LES NOYADES DE NANTES

HISTOIRE DE LA PERSÉCUTION DES PRÊTRES NOYÉS

 

CHAPITRE VII. — LA MAISON DES PETITS CAPUCINS ET LE NAVIRE LA GLOIRE.

 

 

Réunion de tous les prêtres dans la maison des Petits – Capucins. MM. Chevalier et Lemauff. — Lettre de M. Douaud. — Insalubrité de la maison des Petits-Capucins. — Accusation de correspondances avec les rebelles. — Arrêté ordonnant le transfèrement à bord d'une galiote. Supplique de M. Douaud. — Avis de Minée et du Conseil général de la commune. — Ordres du Comité révolutionnaire. — Transfèrement sur le navire la Gloire. — Explications sur les listes.

 

Le 7 août 1793, tous les prêtres se trouvaient aux Petits-Capucins ; d'après l'état de M. Douaud, ils étaient au nombre de quatre-vingt-neuf. Les Pères Steven et Legrand, restés aux Carmélites, n'étaient venus que le 27 juillet. Il y a, aux Carmélites, dit un des membres de la Municipalité, à la séance du 26 juillet, un prêtre et deux capucins qui tiennent les propos les plus inciviques aux soldats casernés dans cette maison[1]. Ordre avait été immédiatement donné de les envoyer aux Petits-Capucins. Le commissaire de police chargé de les y conduire ordonna au concierge de les lui présenter ; celui-ci avoua que M. Langellerie, prêtre d'Anjou, venait de s'évader[2].

Le 25 août, M. Soret, de Saint-Aignan, fort âgé et dangereusement malade, fut transporté chez son frère, quai Palamède, où il mourut le 20 septembre suivant[3].

Le Père Philippe Debrest, religieux récollet, mourut le 29 août, sans avoir pu obtenir d'être transféré à l'hôpital du Sanitat[4].

Le 6 septembre, M. Douaud, attristé des privations qu'il lui était impossible de ne pas infliger à ses compagnons, adressa au Département une nouvelle supplique :

Citoyens administrateurs,

C'est dans le plus pressant besoin que j'ai l'honneur de vous adresser l'état de notre dépense depuis le 27 août ; nous sommes réduits à un seul repas, à midi, et à une triste collation, le soir ; encore nous est-il impossible de vivre avec vingt-cinq sous, à raison du prix excessif auquel nous payons tolites choses ; notre dépense, malgré la plus grande économie, monte chaque jour à trente-deux sous. Si vous ne daignez augmenter notre traitement, jugez, citoyens administrateurs, dans quelle situation nous nous trouverons, toutes nos ressources étant épuisées.

Presque tous les effets que nous avions dans la ci-devant maison des Carmélites ont été pillés, vous en êtes instruits ; la plupart de nous sont dénués de tout ; comment se garantir des injures de l'air et de la saison qui s'avance, dans une maison exposée à tous les vents ; un bon nombre couchés dans des greniers mal couverts et mal fermés, sans feu, sans lumière et sans presque aucun secours ? Ce spectacle vous toucherait, citoyens administrateurs, et vous ne verriez pas sans émotion l'état où sont réduits des vieillards et des infirmes. Il ne tient qu'à vous de nous en tirer. Depuis quinze mois révolus, nous souffrons sans plaintes et sans murmures ; ne serait-il pas temps de rompre nos fers ? Nous réclamons la liberté que les droits- de l'homme nous assurent, et que les décrets de la Convention nationale annoncent sans distinction à tout citoyen. Laissez donc parler la justice et l'humanité en notre faveur, et bientôt nous n'aurons tous que des actions de grâces à vous rendre.

Je suis avec respect, citoyens, votre très humble et très obéissant serviteur,

Signé : DOUAUD, pour lui et ses confrères[5].

 

Le même jour, le tribunal révolutionnaire envoyait aux Petits-Capucins deux prêtres sur le sort desquels je n'ai pu me procurer des renseignements précis. L'un était M. Lemauff (Guillaume), ancien curé de Vue, arrêté au bourg de Batz et emprisonné au Bouffay depuis le 19 février 1793 ; l'autre était M. Chevalier (Julien), vicaire au Bignon, arrêté le 22 juillet de la même année au poste de la Sécherie, et conduit à la Permanence, qui l'interrogea. La décision du tribunal ferait supposer qu'il était au Bouffay avec M. Lemauff.

Cependant la révolution marchait ; la loi des suspects du 17 septembre 1793, à laquelle personne ne pouvait se flatter d'échapper, faisait prévoir que les prisons déjà pleines seraient trop étroites pour contenir les nouveaux arrivants ; les administrations se préoccupèrent des maladies contagieuses qui commençaient à se déclarer. Une commission fut nommée à l'effet de visiter et de désigner les bâtiments spacieux de la ville propres à être transformés en maisons de santé pour les prisonniers malades. Dès le H octobre, le Département avait décidé que la maison des Petits-Capucins recevrait cette destination, et que les prêtres seraient de nouveau transférés sur un navire[6] ; mais la lecture du rapport des commissaires fit momentanément renoncer à la décision prise.

Rendant compte de la visite du couvent des Petits-Capucins la commission disait : Maison très angustiée ; cellules étroites et basses d'étage, n'ayant de jour les unes et les autres que vers le sud, excepté quelques-unes de l'est à l'ouest, dont l'air stagnant ne peut être renouvelé et se trouve chargé de vapeurs gazeuses et méphitiques, ce qui est manifesté par l'odeur qu'on éprouve en y entrant. Cette maison insalubre ne peut être employée à loger des convalescents, et les prisonniers qui l'occupent ne sont pas du tout en sûreté[7].

Le mot sûreté voulait dire que ces vieux prêtres malades et infirmes n'étaient pas retenus par une clôture suffisante. En effet, quelques jours auparavant on les avait accusés de faire de leurs fenêtres, avec des linges blancs, des signaux que les rebelles de la rive gauche de la Loire pouvaient interpréter en faveur de leurs opérations. La dénonciation envoyée par les membres du comité de surveillance de la Société populaire de la Halle avait été remise aux représentants Philippeaux, Gillet et Ruelle, qui avaient ordonné une instruction. Il fut démontré que l'état de fièvre continue de M. Thobye, ancien curé de Pouillé, l'obligeant à changer souvent de linge, il mettait ses couvertures à la fenêtre pour les faire sécher. Le Département n'en prit pas moins une délibération à ce sujet, et, quoique les renseignements ne justifient pas évidemment que les prêtres réfractaires aient présenté une couverture au bout d'un bâton, de manière à les faire suspecter de signaux aux brigands, il arrêta que la Municipalité de Nantes ferait faire un grillage aux fenêtres des mansardes, qui donnent sur la rivière, de la maison des Petits-Capucins[8].

Si triste que fût le séjour de cette maison, les prêtres le préféraient encore à la détention sur un navire. Ils s'étaient émus à la nouvelle du projet du Département, et M. Douaud s'était fait, dans une lettre du 17 octobre 1793, la dernière en date de celles qui ont été conservées, l'éloquent interprète de leurs inquiétudes.

Aux citoyens président et administrateurs du département de la Loire-Inférieure.

Citoyens,

Une nouvelle mesure de rigueur menace les ecclésiastiques détenus, déjà accablés sous le poids de leurs misères. Des vieillards, dont la plupart peuvent à peine être transportés, doivent être mis dans des bâtiments où ils n'ont à attendre que la réunion de toutes les privations et de toutes les douleurs. Nous recourons à votre compassion, à votre humanité.

Resserrés au nombre de quatre-vingt-dix dans un étroit espace, ne pouvons-nous au moins espérer d'y demeurer en paix ? Notre translation ne présente à l'administration aucun avantage de logement ; à nous, elle présente un surcroît de maux capables de toucher ceux mêmes qui nous regarderaient comme leurs ennemis. Nous avons donné aux étrangers qui ont été amenés avec nous les places les plus commodes que nous avons pu leur trouver. Quoiqu'il soit dur d'habiter maintenant des greniers et des corridors, nous préférerions encore cet état au séjour des navires. Nous avons beaucoup souffert pendant les six semaines que nous avons été détenus à bord, et cependant nous étions réunis. Le bâtiment, la saison n'étaient pas les mêmes. Tout nous manquera, jusqu'aux moyens de subsistance, et que deviendront nos infirmes ?

Citoyens, rappelez-vous que nous nous sommes confiés à votre bonne foi et à votre loyauté, lorsqu'il nous fut proposé de sortir de France, ou de demeurer avec nos compatriotes, comme la loi nous le permettait. Vous n'avez aucun reproche à nous faire depuis cette époque. Ceux que vous nous faisiez alors devaient être effacés pour jamais, dès que la loi avait appliqué le remède qu'elle avait jugé nécessaire, et que désormais on nous promettait hautement de compenser le sacrifice que nous faisions de notre liberté par la paix dans laquelle nous désirions finir nos jours.

Un plus long discours serait superflu. Citoyens, vous pouvez vous figurer notre situation présente et celle qui nous est préparée. Il n'était besoin que de provoquer sur nous vos regards. Nous ne sommes pas accoutumés à faire entendre nos plaintes. C'est l'extrémité qui nous arrache cette courte réclamation, votre cœur vous dira le reste.

Ce considéré, qu'il vous plaise, citoyens, que nous demeurions paisiblement dans cette maison.

Signé : DOUAUD, pour et au nom de tous[9].

 

L'évêque Minée, — à ce moment il n'avait pas encore renié son caractère, — devenu président du Département, écrivit au bas de cette lettre : Soit communiqué à la municipalité avec invitation de choisir un local convenable autre que les navires de la rivière, le vingt-cinquième jour du premier mois de l'an II (16 octobre 1793).

Sur le procès-verbal de la séance du Conseil de la commune du vingt-sixième jour du premier mois (17 octobre), on lit : Pétition du prêtre Douaud au nom des prêtres insermentés détenus aux Petits-Capucins, tendant à ce qu'on ne les en fasse, pas sortir pour les mettre sur le navire la Gloire[10] ou tel autre ; le Conseil est d'avis qu'il n'y a lieu de les envoyer sur le navire[11].

Pilate est de tous les temps ; ces administrateurs, dont le cœur n'était pas inaccessible à la pitié, seront dans quelques semaines les spectateurs impassibles et silencieux de toutes les injustices et de toutes les cruautés. En ce moment d'ailleurs, le pouvoir leur échappe pour tomber aux mains des nouveaux membres du Comité révolutionnaire, ministres zélés du tout-puissant Carrier, dont le règne est déjà commencé.

Le Comité révolutionnaire, sans avoir égard aux avis favorables du Département et du Conseil de la commune, donna l'ordre, le 25 octobre, à l'un de ses commissaires, de transférer tous les prêtres des Petits-Capucins sur le navire la Gloire. Sur son registre, à la date du 7 brumaire an II (28 octobre 1793)[12], on lit : Procès-verbal de Viau, pour la translation de quatre-vingt-six prêtres des Petits-Capucins à bord d'un navire hollandais.

Le dernier compte journalier de M. Douaud, qui va jusqu'au 6 septembre 1793 inclusivement, constate la présence aux Petits-Capucins de quatre-vingt-six prêtres ; sa lettre du 17 octobre suivant parle de quatre-vingt-dix. Ce second chiffre s'explique aisément par le retour de M. de la Brosse, le 5 octobre, l'entrée de MM. Lemauff et Chevalier, le 7 septembre, et très probablement d'un prêtre de Guérande, M. Perraud (Philippe), amené au Département le 26 septembre 1793 par les gendarmes de Pontchâteau.

Il est plus difficile de concilier les documents avec le chiffre de quatre-vingt-six du rapport de Viau : même en admettant que MM. Allot, Mac-Carthy et Perraud, qui survécurent tous les trois à la révolution, se soient évadés avant le transfèrement, il est certain que M. Janvier, que son acte de décès porte comme mort aux Petits-Capucins, ne fut pas transféré sur la Gloire, et, selon que l'on tient compte de MM. Lemauff et Chevalier, ou qu'on les laisse de côté, on arrive au chiffre de quatre-vingt-sept ou de quatre-vingt-cinq, ainsi décomposés : les quatre-vingt-trois de la première liste des noyés que l'on trouvera ci-après, plus M. Landeau qui s'échappa, et M. Bernard (Jean) qui mourut sur la Gloire, ce qui fait quatre-vingt-cinq, ou quatre-vingt-sept en ajoutant MM. Lemauff et Chevalier.

Les dépositions, les journaux, Godin et Hardouin eux-mêmes parlent de quatre-vingt-dix prêtres noyés, et aucun document n'établit que MM. Chevalier et Lemauff aient survécu. Le commissaire Viau a-t-il mal compté ? Des prêtres furent-ils conduits sur la Gloire postérieurement à cette date ? Je ne saurais le dire, mais du 28 octobre (7 brumaire) au 26 brumaire (16 novembre), dix-neuf jours se sont écoulés durant lesquels les arrestations et les transfèrements étaient si multipliés que certainement ils n'ont pas été tous exactement notés.

La maison des Petits-Capucins devint, après le départ des prêtres, une prison comme les autres, où l'on plaçait les gens au fur et à mesure des arrestations.

Le 31 octobre, le Département fit payer, à raison de vingt-cinq sous par jour, la dépense des prêtres, depuis le 6 septembre jusqu'au 25 octobre[13]. A partir de ce moment, aucune somme les concernant ne figure sur les comptes du Département.

M. Bernard (Jean), je l'ai déjà dit, mourut de maladie sur le navire la Gloire, le 17 brumaire (7 novembre)[14] ; on sait comment périrent les autres.

 

Les cent trois noms, accompagnés de courtes notices, que, l'on trouvera ci-après, se décomposent ainsi :

1° Liste des prêtres envoyés sur la Thérèse et noyés : 83.

2° Liste de prisonniers envoyés sur la Thérèse, et qui furent élargis ou moururent avant la noyade — cette liste comprend M. Landeau (de Saint-Lyphard), qui fut compris dans la noyade et survécut — : 17.

Total des noms inscrits sur la liste de Godin et Hardouin : 100

Les trois autres notices sont celles de MM. Chevalier, Lemauff et Perraud.

 

 

 



[1] Plumitif de la municipalité, à la date.

[2] Procès-verbal du commissaire Boucheron, en date du 27 juillet 1793. (Archives municipales.) D'après la liste des prêtres de l'Anjou de Grille et de l'abbé Rangeard, dont mon ami M. Gustave Bord a pris récemment une copie à Angers, M. Langellerie, aumônier des carmélites de cette ville, y aurait été guillotiné le 14 octobre 1794.

[3] Acte de l'état civil ; section Sanitat-Hermitage.

[4] Acte de l'état civil ; section Sanitat-Hermitage.

[5] Archives départementales.

[6] Dir. de départ., séances des 11 et 14 octobre 1793.

[7] Rapport, en date du 14 octobre 1793, de la commission chargée par les corps administratifs de prendre connaissance de divers locaux et de juger de leur commodité et salubrité. Cette commission était composée de MM. Gaignard, officier municipal ; Jacques Colas, membre de la commission départementale ; G. Cordet, notable ; P. Chesnais, membre du district, et Raillon, officier de santé. (Archives départementales.)

[8] Reg. direct. de dép., 1er octobre 1793, f° 148, et dossier relatif à cette affaire. (Archives départementales.) Parmi ces pièces se trouve un procès-verbal qui constate nominativement la présence d'un certain nombre de prêtres et dont on trouvera la mention aux notices.

[9] Lettre originale. (Archives municipales.)

[10] Le navire la Gloire avait déjà servi de prison. Le 16 septembre 1793, la Municipalité donna décharge à Godin et Hardouin de soixante et onze prisonniers laïques enfermés sur les navires la Gloire et Hollandais, et transférés, pour la plupart, aux Saintes-Claires. (Archives municipales.) -- Le 6 brumaire an II (27 octobre), le Comité révolutionnaire donna l'ordre de conduire un habitant de Nantes, M. Jogue, sur le navire la Gloire.

[11] Registre du Conseil de la commune.

[12] F° 14 (Archives du greffe). Le premier registre des procès-verbaux du Comité révolutionnaire de Nantes est une source extrêmement riche de renseignements, et, tel qu'il est, il contient la preuve de plusieurs des accusations portées contre ce Comité ; il est néanmoins certain que les procès-verbaux des trente premiers jours au moins sont une copie faite après coup et qui a pu être arrangée. En effet, jusqu'au 23 brumaire, à Nantes, le seul mode de dater qui pût être employé consistait à écrire le jour, la décade et le rang du mois, et cela par la raison que les mois ne furent nommés vendémiaire, brumaire, etc., que postérieurement au mois d'octobre. Je n'ai pas vu de documents datés de Nantes 20 brumaire an II. Ce nom donné au deuxième mois n'apparaît que vers le 13 novembre 1793 ; or les procès-verbaux du Comité révolutionnaire portent les dates vendémiaire et brumaire depuis le 20 vendémiaire (11 octobre), jour de la première séance.

[13] La somme de cinq mille trois cent quatre-vingt livres cinq sous. Domaines nationaux. Directoire, 10 brumaire an II (31 oct. 1793), f° 55.

[14] Reg. de l'état civil, Sanitat-Hermitage.