LES NOYADES DE NANTES

HISTOIRE DE LA PERSÉCUTION DES PRÊTRES NOYÉS

 

CHAPITRE VI. — LE NAVIRE LA THÉRÈSE (1793).

 

 

Navires transformés en prisons. — Transfèrement des prêtres sur le navire la Thérèse. — Causes du transfèrement. — Les prêtres privés de leurs effets. — Les commissaires Godin et Hardouin. — Nouvel enlèvement des objets du culte par ordre de Beysser. — État sanitaire des prêtres à bord de la Thérèse. — Le Conseil général de la Commune préoccupé de cette situation. — Les prêtres les plus infirmes conduits à la maison des Petits-Capucins.

 

Il y avait alors, dans le port de Nantes, un certain nombre de navires désignés sous le nom de galiotes, affectés vraisemblablement au commerce avec la Hollande, et qui, à raison du défaut de liberté des mers, se trouvaient sans emploi. Les prisons étant pleines de gens arrêtés à la suite de l'insurrection, les administrations avaient loué plusieurs de ces navires, et les avaient transformés en prisons. Deux commissaires, Godin et Hardouin, avaient été spécialement préposés à la surveillance des détenus qu'on y avait mis.

On sait que des diverses attaques dirigées contre la ville de Nantes le jour de la Saint-Pierre, celle du sud dura plus longtemps que les autres ; on se canonna de part et d'autre, et le résultat fut la dégradation ou l'incendie d'un certain nombre de maisons de Pont-Rousseau. Les habitants ainsi délogés demandèrent un refuge à la Municipalité ; presque tous les couvents étant devenus des casernes ou des hôpitaux, pour faire de la place, on songea à mettre aux Carmélites des soldats casernés dans un autre local ; une prison flottante parut assez bonne pour des prêtres âgés et infirmes.

Ceux-ci furent conduits de la maison des Carmélites au navire la Thérèse dans la nuit du 5 au 6 juillet 1793. La liste de Godin et Hardouin, sorte de livre d'écrou par lequel ces commissaires prenaient charge des prisonniers, contient cent noms, en y comprenant le frère Laithiez et un infirmier nommé Pierre Soudan, que M. Douaud ne fait pas figurer dans ses comptes de dépense. Cette liste de cent noms, je l'ai dit dans le premier chapitre, a été le point de départ de ce travail ; on trouvera ces cent noms, accompagnés chacun d'une courte notice, à la fin de ce volume.

Par l'effet de la négligence des commissaires ou par un autre motif, les prêtres n'avaient pu emporter avec eux les effets personnels qu'ils avaient aux Carmélites. Le procureur du District, est-il dit dans le procès-verbal de la séance du 9 juillet 1793, vient d'être instruit que les prêtres réfractaires qu'on avait logés dans la ci-devant communauté des Carmélites, ont été transférés dans un navire qui est en rade au-devant de la Sécherie ; que cette communauté est occupée par plusieurs compagnies de canonniers ; que les effets privatifs que ces prêtres avaient, ainsi que ceux que plusieurs habitants de cette ville leur avaient prêtés, ne leur ont point été rendus, du moins la majeure partie. — Les soldats, continue le procureur-syndic, ont fait dans cette caserne ce qu'ils font partout. Ils ont forcé les portes, et comme le District n'a pas été prévenu de leur casernement, il n'a pu prendre les précautions nécessaires[1].

Cette spoliation ayant été suivie d'une autre, je ne saurais dire à laquelle des deux la Municipalité prêta un moment d'attention, ce dont témoigné son plumitif à la date du 25 juillet : Sur la réclamation du prêtre Lenormand, nommer des commissaires pour prendre des renseignements sur les dilapidations des effets des prêtres. C'était le moment de la déroute des fédéralistes qui avaient échoué dans leurs projets de résistance à la Convention, et les administrateurs étaient plus soucieux d'effacer les traces de leur adhésion à ce mouvement que de faire rendre aux prêtres leurs effets ; toujours est-il qu'aucune suite ne fut donnée à la résolution du 25 juillet.

L'autre spoliation avait été plus douloureuse ; le procès-verbal en fut dressé et signé ; le voici :

L'an 1793, le 7 juillet, environ 4 heures du soir, nous, commissaires nommés pour la garde des prisonniers à bord du navire la Thérèse, en vertu des ordres du général Beysser, avons fait la visite dans les effets des prêtres et avons saisi les effets qui suivent : vingt-trois soutanes, deux chasubles garnies, deux calices d'étain, deux patènes de fer-blanc, huit calottes, un napperon, six aubes, une dentelle d'autel, neuf purificatoires, un amict, deux ceintures. Nous avons laissé aux nommés Pouessel, Costard, Salé, Lemercier, Chrétien et Gaudin leurs soutanes et robes, ceux-ci ayant déclaré n'avoir pas d'autres vêtements ; lesquels effets mentionnés ci-dessus, nous avons laissés aux citoyens préposés aux douanes, pour les porter au bureau du général Beysser. Nous observons au général que, lorsque nous avons signifié aux prêtres l'ordre de se dessaisir de leurs vases, ils les ont foulés aux pieds, disant que cette opération les désacrait. Les deux préposés, porteurs du présent, ont employé tout leur zèle pour remplir cette mission et méritent quelques récompenses.

Signé : GODIN et HARDOUIN[2].

 

La plus grande confusion régnait dans l'exercice des pouvoirs de chaque administration, et rien ne le montre mieux que cet acte de Beysser. Quiconque avait un lambeau d'autorité pouvait l'employer à la satisfaction de ses rancunes, pourvu qu'il trouvât des gens disposés à lui obéir. La passion antireligieuse de Beysser, sa bravoure, ses talents ne suffirent pas cependant à l'élever au-dessus de la haine des partis. Vaincu au mois de septembre suivant dans une rencontre avec les Vendéens, il fut décrété d'accusation. L'ancien curé de Saint-Philibert de Grand-Lieu, devenu membre de la Convention, Villers, porta contre lui devant cette assemblée la vague accusation d'avoir été un intrigant[3]. Beysser se trouva, lui aussi, faible et désarmé devant des juges qui le condamnèrent sans l'entendre, et le 24 germinal an II (13 avril 1794), il allait à l'échafaud en compagnie des veuves d'Hébert et de Camille Desmoulins.

Entassés dans un espace étroit qu'échauffaient encore les rayons du soleil de juillet, les prisonniers de la Thérèse ne pouvaient manquer d'exciter la pitié. La municipalité elle-même se laissa, le 15 juillet 1793, gagner par ce sentiment, auquel se mêlèrent heureusement des considérations de salubrité publique.

Le Conseil général de la commune, considérant les dangers que les miasmes putrides et pestilentiels font craindre, si on ne s'empressait de faire sortir le plus tôt possible du navire la Thérèse les prêtres vieux et infirmes qui s'y trouvent entassés, arrête que les prêtres seront transférés dans la maison des Petits-Capucins ; nomme à cet effet le citoyen Nouël, qui s'entendra avec le citoyen Hardouin pour aviser aux moyens de cette translation[4].

 

Nouël et Hardouin firent leur rapport le lendemain ; ils y disaient que la maison proposée suffirait au séjour de trente-cinq des prêtres détenus, en faisant servir le chœur de l'église, où l'on pourrait en faire coucher une dizaine. En conséquence il fut décidé que trente-cinq seraient transférés aux Petits-Capucins, et que s'il y avait lieu d'en transférer un plus grand nombre on chercherait un autre local.

Le 17, à la séance du soir, la question fut de nouveau agitée à l'occasion de la demande faite par Soulatre, vicaire épiscopal constitutionnel et officier municipal, de faire visiter les prêtres de la Thérèse par des officiers de santé. Le projet de procès-verbal de cette séance, porte que les commissaires ne sont pas d'accord dans leur rapport. L'un dit que la maison peut contenir tous les prêtres, et un autre, les malades seulement ; mais considérant qu'il est instant au moins de faire transférer les quinze malades octogénaires, qui pourraient rendre les autres malades, arrête que les quinze seront transférés ; charge les commissaires de vérifier de nouveau le local.

Dans la séance suivante, il est dit, au procès-verbal, que les commissaires sont chargés en leur âme et conscience de changer de prison les prêtres détenus[5].

Les quinze malades les plus âgés entrent aux Petits-Capucins le 19 juillet ; mais la Municipalité voudrait qu'ils fussent tous- sortis de la Thérèse, tant les inconvénients de cette détention lui paraissent graves et nombreux. Elle reconnaît que la réclusion des prêtres donne journellement lieu à des propos absurdes et mensongers, qui excitent des murmures en répandant l'opinion, parmi les citoyens, qu'on ne les retient à bord de ce navire que pour les faire périr. De plus, la Commune est obligée de payer des frais de location pour ce navire, et le poste est pour les militaires un surcroît de service. II faut donc se hâter de déblayer la maison des Petits-Capucins[6].

La bibliothèque fut déménagée ; tous les moyens de faire de la place furent employés, et le 7 août, les autres détenus de la Thérèse, après un très court séjour sur un autre navire, le smack Émilia-Louisa, rejoignirent aux Petits-Capucins leurs compagnons de captivité. Dans la nuit, un des plus jeunes prêtres détenus, M. Lardière, du diocèse de Luçon, se noya en voulant s'évader du navire.

Plusieurs des quatre-vingt-dix-sept[7] détenus amenés sur la Thérèse avaient été élargis, et, d'après les annotations portées en marge de la liste de Godin et Hardouin[8], seraient sortis : MM. Degennes et Guillet de la Brosse, le 8 juillet ; M. Philippon, le 9 ; le frère Laithiez et M. Peigné, aumônier du Calvaire, le 23 ; l'infirmier Soudan, le 27 ; M. Hallouin, le 31 ; MM.. Adron et Chère, le 5 août ; à la suite de la mention d'élargissement de 'M. Guillet de la Brosse se trouvent ces mots : Rentré le 5 octobre[9].

Les besoins de la moisson prochaine, la crainte des maladies que la chaleur pourrait engendrer dans des prisons trop peuplées, avaient décidé le Conseil de département et celui de la Commune, le 21 juillet, à confier à des commissaires le soin d'inspecter les prisons, avec pouvoir de relâcher les détenus contre lesquels n'existerait aucune dénonciation spéciale. Les prêtres seuls étaient exceptés de cette mesure de clémence[10]. Il est donc permis de supposer que les élargissements de prêtres, qui eurent lieu à ce moment sans avoir été autorisés par les administrations, furent le fait de commissaires charitables qui crurent pouvoir ne pas appliquer les règlements dans toute leur rigueur.

L'embarras que M. Douaud éprouvait à se procurer les vivres nécessaires à la nourriture des prêtres ne fut pas moindre sur la Thérèse que dans les autres prisons.

Le 27 juillet 1793 il écrivait au Département :

Citoyens administrateurs,

J'ai l'honneur de vous adresser l'état de notre dépense depuis le 27 juin ; votre humanité vous fera juger sans peine de l'état de misère où nous nous trouvons. Ne pouvant plus avoir recours à nos fournisseurs ordinaires qui nous faisaient crédit, nous sommes obligés de payer comptant tout ce qui nous est nécessaire. La plupart n'ayant rien, nous sommes réduits à périr, si le Département ne nous fait payer la modique pension qu'il nous a payée jusqu'ici, et avec laquelle nous ne pouvons vivre que bien misérablement, à raison du prix excessif des vivres. Daignez donc, citoyens administrateurs, accueillir favorablement la supplique que je vous Présente au nom de tous les prêtres détenus, tant à bord du navire la Thérèse qu'aux ci-devant Capucins.

Je suis avec respect, citoyens administrateurs, votre très humble et très obéissant serviteur,

Signé : DOUAUD, économe des prêtres détenus[11].

 

 

 



[1] Les registres du District contiennent de nombreuses plaintes sur les procédés de l'administration militaire, qui disposait à son gré des bâtiments nationaux dont la gérance appartenait au district.

[2] Pièce originale. (Archives municipales.)

[3] Moniteur du 3 octobre 1793.

[4] Registre du Conseil de la commune, f° 25. (Archives municipales.)

[5] Plumitif de la municipalité. Séances des 17 et 18 juillet 1793.

[6] Séance du Conseil de la commune, 20 juillet 1793, f° 32.

[7] Quatre-vingt-dix-sept, parce que deux capucins et un prêtre, comme on le verra plus loin, étaient restés aux Carmélites.

[8] La liste de Godin et Hardouin des archives départementales contient la mention de dix morts ou élargissements. Deux listes, contenant les mémés cent noms et signées des mêmes commissaires, sont aux archives municipales. L'une de celles-là contient la mention de l'élargissement de M. Sezestre, et le mot évadé écrit en face du nom de M. Mac-Carthy est effacé.

[9] Les seuls détenus qui paraissent avoir été élargis nominativement en vertu de décisions des administrations, sont : MM. Laithiez (Cons. de Dép., 21 juillet 1793) ; Peigné, sur cautionnement de MM. Simon et Berthaud du Marais (Plumitif, 23 juillet 1793) ; Hallouin (Cons. de la comm., 30 jeillet 1793) ; Adron (Cons. de dép., 4 août 1793). Le 3 août, la Municipalité autorisa Godin à faire transférer chez eux deux prêtres malades, non nommés, à la condition qu'ils ne verraient personne autre que les officiers de santé. (Plumitif.)

[10] Ordonnance du président du tribunal criminel Phelippes du 23 juillet 1793.

[11] Archives départementales.