre gouvernement au sien ; il avait déconcerté tous les retours possibles du gouvernement vaincu dans Paris ; il avait fait cesser le feu ; il avait fait ouvrir les barricades ; il avait éteint l'incendie, rétabli les communications de Paris avec les provinces, informé et étonné les départements par la promptitude de ses résolutions, créé de nouveaux magistrats au peuple, confirmé les anciens, envoyé des agents, reçu l'obéissance des troupes, pourvu aux subsistances de Paris, nommé les ministres, réorganisé la police municipale, dissous la Chambre des députés,. suspendu la Chambre des pairs, proclamé sa volonté et celle du peuple de Paris de changer la monarchie en république sous la ratification de la souveraineté du peuple, institué la garde républicaine pour force de police, la garde mobile pour force sociale, nommé les généraux, fait occuper les forts, reçu la-soumission de Vincennes, et préservé cet arsenal ; il avait enfin secouru les blessés, garanti les Tuileries en les convertissant pour un moment en hospice du peuple, ordonné l'élargissement des cadres de la garde nationale, enrôlé le peuple, cette force civique, la seule possible alors ; il avait fait respecter les cultes et les propriétés, proclamé la fusion et la concorde des différentes classes sous le nom de fraternité, et changé presque en une nuit paisible et sûre, la nuit d'anarchie, de guerre civile, d'incendie, de pillage et de mort que l'écroulement de tous les pouvoirs présageait aux citoyens. Soixante-deux proclamations, délibérations, ordres ou décrets rendus en quelques heures et exécutés par le zèle et le courage des citoyens qui s'étaient faits ses auxiliaires, avaient produit et constaté avant minuit ces résultats.

 

XXIV.

La lassitude du peuple debout depuis vingt-quatre heures, le sang-froid du gouvernement et le dernier effort de Lamartine, avaient fini par déblayer l'Hôtel-de-Ville et la Grève des tumultes dont elle était assiégée depuis le matin. Les hommes qui voulaient la tyrannie d'un gouvernement de la victoire et de la commune de Paris, vaincus par le bon sens du peuple et par les acclamations qui avaient suivi Lamartine, avaient renoncé, pour cette nuit, à leurs desseins. L'enthousiasme avait tout entraîné, jusqu'aux pensées de résistance. Ils y avaient eux-mêmes participé ; ils s'étaient retirés en mêlant leurs applaudissements à leurs murmures. Le rêve d'un gouvernement tumultueux et violent comme l'élément d'où il sortirait, leur avait échappé comme une proie au moment où ils croyaient le saisir. Ils allaient conspirer pendant cette nuit pour l'arracher à force ouverte le lendemain. Ni Lamartine, ni les membres du gouvernement restés en petit nombre avec lui à l'Hôtel-de-Ville ne soupçonnaient ce retour si prochain et si menaçant des périls qu'ils venaient de conjurer.

 

XXV.

Accablés de fatigue, épuisés de voix, sans autre couche pour reposer leurs corps que le parquet de la salle du conseil, sans autre aliment pour réparer leurs forces qu'un morceau de pain rompu entre eux sur la table du travail, sans autre boisson que quelques gouttes de vin resté du déjeuner d'un huissier du préfet de la Seine, et bues dans un tronçon de faïence cassée ramassé dans les débris du palais, ils commençaient enfin à respirer, en contemplant ce qu'ils avaient déjà fait, en oubliant ce qu'il leur restait à faire.

Les membres du gouvernement s'étaient retirés successivement un à un. Les collaborateurs qui les secondaient de tout leur courage et de tout leur zèle, Bûchez, Pagnerre, Recurt, Payer, Bastide, et cinquante ou soixante autres citoyens intrépides, étaient debout et pourvoyaient d'inspiration à toutes les nécessités secondaires renaissant avec toutes les minutes. Mais les grandes choses étaient momentanément accomplies ; d'autres couvaient dans les ombres de la nuit. Marie et Lamartine s'entendirent pour se partager les dernières veilles de cette nuit et pour aller tour à tour rassurer un moment leurs familles avant de revenir prendre le poste où le lendemain leur préparait de nouveaux assauts.

Lamartine sortit ainsi à minuit de l'Hôtel-de-Ville sans être reconnu. Il était accompagné de Payer, du docteur Faivre, intrépides compagnons des dangers du jour, qu'il ne connaissait pas quelques heures avant. Il les avait vus au feu de la révolution. Cela suffisait pour attacher ces citoyens les uns aux autres. Des heures pareilles révèlent les hommes plus que des années de vulgaires fréquentations.

La nuit était orageuse et sombre. Le vent pluvieux chassait les nuées basses dans le ciel, les fumées rampantes des lampions allumés sur la crête des barricades, et faisait gémir sur les toits les girouettes et les bouches de fer des cheminées. A l'entrée de toutes les rues, des factionnaires volontaires du peuple veillaient, le fusil chargé à la main, sans autre consigne que leur zèle spontané à défendre la sécurité de leur quartier. On eût dit qu'ils surveillaient leur propre honneur, de peur que le crime ne déshonorât leur victoire.

De distance en distance, on trouvait de grands feux allumés, autour desquels bivouaquaient sur un peu de paille des groupes de combattants endormis. Leurs sentinelles obéissaient comme des soldats disciplinés à des chefs qu'ils avaient choisis d'instinct, ou reconnus à l'évidence d'une supériorité morale. Aucun désordre, aucun tumulte, aucune vocifération menaçante, aucune injure, n'attristaient ces attroupements. Ils demandaient avec politesse des renseignements aux citoyens qui les traversaient. Ils s'informaient des nouvelles de l'heure, des résolutions et des décrets du gouvernement. Ils applaudissaient au nom de : la République ; ils juraient de la défendre et de l'honorer par la magnanimité et par le pardon ; ils ne témoignaient ni ressentiments, ni colère, ni soif de vengeance. Leur émotion n'était que l'enthousiasme et l'espérance du bien. La terre devait se confier, le ciel devait sourire aux sentiments de ce peuple pendant une telle nuit.

De temps en temps seulement, et de distance en distance, on entendait de rares détonations et des balles sifflaient de loin en loin dans l'air. C'étaient des postes de combattants qui tiraient au hasard pour avertir les troupes dont on ignorait les dispositions que l'armée du peuple était debout et qu'une surprise était impossible. Lamartine et ses amis haranguèrent partout les postes, les rassurèrent, et en furent accueillis aux cris de : Vive le gouvernement provisoire ! Seulement à mesure que l'on s'éloignait de l'Hôtel-de-Ville, les postes devenaient plus rares. Çà et là quelques combattants des trois jours erraient par groupes sans chefs, dans les rues et sur les quais, ivres de feu et de vin. Ils poussaient des cris de victoire, ils frappaient les portes de la crosse de leurs fusils ou de la poignée de leurs sabres ; ils faisaient des feux de file en signes de joie plutôt qu'en signes de mort. A l'extrémité des ponts des Tuileries, à l'entrée de la rue du Bac et dans les rues adjacentes du faubourg Saint-Germain, ces feux de peloton se prolongèrent toute la nuit. Lamartine ne parvint qu'à travers ce feu de tirailleurs à la porte de sa maison.

Après avoir changé ses vêtements mis en lambeaux par les tumultes de la journée, et pris deux ou trois heures de sommeil, il repartit à pied à quatre heures du matin pour l'Hôtel-de-Ville.

Les heures tardives de la nuit avaient assoupi plus complètement la ville. Les feux s'éteignaient sur les barricades ; les factionnaires du peuple dormaient le coude appuyé sur la bouche du canon de leurs fusils. On entendait une certaine rumeur sourde sortant des rues profondes et noires qui entourent la place de Grève. Des groupes de quatre ou cinq hommes armés traversaient çà et là le quai, les rues, les places, d'un pas précipité ; ils s'entretenaient à voix basse eh marchant, comme des conjurés. Ces hommes étaient en général autrement vêtus que le reste du peuple. Des redingotes de couleur sombre, des casquettes de drap noir à passepoil rouge, des pantalons et des bottes d'une certaine élégance, des barbes touffues sur le menton et sur les lèvres, soigneusement coupées et peignées, des mains délicates et blanches plus faites pour tenir la plume que l'outil, des regards intelligents mais soupçonneux et ardents comme le complot, attestaient que ces hommes n'appartenaient pas, par leurs travaux du moins, aux classes prolétaires, mais qu'ils en étaient les meneurs, les agitateurs et les chefs. Lamartine crut apercevoir à la lueur des feux de bivouac, qu'ils portaient des rubans rouges à leur boutonnière et des cocardes rouges à leur chapeau. II crut que c'était un simple signe de ralliement arboré pour se reconnaître entre eux pendant les jours de combat qui venaient de s'écouler. Il entra sans soupçon à l'Hôtel-de-Ville et releva son collègue Marie qui alla à son tour voir et rassurer les siens.

Le calme, le silence et le sommeil régnaient à cette heure dans toutes les parties de ce vaste édifice si tumultueux quelques heures avant. Ce silence n'était interrompu que par les gémissements et les rêves à haute voix de l'agonie des blessés et des mourants qui jonchaient la salle du trône. Lamartine reprit son poste dans l'enceinte un peu élargie, à moitié évacuée et mieux protégée du gouvernement provisoire. Il y attendit en rédigeant des ordres et en préparant des décrets, la renaissance du jour et le retour de quelques-uns de ses collègues.

 

 

 



[1] Les notes de ce dialogue ont été recueillies sur place et remises textuellement à l'auteur par deux des assistants, MM. Sarrans et Ernest Grégoire.