HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

LIVRE TROISIÈME.

 

 

Nuit du 23 février. — Indécision du roi. — M. Thiers appelé aux Tuileries. — Il accepte le ministère. — Journée du 24 février. — Explosion de l'insurrection. — La famille royale aux Tuileries. — Prise du Palais-Royal par le peuple. — Le roi passe en revue les troupes et la garde nationale sur la place du Carrousel. — M. Barrot succède à M. Thiers. — Abdication du roi. — La régence. — Madame la duchesse d'Orléans. — Vains efforts de M. de Girardin et du maréchal Gérard pour arrêter le peuple. — Plan de défense du maréchal Bugeaud. — Son exécution arrêtée par les contre-ordres du roi. — Retraite des troupes devant le peuple. — Fuite du roi et de sa famille. — Départ de la duchesse d'Orléans pour la Chambre des députés.

 

I.

Pendant que le soulèvement excité par la vengeance et favorisé par la nuit, s'étendait dans tout Paris, le roi réfléchissait, aux sons du tocsin, aux moyens de calmer le peuple et de comprimer la révolution dans laquelle il ne voulait voir encore qu'une émeute. L'abdication de son système de politique extérieure personnifié dans M. Guizot, dans M. Duchâtel et dans la majorité des chambres, entièrement acquises à ses intérêts, devait lui sembler plus qu'une abdication de sa couronne. C'était l'abdication de sa pensée, de sa sagesse, de son auréole d'infaillibilité, aux yeux de l'Europe, de sa famille, de son peuple à ses propres yeux. Céder un trône à la fortune contraire, c'est peu pour une grande âme ; céder sa renommée et sou autorité morale à l'opinion triomphante et à l'histoire implacable, c'est l'effort le plus douloureux à obtenir du cœur de l'homme, car c'est l'effort qui le brise et qui l'humilie. Mais le roi n'était pas de ces natures téméraires et sanguinaires qui jouent de sang-froid la vie d'un peuple, contre la satisfaction de leur orgueil ; il avait beaucoup lu l'histoire, beaucoup pratiqué les événements et leurs conséquences, beaucoup réfléchi. Il ne se dissimulait pas qu'une dynastie qui aurait reconquis Paris par la mitraille et par l'obus, y serait sans cesse assiégée par l'horreur du peuple. Son champ de bataille avait toujours été l'opinion. C'est sur elle qu'il voulait agir ; il désirait se réconcilier promptement avec elle par des concessions ; seulement, comme un politique avisé et économe, il marchandait avec lui-même et avec l'opinion pour obtenir cette réconciliation, au moindre détriment possible de son système et de sa dignité. Il croyait avoir bien des degrés de popularité à descendre encore, avant ceux du trône. Le reste de la nuit lui paraissait un espace plus que suffisant pour tromper les exigences de la situation dont le menaçait le jour.

 

II.

Dans cette disposition d'esprit, le roi attendait M. Mole avec qui il s'était entretenu déjà dans la journée. Les événements de la soirée l'avaient plié à quelque transaction. M. Mole, homme de prudence et de mesure par nature, aurait sans doute, trois jours plus tôt, proportionné avec justesse ce que demandait la conservation du principe monarchique auquel il avait été attaché toute sa vie, avec ce que commandaient les irritations de l'opinion parlementaire ; mais découragé par l'entretien de la matinée précédente, il ne vint pas.

Le roi alors envoya chercher M. Thiers. Ce ministre né avec la royauté de juillet, comblé des faveurs de la couronne, cher au parlement par son éloquence, souvent mécontent, quelquefois agitateur de tribune, jamais irréconciliable, devait son cœur et sa parole aux périls de la dynastie qui l'avait adopté. Retrempé dans une opposition de sept ans, M. Thiers pouvait ramener au roi, à des conditions monarchiques, toute cette partie du pays dont le républicanisme n'était que de l'humeur. Le nom de M. Thiers signifiait la victoire de l'opposition sur l'obstination personnelle du roi. Mais il ne signifiait pas une victoire sur la royauté. Imposé déjà au roi en 1840 par une coalition presque séditieuse des différents partis de la chambre, M. Thiers avait montré qu'il n'abuserait pas du triomphe. Maître du roi alors, il s'était laissé honorablement vaincre à son tour par le roi. Il avait résigné le ministère entre les mains de M. Guizot et des conservateurs, à ce moment où il pouvait forcer le roi à le garder et l'Europe à se bouleverser dans l'intérêt de son ambition. Il n'avait pas voulu être le Necker de la dynastie d'Orléans, quand l'imprudence des oppositions coalisées lui avait fait le rôle d'un ministre maître de son maître. Il s'était borné à servir le roi dans sa fausse pensée de placer la royauté dans une citadelle, en fortifiant la capitale, et d'agiter diplomatiquement l'Europe jusqu'aux limites extrêmes de la guerre, pour rattacher un peu de popularité belliqueuse à sa cause dans les négociations relatives à l'Orient. Cette conception malheureuse du cabinet français aurait abouti à une retraite du ministère ou à une guerre universelle sans alliés pour la France. M. Thiers, qui avait marché résolument à l'abîme de loin, s'était arrêté en le voyant sous ses pieds. Il n'avait pas eu l'obstination criminelle de son erreur ; il avait effacé sa personnalité devant le danger de son pays ; il n'avait pas voulu illustrer son nom du sang de l'Europe. Ce repentir avait honoré sa chute aux yeux des hommes de bien ; il s'était retiré abaissé dans la pensée des hommes d'État, dépopularisé dans l'esprit des factions extrêmes, mais relevé dans l'estime des hommes impartiaux. C'est ainsi du moins que nous comprîmes son avènement téméraire, son ministère agité, sa retraite honorable. L'histoire doit admettre la conscience dans l'appréciation de l'homme d'État

 

III.

M. Thiers appelé aur3Tnfeu.de la nuit n'hésite pas à accourir. La Providence semblait l'avoir prédestiné à assister au berceau et aux funérailles de cette monarchie. Au moment où M. Thiers entrait aux Tuileries, M. Guizot était encore avec le roi. L'illusion sur la nature du mouvement et la confiance imperturbable dans la puissance de sa volonté et dans l'infaillibilité de ses desseins ne permettent pas de penser qu'aucun retour sur ses pas, qu'aucun reproche à soi-même, ait fait hésiter même, dans ce suprême moment, l'âme du ministre. Son dernier acte fut un défi à l'opinion. En se retirant, il la provoquait encore. Le roi et le ministre mécontents des dispositions militaires confiées aux mains du général Jacqueminot et du général Tiburce Sébastiani, venaient de signer la nomination du maréchal Bugeaud au commandement militaire de Paris. Le maréchal Bugeaud était alors tout à la fois l'homme de la confiance de l'armée et l'homme de l'impopularité de Paris. Son nom était une déclaration de guerre extrême à la transaction.

Simple colonel en 1830, illustré dans ce grade par une bravoure héroïque et par une intelligence instinctive de l'art de la guerre, le maréchal Bugeaud s'était dévoué sans restriction à la nouvelle dynastie. Commandant du fort de Blaye, il avait eu pour prisonnière la duchesse de Berri. L'infortunée captive était sortie de prison respectée dans son héroïsme de princesse, mais blessée dans son honneur de femme. Cette divulgation d'une faiblesse de cœur avait servi la politique. de la dynastie d'Orléans, mais elle avait contristé la nature. Le maréchal Bugeaud n'avait sans doute ni conseillé, ni approuvé cette politique qui foulait aux pieds la famille ; mais il avait eu le malheur de se trouver placé entre son devoir comme soldat et ses sentiments comme homme. On lui avait fait d'une situation un crime.

Un profond ressentiment subsistait contre lui à dater de cette époque, dans l'opinion royaliste. Depuis il avait traité, disait-on, quelques quartiers de Paris en ville assiégée plus qu'en capitale, dans les émeutes qui signalèrent les dernières tentatives du parti républicain. Ce parti n'oubliait jamais le nom du maréchal dans ses imprécations contre les rigueurs monarchiques. Mais le commandement général de l'Algérie exercé magistralement pendant cinq ans, la soumission et la pacification de l'Afrique, des campagnes infatigables, une bataille illustrée par le nom d'Isly, l'administration absolue mais détaillée de la province, la sollicitude du père autant que du général pour l'armée, l'amour du soldat, avaient réconcilié la France avec le nom du maréchal Bugeaud. Son intelligence avait paru s'élever et s'élargir à la proportion de ses honneurs. II y avait dans son extérieur, dans son style, dans sa parole brève qui tranchait sans blesser, une rusticité sensée, une franchise militaire et une autorité de commandement qui imprimaient l'attention aux masses, la confiance aux troupes, la terreur aux ennemis. Un tel homme placé la veille, à la tête des soixante mille hommes de l'armée de Paris, aurait rendu la victoire du peuple, ou impossible, ou sanglante. Appelé au moment où le ministre fléchissait, son nom était un contre-sens avec les concessions ; il les rendait suspectes du côté de la royauté, inacceptables du côté du peuple.

 

IV.

M. Thiers et M. Guizot se rencontrèrent l'un sortant, l'autre entrant, à la porte du cabinet du roi. L'un et l'autre semblaient appelés inutilement au secours d'un règne que leurs deux politiques avaient également usé.

M. Thiers se chargea de composer un ministère, à la condition que M. Odilon Barrot, chef de l'opposition la plus ancienne et la plus large, y serait admis. Pour rasseoir le pouvoir monarchique il fallait entièrement le déplacer. Une révolution parlementaire pouvait seule arrêter une révolution populaire. Le seul instinct du salut commandait cette mesure. Le roi y consentit.

Le nouveau ministre comprit de plus que la nomination du maréchal Bugeaud au commandement général des troupes paraîtrait désormais une provocation et passionnerait davantage le combat. Il voulait une trêve pour négocier avec l'opinion. Il ordonna la suspension des hostilités pour le lendemain ; il rédigea une proclamation au peuple. Cette proclamation envoyée à la police fut affichée avant le jour. Rassuré par ces mesures de pacification qu'il devait croire efficaces, M. Thiers se retira.

M. Guizot qui n'était pas sorti du palais rentra dans le cabinet du roi, il y resta une heure encore, en entretien intime avec ce prince. On ignore l'objet de cette dernière entrevue entre le prince et son ministre. Ce furent sans doute des prévisions sur l'avenir, plus que des retours sur le passé. Les volontés fortes ont des illusions, jamais de repentir. Le génie de M. Guizot était surtout la volonté. Cette volonté pouvait être brisée, mais non pliée, même par la main de Dieu.

 

V.

En ce moment Paris semblait assoupi dans le silence et la lassitude. Le tocsin avait cessé de sonner ; une armée muette concentrée dans le cœur de la vieille ville autour du carré Saint-Martin défonçait les rues, amoncelait les pavés, ces fortifications de campagne du peuple. D'innombrables barricades s'élevaient partout ; des coups de feu se répercutaient, de loin en loin, aux premières lueurs du jour.

Les Tuileries se réveillent au bruit de la fusillade. La proclamation tardive affichée avec peine dans les quartiers soulevés n'était pas même signée. Le peuple y voit un piège anonyme pour le faire trébucher dans la lutte. Au lieu de se désarmer, il s'arme, se recrute, se rallie, et se groupe ici en attroupements, là en colonne d'action. M. Thiers se rend aux Tuileries pour composer définitivement son ministère.

Les principaux membres de l'opposition constitutionnelle attachés à la liberté par principe, à la royauté par dévouement, s'y trouvent réunis à quelques généraux qui offrent leur épée pour les périls du jour. On y voit successivement arriver le maréchal Gérard, vétéran de l'empire, attaché de cœur à la personne du roi, conseil et ami des jours difficiles ; le général Lamoricière revêtu du prestige que son nom a mérité en Afrique et qui commande une brigade de l'armée de Paris ; M. Duvergier de Hauranne homme éminent du parlement dont l'ambition est d'inspirer plutôt que de manier le pouvoir ; M. de Rémusat ministre sous M. Thiers ; M. Cousin, M. Crémieux, M. de Lasteyrie, plusieurs autres membres des deux chambres. Le danger semble rappeler ainsi aux Tuileries des hommes qui n'en avaient pas franchi le seuil depuis longtemps. Honorable, mais impuissant effort pour soutenir ce qui va s'écrouler. Un conseil tumultueux interrompu à chaque minute par de nouveaux survenants, et modifié sans cesse par des renseignements contradictoires rapportés du dehors sur les dispositions de la capitale et sur les progrès de l'insurrection, se tient dans les salons qui précèdent le cabinet du roi. Ce prince, harassé des inquiétudes de la veille et des agitations de la nuit, repose quelques heures tout habillé sur un canapé, au murmure des conversations où l'on discute sa victoire, sa défaite ou son abdication.

 

VI.

Pendant ce court instant du repos du roi, les heures apportaient de nouvelles forces à l'insurrection. Le bruit d'un massacre du peuple sur le boulevard avait couru et couvé toute la nuit dans les cœurs. Le tocsin avait répandu jusque dans les faubourgs ce spasme fébrile qui ne laisse à l'homme aucun sommeil et aucune immobilité ; chacun était debout, armé, prêt aux résolutions extrêmes. Les étudiants de Paris, cette intelligence du peuple qui prend naturellement la direction de la force aveugle des masses, s'agitaient dans l'intérieur des murs de leurs écoles. Ils forçaient les portes, ils sortaient par pelotons de l'école polytechnique, ils fraternisaient avec les bandes d'ouvriers, ils se mettaient à leur tête et descendaient, au chant de la Marseillaise et des Girondins, de leur quartier élevé au cœur de Paris. Une inspiration générale de l'âme d'un peuple semblait les porter d'eux-mêmes aux positions militaires qui pouvaient le plus embarrasser les troupes et dominer la journée. Chaque minute rétrécissait le cercle de fer et de pierres dont les barricades cernaient le palais et les abords des Tuileries. On eût. dit que le sol des rues se soulevait de soi-même pour ensevelir la royauté sous ses pavés.

Entre dix et onze heures du matin les troupes concentrées sur les deux flancs du Louvre, sur la place du Palais-Royal et sur la place de la Concorde, entendaient et contemplaient immobiles les clameurs et les assauts de la multitude, qui grossissaient autour du palais des Tuileries et des principaux hôtels du gouvernement. L'attitude de ces troupes était celle de l'étonnement, de la lassitude et de la tristesse. Le soldat qui n'agit pas perd toute la force de l'enthousiasme et de l'élan ; il est plus difficile d'attendre la mort que de la braver.

La garde nationale visiblement divisée, se montrait en petit nombre, essayait par son exhortation de pacifier la foule et d'arrêter les insurgés, puis cédant à la pression de la masse, à la contagion de l'exemple et à ses propres habitudes de mécontentement, se rangeait pour laisser passer l'insurrection, la saluait en l'encourageant des gestes et des cris de Vive la Réforme ! et quelquefois la grossissait de ses défections, l'autorisait de ses uniformes, et l'armait de ses baïonnettes.

La place du Palais-Royal venait d'être emportée par le peuple. Ce palais, ancienne demeure de la maison d'Orléans, était saccagé par les vainqueurs. Ce même peuple qui était si souvent sorti de ce seuil en 1789 comme du berceau de la Révolution française, et qui était venu y chercher un roi en 1830, y rentrait, après un demi-siècle, comme une vengeance d'une funeste popularité. Les meubles, les tableaux, les statues étaient brisés par la colère plus que par le pillage. Un bataillon d'infanterie qui avait évacué la cour et traversé la place sous le feu des fenêtres s'était retiré dans le poste du Château-d'Eau déjà rempli de gardes municipaux blessés. Une capitulation les avait bientôt après laissés sortir. Le feu dévorait cet édifice, et quelques blessés incapables de mouvement expiraient, dit-on, dans les flammes.

Tout cela se passait à quelques pas de nombreux rassemblements de troupes immobiles et comme asphyxiées d'étonnement, sous les ordres de chefs à qui le Roi et son nouveau ministre défendaient de combattre.

La place du Carrousel et la cour des Tuileries étaient occupées par de l'infanterie, de la cavalerie et de l'artillerie. On semblait attendre avec sécurité dans l'intérieur du palais que la nouvelle du changement de ministres et les concessions promises pacifiassent d'elles-mêmes le soulèvement. M. Odilon Barrot parcourait les boulevards entouré de quelques chefs populaires de la garde nationale. Il espérait que son nom, sa présence, sa parole et son avènement au pouvoir seraient un signe visible et un gage suffisant de victoire et de concorde pour l'opinion. Mais déjà l'agitation prolongée du peuple soulevé dans les banquets de son parti, débordait cette honnête et courageuse popularité ; il se dévouait au péril de la dynastie.

M. Barrot partout respecté comme homme avait été repoussé comme conciliateur : il rentrait tristement dans sa demeure. Il se préparait à prendre au ministère de l'intérieur, à l'appel du Roi, un pouvoir brisé d'avance dans ses mains. Au même moment un brave officier M. de Prébois, brûlant du désir d'arrêter l'effusion du sang, se précipitait par la seule impulsion de son dévouement au-devant des flots du peuple armé qui débordait de la place du Palais-Royal pour attaquer le Carrousel. — Que demandez-vous ? leur disait-il. Que vous faut-il pour vous désarmer de ces armes fratricides ? la Royauté fait à l'opinion toutes les concessions qui peuvent vous satisfaire. Vous voulez la réforme ? On vous la promet Vous demandez le renvoi des ministres ? ils sont congédiés, Quels sont donc les hommes de votre confiance entre les mains de qui vous trouvez vos libertés en sûreté et vos volontés satisfaites ? Le Roi vient de nommer M. Thiers. Êtes-vous contents ? — Non, non, répondait la foule. — Il nommera M. Barrot ? — Non, non, s'écriaient les combattants. — Mais, reprit le pacificateur, déposeriez-vous les armes si le roi prenait M. de Lamartine ? — Lamartine ? Vive Lamartine ! s'écria la multitude. Oui, oui, voilà l'homme qu'il nous faut. Que le Roi nous donne Lamartine, et tout pourra s'arranger encore. Nous avons confiance en celui-là. — Tant l'isolement de Lamartine dans une Chambre des députés étroite, faisait éclater sa popularité alors dans le large et profond sentiment du peuple.

Mais ni le roi, ni la chambre, ni l'opposition de M. Thiers, ni l'opposition de M. Barrot, ni même le parti républicain du National ou de la Réforme, ne songeait à présenter Lamartine au peuple pour ministre, pour pacificateur ou pour tribun. Il n'était ni l'homme des Tuileries, ni l'homme des journaux de l'opposition, ni l'homme des banquets réformistes, ni l'homme des conspirations contre la royauté. Il était faible et seul, ne se doutant pas que la confiance imprévue du peuple l'appelait en ce moment par son nom. M. de Prébois échappant aux groupes armés qui l'entouraient revint avec peine aux Tuileries raconter à quelques courtisans ce qu'il venait de voir et d'entendre. Mais ce n'était plus l'heure de délibérer sur le choix de tel ou tel homme éloigné de la cour. Le roi était obligé de prendre précipitamment ce qu'il avait sous la main. D'ailleurs Lamartine était le dernier des hommes que le roi eût appelé au pouvoir, dans une heure d'angoisse. Ce prince n'aimait pas M. de Lamartine ; il le comprenait encore moins. Voici les motifs de cet éloignement.

 

VII.

La famille maternelle de M. de Lamartine avait été attachée sous l'ancien régime à la maison d'Orléans. Elle en avait reçu des honneurs, des faveurs, des bienfaits. M. de Lamartine avait été nourri dans des sentiments de respect et de reconnaissance pour cette branche de la famille royale. Il n'avait jamais oublié ce que sa mère lui avait commandé de souvenirs pieux envers cette race. Mais la famille paternelle de M. de Lamartine était royaliste constitutionnelle, ennemie par conséquent des opinions révolutionnaires et des prétentions usurpatrices d'une royauté sur la tête du duc d'Orléans.

Cependant au retour des Bourbons en 1815, le père de M. de Lamartine avait présenté son jeune fils au duc d'Orléans, depuis Louis Philippe. Il avait demandé pour lui les fonctions d'aide de camp ou d'officier d'ordonnance auprès de sa personne. Le prince trouvant M. de Lamartine trop jeune ou voulant s'attacher de préférence des familles nouvelles dévouées à l'empire avait refusé. Depuis M. de Lamartine avait revu de temps en temps le prince, mais sans tremper en rien dans les confidences, ni dans les espérances de règne qui s'agitaient autour de ce soleil levant. Nommé à la Chambre plus tard, il s'était tenu dans une indépendance complète, et dans une réserve respectueuse vis-à-vis du nouveau roi.

Le roi en avait sans doute conclu que M. de Lamartine était un ennemi de sa maison ou qu'il était une intelligence politique bornée préférant des chimères aux utiles réalités de la puissance. Le prince depuis cette époque, bien que le député lui rendît quelquefois hommage, et souvent service à la tribune, avait toujours parlé de M. de Lamartine comme d'un rêveur dont l'œil ne savait pas discerner les ombres des réalités. Le roi tenait en cela les propos de la bourgeoisie. Elle ne pardonne pas à certains hommes de n'avoir pas les médiocrités de la foule ou les vices du temps. Le nom de M. de Lamartine était le dernier qui pût venir sur les lèvres du roi. Le peuple seul pouvait, penser à lui, et encore, ce peuple répétait-il ce nom au hasard, comme un écho redit le mot qu'on lui a jeté.

 

VIII.

Au moment où ce nom retentissait ainsi pour la première fois, au milieu des coups de fusil, sur la place du Carrousel et sous le vestibule du Palais, M. Guizot resté en réserve dans un arrière-cabinet du roi comme pour épier jusqu'à la dernière minute un retour de fortune de la monarchie, sortait enfin furtivement des Tuileries pour fuir la révolution acharnée à son nom. Reconnu en sortant du guichet du Carrousel, quelques coups de feu lui firent rebrousser chemin. Il se jeta comme dans un asile dans la partie du Louvre occupée par l'état-major ; il y resta caché jusqu'à l'heure où les ombres de la nuit lui permirent d'aller chercher un plus secret abri chez une femme artiste dévouée à la pitié. II put contempler des fenêtres du Louvre ouvertes sur le Carrousel l'invasion du peuple, la défection des gardes nationaux, l'immobilité des troupes, l'agitation impuissante des généraux, la dernière revue du roi, la fuite à pied de toute cette famille, et la rapide agonie de cette dynastie, à laquelle il avait consacré tant d'efforts, tant de volonté, tant de caractère et tant de ruineuse obstination de dévouement. Quelle scène pour un homme d'État ! quel terrible résumé d'une vie dans une heure ! que d'erreurs ne seraient pas expiées, que de vengeances né seraient pas satisfaites et même attendries par cet écroulement des pensées de l'homme sous ses propres yeux !

 

IX.

Que se passait-il cependant au château, pendant le débordement de l'insurrection grossissant toujours ? Le roi avait donné l'ordre de cesser le feu et de conserver seulement les positions. Le maréchal Bugeaud, déjà monté à cheval pour combattre, en était redescendu à l'annonce de sa révocation des fonctions de commandant de Paris. M. Thiers, en désarmant ainsi la résistance, croyait avoir désarmé l'agression. Le duc de Nemours réitérait partout l'ordre d'arrêter les hostilités. La duchesse d'Orléans était abandonnée dans ses appartements aux anxiétés de son esprit et aux incertitudes de son sort. La reine dont le cœur avait du sang de Marie-Thérèse, de Marie-Antoinette et de la reine de Naples, montrait ce courage viril qui oublie les prudences de la politique. Allez, disait-elle au roi, montrez-vous aux troupes abattues, à la garde nationale indécise, je me placerai au balcon avec mes petits-enfants et mes princesses, et je vous verrai mourir égal à vous-même, au trône et à nos malheurs ! La physionomie de cette épouse aimée et de cette mère si longtemps heureuse, s'animait pour la première fois de l'énergie de son double sentiment pour son mari et pour ses enfants. Toute sa tendresse pour eux se concentrait et se passionnait dans le souci de leur honneur. Leur vie ne venait qu'après dans son amour. Ses cheveux blancs contrastant avec le feu de ses regards et avec l'animation colorée de ses joues imprimaient à son visage quelque chose de tragique et de saint, entre l'Athalie et la Niobé. Le roi la calmait par des paroles de confiance dans son expérience et dans sa sagesse, qui ne l'avaient encore jamais trompé. A onze heures, il se croyait tellement sûr de dominer le mouvement et de réduire la crise à une modification de ministère acceptée par le peuple, qu'il descendit, le visage souriant et en costume négligé d'intérieur, dans la salle à manger pour le déjeuner de famille.

 

X.

A peine le repas était-il commencé que la porte s'ouvrit et qu'on vit entrer précipitamment deux conseillers intimes et désintéressés de la couronne désignés, dit-on, par M. Thiers pour le ministère. C'étaient MM. de Rémusat et Duvergier de Hauranne. Ils prièrent le duc de Montpensier de les entendre en particulier. Le prince se leva, fit un signe de sécurité au roi et à la reine, et courut vers les deux négociateurs. Mais le roi et la reine ne pouvant contenir leur impatience se levèrent au même moment, interrogeant des yeux M. de Rémusat, — Sire, dit celui-ci, il faut que le roi sache la vérité, la taire dans un pareil moment serait se rendre complice de l'événement, Votre sécurité prouve que vous êtes trompé. A trois cents pas de votre palais les dragons échangent leurs sabres et les soldats leurs fusils avec le peuple. — C'est impossible, s'écria le roi en reculant d'étonnement. Un officier d'ordonnance, M. de L'Aubépin, dit respectueusement au roi : J'ai vu.

A ces mots toute la famille se leva de table. Le roi sortit, revêtit son uniforme et monta à cheval. Ses deux fils le duc de Nemours, le duc de Montpensier. et un groupe de généraux fidèles l'accompagnaient ; il passa lentement en revue les troupes et les bataillons peu nombreux de gardes nationaux qui stationnaient sur la place du Carrousel et dans la cour des Tuileries. L'attitude du roi était découragée, celte des troupes froide, celle de la garde nationale indécise. Quelques cris de Vive le Roi, mêlés aux cris de Vive la Réforme, partaient des rangs. La reine et les princesses debout à un balcon du palais, comme Marie-Antoinette à l'aube du 10 août, suivaient des yeux et du cœur le roi et les princes. Elles voyaient les saluts militaires des soldats agitant leurs sabres sur le front des lignes ; elles entendaient aussi le sourd écho des cris dont elles ne pouvaient distinguer les mots ; elles crurent à un retour d'enthousiasme et rentrèrent pleines de joie dans les appartements.

Mais le roi ne pouvait se tromper à la froideur de l'accueil. Il avait vu les physionomies inquiètes ou hostiles ; il avait entendu les cris de Vive la Réforme et d'à bas les Ministres partir au pied de son cheval comme un obus de la révolte, qui éclatait jusqu'aux portes de son palais. Il rentra abattu et consterné, craignant également de provoquer la lutte ou de l'attendre ; dans cette immobilité forcée qui saisit les hommes et qui les enserre par des difficultés égales des deux côtés : situations où l'action seule peut sauver, mais où l'action elle-même est impossible. Le désespoir est le génie des circonstances désespérées ; le malheur du Roi fut de ne pas désespérer assez tôt. Il était habitué au bonheur ; ce long bonheur de sa longue vie trompa le dernier jour de son règne.

 

XI.

M. Thiers témoin de cette catastrophe accélérée attendait le Roi pour lui remettre le pouvoir qui s'échappait de ses mains avant qu'il l'eût saisi et exercé. Il sentit glisser la popularité fugitive d'une seule nuit de son nom sur un autre nom. Il indiqua au Roi M. Barrot seul. On ne pouvait pas aller plus loin dans l'opposition sans sortir de la monarchie. M. Barrot avait déjà éprouvé devant le peuple du boulevard l'impuissance et la fragilité d'un nom. Il se dévouait néanmoins au Roi et à la pacification sans considérer qu'il allait dépenser en quelques heures une popularité de dix-huit ans. Ce dévouement à l'instant de l'abandon de la fortune était une générosité de caractère et de courage qui relève un homme dans la conscience de l'avenir. Texte de raillerie pour les hommes légers du jour, titre d'estime pour l'impartiale postérité. M. Barrot instruit, quelques moments après, de sa nomination par le Roi, n'hésita pas à aller prendre possession du ministère de l'intérieur et à saisir le timon brisé.

En ce moment, le Roi aux Tuileries était tout son conseil. Trois ministères s'étaient fondus sous sa main en quelques heures : M. Guizot, M. Mole, M. Thiers. La Reine, les Princes, les députés, les généraux, les simples officiers de l'armée et de la garde nationale se pressaient autour de lui. On l'assiégeait d'informations et d'avis interrompus par des informations et des avis contraires. La pâleur était sur les joues, les larmes dans les yeux des femmes. Les enfants de la famille royale attendrissaient les cœurs par l'ignorance et par la sécurité répandues sur leurs traits. Tout trahissait dans les gestes, les attitudes, l'agitation et les paroles cette fluctuation d'idées et de résolution qui donne du temps au malheur et qui décourage la fidélité. Les portes et les fenêtres de l'appartement du rez-de-chaussée ouvertes sur la cour laissaient les soldats et les gardes nationaux assister de l'œil et de l'oreille, à cette détresse : leur disposition morale pouvait en être ébranlée.

Il fallait jeter un voile sur ce désordre des pensées du Roi et sur cette confusion de sa famille, pour qu'un découragement contagieux n'amollît pas les baïonnettes. Un citoyen de la garde nationale qui était de faction auprès du cabinet du Roi fut attendri jusqu'aux larmes à ce spectacle. Homme d'opposition presque républicaine, mais homme sensible et loyal avant, tout, il désirait le progrès sans aspirer aux ruines. Il ne voulait pas surtout que la cause de la liberté dût son triomphe à un lâche abandon d'un vieillard, de femmes et d'enfants, par ceux qui étaient chargés de les protéger. Il s'approcha d'un lieutenant-général qui commandait les troupes. — Général, lui dit-il à voix basse et avec une émotion que l'accent rendait impérieuse, faites éloigner vos troupes hors la portée de ces scènes de deuil. Il ne faut pas que les soldats voient l'agonie des rois ! — Le général comprit le sens de ces paroles. Il fit reculer les bataillons.

 

XII.

Le Roi remonté dans son cabinet écoutait encore, et tour à tour, les avis de M. Thiers, de M. de Lamoricière, de M. de Rémusat. et du duc de Montpensier son plus jeune fils, quand une fusillade prolongée éclata à l'extrémité du Carrousel, du côté de la place du Palais-Royal. A ce bruit la porte du cabinet s'ouvre et M. de Girardin se précipite vers le Roi.

M. de Girardin naguère député, encore publiciste, moins homme d'opposition qu'homme d'idées, moins homme de révolution qu'homme de crise, s'était précipité dans l'événement où il y avait danger, péripétie, grandeur. Il était du petit nombre de ces caractères qui cherchent toujours l'occasion pour entrer en scène avec le hasard, parce qu'ils ont l'impatience de leur activité, de leur énergie et de leur talent, et qu'ils se sentent à la hauteur des circonstances et des choses. M. de Girardin n'avait ni fanatisme pour la royauté, ni antipathie contre la république. Ambitieux de supériorité intellectuelle plus que de situation, de rôle plus que de puissance, il était accouru de lui-même sans autre mandat que celui de sa propre impulsion. Le journal la Presse qu'il rédigeait lui donnait une notoriété en Europe et une publicité dans Paris qui le mettaient continuellement en dialogue avec l'opinion. C'était un de ces hommes qui pensent tout haut au milieu d'un peuple, et dont chaque pensée est l'événement ou la controverse du jour. L'antiquité n'avait que les orateurs du forum, le journalisme a créé ces orateurs du foyer.

M. de Girardin en paroles brèves et saccadées qui abrègent les minutes et qui tranchent les objections, dit au Roi avec un douloureux respect que les tâtonnements de noms ministériels n'étaient plus de saison, que l'heure emportait le trône avec les conseils, et qu'il n'y avait plus qu'un mot qui correspondît à l'urgence du soulèvement : L'abdication !

Le Roi était dans un de ces moments où les vérités frappent sans offenser. Il laissa néanmoins tomber de ses mains la plume avec laquelle il combinait des noms de ministres sur le papier ; il voulut discuter. M. de Girardin pressé comme le temps, impitoyable comme l'évidence, n'admit pas même la discussion. — Sire, dit-il, l'abdication du Roi ou l'abdication de la monarchie, voilà le dilemme. Le temps ne laisse pas même la minute pour chercher une troisième issue à l'événement.

En parlant ainsi, M. de Girardin présenta au Roi un projet de proclamation qu'il venait de rédiger d'avance et d'envoyer à l'impression. Cette proclamation concise comme un fait, ne contenait que ces quatre lignes dont il fallait frapper à l'instant et partout l'œil du peuple :

Abdication du roi.

Régence de madame la duchesse d'Orléans.

Dissolution de la Chambre.

Amnistie générale.

Le Roi hésitait. Le duc de Montpensier son fils entraîné sans doute par l'expression énergique de la physionomie, du geste et des paroles de M. de Girardin, pressa son père avec plus de précipitation peut-être que la royauté, l'âge et l'infortune ne le permettaient au respect d'un fils. La plume fut présentée, le règne arraché par une impatience qui n'attendit pas la pleine et libre conviction du Roi. La rudesse de la fortune envers le Roi, ne devait pas se faire sentir dans la précipitation du conseil. D'un autre côté le sang coulait, le trône glissait, les jours même du Roi et de sa famille étaient engagés ; tout peut s'expliquer même par la sollicitude et par la tendresse des conseillers. L'histoire doit toujours prendre la version qui humilie et qui brise le moins le cœur humain.

 

XIII.

Au bruit des coups de fusil, le maréchal Bugeaud monte à cheval pour aller s'interposer entre les combattants. Mille voix lui crient de ne point se montrer ; on craint que sa présence et son nom ne soient un nouveau signal de carnage. Il insiste, il s'avance, il brave la physionomie et les armes de la multitude ; il revient sans avoir obtenu autre chose que l'admiration pour sa bravoure ; il redescend de cheval dans la cour des Tuileries ; déjà le commandement ne lui appartenait plus ; le duc de Nemours en était investi. Le jeune général Lamoricière qui n'a sur son nom que le prestige de sa valeur en Afrique s'élance au galop, à travers le Carrousel. Il franchit au milieu des balles les avant-postes ; il aborde héroïquement les premiers groupes des combattants. Tandis qu'il les harangue, il est criblé de coups de feu ; son cheval se renverse ; son épée se brise dans la chute. Le général blessé à la main et pansé dans une maison voisine remonte à cheval et traverse silencieusement la place pour venir annoncer au roi que les troupes se fatiguent et que le peuple est inabordable aux conseils.

Sur les pas de Lamoricière, le peuple en effet déborde de la rue de Rohan sur le Carrousel. Il parlemente avec les soldats. Les soldats refluent en désordre et se précipitent dans la cour des Tuileries.

Le roi écrit, au bruit de l'insurrection qui monte, ces mots : J'abdique en faveur de mon petit-fils le comte de Paris. Je désire qu'il soit plus heureux que moi.

 

XIV.

Ce prince ne s'expliquait pas sur la régence. Était-ce par respect pour la loi qu'il avait fait voter en faveur de la régence de son fils le duc de Nemours ? Était-ce pour laisser entre le peuple et les ministres une dernière concession à débattre et à la disputer pour gagner du temps ? Était-ce pour retenir encore après lui à sa maison une puissance jalouse qu'il n'avait pas voulu laisser aller, selon la nature et selon la vraie politique, à la mère du comte de Paris, son petit-fils ? On l'ignore. M. Thiers avait servi la pensée du roi en se prononçant avec une partie de l'opposition contre la régence de madame la duchesse d'Orléans. M, de Lamartine avait énergiquement soutenu le droit des mères. Il n'y a pas de bonne politique contre la nature, s'était-il écrié. Il avait été vaincu à une faible majorité par l'influence combinée de la cour et de l'opposition attachée à la cour L'heure actuelle Jui donnait tristement raison. Le duc de Nemours, régent désigné, quoique jeune, brave, instruit, laborieux, n'était pas aimé du peuple. La nature en lui donnant l'intelligence, la sagesse précoce et le courage de sa race, lui avait refusé l'expansion qui attire les cœurs. Le lointain n'était pas favorable à ses qualités. On ne les voyait que de près. Ce n'est pas une faute pour un particulier, c'est un malheur pour un prince. Tout ce qui pose devant le peuple doit avoir du prestige. Le duc de Nemours n'avait que de l'estime. On voyait en lui une continuation des vertus et des défauts de son père : en changeant de roi, on ne changerait pas de règne : les peuples veulent changer. Celte faute du roi et de M. Thiers d'avoir arraché la régence à la jeune mère d'un roi enfant pesait fatalement sur cette dernière heure du règne. Louis Philippe et son ministre périssaient sous l'imprévoyance de cet acte. Si au lieu de jeter au peuple cette abdication ambiguë qui ne s'expliquait pas sur la régence, et qui laissait entrevoir aux combattants le duc de Nemours derrière l'abdication, M. de Girardin, porteur de cet acte, avait fait apercevoir à l'imagination et au cœur de la nation, une jeune veuve et une jeune mère régnant par la grâce et par la popularité sous le nom de son fils ; si cette princesse aimée et intacte à toutes les récriminations avait paru elle-même dans les cours du palais et présenté son enfant à l'adoption du pays, il n'y a pas de doute que la nature n'eût triomphé du peuple ; car la nature aurait trouvé un complice dans le cœur et dans le regard de chaque combattant. Ainsi dorment longtemps les fautes des lois et des hommes d'État pour venir les écraser inopinément à l'heure où ils les croient oubliées.

 

XV.

Mais la duchesse d'Orléans, même à cette heure suprême, était reléguée avec ses enfants dans les appartements du château qu'elle habitait. Le roi craignait l'influence de cette femme jeune, belle, sérieuse, enveloppée dans son deuil, irréprochable dans sa conduite, exilée volontairement du monde pour que le rayonnement involontaire de sa beauté, de sa grâce et de son esprit n'attirât pas la pensée du pays sur elle, et ne la signalât pas à la jalousie de la cour. Cette princesse vivait renfermée dans sa maternité et dans sa douleur. Elle ne pouvait s'empêcher cependant d'entrevoir les dernières fautes du règne et de s'alarmer sur l'avenir de ses enfants. Elle avait dû ressentir douloureusement aussi la dureté dynastique de cette loi de régence demandée et votée contre elle, et qui lui enlevait avec la tutelle politique de son fils l'occasion de montrer au monde les grandes qualités dont elle était douée. Mais cette amertume couvait dans son cœur sans transpirer au dehors. Ses lèvres n'avaient jamais laissé échapper une seule plainte. Elle mettait son orgueil dans sa résignation, son mérite dans son silence. M. de Lamartine, le défenseur inconnu pour elle de ses droits naturels dans la discussion de la loi de régence, n'avait jamais eu aucun rapport avec cette princesse. Il n'avait pas même reçu d'elle un signe d'assentiment eu de reconnaissance pour l'hommage désintéressé et tout politique qu'il lui avait rendu à la tribune. On assurait que depuis quelque temps M. Thiers mécontent de la cour et repentant peut-être du parti qu'il avait pris pour la régence du duc de Nemours, tournait ses pensées vers cette princesse. Il est possible que la désaffection croissant envers les princes eût fait réfléchir cet homme d'État, et qu'il espérât en effet retremper le sentiment monarchique dans une popularité de femme et d'enfant. On ne peut l'affirmer, cette pensée était assez indiquée par la nature pour qu'un esprit juste y revînt après s'en être écarté.

Jamais néanmoins un seul mot de la duchesse d'Orléans n'avait révélé une ambition souffrante ou une amertume cachée. Ses douleurs étaient pures non-seulement de tout complot mais même de toute ambition. Elle avait montré la sérénité et le désintéressement d'une mère qui s'oublie entièrement elle-même entre les souvenirs de son époux et les espérances de son fils. Néanmoins, on peut supposer qu'en arrachant avec tant de précipitation au Roi cette abdication vague qui ne remettait le règne à personne, M. de Girardin et peut-être M. Thiers avec lui faisaient un retour involontaire vers la régence de la jeune veuve, et s'attendaient à la voir proclamer par la voix du peuple.

 

XVI.

Cette idée, si elle existait, avorta avant de naître. Une erreur la fit évanouir. La précipitation naturelle dans de pareils moments avait fait oublier d'apposer aucune signature à cette proclamation que M. de Girardin jetait à la foule sur le Carrousel et sur la place du Palais-Royal. En vain il bravait le fer et le feu pour obtenir cette trêve. La foule après avoir lu, ne voyant aucune sanction aux promesses manuscrites d'abdication, les prenait pour un piège et avançait toujours. Le fils de l'amiral Baudin parti avec M. de Girardin pour aller répandre ces proclamations sur la place de la Concorde était repoussé par la même incrédulité et par les mêmes périls. Le Roi se consumait d'impatience ; il eut un dernier rayon d'espoir par l'arrivée d'un vieux serviteur devenu l'ami du Roi et resté l'ami du peuple de Paris. C'était le maréchal Gérard, homme simple et antique passé des champs de bataille de l'empire dans cette cour sans y avoir perdu la mémoire de la liberté. Dévoué depuis longtemps au Roi par le cœur, il n'avait perdu ni l'indépendance, ni la couleur de ses opinions. Brave comme un soldat, populaire comme un tribun, le maréchal Gérard était bien l'homme de l'heure suprême. Allez au-devant de ces masses, lui dit le Roi, et annoncez-leur mon abdication.

Le maréchal, sans prendre le temps de revêtir l'uniforme, monte le cheval que le maréchal Bugeaud venait de laisser dans la cour. Le général Duchant brillant officier de l'empire, célèbre par sa beauté martiale et par sa bravoure, accompagne le maréchal Gérard. Ils sortent de la grille. Ils sont accueillis par les cris de vivent les braves. Le vieux maréchal reconnaît dans la foule le colonel Dumoulin, ancien officier de l'empereur, homme aventureux que le vertige du feu entraîne et que le mouvement enivre ; il l'appelle par son nom. Allons, lui dit-il, mon cher Dumoulin, voilà l'abdication du roi et la régence de la duchesse d'Orléans que j'apporte au peuple. Aidez-moi à les faire accepter.

En disant ces mots, le maréchal tend un papier au colonel Dumoulin. Mais le républicain Lagrange plus leste que Dumoulin arrache la proclamation de la main du général, et disparaît sans la communiquer au peuple. Ce geste enleva la régence et le trône à la dynastie d'Orléans. La république se fût peut-être arrêtée devant un nom de femme.

 

XVII.

Cependant le roi qui avait promis d'abdiquer à M. de Girardin, à son fils et aux ministres qui l'entouraient de leur terreur, n'avait pas encore achevé d'écrire formellement son abdication. Il semblait attendre un autre conseil plus conforme à sa temporisation habituelle, et disputer encore avec la nécessité. Une circonstance faillit donner raison à ses lenteurs et le rasseoir lui et sa dynastie sur le trône. Le maréchal Bugeaud traversant de nouveau la cour des Tuileries au galop, en revenant d'une nouvelle reconnaissance, se précipita de son cheval et entra presque de force dans le cabinet plein de désordre, de ministres posthumes et de conseillers de fait autour du monarque. Il fendit les groupes et se fit jour jusqu'au roi.

Remontons d'une nuit, et voyons quelle avait été jusque-là la part d'action du maréchal Bugeaud.

Le maréchal, comme on l'a vu plus haut, avait eu quelques instants le commandement général de la garde nationale et des troupes. A deux heures du matin on était venu lui apporter sa nomination à ce poste. Aussitôt il était monté à cheval et s'était rendu à l'état-major son quartier général pour faire son plan et donner ses ordres de bataille. L'état-major était vide. Généraux, officiers et soldats, tout reposait des fatigues des deux journées précédentes, endormis dans leurs manteaux sur la place ou dans les entresols et dans les mansardes de l'immense Louvre. Le maréchal avait perdu bien du temps, avant d'avoir pu appeler à lui quelques généraux et quelques officiers d'état-major, et d'avoir pu prendre connaissance du nombre et de l'emplacement des troupes sous ses ordres. L'e nombre de ces troupes, qu'on croyait d'au moins cinquante mille hommes, ne s'élevait pas à plus de trente-cinq mille hommes actifs. En défalquant le nombre des soldats destinés à garder les forts, les casernes, et ceux qui sont hors du service pour des causes quelconques, on ne trouvait qu'environ vingt-cinq mille combattants de toutes armes ; troupes suffisantes contre des masses éparses et confuses qu'aucune discipline ne solidifie entre elles et qui se fondent comme elles se forment ; mais troupes déjà usées par quarante-huit heures de stationnement dans la boue, engourdies du froid, épuisées de faim, travaillées de doute, incertaines où était le droit, honteuses de déserter le roi, consternées de faire la guerre au peuple, regardant pour se régler sur son attitude la garde nationale qui flottait elle-même entre les deux armées.

Le maréchal avec son instinct militaire, mûri par la réflexion et éclairé par l'expérience du maniement des troupes, savait que l'immobilité est la défaite du moral des armées. Il avait changé à l'instant le plan ou le hasard suivi jusque-là. Il avait appelé à lui les deux généraux qui commandaient ces corps. L'un était Tiburce Sébastiani frère du maréchal de ce nom, officier dévoué et calme. L'autre était le général Bedeau grandi en Afrique et qui apportait un nom tout fait au respect de ses compagnons d'armes à Paris. Il leur avait ordonné de former deux colonnes de trois mille cinq cents hommes chacune et de s'avancer au cœur de Paris, l'une par les rues qui longent les boulevards et aboutissent à l'Hôtel de Ville, l'autre par les rues plus rapprochées des quais. Chacune de ces colonnes avait de l'artillerie. Les généraux devaient emporter en avançant toutes les barricades qu'ils rencontreraient devant eux, effacer ces forteresses de l'insurrection, balayer les masses et se concentrer à l'Hôtel de Ville, position décisive de la journée. Le général Lamoricière devait commander la réserve d'environ neuf mille hommes autour du palais.

Le roi et M. Thiers avaient déjà appelé et nommé Lamoricière comme une renommée neuve et jeune, impatient de se signaler avant l'arrivée du maréchal à l'état-major. Ce jeune général et le maréchal Bugeaud avaient eu de graves dissentiments en Afrique. La coopération du chef et du lieutenant pouvait avoir des froissements et des dangers s'ils n'eussent pas mis, l'un et l'autre, leur ressentiment au-dessous de leur dévouement au roi. Ils l'avaient fait avec une cordialité militaire digne d'eux. Le maréchal en voyant paraître Lamoricière dans le groupe des officiers généraux sous ses ordres, s'était avancé vers lui, et lui avait tendu la main. J'espère, lui avait-il dit, mon cher lieutenant, que nous avons laissé nos différends en Afrique et que nous n'avons ici que notre estime mutuelle et notre dévouement à nos devoirs de soldat. Lamoricière digne de comprendre de telles paroles avait été ému jusqu'aux larmes. Les larmes du soldat ne sont que du courage. Ému jusqu'au cœur, Lamoricière avait donné tout le sien aux inspirations du maréchal.

 

XVIII.

A l'aube du jour, les deux colonnes étaient parties. De moments en moments, des officiers d'état-major déguisés en bourgeois ou en artisans rapportaient des nouvelles de leurs progrès au général en chef. Ces colonnes ne rencontrèrent point de résistance jusqu'aux abords de l'Hôtel de Ville. Elles fendaient la foule qui s'ouvrait aux cris de vive l'armée ! vive la réforme ! Elles franchissaient sans obstacle les commencements des barricades effacées sous leurs pieds. De nouvelles masses de peuple armé, mais inoffensif, se présentaient devant elles, à tous les grands débouchés des rues. Sans prétexte pour les combattre, les deux généraux n'osaient les dissiper par la baïonnette ou par le canon. Les troupes et le peuple restés ainsi en présence, les dialogues s'établissaient, les fausses nouvelles circulaient, l'instinct de paix qui travaille les cœurs entre citoyens d'une même patrie, d'une même pensée, l'horreur du sang inutilement versé à l'Hôtel de Ville, pendant qu'aux Tuileries on était déjà réconcilié peut-être par les combinaisons politiques, ou par une abdication, paralysaient les ordres dans le cœur des généraux, les armes dans la main des soldats.

Le maréchal contraint par les ordres réitérés du roi avait envoyé à ses lieutenants ordre de revenir. Le général Bedeau avait fait replier les bataillons. Quelques soldats, dit-on, renversèrent leurs fusils en signe de désarmement fraternel devant la population. Leur retour, ainsi, à travers Paris, avait l'air d'une défection ou d'une avant-garde de la révolution elle-même marchant vers les Tuileries. Ces troupes déjà vaincues par ce geste étaient revenues néanmoins intactes, mais impuissantes, reprendre position sur la place de la Concorde, dans les Champs-Elysées et dans la rue de Rivoli. L'armée française humiliée n'est plus une armée. Elle avait sur le cœur l'amertume de cette retraite, elle le garde encore.

 

XIX.

Le maréchal réduit à l'immobilité, par obéissance au roi et aux ministres, avait espéré refouler de sa personne et par sa parole les masses qui essayaient d'entamer le Carrousel. Deux fois comme nous l'avons vu, il s'était porté à cheval au-devant d'elles, et deux fois accueilli aux cris de vive le vainqueur d'Isly ! il était parvenu à leur persuader d'attendre le résultat de la délibération des ministres. Une seule fois insulté du nom d'égorgeur du peuple dans la rue Transnonain, il avait abordé le vociférateur, relevé l'injure, prouvé qu'il était resté étranger aux sévices commis dans ces journées sinistres, et il avait reconquis le respect et la popularité des masses.

Lamoricière, à son tour, s'était précipité seul à cheval dans les flots émus de ces multitudes, les avait haranguées, et était revenu vaincu, mais honoré dans ses efforts de pacification.

Pendant ces scènes sur le Carrousel, les insurgés trouvant le boulevard et la rue de la Madeleine libres, s'accumulaient jusqu'à l'embouchure de la place de la Concorde, incendiaient les corps de garde qui bordent les Champs-Elysées, tiraient sur les postes et massacraient les gardes municipaux, odieux au peuple parce qu'ils étaient la répression visible de tous les désordres et de toutes les émotions de Paris. Ces malheureux soldats allaient expirer sous le fer de leurs meurtriers dans les postes et dans l'hôtel du ministère de la marine. Leurs cris de détresse appelaient des défenseurs et des vengeurs. Les bataillons et les escadrons stationnaient à proximité ; les officiers et les soldats provoquaient l'ordre de marcher sur les meurtriers ; les chefs, enchaînés par la consigne, hésitaient à repousser ces assaillants et se bornaient à sauver la vie des gardes municipaux sous l'abri de leurs sabres ; tant les ministres craignaient de donner par la résistance un prétexte à l'embrasement général de Paris. Mais ce sang impuni ne l'éteignit pas ; il ne fit que l'attiser, et il consterna à la fois la victoire et la défaite.

Il était onze heures ; à ce moment on était venu annoncer coup sur coup au maréchal que le roi l'avait révoqué de son commandement, et que le maréchal Gérard commandait à sa place. Il avait cédé impatiemment à ces ordres, il était accouru chez le roi pour lui représenter le danger d'abdiquer dans une défaite. En entrant dans les Tuileries on lui avait annoncé l'abdication. Il s'était précipité comme nous l'avons vu dans le cabinet ; il était à côté du roi.

 

XX.

Ce prince assis devant une table tenait la plumé ; il écrivait lentement son abdication avec un soin et une symétrie de calligraphe, en lettres majuscules qui semblaient porter sur le papier la majesté de la main royale. Les ministres de la veille, de la nuit et du jour, les courtisans, les conseillers officieux, les princes, les princesses, les enfants de la famille royale remplissaient de foule, de confusions, de dialogues, de chuchotements, de groupes agités, l'appartement. Les visages portaient l'expression de l'effroi qui précipite les résolutions et qui brise les caractères. On était à une de ces heures suprêmes où les cœurs se révèlent dans leur nudité ; où le masque du rang, du titre, de la dignité, tombe des visages et laisse voir la nature souvent dégradée par la peur. On entendait de loin, à travers les rumeurs de la chambre, des coups de feu retentissants déjà à l'extrémité de la cour du Louvre. Une balle siffle distinctement à l'oreille exercée du maréchal ; elle va se perdre dans les toits. Le maréchal ne dit pas à ceux qui l'entouraient la sinistre signification de ce bruit. Le palais des rois pouvait devenir un champ de bataille ; à ses yeux c'était le moment de combattre et non de capituler.

Eh quoi, sire, dit-il au roi, on ose vous conseiller d'abdiquer au milieu d'un combat ? Ignore-t-on donc que c'est vous conseiller plus que la ruine, la honte ? L'abdication dans le calme et dans la liberté de la délibération, c'est quelquefois le salut d'un empire et la sagesse d'un roi. L'abdication, sous le feu, cela ressemble toujours à une faiblesse, et de plus, ajouta-t-il, cette faiblesse que vos ennemis traduiraient en lâcheté, serait inutile en ce moment. Le combat est engagé, il n'y a aucun moyen d'annoncer cette abdication aux masses nombreuses qui se lèvent et dont un mot jeté des avant-postes ne saurait arrêter l'impulsion. Rétablissons l'ordre d'abord et délibérons ensuite.

Eh bien, dit le roi se levant à ces paroles et pressant de ses mains émues les mains du maréchal, vous me défendez donc d'abdiquer, vous !Oui, sire, reprit avec une respectueuse énergie le brave soldat : j'ose vous conseiller de ne pas céder en ce moment, du moins, à un avis qui ne sauvera rien et qui peut tout perdre.

Le roi parut rayonnant de joie en voyant son sentiment partagé et autorisé par la parole ferme et martiale de son général. Maréchal, lui dit-il avec attendrissement et d'un ton presque suppliant, pardonnez-moi d'avoir brisé votre épée dans vos mains en vous retirant votre commandement pour le donner à Gérard. Il était plus populaire que vous !Sire, répliqua le général Bugeaud, qu'il sauve Votre Majesté et je ne lui envie rien de votre confiance.

Le roi ne se rapprochait plus de la table et paraissait renoncer à l'idée de l'abdication. Les groupes de ses conseillers parurent consternés ; ils attachaient à cette idée, les uns leur salut, les autres le salut de la royauté, quelques-uns de secrètes ambitions peut-être. Tous du moins y voyaient une de ces solutions qui font diversion d'un moment aux crises, et qui soulagent l'esprit du poids des longues incertitudes.

Le duc de Montpensier, fils du roi, qui paraissait plus dominé encore que les autres par l'impatience d'un dénouement, s'attacha de plus près à son père, l'assiégea d'instances et de gestes presque impérieux pour l'engager à se rasseoir et à signer. Cette attitude, ces paroles restèrent dans la mémoire des assistants comme une des plus douloureuses impressions de cette scène. La reine seule dans ce tumulte et dans cet entraînement de conseils timides conserva la grandeur, le sang-froid et la résolution de son rang d'épouse, de mère et de reine. Après avoir combattu avec le maréchal la pensée d'une abdication précipitée, elle céda à la pression de la foule, elle se retira dans l'embrasure d'une fenêtre d'où elle contemplait le roi avec l'indignation sur les lèvres et de grosses larmes dans les yeux.

Le roi remit son abdication à ses ministres et rejoignit la reine dans l'embrasure du salon. Il n'était plus roi ; mais personne n'avait autorité légale pour saisir le règne. Le peuple ne marchait déjà plus au combat contre le roi, mais contre la royauté. En un mot, il était trop tôt ou trop tard.

Le maréchal Bugeaud en fit encore l'observation respectueuse au roi avant de s'éloigner. Je le sais, maréchal, dit le roi, mais je ne veux pas que le sang coule plus longtemps pour ma cause. Le roi était brave de sa personne. Ce mot n'était donc pas un prétexte dont il couvrait sa fuite, ni une lâcheté. Ce mot doit consoler l'exil, et attendrir l'histoire. Ce que Dieu approuve, les hommes ne doivent pas le flétrir.

 

XXI.

Le roi ôta son uniforme et ses plaques. Il déposa son épée sur la table ; il revêtit un simple habit noir et donna le bras à la reine pour laisser le palais au règne nouveau.

Les sanglots étouffés des spectateurs interrompaient seuls le silence de ce dernier moment. Sans prestige éclatant comme roi, ce prince était aimé comme homme. Sa vieille expérience rassurait les esprits ; sa familiarité attentive attachait de près les cœurs ; sa vieillesse abandonnée une seule fois par la fortune remuait la pitié. Une superstition politique s'effrayait de la vue de ce dernier fugitif du trône : on croyait voir s'éloigner avec lui la sagesse de l'empire. La reine, suspendue à son bras, se montrait fière de tomber à sa place avec l'époux et avec le roi qui avait été et qui restait sans trône et sans patrie sur la terre. Ce couple de vieillards inséparables dans le bonheur et dans l'exil était plus touchant sous ses cheveux blanchis qu'un couple de jeunes souverains entrant dans le palais de leur puissance et de leur avenir. L'espérance et le bonheur sont un éclat ; la vieillesse et le malheur sont deux majestés. L'un éblouit, l'autre attendrit. Des républicains même auraient pleuré derrière les pas de ce père et de cette mère chassés du foyer où ils croyaient laisser leurs enfants. On baisait leurs mains, on touchait leur vêtement ; de braves soldats qui allaient une heure après servir la république tels que l'amiral Baudin et Lamoricière mouillaient de pleurs les traces du roi. La reine en recevant ces adieux ne put, dit-on, retenir un reproche à M. Thiers dont l'opposition indirecte au roi avait profondément blessé son cœur de femme. Oh ! Monsieur, vous ne méritiez pas un si bon roi. Sa seule vengeance est de fuir devant ses ennemis.

L'ancien ministre d'une dynastie qu'il avait en effet affermie et ébranlée respecta la douleur d'une femme et d'une mère, refoula toute réplique dans son cœur, et s'inclina en silence sous cet adieu. Ces paroles laissèrent-elles aux assistants le remords d'une opposition trop personnelle à la couronne ou de la pitié pour l'aveuglement des cours ? Leur silence seul le sait.

 

XXII.

Au moment de franchir le seuil de son cabinet, le roi.se retournant vers la duchesse d'Orléans qui se levait pour le suivre : Hélène, lui dit-il, restez ! La princesse se jeta à ses pieds pour le conjurer de l'emmener avec lui. Elle oubliait la royauté pour ne penser qu'au père de son mari, Elle n'était plus princesse, elle était mère ; ce fut en vain.

Cette princesse bien loin d'avoir encouragé l'abdication s'était jetée aux pieds du roi pour le conjurer de ne pas abandonner le timon à la tempête ; accompagnée de ses dames, du général Morlot, des colonels de Montguyon, de Chabaud-Latour, d'Elchingen fils du maréchal Ney, et des instituteurs du comte de Paris, elle assistait consternée à cette scène. Les ordres réitérés du roi la retinrent au palais.

M. Crémieux, député éloquent et actif de l'opposition, était accouru au château pour donner des avis aux dernières crises, et pour s'interposer entre la guerre civile et la couronne. Il se précipita à ces mots sur le roi et saisissant son bras : Sire, dit-il d'un ton d'interrogation qui commande une réponse, il est bien entendu, n'est-ce pas, que la régence appartient à madame la duchesse d'Orléans ?

Non, répondit le roi, la loi donne la régence au duc de Nemours mon fils, il ne m'appartient pas de changer une loi. C'est à la nation de faire à cet égard ce qui conviendra à sa volonté et à son salut. Et il continua de marcher en laissant derrière lui un problème.

La régence décernée à son fils avait été un des soucis de son règne. Il était humilié de laisser après lui le gouvernement de quelques années à une femme étrangère à sa race. Peut-être aussi sa prévision lointaine lui faisait-elle redouter que la différence de religion qui existait entre la duchesse et la nation ne présageât des troubles à l'État et des aversions à son petit-fils. Ce prince réfléchi par nature avait eu de plus vingt ans de solitude, d'exil et de réflexion sur l'avenir. La prudence était sou génie, elle était aussi son défaut. On peut dire avec vérité que trois excès de prudence dynastique furent les trois principales causes de sa perte. Les fortifications de Paris qui menacèrent de loin la liberté ; le mariage du duc de Montpensier en Espagne, présage de guerre de succession dans un intérêt dynastique ; enfin la régence donnée au duc de Nemours, qui enleva à la cause de la monarchie en ce moment, l'innocence d'une jeune femme et l'intérêt pour un enfant, ces prestiges infaillibles sur le peuple.

 

XXIII.

La duchesse agenouillée devant le roi resta longtemps dans cette attitude. On avait envoyé chercher des voitures de la cour ; la populace les avait déjà incendiées en passant sur la place du Carrousel. Une décharge des insurgés avait tué le piqueur qui allait les chercher. Il fallut renoncer à ce moyen de départ.

Le roi sortit par le pavillon de l'Horloge ; il traversa à pied ce même jardin que Louis XVI, Marie-Antoinette et leurs enfants avaient traversé à l'aurore du 10 août en se réfugiant à l'Assemblée nationale, chemin d'échafaud ou d'exil que les rois ne refont jamais.

La reine consolait le foi de quelques mots prononcés à voix basse. Un groupe de serviteurs fidèles, d'officiers, de femmes et d'enfants, suivait en silence. Deux petites voitures de place prises au hasard par un officier déguisé dans les rues, où elles stationnaient pour le service du public, étaient apostées à l'issue des Tuileries à l'extrémité de la terrasse. Les forces surexcitées par la longue crise avaient défailli au grand air dans les nerfs de la reine. Elle sanglotait, elle chancelait, elle trébuchait au dernier pas. Il fallut que le roi la soulevât dans ses bras pour la placer dans la voiture ; il y monta après elle. La duchesse de Nemours, grâce et beauté de cette cour, monta éplorée avec ses enfants dans la seconde voiture, cherchant d'un œil inquiet son mari resté aux prises avec les difficultés et les périls de son devoir. Un escadron de cuirassiers enveloppa les deux voitures ; elles partirent au galop sur le quai de Passy. A l'extrémité des Champs-Elysées, quelques coups de feu saluèrent de loin le cortège et abattirent deux chevaux de l'escorte sous les yeux du roi. On fuyait vers Saint-Cloud.

 

XXIV.

Le duc de Nemours était resté auprès de la duchesse d'Orléans, plus attentif au sort de cette princesse et de ses neveux confiés à sa prudence qu'à sa propre ambition. Ce prince impopulaire se montra seul par son désintéressement et par son courage digne de popularité. Le Carrousel et les cours étaient désormais sans défenseurs ; le château forcé pouvait être le tombeau de la duchesse d'Orléans et de ses enfants ; le duc de Nemours avait désormais la responsabilité de toutes ces vies et du sang du peuple. Des parlementaires l'abordèrent ~sous le péristyle du pavillon de l'Horloge ; ils le sommèrent de retirer les troupes et de livrer le palais à la garde nationale. Ce prince, convaincu que le peuple armé et vainqueur dans la milice civique pouvait seul imposer au peuple insurgé, donna l'ordre. Les troupes se retirèrent en silence et se replièrent par le jardin. Le duc de Nemours resta le dernier pour protéger le départ de la duchesse d'Orléans.

Pendant que l'évacuation du château parles troupes s'opérait ainsi, un petit nombre d'officiers et de conseillers, les uns dévoués à la dynastie, les autres à la personne, quelques-uns à l'infortune seule d'une femme, délibéraient autour 4e la duchesse d'Orléans et de ses enfants. On y remarquait le général Gourgaud, ami de l'Empereur, son compagnon volontaire d'exil à Sainte-Hélène, accoutumé au malheur et à la fidélité, un fils du maréchal Ney M. d'Elchingen, MM. de Montguyon, de Chabaud Latour, Villaumez, et de Bois Milon. Trois coups de canon firent frémir les vitres de l'appartement ; la duchesse poussa un cri ; c'était l'artillerie en retraite qui lirait sur le peuple débouchant du quai sur le Carrousel. La princesse envoya le général Gourgaud arrêter le feu. Les canonniers éteignirent les mèches en signe de paix. Le général Gourgaud rentra ; M. Dupin le suivait.

M. Dupin moins juriste que législateur, longtemps président de la Chambre des députés, orateur éminent, tradition vivante de l'esprit de résistance et de liberté légale dans la monarchie qui avait caractérisé jadis les Harlay, les Mole, les l'Hôpital, démocrate de mœurs et de costume, royaliste d'habitude et de sentiment, avait été depuis 1815 le conseil domestique et l'ami tour à tour rude et caressant du duc d'Orléans devenu roi. L'austérité de sa parole, l'âpreté de ses sarcasmes, avaient couvert aux yeux du pays les condescendances de son attachement personnel à la famille royale. Il se vengeait sur les ministres de la couronne de ses facilités avec le roi. Sa popularité compromise par la cour lui revenait par son indépendance dans le parlement. Savant, éloquent, habile, oracle de la magistrature, inflexible de ton, pliant aux révolutions, redouté des faibles, considéré des forts, égal aux événements, M. Dupin était une des grandes autorités de l'opinion. Là où il passait, beaucoup d'autres passaient après lui. Il se présenta à l'heure décisive où la révolution cherchait un drapeau ; il le prit naturellement dans celte femme et dans cet enfant. Nulle main n'était plus propre à le tenir et à le faire adopter.

La duchesse le vit entrer comme un augure de force et de paix. Ah ! Monsieur, que venez-vous me dire ? s'écria-t-elle. — Je viens vous dire, Madame, répondit M. Dupin avec l'accent d'une triste mais forte espérance, que peut-être le rôle d'une seconde Marie-Thérèse vous est réservé ? Guidez-moi, Monsieur, reprit la princesse, ma vie appartient à la France et à mes enfants. — Eh bien, partons, Madame, il n'y a pas un instant à perdre. Allons à la Chambre des députés.

C'était en effet le seul parti à prendre pour la duchesse. La régence déjà perdue dans les rues pouvait se retrouver à la Chambre des députés, si la Chambre des députés discréditée par l'esprit de cour dans la nation, eût conservé assez d'ascendant pour arrêter la monarchie sur sa pente. La présence d'une femme, les grâces et l'innocence d'un enfant, étaient plus entraînants que tous les discours. L'éloquence en action, c'est la pitié. Le manteau sanglant de César étalé à la tribune est moins émouvant qu'une larme de femme jeune et belle présentant un enfant orphelin aux représentants d'un peuple sensible.

Le duc de Nemours après avoir reçu les adieux de son père et couvert son départ de sa personne, entra pendant que le dernier bataillon des troupes du Carrousel défilait par le jardin et par le quai.

 

XXV.

La duchesse se mit en marche. Elle tenait par la main le comte de Paris son fils aîné ; le duc de Chartres son autre enfant était porté dans les bras d'un aide de camp. Le duc de Nemours, prêt à tous les sacrifices pour sauver sa belle-sœur et la royauté de son pupille, marchait à côté de la princesse. M. Dupin s'entretenait avec elle de l'autre côté. Quelques officiers de la maison suivaient en silence. Un valet de chambre nommé Hubert, attaché aux enfants, était toute l'escorte de cette régence. Ce règne n'avait à parcourir, avant de s'engloutir avec le trône, que l'espace de ce jardin des rois au Palais de la représentation.

A peine la princesse était-elle aux deux tiers du jardin qu'une colonne de républicains qui combattait depuis la veille en se grossissant et en se rapprochant toujours, entrait malgré les troupes dans le palais, inondait les salles, balayait les traces de la royauté, proclamait la république, enlevait le drapeau qui servait de dais au trône, et ne faisant qu'une courte halte dans le palais emporté, se reformait aussitôt pour marcher sur la Chambre des députés sur les pas de la régente. C'était la colonne commandée par le capitaine Dunoyer, qui se multiplia dans cette journée.

Cependant, arrivée avec le petit groupe de ses officiers et de ses enfants à la grille du Pont-Tournant, la princesse exprima aux aides de camp de son fils la résolution de monter dans une voiture avec son fils accompagné de M. Barrot à cheval à la portière, et de parcourir Paris pour provoquer l'adhésion et l'acclamation du peuple au nouveau règne. M. Barrot avait déjà tenté seul et courageusement l'effet de la présence d'un ministre populaire sur la multitude, mais en vain. Le spectacle d'une mère et de son fils eût été peut-être plus efficace. Mais il n'était plus là, et aucune voiture ne se trouvait sur la place. Pendant cette courte hésitation la fortune en décida ! A la Chambre, Madame, s'écria M. Dupin. A la Chambre ! répéta la foule. Le duc de Nemours, déjà à cheval à la tête des troupes, voyant la princesse s'acheminer vers le pont de la Concorde, redescendit. Allez dire au général Bedeau[1] que je lui remets le commandement des troupes, dit-il à M. Morel de Brétizel, son aide de camp. Ma place est à côté de ma sœur ! Et il rejoignit la veuve de son frère.

 

 

 



[1] Voir à la fin du volume les lettres du maréchal Bugeaud et du général Bedeau.